On sent immédiatement une relation particulière du Lucerne Festival Orchestra avec Andris Nelsons. D’abord parce que grosso modo, orchestre et chef sont de la même génération, ensuite parce qu’avoir partagé le concert du 6 avril 2014 doit forcément créer des liens, et Nelsons avait été exceptionnel dans son comportement ce jour-là, enfin parce que Nelsons n’est pas une machine à diriger, mais un chef sensible et profond.
Tout cela s’est senti lors des deux concerts extraordinaires qu’il a dirigés les 19 et 20 août derniers au festival de Lucerne. Des concerts qui en ont rappelé d’autres, pour l’intensité, pour la joie de jouer, et la joie d’écouter. C’est pourquoi j’engage ceux des lecteurs qui ont fréquenté Lucerne ces dernières années et qui n’y sont pas revenus à reconsidérer leur position. Claudio Abbado a fondé cet orchestre pour faire de la musique, et pour qu’il dure, au-delà de lui, mais qu’il continue de représenter une certaine manière de faire de la musique qui est ici unique. Et quitte à passer pour indécrottablement snob, les concerts du LFO en tournée sont magnifiques, mais ils n’ont jamais été aussi beaux ailleurs qu’ici, dans la salle de Nouvel, plus réussie du point de vue acoustique que la Philharmonie de Paris (il est vrai qu’en Suisse, il n’a pas eu les problèmes qu’il a rencontrés à Paris avec ses commanditaires ). Cette chaleur du son, cette ambiance concentrée, ce bâtiment merveilleux dans tous ces espaces, tout cela compte aussi.
Deux programmes étaient prévus, avec pour tous deux la Symphonie n°5 de Mahler en deuxième partie.
- le 19 août, Sept Lieder extraits de Des Knaben Wunderhorn avec Matthias Goerne
- le 20 août, la symphonie Hob. I:94 « mit dem Paukenschlag » (« La surprise ») de Josef Haydn
Les Lieder choisis (7 sur les 12 poèmes orchestrés) sont plutôt des textes parfois mélancoliques parfois juvéniles et frais, en liaison avec le thème (Humor) du festival : ce qui caractérise l’approche de Matthias Goerne est une très grande simplicité de l’émission et de la diction. Il n’insiste pas sur les mots d’une manière démonstrative. Comme il eût pu le faire par exemple dans Rheinlegendchen, qui est une évocation ironique de l’Autriche des valses (introduction orchestrale). Dans Wo die schönen Trompeten blasen, c’est outre la voix, évidemment la trompette de Reinhold Friedrich qui est mise en valeur, ainsi que les bois, la voix est en retrait puis émet un Der mich so leise, so leise wecken kann de rêve. Les aigus de Goerne, assez sollicités sont ici séraphiques et l’orchestre est sublime ; quel moment !
Das irdische Leben dont le ton rappelle en écho symétrique Das himmlische Leben de la 4ème symphonie donne à l’orchestre encore l’occasion de crescendos à la fois maîtrisés et puissants, mais laissant la voix chaude et douce de Goerne s’imposer dans ce récit de l’enfant qui réclame du pain et finit par mourir.
Tout mahlérien connaît Urlicht, repris dans la 2ème symphonie, chanté ici avec une volonté intimiste, avec un orchestre d’une extraordinaire retenue, et un Sebastian Breuninger (1er violon) de rêve. La voix de Goerne est sublime de naturel, ici la rencontre entre nature et sublime créent certains moments synesthésiques inoubliables comme ces Gott si particuliers (Ich bin von Gott und bin wieder zu Gott), et la harpe est céleste.
Des Antonius von Padua Fischpredikt est aussi bien connu puisque repris intégralement sous forme orchestrale dans le scherzo de la deuxième symphonie. C’est un récit et donc repris avec une rare fluidité, sans jamais exagérer les effets, ni de l’orchestre ni de la voix. Miracle d’un chant naturel, sans manières, sans artifice, très différent de ce qu’on pouvait entendre chez Walter Berry avec Bernstein par exemple. Les deux derniers Lieder rajoutés en 1901, Revelge au rythme de marche et Der Tambourg’sell la ballade d’un soldat qui va être pendu, sont parmi les plus puissants Lieder, des chants de soldats d’une très grande poésie, vaguement épique, ironiquement héroïque. L’un (Revelge) évoquant plutôt la 7ème symphonie et l’autre la 5ème . C’est une explosion de couleurs, de rythmes, de sons en crescendo et decrescendo, et Goerne réussit à être très expressif en gardant une certaine distance. Le dernier Lied, sorte de marche funèbre, permet une réelle symbiose entre voix et orchestre : les cuivres et notamment les cors sont exceptionnels, tandis que Goerne montre une subtilité un sens des nuances rares (par exemple la manière dont il chante, à chaque fois différemment Gute Nacht ) et cette mort exprimée par le coup de timbale rappelle le marteau de la 6ème .
Mahler est univers avant d’être musique, cet univers est dessiné, évoqué, installé par une exécution exceptionnelle de tension, d’ironie, de simplicité : on sent bien toujours que l’humour dont il est question dans le thème du Festival n’est jamais humour ici, toujours mis à distance, toujours ironique, toujours contrebalancé par le drame, par le jeu au bord du gouffre. C’est tout Mahler.
Le deuxième soir, Haydn, avec une ambiance beaucoup plus détendue pour cette symphonie « La surprise ». Tout le monde attend les coups de timbale du deuxième mouvement, et tout le monde reste surpris (vu la réaction physique de la salle). Un Haydn très différent de celui écouté avec Haitink, mais toujours léger. Le Haydn de Haitink est maîtrisé, concentré, celui de Nelsons est libéré. Un Haydn dynamique, plus aéré qu’aérien, demandant à l’orchestre de grands contrastes, jouant avec les rythmes, les différences de tonalité. Ce Haydn de 1791 tire à l’évidence vers Beethoven avec un son large, une énergie juvénile, et des moments orchestraux supérieurs (le dialogue flûte hautbois trompettes au premier mouvement est extraordinaire.)
Le deuxième mouvement commence de manière évidemment très douce, avec des sons à peine perceptibles, à peine sortis du silence, quand survient le tutti avec le coup de timbale de Raymond Curfs, les gens sursautent dans la salle et il en résulte une dialectique lourd/léger qui se poursuit au troisième mouvement, presque viennois au sens « Johann Straussien » du terme, un rythme de danse qui se termine pourtant en suspension.
le dernier mouvement est étourdissant de couleurs, fluide, léger, véloce. La flûte de Jacques Zoon est éthérée, rapide, Curfs aux percussions est simplement prodigieux, on s’amuse des contrastes, des différences de volume, on joue sur les tonalités dans une symphonie qui joue sur des ruptures de constructions, une symphonie des anacoluthes, mais qui reste aussi étonnamment fluide et linéaire, lisible.
C’est le moment d’un sourire. Ainsi, chaque programme a créé un enchaînement particulier avec la cinquième de Mahler qui le suivait. Si on considère que par moments la Cinquième appelle déjà le tragique de la Sixième, alors c’est le programme du 19 qui prenait du sens. Si l’on considère que la Cinquième continue la Quatrième, alors peut-être ce Haydn ouvert, aéré et juvénile était-il une bonne mise en train.
Car la Cinquième de Nelsons est un peu des deux, un peu tout cela.
Il y a eu entre les deux soirs quelques différences dans certains moments où les instrumentistes étaient peut-être plus tendus le 19 que le 20 (c’est perceptible chez Reinhold Friedrich par exemple), on a l’impression que le 20, l’orchestre s’est jeté à corps perdu dans la symphonie en jouant avec un engagement inouï. Mais ce sont des impressions où l’on plaque peut-être ses propres désirs, son propre état, ses propres attentes : c’est toute l’ambiguïté de l’auditeur et des jugements critiques, dépendant de l’humeur, de la place occupée où le son ne vient pas forcément de la même manière. Mais soyons clairs, les deux soirs furent exceptionnels, inattendus, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.
Il faudrait écouter les anciens enregistrements des chefs aujourd’hui arrivés à maturité pour juger de ce qu’ils faisaient à 37 ans. Mais ce qu’a fait Nelsons, le message qu’il exprime, la profondeur de l’approche, tout cela est singulier. La différence avec Berlin le Printemps dernier, pourtant un concert extraordinaire, est palpable. Il y a ici quelque chose de plus : il y a ici un orchestre qui s’engage totalement, c’est même visible physiquement (par exemple Breuninger ), il n’y a aucune scorie, une concentration de tous les instants et une joie de jouer qui va au-delà du convenu et qui fait la singularité de cet orchestre, qui a perdu Abbado mais qui en a gardé l’âme, et suffisamment ductile pour jouer deux symphonies de Mahler de manière anthologique avec des présupposés très différents : Haitink et Nelsons sont des antithèses sur le podium, l’un est un minimaliste de la direction, l’autre dessine la musique avec son corps, l’un construit un monument impeccable qui dit tout avec une rigueur phénoménale et qui procure des émotions indicibles, l’autre fait exploser la musique dans un bouquet de volumes, de couleurs, de rythmes hallucinés, tout en gardant une main de fer sur la direction a donner. L’un est tête, l’autre est sève, et tous deux sont immenses.
Et l’orchestre qui n’a guère (à deux exceptions près) été dirigé que par Abbado, se prête aux deux techniques, aux deux visions, sans perdre une miette de sa personnalité propre, de son miraculeux son.
On est ainsi rassuré, le Lucerne Festival Orchestra était exceptionnel quand Abbado le dirigeait, il le reste justement avec d’autres parce qu’il a gardé par delà les changements de personnes, sa personnalité et son âme. Le Lucerne Festival Orchestra est un orchestre qui a une âme.
Les caméras dans la salle laissent prévoir une retransmission future et un DVD et c’est heureux. L’orchestre n’avait pas joué la Cinquième depuis 2004, soit il y a 11 ans. Et il n’a pas joué de Mahler depuis 2011 (Adagio de la 10ème) et surtout depuis 2010 (9ème symphonie). Mais les gènes sont toujours là.
Dès le début, Nelsons marque par l’énormité du volume. Après le solo initial de Reinhold Freidrich (déjà fabuleux) le fortissimo est frappant, l’ambiance tellurique est installée mais la souplesse des enchaînements, le jeu des contrastes, le savant agencement des volumes font que cela reste fluide et souple. Après un début aussi explosif, on retourne à un son plus contrôlé, plus grave, au tempo plus ralenti et cuivres à se damner (Friedrich encore !), Raymond Curfs se déchaîne aux percussions: cette marche funèbre impose une sorte de vision de totalité et d’univers, impose aussi une intensité presque inconnue, avec des moments de suspension (transitions avec la flûte et le hautbois) et des subtilités infinies dans la manière dont chaque note est jouée à certains moments. La partie plus sarcastique et violente , celle du refus, celle de la résistance est dite avec une lenteur calculée, et le final est phénoménal ( quel incroyable final, trompette et flûte, puis accord final à la fois lourd et définitif), qui s’enchaine presque immédiatement, avec le début du deuxième mouvement comme si apparaissait une liaison organique. Le deuxième mouvement, pour moi le plus stupéfiant de la soirée, est une infinie symphonie de couleurs, avec des variations de rythme et des crescendos d’une rare intensité : le son est large, mais on sent en même temps monter une puissance inconnue portée par les cordes qui ont été littéralement sublimes, avec les decrescendos qui aboutissent aux jeux de la flûte et du hautbois et s’enchaînent sur un dialogue bois/violoncelles époustouflant sur le thème de la marche funèbre, en une sorte de lyrisme qui prend aux tripes, et avec des moments d’une étrange poésie, d’une bouleversante intensité (les violoncelles et les contrebasses furent ici phénoménales) : c’est justement le dialogue entre les instruments installé et notamment les bois et les violoncelles qui est ici unique parce que chacun s’écoute et compose une harmonie qui fait image : nature, horizon, puissance, mais aussi moments d’incroyable retenue, de sons à peine effleurés, tout se mélange dans un tourbillon d’une incroyable respiration et qui laisse une impression inouïe : on reste cloué sur place, y compris au finale à peine audible, qui libère la salle d’une tension palpable.
Le scherzo, plus ironique, sur des rythmes de Ländler et de Valse, est le moment où les cors et notamment le cor solo (Alessio Allegrini, fantastique) est le plus exposé. En 2004, c’était Stephan Dohr, le cor solo des Berliner, debout au milieu de l’orchestre. Cette fois-ci le cor est assis, mais l’effet reste hallucinant tant la perfection du jeu est stupéfiante. La deuxième marque de ce mouvement ce sont les pizzicati des premières parties, puis repris par l’ensemble des pupitres, avec un sens du rythme, mais aussi une légèreté qui stupéfie dans un mouvement pourtant puissant, et quelquefois inquiétant qui évoquerait presque les danses de sabbat d’une libération des forces naturelles déchaînées. On est presque au seuil du sacre d’un Printemps dionysiaque, tant l’impression est forte d’une nature puissante, souriante, mais aussi inquiétante, inspirant confiance mais aussi terreur sacrée, cela se termine en fureur divine.
L’adagietto, avec sa lenteur calculée, est un moment à la fois attendu tant il est connu, et redouté tant il peut laisser de glace. Ici c’est un enchantement, peut-être une des exécutions les plus fantastiques (le 20) qui m’ait été donné d’entendre. On commence dans l’à peine audible : Nelsons sait faire émerger du silence l’insoutenable légèreté du son et puis c’est une fête des sons des cordes superposées qui s’enchaîne et qui s’emmêlent, il vous prend une sorte d’ivresse presque wagnérienne, avec un art consommé du glissando : une impression de paix (la harpe !) de sérénité un peu triste aussi vous prend . Le tempo de Nelsons sur l’ensemble de la symphonie est assez lent, mais à ce tempo correspond une épaisseur et une puissance, une profondeur inconnues. Cet adagietto est tout en nuances, tantôt appuyées et tantôt suspendues, comme les intermittences du cœur . Bouleversant.
Enfin le rondo final est mené d’une manière très singulière : après l’ivresse de l’intériorité, le rythme de l’élégie : le renvoi à un monde presque pastoral, souriant (appel du cor initial), on est chez le Virgile des bucoliques avec ce jeu des bois et des cuivres époustouflant. Le mouvement s’élargit, embrasse comme tout l’horizon. On y entend moins les échos wagnériens des Meistersinger car ce n’est pas ici la clarté du son qui est privilégiée mais l’agencement des sons, des volumes, des rythmes en une énergie vitale totale ( ce qui me renvoie systématiquement à Dionysos, puissance, sève, printemps, fête, ivresse) : le rythme est festif, une fête à la Breughel, voire volontairement lourde. Le son est net, la puissance assise, ici ce n’est pas l’élégance qui est privilégiée, c’est d’abord une impression d’un planetarium sonore, d’une immense ciel plein de vivacité et plein de sourires (dans ce mouvement final).
Au déchaînement final répond le déchaînement du public avec des rappels infinis, et la joie visible de chacun des musiciens.
Ce qui m’a frappé, c’est qu’on est aux antipodes d’un Abbado, mais qu’en même temps, le même orchestre est pris de la même ivresse. Nelsons voit cette Cinquième comme une sorte d’avertissement puissant avant les tragédies (la 6ème), voire après (il avait failli mourir, d’où la marche funèbre initiale), et un écho déjà lointain d’une Quatrième plutôt sereine. Il joue sur les deux tableaux : tragédie, sourire avec un Mahler d’une puissance et d’une largeur, mais aussi d’une profondeur surprenantes : son Mahler a du sens, il nous parle, il nous entraîne, il nous émeut, il nous pénètre.
Ce fut énorme et inoubliable. C’était folie. [wpsr_facebook]