LUCERNE FESTIVAL 2016: Concert du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Riccardo CHAILLY le 13 AOÛT 2016 (MAHLER Symphonie n°8, « des Mille »)

Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival

C’était une inauguration très attendue du Lucerne Festival et bien des mahlériens avaient fait le déplacement. Claudio Abbado a associé pour longtemps Mahler et Lucerne Festival Orchestra.
Abbado disparu, le sort du Lucerne Festival Orchestra pouvait se poser, au moins sous sa forme d’orchestre « des amis ». En réalité, depuis plusieurs années et déjà du temps d’Abbado, la physionomie de l’orchestre était un peu changée, les membres des Berliner Philharmoniker avaient dû le quitter, les Capuçon, Natalia Gutman et d’autres en sont partis après la mort du chef tutélaire, comme Diemut Poppen (alto) et Alois Posch (contrebasse) partis, mais il reste du moins un certain nombre de piliers qui sont là depuis les origines, Reinhold Friedrich le trompette solo, Raymond Curfs le timbalier, Jacques Zoon le flûtiste et des membres venus un peu plus tardivement (Lucas Macias Navarro, Alessandro Carbonare, ou Alessio Allegrini) sont devenus rapidement des figures irremplaçables de l’orchestre.
Cette année, peu de changements, sinon quelques membres de l’orchestre de la Scala, et le départ regrettable de Sebastian Breuninger, 1er violon, un des membres historiques, formé par Abbado, qui est en même temps 1er violon du Gewandhaus de Leipzig.  Compte tenu des rapports actuels de Riccardo Chailly et du Gewandhaus, il était difficilement envisageable qu’il demeurât.
Le très futé directeur du festival, Michael Haefliger, avait le choix entre deux options :

  • Ou bien confier le LFO chaque année à un chef différent, de type « carte blanche à », jusqu’à ce que la disparition d’Abbado ait été suffisamment digérée et que le marché des chefs s’éclaircisse. Le LFO est une formation très particulière demande des chefs de tout premier niveau, mais cela aurait alimenté les discussions sur la suite, et fait des chefs invités des potentiels candidats à un poste de directeur musical prévu dans le futur.
  • Ou bien nommer un directeur musical le plus vite possible, pour redonner à l’orchestre un futur , des perspectives et un programme. C’est l’option qui a été choisie.

Cette manière de « relancer » le LFO s’accompagne d’ailleurs d’autres ouvertures vers l’avenir : en même temps que le nouveau départ du LFO, Haefliger a remis dans le même temps sur le tapis la question de la salle modulable dont le projet est affiché dans l’entrée du KKL,

Nous avons déjà évoqué dans ce blog l’appel à Riccardo Chailly, un des rares chefs de stature internationale disponible pour assumer la charge, limitée par ailleurs, de directeur musical du Lucerne Festival Orchestra. En effet, elle occupe au maximum deux semaines en été et deux semaines en automne pour la tournée. Elle a donc l’avantage d’être très prestigieuse et en même temps peu mangeuse de temps.
Il apparaît que pour l’orchestre, un nouveau directeur musical est préférable. Il permet de clairement se positionner, et de voir l’avenir, en terme de programme, de répertoires et d’organisation. Il est clair qu’avec Riccardo Chailly, la question du répertoire est résolue : c’est un chef curieux de pièces rarement jouées, mais en même temps familier de Bruckner et Mahler, les compositeurs fétiches du LFO, et du premier XXème siècle. L’année prochaine par exemple Stravinski est à l’honneur (Œdipus  Rex, le sacre du printemps), mais avec la cantate Edipo a Colono de Rossini composée autour de l’année 1816, très rarement jouée et qui rompt complètement avec le répertoire habituel de l’orchestre, ce qui en soi est plutôt intéressant.

Ainsi donc, Michael Haefliger a proposé comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » . On se souvient que cette symphonie était programmée pour 2012, mais que trois mois avant, Claudio Abbado s’était replongé dans la partition et qu’il avait finalement renoncé à la diriger, ne « trouvant rien de nouveau à dire ». C’est une partition qu’il n’a dirigée qu’une fois, à reculons pour une série de concerts avec les Berlinois en 1994 et un enregistrement de Deutsche Grammophon.  Le résultat fut que le cycle Mahler du LFO dirigé par Abbado en DVD est resté incomplet.
En proposant comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler,

  • d’une part Haefliger marquait la continuité : Mahler restait une référence pour l’orchestre et permettait la clôture du cycle commencé avec Abbado
  • d ‘autre part il marquait aussi la différence et le changement, puisque le nouveau directeur musical se chargeait de l’exécution.

Enfin, une inauguration marquée par un tel monument, avec plusieurs centaines d’exécutants, et par une campagne médiatique assez bien faite, attirant la presse spécialisée du monde entier, était pour le Lucerne Festival Orchestra et le Lucerne Festival en général une pierre miliaire, celle du changement dans le continuité, comme on dit en politique.
C’était donc une inauguration très politique, où la question symbolique prenait le pas sur la question artistique. Le pari était de convaincre que le LFO restait ce qu’il avait été, et que le choix de Chailly était justifié. Pari tenu et sans aucun doute gagné.

On avait donc rendez-vous avec ce monument presque inexplicable et surabondant de la création mahlérienne, surabondant en chœurs : quatre chœurs , le Tölzer Knabenchor, référence mondiale en matière de chœur d’enfants, le chœur du Bayerischer Rundfunk, de la radio lettone, et l’Orfeón Donostiarra , dont la présence était d’autant plus symbolique que ce chœur avait participé à la Symphonie n°2  « Résurrection » dirigée par Claudio Abbado en 2003, lors de la première apparition du Lucerne Festival Orchestra et qu’il n’avait pas été invité depuis : 13 ans après, il revient pour le premier  concert de la nouvelle « ère » du Lucerne Festival Orchestra. Un monument aussi surabondant en solistes, huit solistes, deux mezzos, trois sopranos, un ténor, un baryton, un baryton-basse.

L’œuvre, totalement chorale et vocale, avec peu de moments exclusivement symphoniques, est divisée en deux parties, la première fondée sur un texte en latin du haut moyen âge, le veni creator spiritus, attribuée à Raban Maur, un archevêque de Mayence qui vivait au 9ème siècle ; la seconde moitié est fondée sur le final du Faust de Goethe, en allemand et 1000 ans séparent donc les deux textes. Il y a entre les deux parties d’ailleurs de profondes différences. La première, tonitruante, avec des interventions des chœurs et des solistes peu différenciées et presque à la limite de la lisibilité, et la seconde, plus traditionnelle, plus assimilable à une cantate, avec des interventions solistes bien identifiables et presque dramaturgiquement organisées.

La disposition de Lucerne permettait, outre la distribution globale chœur-orchestre, d’isoler l’organiste, à la tribune duquel sont intervenus l’ensemble des cuivres supplémentaires, et Mater gloriosa (Anna Lucia Richter). Il s’agissait évidemment d’une mise en espace de l’œuvre où même l’éclairage pourpre donnait une allure monumentale et spectaculaire à l’ensemble.
J’avoue avoir été un peu écrasé par la première partie, pour laquelle  me semble-t-il, la salle n’était pas spécialement adaptée ; trop petite peut-être pour de telles masses sonores à leur maximum, cuivres et orchestre déchainés qui finissait par saturer. On n’entendait plus vraiment les solistes systématiquement couverts ou noyés par la masse chorale, l’impression écrasante et à la limite de l’audible était sans doute en même temps voulue.
On a pu discuter l’inspiration de Mahler dans cette partie. Adorno disait lui-même quelque chose comme « Veni creator spiritus certes, mais si après il ne vient pas ? » marquant sa distance en quelque sorte. Mahler a voulu rendre compte d’une totalité, une totalité sonore et spirituelle : il y a une volonté évocatoire un peu aporétique, et donc peut-être un peu désespérée. Pour ma part, ce trop-plein sonne quelque part un peu vide et j’ai des difficultés à entrer dans l’œuvre par cette première partie qui écrase certes voire laisse un peu froid. L’inspiration mélodique elle-même n’est pas au niveau d’autres œuvres. Rendre compte de « l’Universum » par la transposition musicale d’une totalité impliquant voix, chœurs et instruments aboutit forcément à une difficulté. Réunir des centaines de participants fait spectacle, mais n’implique pas l’auditeur, et rend le morceau peu participatif.
Ce qui me touche, c’est peut-être plus le côté désespéré de cette quête de totalité, d’une quête qui conduit à chercher à rendre l’indicible ou l’irreprésentable, et en même temps le côté un peu naïf (la naïveté du converti récent ?) d’une entreprise titanesque qui finit par rater son objectif. Mahler, qui implique tellement son auditeur, qui l’invite tellement à pénétrer son univers, le laisse ici au seuil, ne lui permet pas d’entrer. Et Chailly rend compte de cette aporie en proposant volontairement une lecture totalement extérieure et spectaculaire, une sorte de pandemonium sonore d’où rien n’émerge sinon une sorte de perfection froide sous un déluge volumineux de sons qu’il est difficile de démêler. Peut-être aussi cette première partie, ainsi proposée, ne laisse aucune chance à la petitesse humaine face à l’irruption tempétueuse de l’appel au Créateur. Le point de vue global s’impose, fort, gigantesque, impossible à endiguer, flot sonore qui reflète la multiplicité des mondes(ou qui essaie de témoigner) . Il en va différemment dans la deuxième partie, qui commence d’abord par une pièce orchestrale plus recueillie qui rappelle, elle, le Mahler que nous connaissons et nous aimons, celui de symphonies précédentes, sixième ou quatrième et une sorte de « captatio benevolentiae » qui permet de rentrer cette fois de plain-pied dans l’œuvre. De l’impossibilité de distinguer qui est qui, qui chante quoi, et qui joue quoi, on commence à avoir un repère, qui est aussi repère littéraire. Le Faust de Goethe est elle aussi une œuvre monumentale inépuisée, inépuisable, où le langage en déluge de vers nous écrase. Le jeu sur le langage de Goethe est proprement musical, quelquefois symphonique, quelquefois chambriste : cela m’avait frappé lorsque j’avais vu il y a 16 ans le Faust intégral monté par Peter Stein à Hanovre: impossible de ne pas entrer dans ce tourbillon continu de paroles qui fait musique, dans ces musiques de vers qui étourdissent et en même temps hypnotisent. Goethéenne, c’est à dire prométhéenne, voilà ce qu’est cette symphonie.

Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival

Ainsi, la dernière partie du texte de Goethe est une sorte d’Erlösung (de rédemption) par la musique et le texte, une ascension (sinon une assomption, tant le texte de Goethe est « aspirant »), en même temps une image de totalité où monde réel et monde poétique s’unissent  et où le spectateur après environ 24h de théâtre, vit une sorte d’ataraxie. Cette partie ultime, mise en musique, s’efforce elle aussi d’ouvrir vers une totalité qui élève, et qui n’écrase plus : après le mouvement descendant de la première partie de la symphonie, où l’auditeur est cloué sur place par une tempête sonore qui tombe sur lui, le mouvement de la seconde est plutôt ascendant, la question de l’élévation est centrale, et ce jeu théâtral des interventions qui se renvoient l’une l’autre est cette fois-ci peut-être rendu par Mahler avec plus de cohérence ou plus d’inspiration. Il est clair que les voix qui se reprennent, que la forme traditionnelle de la cantate (le souvenir de Bach est ici présent), mais malgré tout la « cantate » de Mahler sonne pour moi plus profane que sacrée. Mahler est toujours profondément humain, pétri d’humain et c’est ce qui fait l’incroyable proximité de l’auditeur et de cette musique qui entre directement dans ses chairs.
Bien sûr, Le Lucerne Festival Orchestra fait merveille dans ces moments séraphiques (c’est ici le cas de le dire), où toute musique est suspendue dans un intermonde, elle respire et en même temps se fractionne ou se dématérialise, elle vit pleinement en nous et se dilue, elle est là et nous aspire et nous élève (singulier effet du dernier mouvement de la Troisième par exemple). On ne sait plus s’il faut admirer les cuivres impeccables de précision, les percussions menées par Raymond Curfs, les bois ahurissants (le hautbois d’Ivan Podyomov ! la flûte de Jacques Zoon !) et la chair des cordes (les altos et les violoncelles bouleversants). On reste interdit aussi par la précision des chœurs préparés et coordonnés par Howard Arman : c’est une performance d’avoir harmonisé l’ensemble gigantesque de toutes ces voix en un ensemble à la fois compact et différencié, sans compter les merveilleux Tölzer Knabenchor dont les interventions avec les femmes de l’Orfeón Donostiarra restera dans la mémoire, tant ces « anges » furent réellement, qu’on me pardonne ce truisme, « angéliques ».
C’est dans cette deuxième partie que les voix solistes se distinguent et pour certaines époustouflent : entendre Peter Mattei dans Pater Ecstaticus est une leçon : leçon de diction, d’émission, de projection, avec un timbre chaud, sans rien de démonstratif, avec un texte dit dans la simplicité de l’évidence. Sans jamais forcer, Peter Mattei a une présence inouïe, et la voix qui correspond exactement à l’œuvre. Une intervention inoubliable, d’un artiste à son sommet. Ecrasant de modestie, de naturel et de justesse.
Même remarque pour Sara Mingardo (Mulier samaritana) : sans jamais avoir une voix qui écrase par le volume, mais toujours bien placée, bien posée, Sara Mingardo impose le texte, par l’intelligence, par la diction et par la musicalité et par la suavité de son timbre.
J’ai toujours aimé dans ce type d’intervention aussi Mihoko Fujimura, qui a une attention marquée au texte et une rare intuition musicale : on se souvient dans cette même salle, d’un deuxième acte de Tristan avec Abbado en 2004 où elle fut une Brangäne irremplaçable. C’est une artiste jamais spectaculaire (ce qui gênait dans sa Kundry, dont les aigus redoutables dépassaient ses possibilités). Ici, elle impose aussi une présence dans Maria Aegyptiaca, notamment par les graves, encore abyssaux, même si elle m’est apparue un tantinet en retrait par rapport à d’autres prestations récentes.
Remplaçant au dernier moment Christine Goerke malade, Juliane Banse (Una poenitentium) a su relever le défi, d’abord avec une présence à l’aigu notable, des aigus très bien négociés, très contrôlés et en même temps très affirmés et une diction magnifique : elle a été très convaincante, très charnelle aussi, très humaine enfin.
Ricarda Merbeth (Magna Peccatrix) impose évidemment son volume et sa technique impeccable, et surtout ses aigus écrasants et imposants. J’aime moins son timbre que je trouve toujours un peu froid et son expressivité moins affirmée (c’est notable à l’opéra), mais elle se distingue ici comme la voix la plus marquée et la plus volumineuse. Belle prestation.

La jeune Anna Lucia Richter, installée sur le podium de l’organiste dominant la salle, lance de la hauteur ses quelques vers.
« Komm, hebe dich zu höhern Sphären,
Wenn er dich ahnet, folgt er nach. »
L’intervention est très brève mais demande une très grande virtuosité, un très fort contrôle de la voix et des aigus très assurés. La jeune chanteuse, déjà engagée l’an dernier dans la Quatrième a su relever le défi et son intervention est remarquable.
Du côté des voix masculines, nous avons souligné tout l’art de Peter Mattei. On doit tout aussi apprécier celui de Samuel Youn, baryton-basse au timbre très velouté qu’on a apprécié à Bayreuth plusieurs années durant dans le Hollandais de Fliegende Holländer, il montre ici une belle qualité d’émission et, comme Mattei, une intervention non démonstrative, assez retenue, et assez « hiératique », où la simplicité de l’expression domine. Joli moment.
Andreas Schager avait la partie de ténor, Dr Marianus, la plus longue. Il est resté, contrairement à ses dernières prestations, assez retenu et plutôt contrôlé. La partie n’est pas vraiment simple et exige tension et concentration. Il s’en sort avec les honneurs, sans faillir. On apprécie cette voix claire, lumineuse quand il le faut, et qui sait déployer aussi une certaine énergie : il réussit à être très présent et se sortir des pièges. C’est plutôt très positif.
Comme on le voit, le niveau d’ensemble des solistes était particulièrement élevé, ce qui est presque toujours le cas pour les voix invitées à Lucerne.
Riccardo Chailly gérait toute cette immense et complexe machine, gestes précis, énergiques, sans être trop démonstratifs. Très attentif à tout, et notamment aux solistes, il sait aussi retenir le volume de l’orchestre. L’œuvre ne distille pas (au moins pour mon goût) d’émotion à l’égal d’autres symphonies : il reste que Chailly en propose une interprétation plutôt contrôlée en deuxième partie et plutôt déchainée en première partie. On lui reproche quelquefois de laisser aller le volume et de diriger fort. La musique de la symphonie étant ce qu’elle est, c’est un reproche qu’on ne peut lui faire : il n’a pas besoin de pousser le volume. Mais il a fait preuve de très grande qualités de netteté et de précision, tout en veillant aussi à marquer les moments les plus lyriques et les plus suspendues : utilisant les qualités intrinsèques de l’orchestre et ses grandes capacités techniques, il a aussi fait comprendre que l’entente s’était fait jour entre les musiciens et lui. En ce second concert auquel j’ai assisté, que tous les spectateurs présents la veille ont considéré comme meilleur (musiciens et chefs plus détendus), il a parfaitement montré qu’il avait pris les rênes et que le pari était gagné, tant le succès a été grand. Longue vie à ce nouvel attelage. [wpsr_facebook]

12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival
12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2015: BERNARD HAITINK dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA le 15 AOÛT 2015 (HAYDN-MAHLER)

LFO, Bernard Haitink le 15/08/2015 ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
LFO, Bernard Haitink le 15/08/2015 ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

Beaucoup d’abbadiens ne sont pas encore revenus à Lucerne après la disparition d’Abbado: certains pour des raisons économiques, ils consentaient un effort important parce qu’ils avaient la garantie d’un concert de toute manière exceptionnel et de la présence d’Abbado, d’autres pour des raisons plus affectives, ils n’ont pas encore le courage de revenir dans ces lieux où a soufflé son esprit pendant dix ans. Il en va ainsi de cette relation étrange (et assez unique) que Claudio Abbado a tissé, sans rien faire pour, avec de nombreux musiciens qu’il a dirigés et une partie du public.
Pour ma part, même si il a accompagné et avec quelle intensité 40 ans de ma vie de mélomane, même si j’ai participé à la création de cette association étrange , le Club Abbadiani Itineranti (CAI) – nom inventé dans les années 80 quand il a quitté Milan- d’environ 400 membres qui suivaient ses concerts depuis des lustres et qui ont constitué l’archive (documents papiers et sonores) le plus riche sur sa carrière, j’ai toujours considéré qu’il ne fallait en aucun cas s’arrêter d’écouter de la musique avec les orchestres qu’il a fondés et dans les lieux symboliques de sa vie, et notamment Lucerne, qui fut la dernière et grande « aventure » de sa carrière. Au contraire, il faut continuer à encourager « l’esprit Abbado » en soutenant les musiciens qu’il aimait et les initiatives qu’il a prises, notamment l’académie de Bolzano qui essaie de créer l’embryon d’un « sistema » à la vénézuélienne ou l’association Mozart, avec les projets Papageno et Tamino de musique dans les prisons et dans les hôpitaux. La meilleure manière de continuer à faire vivre Abbado, c’est non seulement d’écouter ses nombreux enregistrements, mais bien sûr entendre les orchestres qu’il a créés , se rendre aux concerts, et notamment ceux du Lucerne Festival Orchestra.

Cet orchestre est particulier car appuyé sur des relations d’amitié et d’admiration, c’est un orchestre réseau: formé du Mahler Chamber Orchestra qu’Abbado a encouragé à partir de l’initiative des jeunes du Gustav Mahler Jugendorchester qui l’ont constitué et de solistes de renom, ainsi que de musiciens venus d’horizons divers, c’est un orchestre qui a fonctionné « à l’affectif » partageant avec Claudio Abbado l’envie de «Zusammenmusizieren ». C’est un orchestre qui à mon avis disparaîtra s’il devait devenir « ordinaire », car il y a de nombreux orchestres magnifiques qui passent d’ailleurs tous à Lucerne, mais qui ne sonne pas comme celui-là les grands soirs. L’expérience du Lucerne Festival orchestra est non seulement l’expérience de l’excellence musicale, mais de l’engagement pour faire de la musique ensemble autour d’un chef : le concert hommage bouleversant du 6 avril 2014 en est la preuve la plus éclatante.
Ainsi est-on tiraillé entre l’envie que cet orchestre continue de vivre selon les mêmes principes, et le doute que cela soit possible avec tous les chefs…Il y a la logique du Festival, attirer le public de nouveau sur un nom, et la logique de l’orchestre, que ce nom soit admiré et aimé et surtout qu’il soit un chef qui partage quelque chose avec ses musiciens. Et il est possible que ces logiques ne se croisent pas tout à fait.
Personnellement, j’ai écrit que la venue de Riccardo Chailly est un choix de raison. Ce n’est pas un choix d’adhésion et, c’est vrai, je nourris quelques craintes pour l’évolution de l’orchestre. Mais il n’y avait guère d’autres solutions vu qu’Andris Nelsons, pressenti et désiré (élément essentiel) ne pouvait au mois d’août cumuler Tanglewood et Lucerne et que sa présence aurait obligé à des réorganisations trop lourdes pour le Festival.

Cette année, après une année 2014 difficile (les concerts de l’été dernier étaient tendus), c’est une année « normale » où nous pouvons nous rendre compte à la fois de l’état des troupes et voir si Lucerne a toujours sa magie propre.
Déjà, cette année, une rupture de l’habitude : alors que les concerts du LFO à Lucerne étaient concentrés sur le Week end (vendredi et samedi), cette année, pour des raisons d’agenda de Nelsons, le deuxième programme est prévu un mercredi et jeudi.
Mais le festival a quand même ouvert alla grande par un concert exceptionnel dirigé par Bernard Haitink, 86 ans, vétéran des grands chefs de ce temps, et un fidèle de Lucerne, où il anime des Master’s Class de direction d ‘orchestre passionnantes, et où il vient régulièrement avec le Chamber Orchestra of Europe, autre orchestre fondé par Abbado.
La présence de Haitink à la tête du LFO pour l’ouverture du Festival (avec un discours d’Alfred Brendel) était un juste retour des choses : Haitink a dirigé l’Orchestra Mozart en 2014 remplaçant Abbado malade, et a aussi remplacé à Lucerne Abbado à la tête des Berlinois lors de sa première opération en 2000 (Bruckner 7).

Bernard Haitink à la tête du LFO (15 août 2015) ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Bernard Haitink à la tête du LFO (15 août 2015) ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

En l’observant diriger, je me souvenais des conseils qu’il dispensait aux jeunes chefs venus à sa classe de maître, sur le geste et les mouvements du chef ; il ironisait sur ses jeunes collègues qui se déhanchent en mouvements divers sur le podium, en disant qu’aujourd’hui on aimait bouger, et montrait à ses élèves qu’avec un regard et un minimum de mouvement, on pouvait arriver au même résultat, sinon encore meilleur, et que le geste excessif  n’ajoutait rien dans la relation à l’orchestre, mais qu’il concernait l’effet sur le public.De la com en fait…
Haitink semble impassible sur le podium, un regard fixe (certains disent même qu’il ne vaut mieux pas être placé derrière l’orchestre parce que son visage a une impassibilité glaçante), un geste limité, et notamment une main gauche peu expressive (au contraire d’Abbado), en bref une rigidité qui peut décevoir ceux qui pensent que le geste du chef est une traduction visuelle des mouvements de la musique. Et pourtant, cet homme réservé et peu expansif est capable de déchaîner des orages : je me souviens d’un Tristan inoubliable à Zürich qui fut le Tristan le plus énergique, le plus haletant, le plus tempétueux de ma vie de mélomane.
Peu médiatique, la carrière d’Haitink fut sûre, à la tête des plus grands orchestres, dont 25 ans à la tête du Concertgebouw, et dans un répertoire varié mais essentiellement romantique et postromantique. Il n’a pas beaucoup dirigé à l’opéra ces dernières années, mais tout de même, il a été directeur musical de Covent Garden pendant une quinzaine d’années et aussi à Glyndebourne (comme me l’a opportunément rappelé un lecteur que je remercie), et dans ses enregistrements, il a notamment à son actif un Ring magnifique au disque. Par ailleurs on se souvient de son Pelléas au TCE à Paris.
Dans un thème général du Festival consacré à l’humour en musique, le programme combinait la Symphonie en ut majeur Hob.I : 60 « Le distrait » de Haydn et la Symphonie n°4 en sol majeur de Mahler.

La symphonie n°60 date de 1774, Haydn a 42 ans, il est en pleine période créatrice, en pleine maturité à une époque où 42 ans est déjà un âge avancé . Il mourra en 1809, à 77 ans.
Ce n’est pas une symphonie à proprement parler (6 mouvements !), mais un ensemble musical composé pour accompagner la représentation du Distrait de Regnard au château Eszterháza , une comédie créée à la Comédie Française en 1697 mais qui a connu un grand succès plus tard, à l’ère des Lumières au point d’être traduite en allemand (Der Zerstreute). Haydn compose une musique qui va ouvrir la comédie et s’intercaler entre les cinq actes.
Sans suivre exactement la trame de la pièce (une aventure qui commence sur un mariage arrangé où finit par triompher le véritable amour), Haydn accentue les effets de surprise, on passe brutalement de l’énergie au pianissimo, on change brutalement de tonalité, le clou étant un effet de désaccord des violons au 6ème mouvement qui fait glousser la salle. Toutes opérations conçues pour représenter les aléas de la distraction, les retours brutaux à la réalité, les coups de théâtre.
L’orchestre de Haitink est vif, jamais ennuyeux (quelquefois, je dois avouer qu’Haydn m’ennuie un peu), toujours en tension avec une grande clarté dans les différents niveaux, avec des effets de contraste de couleur et de rythmes, avec une vie réelle et souriante, qui cadre parfaitement avec le thème du Festival. Les violons sont stupéfiants (de vélocité et de chaleur en même temps, comme d’habitude,) notamment au cinquième mouvement et j’ai particulièrement aimé le dialogue entre cor, hautbois et cordes à l’andante du deuxième mouvement . Mais ce qui frappe surtout, c’est que même dans les parties un peu plus pompeuses (début du 1er mouvement), l’orchestre de Haitink n’est jamais démonstratif, toujours fluide et naturel, sans pathos, mais sans froideur. Du grand art.
La quatrième symphonie de Mahler a été jouée par Abbado à Lucerne en 2009 avec comme soliste Magdalena Kožená. Je n’ai pas l’intention de me lancer dans une comparaison : les maniaques se référeront et à l’enregistrement radio du présent concert par la SRF, et au DVD du concert d’Abbado (EuroArts).
Il est clair que Haitink propose une interprétation prodigieusement vivante de cette symphonie, peut être la plus souriante de Mahler (qui prend donc sa juste place dans le thème de l’année du Festival), la plus insouciante, la moins marquée par la douleur ou la tragédie. Tout en gardant sa relative immobilité, Haitink n’offre pas du tout une interprétation froide, on retrouve en effet les qualités qui font de cet orchestre un objet musical tout particulier, des cordes d’une grande ductilité, des instruments solistes (cor, trompette, flûte, hautbois) d’un niveau prodigieux, d’une homogénéité et d’une chaleur de son quasiment uniques, servies par l’acoustique de la salle, précise, jamais trop réverbérante, mais très chaleureuse et très précise. On retrouve un orchestre aux couleurs variées, des équilibre sonores soignés, une certaine légèreté, mais tempérée notamment dans les deux premiers mouvements, avec une très belle intervention de Gregory Ahss, le premier violon au deuxième mouvement.
Mais c’est dans l’adagio qu’on retrouve peut-être l’ivresse sonore que toujours cet orchestre a su donner : Haitink, sans jamais insister, sans jamais exagérer, sans jamais aller au-delà des notes, mais avec un soin tout particulier aux enchainements et à la respiration, nous propose avec l’orchestre un de ces moments extatiques qui font battre les cœurs et s’élever les âmes. Ce fut immense et à la fois presque simple, sans effet dérangeant, sans démonstration aucune : la grandeur simple d’un moment d’une intensité réelle mais jamais dramatisé, naturel dans son crescendo. Il y a chez Haitink cette capacité rare à rendre la musique vraie, sans décoration inutile, sans manière, et toujours dans une grande limpidité. Sans bruit, le chef d’œuvre s’impose.

Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

On descend sans doute d’un cran dans le dernier mouvement, conçu antérieurement, comme on le sait, et devant être intégré initialement à la 3ème symphonie. Si l’enchainement entre l’adagio et le Lied du Knaben Wunderhorn «  Wir geniessen die himmlischen Freuden » est parfaitement mis en place par l’orchestre, puisque l’ensemble de la partie « symphonique » prépare ce finale, j’ai trouvé le chant d’Anna-Lucia Richter, avec une voix de soprano légèrement acidulée, un peu maniéré pour le style de l’interprétation générale de Haitink, on avait besoin de plus de naturel. La voix porte bien, la diction est assez claire, compte tenu d’une salle où la voix a quelque difficulté parfois, mais la chanteuse abuse un peu d’effets comme des portamenti à répétition. Il est vrai que c’est un moment plus délicat qu’il n’y paraît: ni Fleming avec Abbado et les Berlinois, ni Kožená avec Abbado et Lucerne ne m’avaient totalement convaincu. J’attends là-dedans une voix plus fraîche, plus jeune et plus naïve, pourquoi pas une Hanna-Elisabeth Müller ?
Il reste que l’ensemble est un grand moment mahlérien et nous rassure : l’orchestre reste l’orchestre d’Abbado avec ses qualités et son engagement légendaires. L’autorité réelle de Bernard Haitink, sa rigueur, sa précision et sa simplicité auront fait le reste. Ce fut un concert magnifique, et des retrouvailles émouvantes de Lucerne avec Mahler (les derniers Mahler étaient l’adagio de la Symphonie n°10 en 2011, et surtout la Symphonie n°9 en 2010). C’est Mahler qui a fait la réputation de l’orchestre, et cette nouvelle rencontre le confirme : cet orchestre est unique. [wpsr_facebook]

LFO, Bernard Haitink Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
LFO, Bernard Haitink Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL