LUCERNE FESTIVAL 2015: ANDRIS NELSONS dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 19 et 20 AOÛT 2015 (HAYDN-MAHLER) avec MATTHIAS GOERNE

Concert du 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Concert du 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

On sent immédiatement une relation particulière du Lucerne Festival Orchestra avec Andris Nelsons. D’abord parce que grosso modo, orchestre et chef sont de la même génération, ensuite parce qu’avoir partagé le concert du 6 avril 2014 doit forcément créer des liens, et Nelsons avait été exceptionnel dans son comportement ce jour-là, enfin parce que Nelsons n’est pas une machine à diriger, mais un chef sensible et profond.
Tout cela s’est senti lors des deux concerts extraordinaires qu’il a dirigés les 19 et 20 août derniers au festival de Lucerne. Des concerts qui en ont rappelé d’autres, pour l’intensité, pour la joie de jouer, et la joie d’écouter. C’est pourquoi j’engage ceux des lecteurs qui ont fréquenté Lucerne ces dernières années et qui n’y sont pas revenus à reconsidérer leur position. Claudio Abbado a fondé cet orchestre pour faire de la musique, et pour qu’il dure, au-delà de lui, mais qu’il continue de représenter une certaine manière de faire de la musique qui est ici unique. Et quitte à passer pour indécrottablement snob, les concerts du LFO en tournée sont magnifiques, mais ils n’ont jamais été aussi beaux ailleurs qu’ici, dans la salle de Nouvel, plus réussie du point de vue acoustique que la Philharmonie de Paris (il est vrai qu’en Suisse, il n’a pas eu les problèmes qu’il a rencontrés à Paris avec ses commanditaires ). Cette chaleur du son, cette ambiance concentrée, ce bâtiment merveilleux dans tous ces espaces, tout cela compte aussi.

Deux programmes étaient prévus, avec pour tous deux la Symphonie n°5 de Mahler en deuxième partie.

  • le 19 août, Sept Lieder extraits de Des Knaben Wunderhorn avec Matthias Goerne
  • le 20 août, la symphonie Hob. I:94 « mit dem Paukenschlag » (« La surprise ») de Josef Haydn
Matthias Gerne et Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Matthias Gerne et Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Les Lieder choisis (7 sur les 12 poèmes orchestrés) sont plutôt des textes parfois mélancoliques parfois  juvéniles et frais, en liaison avec le thème (Humor) du festival : ce qui caractérise l’approche de Matthias Goerne est une très grande simplicité de l’émission et de la diction. Il n’insiste pas sur les mots d’une manière démonstrative. Comme il eût pu le faire par exemple dans Rheinlegendchen, qui est une évocation ironique de l’Autriche des valses (introduction orchestrale). Dans Wo die schönen Trompeten blasen, c’est outre la voix, évidemment la trompette de Reinhold Friedrich qui est mise en valeur, ainsi que les bois, la voix est en retrait puis émet un Der mich so leise, so leise wecken kann de rêve. Les aigus de Goerne, assez sollicités sont ici séraphiques et l’orchestre est sublime ; quel moment !

Das irdische Leben dont le ton rappelle en écho symétrique Das himmlische Leben de la 4ème symphonie donne à l’orchestre encore l’occasion de crescendos à la fois maîtrisés et puissants, mais laissant la voix chaude et douce de Goerne s’imposer dans ce récit de l’enfant qui réclame du pain et finit par mourir.
Tout mahlérien connaît Urlicht, repris dans la 2ème symphonie, chanté ici avec une volonté intimiste, avec un orchestre d’une extraordinaire retenue, et un Sebastian Breuninger (1er violon) de rêve. La voix de Goerne est sublime de naturel, ici la rencontre entre nature et sublime créent certains moments synesthésiques inoubliables comme ces Gott si particuliers (Ich bin von Gott und bin wieder zu Gott), et la harpe est céleste.
Des Antonius von Padua Fischpredikt est aussi bien connu puisque repris intégralement sous forme orchestrale dans le scherzo de la deuxième symphonie. C’est un récit et donc repris avec une rare fluidité, sans jamais exagérer les effets, ni de l’orchestre ni de la voix. Miracle d’un chant naturel, sans manières, sans artifice, très différent de ce qu’on pouvait entendre chez Walter Berry avec Bernstein par exemple. Les deux derniers Lieder rajoutés en 1901, Revelge au rythme de marche et Der Tambourg’sell la ballade d’un soldat qui va être pendu, sont parmi les plus puissants Lieder, des chants de soldats d’une très grande poésie, vaguement épique, ironiquement héroïque. L’un (Revelge) évoquant plutôt la 7ème symphonie et l’autre la 5ème . C’est une explosion de couleurs, de rythmes, de sons en crescendo et decrescendo, et Goerne réussit à être très expressif en gardant une certaine distance. Le dernier Lied, sorte de marche funèbre, permet une réelle symbiose entre voix et orchestre : les cuivres et notamment les cors sont exceptionnels, tandis que Goerne montre une subtilité un sens des nuances rares (par exemple la manière dont il chante, à chaque fois différemment Gute Nacht ) et cette mort exprimée par le coup de timbale rappelle le marteau de la 6ème .
Mahler est univers avant d’être musique, cet univers est dessiné, évoqué, installé par une exécution exceptionnelle de tension, d’ironie, de simplicité : on sent bien toujours que l’humour dont il est question dans le thème du Festival n’est jamais humour ici, toujours mis à distance, toujours ironique, toujours contrebalancé par le drame, par le jeu au bord du gouffre. C’est tout Mahler.

150819_15308_SK5_NELSONS_GOERNE_LFO_cPKETTERER_LUCERNEFESTIVAL_01-lowresLe deuxième soir, Haydn, avec une ambiance beaucoup plus détendue pour cette symphonie « La surprise ». Tout le monde attend les coups de timbale du deuxième mouvement, et tout le monde reste surpris (vu la réaction physique de la salle). Un Haydn très différent de celui écouté avec Haitink, mais toujours léger. Le Haydn de Haitink est maîtrisé, concentré, celui de Nelsons est libéré. Un Haydn dynamique, plus aéré qu’aérien, demandant à l’orchestre de grands contrastes, jouant avec les rythmes, les différences de tonalité. Ce Haydn de 1791 tire à l’évidence vers Beethoven avec un son large, une énergie juvénile, et des moments orchestraux supérieurs (le dialogue flûte hautbois trompettes au premier mouvement est extraordinaire.)
Le deuxième mouvement commence de manière évidemment très douce, avec des sons à peine perceptibles, à peine sortis du silence, quand survient le tutti avec le coup de timbale de Raymond Curfs, les gens sursautent dans la salle et il en résulte une dialectique lourd/léger qui se poursuit au troisième mouvement, presque viennois au sens « Johann Straussien » du terme, un rythme de danse qui se termine pourtant en suspension.
le dernier mouvement est étourdissant de couleurs, fluide, léger, véloce. La flûte de Jacques Zoon est éthérée, rapide, Curfs aux percussions est simplement prodigieux, on s’amuse des contrastes, des différences de volume, on joue sur les tonalités dans une symphonie qui joue sur des ruptures de constructions, une symphonie des anacoluthes, mais qui reste aussi étonnamment fluide et linéaire, lisible.
C’est le moment d’un sourire. Ainsi, chaque programme a créé un enchaînement particulier avec la cinquième de Mahler qui le suivait. Si on considère que par moments la Cinquième appelle déjà le tragique de la Sixième, alors c’est le programme du 19 qui prenait du sens. Si l’on considère que la Cinquième continue la Quatrième, alors peut-être ce Haydn ouvert, aéré et juvénile était-il une bonne mise en train.
Car la Cinquième de Nelsons est un peu des deux, un peu tout cela.

 

Il y a eu entre les deux soirs quelques différences dans certains moments où les instrumentistes étaient peut-être plus tendus le 19 que le 20 (c’est perceptible chez Reinhold Friedrich par exemple), on a l’impression que le 20, l’orchestre s’est jeté à corps perdu dans la symphonie en jouant avec un engagement inouï. Mais ce sont des impressions où l’on plaque peut-être ses propres désirs, son propre état, ses propres attentes : c’est toute l’ambiguïté de l’auditeur et des jugements critiques, dépendant de l’humeur, de la place occupée où le son ne vient pas forcément de la même manière. Mais soyons clairs, les deux soirs furent exceptionnels, inattendus, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.
Il faudrait écouter les anciens enregistrements des chefs aujourd’hui arrivés à maturité pour juger de ce qu’ils faisaient à 37 ans. Mais ce qu’a fait Nelsons, le message qu’il exprime, la profondeur de l’approche, tout cela est singulier. La différence avec Berlin le Printemps dernier, pourtant un concert extraordinaire, est palpable. Il y a ici quelque chose de plus : il y a ici un orchestre qui s’engage totalement, c’est même visible physiquement (par exemple Breuninger ), il n’y a aucune scorie, une concentration de tous les instants et une joie de jouer qui va au-delà du convenu et qui fait la singularité de cet orchestre, qui a perdu Abbado mais qui en a gardé l’âme, et suffisamment ductile pour jouer deux symphonies de Mahler de manière anthologique avec des présupposés très différents : Haitink et Nelsons sont des antithèses sur le podium, l’un est un minimaliste de la direction, l’autre dessine la musique avec son corps, l’un construit un monument impeccable qui dit tout avec une rigueur phénoménale et qui procure des émotions indicibles, l’autre fait exploser la musique dans un bouquet de volumes, de couleurs, de rythmes hallucinés, tout en gardant une main de fer sur la direction a donner. L’un est tête, l’autre est sève, et tous deux sont immenses.
Et l’orchestre qui n’a guère (à deux exceptions près) été dirigé que par Abbado, se prête aux deux techniques, aux deux visions, sans perdre une miette de sa personnalité propre, de son miraculeux son.

Andris Nelsons fait saluer les musiciens le 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Andris Nelsons fait saluer les musiciens le 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

On est ainsi rassuré, le Lucerne Festival Orchestra était exceptionnel quand Abbado le dirigeait, il le reste justement avec d’autres parce qu’il a gardé par delà les changements de personnes, sa personnalité et son âme. Le Lucerne Festival Orchestra est un orchestre qui a une âme.
Les caméras dans la salle laissent prévoir une retransmission future et un DVD et c’est heureux. L’orchestre n’avait pas joué la Cinquième depuis 2004, soit il y a 11 ans. Et il n’a pas joué de Mahler depuis 2011 (Adagio de la 10ème) et surtout depuis 2010 (9ème symphonie). Mais les gènes sont toujours là.
Dès le début, Nelsons marque par l’énormité du volume. Après le solo initial de Reinhold Freidrich (déjà fabuleux) le fortissimo est frappant, l’ambiance tellurique est installée mais la souplesse des enchaînements, le jeu des contrastes, le savant agencement des volumes font que cela reste fluide et souple. Après un début aussi explosif, on retourne à un son plus contrôlé, plus grave, au tempo plus ralenti et cuivres à se damner (Friedrich encore !), Raymond Curfs se déchaîne aux percussions: cette marche funèbre impose une sorte de vision de totalité et d’univers, impose aussi une intensité presque inconnue, avec des moments de suspension (transitions avec la flûte et le hautbois) et des subtilités infinies dans la manière dont chaque note est jouée à certains moments. La partie plus sarcastique et violente , celle du refus, celle de la résistance est dite avec une lenteur calculée, et le final  est phénoménal ( quel incroyable final, trompette et flûte, puis accord final à la fois lourd et définitif), qui s’enchaine presque immédiatement, avec le début du deuxième mouvement comme si apparaissait une liaison organique. Le deuxième mouvement, pour moi le plus stupéfiant de la soirée, est une infinie symphonie de couleurs, avec des variations de rythme et des crescendos d’une rare intensité : le son est large, mais on sent en même temps monter une puissance inconnue portée par les cordes qui ont été littéralement sublimes, avec les decrescendos qui aboutissent aux jeux de la flûte et du hautbois et s’enchaînent sur un dialogue bois/violoncelles époustouflant sur le thème de la marche funèbre, en une sorte de lyrisme qui prend aux tripes, et avec des moments d’une étrange poésie, d’une bouleversante intensité (les violoncelles et les contrebasses furent ici phénoménales) : c’est justement le dialogue entre les instruments  installé et notamment les bois et les violoncelles qui est ici unique parce que chacun s’écoute et compose une harmonie qui fait image : nature, horizon, puissance, mais aussi moments d’incroyable retenue, de sons à peine effleurés, tout se mélange dans un tourbillon d’une incroyable respiration et qui laisse une impression inouïe : on reste cloué sur place, y compris au finale à peine audible, qui libère la salle d’une tension palpable.
Le scherzo, plus ironique, sur des rythmes de Ländler et de Valse, est le moment où les cors et notamment le cor solo (Alessio Allegrini, fantastique) est le plus exposé. En 2004, c’était Stephan Dohr, le cor solo des Berliner, debout au milieu de l’orchestre. Cette fois-ci le cor est assis, mais l’effet reste hallucinant tant la perfection du jeu est stupéfiante. La deuxième marque de ce mouvement ce sont les pizzicati des premières parties, puis repris par l’ensemble des pupitres, avec un sens du rythme, mais aussi une légèreté qui stupéfie dans un mouvement pourtant puissant, et quelquefois inquiétant qui évoquerait presque les danses de sabbat d’une libération des forces naturelles déchaînées. On est presque au seuil du sacre d’un Printemps dionysiaque, tant l’impression est forte d’une nature puissante, souriante, mais aussi inquiétante,  inspirant confiance mais aussi terreur sacrée, cela se termine en fureur divine.
L’adagietto, avec sa lenteur calculée, est un moment à la fois attendu tant il est connu, et redouté tant il peut laisser de glace. Ici c’est un enchantement, peut-être une des exécutions les plus fantastiques (le 20) qui m’ait été donné d’entendre. On commence dans l’à peine audible : Nelsons sait faire émerger du silence l’insoutenable légèreté du son et puis c’est une fête des sons des cordes superposées qui s’enchaîne et qui s’emmêlent, il vous prend une sorte d’ivresse presque wagnérienne, avec un art consommé du glissando : une impression de paix (la harpe !) de sérénité un peu triste aussi vous prend . Le tempo de Nelsons sur l’ensemble de la symphonie est assez lent, mais à ce tempo correspond une épaisseur et une puissance, une profondeur inconnues. Cet adagietto est tout en nuances, tantôt appuyées et tantôt suspendues, comme les intermittences du cœur . Bouleversant.
Enfin le rondo final est mené d’une manière très singulière : après l’ivresse de l’intériorité, le rythme de l’élégie : le renvoi à un monde presque pastoral, souriant (appel du cor initial), on est chez le Virgile des bucoliques avec ce jeu des bois et des cuivres époustouflant. Le mouvement s’élargit, embrasse comme tout l’horizon. On y entend moins les échos wagnériens des Meistersinger car ce n’est pas ici la clarté du son qui est privilégiée mais l’agencement des sons, des volumes, des rythmes en une énergie vitale totale ( ce qui me renvoie systématiquement à Dionysos, puissance, sève, printemps, fête, ivresse) : le rythme est festif, une fête à la Breughel, voire volontairement lourde. Le son est net, la puissance assise, ici ce n’est pas l’élégance qui est privilégiée, c’est d’abord une impression d’un planetarium sonore, d’une immense ciel plein de vivacité et plein de sourires (dans ce mouvement final).
Au déchaînement final répond le déchaînement du public avec des rappels infinis, et la joie visible de chacun des musiciens.

Ce qui m’a frappé, c’est qu’on est aux antipodes d’un Abbado, mais qu’en même temps, le même orchestre est pris de la même ivresse. Nelsons voit cette Cinquième comme une sorte d’avertissement puissant avant les tragédies (la 6ème), voire après (il avait failli mourir, d’où la marche funèbre initiale), et un écho déjà lointain d’une Quatrième plutôt sereine. Il joue sur les deux tableaux : tragédie, sourire avec un Mahler d’une puissance et d’une largeur, mais aussi d’une profondeur surprenantes : son Mahler a du sens, il nous parle, il nous entraîne, il nous émeut, il nous pénètre.
Ce fut énorme et inoubliable. C’était folie. [wpsr_facebook]

Andris NElsons le 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Andris NElsons le 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL 2015: BERNARD HAITINK dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA le 15 AOÛT 2015 (HAYDN-MAHLER)

LFO, Bernard Haitink le 15/08/2015 ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
LFO, Bernard Haitink le 15/08/2015 ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

Beaucoup d’abbadiens ne sont pas encore revenus à Lucerne après la disparition d’Abbado: certains pour des raisons économiques, ils consentaient un effort important parce qu’ils avaient la garantie d’un concert de toute manière exceptionnel et de la présence d’Abbado, d’autres pour des raisons plus affectives, ils n’ont pas encore le courage de revenir dans ces lieux où a soufflé son esprit pendant dix ans. Il en va ainsi de cette relation étrange (et assez unique) que Claudio Abbado a tissé, sans rien faire pour, avec de nombreux musiciens qu’il a dirigés et une partie du public.
Pour ma part, même si il a accompagné et avec quelle intensité 40 ans de ma vie de mélomane, même si j’ai participé à la création de cette association étrange , le Club Abbadiani Itineranti (CAI) – nom inventé dans les années 80 quand il a quitté Milan- d’environ 400 membres qui suivaient ses concerts depuis des lustres et qui ont constitué l’archive (documents papiers et sonores) le plus riche sur sa carrière, j’ai toujours considéré qu’il ne fallait en aucun cas s’arrêter d’écouter de la musique avec les orchestres qu’il a fondés et dans les lieux symboliques de sa vie, et notamment Lucerne, qui fut la dernière et grande « aventure » de sa carrière. Au contraire, il faut continuer à encourager « l’esprit Abbado » en soutenant les musiciens qu’il aimait et les initiatives qu’il a prises, notamment l’académie de Bolzano qui essaie de créer l’embryon d’un « sistema » à la vénézuélienne ou l’association Mozart, avec les projets Papageno et Tamino de musique dans les prisons et dans les hôpitaux. La meilleure manière de continuer à faire vivre Abbado, c’est non seulement d’écouter ses nombreux enregistrements, mais bien sûr entendre les orchestres qu’il a créés , se rendre aux concerts, et notamment ceux du Lucerne Festival Orchestra.

Cet orchestre est particulier car appuyé sur des relations d’amitié et d’admiration, c’est un orchestre réseau: formé du Mahler Chamber Orchestra qu’Abbado a encouragé à partir de l’initiative des jeunes du Gustav Mahler Jugendorchester qui l’ont constitué et de solistes de renom, ainsi que de musiciens venus d’horizons divers, c’est un orchestre qui a fonctionné « à l’affectif » partageant avec Claudio Abbado l’envie de «Zusammenmusizieren ». C’est un orchestre qui à mon avis disparaîtra s’il devait devenir « ordinaire », car il y a de nombreux orchestres magnifiques qui passent d’ailleurs tous à Lucerne, mais qui ne sonne pas comme celui-là les grands soirs. L’expérience du Lucerne Festival orchestra est non seulement l’expérience de l’excellence musicale, mais de l’engagement pour faire de la musique ensemble autour d’un chef : le concert hommage bouleversant du 6 avril 2014 en est la preuve la plus éclatante.
Ainsi est-on tiraillé entre l’envie que cet orchestre continue de vivre selon les mêmes principes, et le doute que cela soit possible avec tous les chefs…Il y a la logique du Festival, attirer le public de nouveau sur un nom, et la logique de l’orchestre, que ce nom soit admiré et aimé et surtout qu’il soit un chef qui partage quelque chose avec ses musiciens. Et il est possible que ces logiques ne se croisent pas tout à fait.
Personnellement, j’ai écrit que la venue de Riccardo Chailly est un choix de raison. Ce n’est pas un choix d’adhésion et, c’est vrai, je nourris quelques craintes pour l’évolution de l’orchestre. Mais il n’y avait guère d’autres solutions vu qu’Andris Nelsons, pressenti et désiré (élément essentiel) ne pouvait au mois d’août cumuler Tanglewood et Lucerne et que sa présence aurait obligé à des réorganisations trop lourdes pour le Festival.

Cette année, après une année 2014 difficile (les concerts de l’été dernier étaient tendus), c’est une année « normale » où nous pouvons nous rendre compte à la fois de l’état des troupes et voir si Lucerne a toujours sa magie propre.
Déjà, cette année, une rupture de l’habitude : alors que les concerts du LFO à Lucerne étaient concentrés sur le Week end (vendredi et samedi), cette année, pour des raisons d’agenda de Nelsons, le deuxième programme est prévu un mercredi et jeudi.
Mais le festival a quand même ouvert alla grande par un concert exceptionnel dirigé par Bernard Haitink, 86 ans, vétéran des grands chefs de ce temps, et un fidèle de Lucerne, où il anime des Master’s Class de direction d ‘orchestre passionnantes, et où il vient régulièrement avec le Chamber Orchestra of Europe, autre orchestre fondé par Abbado.
La présence de Haitink à la tête du LFO pour l’ouverture du Festival (avec un discours d’Alfred Brendel) était un juste retour des choses : Haitink a dirigé l’Orchestra Mozart en 2014 remplaçant Abbado malade, et a aussi remplacé à Lucerne Abbado à la tête des Berlinois lors de sa première opération en 2000 (Bruckner 7).

Bernard Haitink à la tête du LFO (15 août 2015) ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Bernard Haitink à la tête du LFO (15 août 2015) ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

En l’observant diriger, je me souvenais des conseils qu’il dispensait aux jeunes chefs venus à sa classe de maître, sur le geste et les mouvements du chef ; il ironisait sur ses jeunes collègues qui se déhanchent en mouvements divers sur le podium, en disant qu’aujourd’hui on aimait bouger, et montrait à ses élèves qu’avec un regard et un minimum de mouvement, on pouvait arriver au même résultat, sinon encore meilleur, et que le geste excessif  n’ajoutait rien dans la relation à l’orchestre, mais qu’il concernait l’effet sur le public.De la com en fait…
Haitink semble impassible sur le podium, un regard fixe (certains disent même qu’il ne vaut mieux pas être placé derrière l’orchestre parce que son visage a une impassibilité glaçante), un geste limité, et notamment une main gauche peu expressive (au contraire d’Abbado), en bref une rigidité qui peut décevoir ceux qui pensent que le geste du chef est une traduction visuelle des mouvements de la musique. Et pourtant, cet homme réservé et peu expansif est capable de déchaîner des orages : je me souviens d’un Tristan inoubliable à Zürich qui fut le Tristan le plus énergique, le plus haletant, le plus tempétueux de ma vie de mélomane.
Peu médiatique, la carrière d’Haitink fut sûre, à la tête des plus grands orchestres, dont 25 ans à la tête du Concertgebouw, et dans un répertoire varié mais essentiellement romantique et postromantique. Il n’a pas beaucoup dirigé à l’opéra ces dernières années, mais tout de même, il a été directeur musical de Covent Garden pendant une quinzaine d’années et aussi à Glyndebourne (comme me l’a opportunément rappelé un lecteur que je remercie), et dans ses enregistrements, il a notamment à son actif un Ring magnifique au disque. Par ailleurs on se souvient de son Pelléas au TCE à Paris.
Dans un thème général du Festival consacré à l’humour en musique, le programme combinait la Symphonie en ut majeur Hob.I : 60 « Le distrait » de Haydn et la Symphonie n°4 en sol majeur de Mahler.

La symphonie n°60 date de 1774, Haydn a 42 ans, il est en pleine période créatrice, en pleine maturité à une époque où 42 ans est déjà un âge avancé . Il mourra en 1809, à 77 ans.
Ce n’est pas une symphonie à proprement parler (6 mouvements !), mais un ensemble musical composé pour accompagner la représentation du Distrait de Regnard au château Eszterháza , une comédie créée à la Comédie Française en 1697 mais qui a connu un grand succès plus tard, à l’ère des Lumières au point d’être traduite en allemand (Der Zerstreute). Haydn compose une musique qui va ouvrir la comédie et s’intercaler entre les cinq actes.
Sans suivre exactement la trame de la pièce (une aventure qui commence sur un mariage arrangé où finit par triompher le véritable amour), Haydn accentue les effets de surprise, on passe brutalement de l’énergie au pianissimo, on change brutalement de tonalité, le clou étant un effet de désaccord des violons au 6ème mouvement qui fait glousser la salle. Toutes opérations conçues pour représenter les aléas de la distraction, les retours brutaux à la réalité, les coups de théâtre.
L’orchestre de Haitink est vif, jamais ennuyeux (quelquefois, je dois avouer qu’Haydn m’ennuie un peu), toujours en tension avec une grande clarté dans les différents niveaux, avec des effets de contraste de couleur et de rythmes, avec une vie réelle et souriante, qui cadre parfaitement avec le thème du Festival. Les violons sont stupéfiants (de vélocité et de chaleur en même temps, comme d’habitude,) notamment au cinquième mouvement et j’ai particulièrement aimé le dialogue entre cor, hautbois et cordes à l’andante du deuxième mouvement . Mais ce qui frappe surtout, c’est que même dans les parties un peu plus pompeuses (début du 1er mouvement), l’orchestre de Haitink n’est jamais démonstratif, toujours fluide et naturel, sans pathos, mais sans froideur. Du grand art.
La quatrième symphonie de Mahler a été jouée par Abbado à Lucerne en 2009 avec comme soliste Magdalena Kožená. Je n’ai pas l’intention de me lancer dans une comparaison : les maniaques se référeront et à l’enregistrement radio du présent concert par la SRF, et au DVD du concert d’Abbado (EuroArts).
Il est clair que Haitink propose une interprétation prodigieusement vivante de cette symphonie, peut être la plus souriante de Mahler (qui prend donc sa juste place dans le thème de l’année du Festival), la plus insouciante, la moins marquée par la douleur ou la tragédie. Tout en gardant sa relative immobilité, Haitink n’offre pas du tout une interprétation froide, on retrouve en effet les qualités qui font de cet orchestre un objet musical tout particulier, des cordes d’une grande ductilité, des instruments solistes (cor, trompette, flûte, hautbois) d’un niveau prodigieux, d’une homogénéité et d’une chaleur de son quasiment uniques, servies par l’acoustique de la salle, précise, jamais trop réverbérante, mais très chaleureuse et très précise. On retrouve un orchestre aux couleurs variées, des équilibre sonores soignés, une certaine légèreté, mais tempérée notamment dans les deux premiers mouvements, avec une très belle intervention de Gregory Ahss, le premier violon au deuxième mouvement.
Mais c’est dans l’adagio qu’on retrouve peut-être l’ivresse sonore que toujours cet orchestre a su donner : Haitink, sans jamais insister, sans jamais exagérer, sans jamais aller au-delà des notes, mais avec un soin tout particulier aux enchainements et à la respiration, nous propose avec l’orchestre un de ces moments extatiques qui font battre les cœurs et s’élever les âmes. Ce fut immense et à la fois presque simple, sans effet dérangeant, sans démonstration aucune : la grandeur simple d’un moment d’une intensité réelle mais jamais dramatisé, naturel dans son crescendo. Il y a chez Haitink cette capacité rare à rendre la musique vraie, sans décoration inutile, sans manière, et toujours dans une grande limpidité. Sans bruit, le chef d’œuvre s’impose.

Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

On descend sans doute d’un cran dans le dernier mouvement, conçu antérieurement, comme on le sait, et devant être intégré initialement à la 3ème symphonie. Si l’enchainement entre l’adagio et le Lied du Knaben Wunderhorn «  Wir geniessen die himmlischen Freuden » est parfaitement mis en place par l’orchestre, puisque l’ensemble de la partie « symphonique » prépare ce finale, j’ai trouvé le chant d’Anna-Lucia Richter, avec une voix de soprano légèrement acidulée, un peu maniéré pour le style de l’interprétation générale de Haitink, on avait besoin de plus de naturel. La voix porte bien, la diction est assez claire, compte tenu d’une salle où la voix a quelque difficulté parfois, mais la chanteuse abuse un peu d’effets comme des portamenti à répétition. Il est vrai que c’est un moment plus délicat qu’il n’y paraît: ni Fleming avec Abbado et les Berlinois, ni Kožená avec Abbado et Lucerne ne m’avaient totalement convaincu. J’attends là-dedans une voix plus fraîche, plus jeune et plus naïve, pourquoi pas une Hanna-Elisabeth Müller ?
Il reste que l’ensemble est un grand moment mahlérien et nous rassure : l’orchestre reste l’orchestre d’Abbado avec ses qualités et son engagement légendaires. L’autorité réelle de Bernard Haitink, sa rigueur, sa précision et sa simplicité auront fait le reste. Ce fut un concert magnifique, et des retrouvailles émouvantes de Lucerne avec Mahler (les derniers Mahler étaient l’adagio de la Symphonie n°10 en 2011, et surtout la Symphonie n°9 en 2010). C’est Mahler qui a fait la réputation de l’orchestre, et cette nouvelle rencontre le confirme : cet orchestre est unique. [wpsr_facebook]

LFO, Bernard Haitink Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
LFO, Bernard Haitink Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

SALLE PLEYEL 2012-2013 : CLAUDIO ABBADO DIRIGE L’ORCHESTRA MOZART LE 11 JUIN 2013 (BEETHOVEN, MOZART, HAYDN, PROKOFIEV) avec RADU LUPU et REINHOLD FRIEDRICH

Saluts, debout devant Abbado  (à partir de la gauche) Jacques Zoon et Lucas Macias Navarro

Après le triomphe du concert du 14 avril dernier, le public est venu nombreux écouter Claudio Abbado avec cette fois son Orchestra Mozart. Le concert de l’an dernier avait un peu déçu certains (notamment la prestation de Radu Lupu et le son de l’Orchestra Mozart) et c’était l’occasion de voir des évolutions.
L’Orchestra Mozart est, on le sait, à géométrie variable selon les programmes ; formé de jeunes, mais aussi de chefs de pupitres et de solistes prestigieux, venus pour la plupart du Lucerne Festival Orchestra, on pouvait reconnaître ce soir Wolfram Christ, alto (ex-Berliner Philharmoniker), son fils Raphael (qui est le premier violon de l’Orchestra Mozart et qui appartient aussi au Lucerne Festival Orchestra)  Jacques Zoon à la flûte  (Lucerne Festival Orchestra, ex-Concertgebouw, ex-Boston Symphony Orchestra), Lucas Macias Navarro (Hautbois solo du Concertgebouw) , Alois Posch (Ex-Wiener Philhamoniker, actuellement à l’Orchestra Mozart et au Lucerne Festival Orchestra), Alessandro Carbonare à la clarinette (Accademia Nazionale di Santa Cecilia), Daniele Damiano au basson (Berliner Philharmoniker) , Martin Baeza à la trompette (Deutsche Oper Berlin et Lucerne Festival Orchestra) et le remarquable Raymond Curfs aux percussions (ex-Mahler Chamber Orchestra, et actuellement au Lucerne Festival Orchestra et à l’orchestre du Bayerischer Rundfunk). En bref, du beau monde et des musiciens familiers d’Abbado aux pupitres clefs. Notons enfin que Reinhold Friedrich, considéré comme l’un des plus grands trompettistes internationaux, était le soliste du concerto pour trompette de Haydn et qu’il est depuis 10 ans le trompette solo époustouflant du Lucerne Festival Orchestra
Le programme était apparemment  éclectique, comme quelquefois Abbado sait en composer avec des pièces assez brèves entourant la symphonie classique de Prokofiev…un programme faussement éclectique, contracté autour de la période 1790-1805 , avec le Prokofiev (Symphonie n°1 « classique » de 1917) qui s’appuie sur cette tradition même et notamment Haydn. Un faux éclectisme donc et un vrai programme!
«Les créatures de Prométhée », ouverture pour le seul ballet écrit par Beethoven,  est ce qui reste dans les répertoires et les programmes  aujourd’hui, le reste du ballet étant tombé dans l’oubli.  Elle met en valeur les cordes, que j’ai trouvées  plus soyeuses (comme on dit) que ce à quoi l’Orchestra Mozart nous a habitués, avec une souplesse plus marquée, et une grande ductilité. Le Beethoven d’Abbado est souvent moins  « beethovénien »  comme on dit, y dominent élégance et équilibre. C’était le cas. Et c’était évidemment réussi.
Plus de discussions sur le Concerto pour piano no 27 en si bémol majeur (K. 595) de Mozart, qui clôt en 1791 la série des concertos de Mozart pour piano et dont la création le 4 mars 1791 est l’une des dernières apparitions publiques du compositeur . Une très longue introduction, une atmosphère très douce, un brin mélancolique, quelquefois même enfantine. Certains ont trouvé les cordes plutôt rêches, je ne partage pas cette impression. L’ensemble dégage une atmosphère  d’une grande sérénité, d’une sorte d’équilibre retrouvé. Le Mozart d’Abbado est toujours d’une immense élégance, non dépourvue d’aspérités quelquefois, comme Mozart lui-même le construisait, et l’œuvre par sa retenue convient bien à Radu Lupu qui triomphe. Tous les amis croisés reconnaissent qu’on retrouve les qualités techniques de Lupu, et une vraie ligne interprétative alors que  la prestation l’an dernier nous avait fortement déçus. On retrouve surtout une véritable osmose entre orchestre et soliste, et une écoute mutuelle en cohérence. Cette sérénité qui marquerait presque une volonté de Mozart d’apparaître apaisé donne à cette première partie une réelle unité. D’ailleurs, Prokofiev mis à part, c’est bien à la période charnière XVIIIème-XIXème qu’Abbado se dédie ce soir, montrant des facettes diverses d’un classicisme musical  arrivé à un point de maturation et d’équilibre, avant qu’il ne bascule dans autre chose avec justement Beethoven.
La deuxième partie rendait hommage à la trompette de Reinhold Friedrich. On connaît en général mal la littérature pour trompette, mais le concerto pour trompette de Haydn est au moins connu pour son célèbre troisième mouvement. C’est l’un des derniers concertos de Haydn.
Un incident a mis un peu la salle en émoi souriant : Friedrich s’est aperçu dès les premières mesures que la trompette n’allait pas, et a fait des signes à Abbado, qui a fini par arrêter l’orchestre.
Qui connaît Reinhold Friedrich, qui l’a vu en orchestre sait que le personnage est plutôt très bon enfant, très sympathique et naturel, et surtout qu’il a un sens du groupe très marqué, c’est un vrai maître qui « accompagne » ses collègues des cuivres (souvent ses anciens élèves) , il est donc allé chercher un autre instrument ou essayer de réparer, pendant qu’un des trompettistes courait derrière la scène pour l’aider. On a attendu un peu , Abbado était souriant, voire rieur (notamment avec Zoon) et sans aucune tension. Friedrich est revenu avec (je crois) un autre instrument. Il était évidemment un peu nerveux, et peut-être un peu moins assuré que d’ordinaire, et notamment qu’à Bologne l’avant-veille à ce qui m’a été dit. Il bougeait beaucoup, se retournait vers les collègues, marquait les rythmes. L’orchestre a joué Haydn avec cette énergie juvénile, très rythmée, un son plein, très différent du Mozart apaisé qui précédait ; ce Haydn-là, « avait la pèche » comme on dit, et correspond bien à l’énergie toujours diffusée par Friedrich. Il a été comme d’habitude exceptionnel de souplesse, produisant des sons suraigus incroyables, avec des écarts et une tenue de souffle exceptionnels, et surtout un son d’une grande netteté. Le mouvement lent notamment est surprenant, on entend des sons à la trompette qu’on n’imaginerait pas d’un instrument plutôt associé à un rythme plutôt martial. En bref, un véritable exercice de virtuosité, non dénué d’une certaine ironie (avec des sons impossibles et à la limite de la dissonance), voire de distance, salué par le public. Friedrich est vraiment un musicien exceptionnel, mais aussi un homme toujours souriant, toujours plein de santé très aimé de ses collègues, même dans la difficulté comme aujourd’hui où perçait l’inquiétude sur la tenue de l’instrument.
Il y a des années et des années qu’Abbado n’avait pas programmé la Symphonie Classique de Prokofiev, un compositeur qu’il affectionne pourtant. On sait que Prokofiev l’a composée pendant la première guerre mondiale (création en 1917, à la veille de la révolution d’octobre ) pour répondre, ironiquement, à ceux qui lui reprochaient ses prises de risque, sa manière peu conventionnelle d’aborder les œuvres, de proposer des créations, ses dissonances, son « modernisme ». D’où son appellation de « Symphonie Classique ». La pièce est brève (une vingtaine de minutes), l’orchestre est tel qu’on le voyait à la fin du XVIIIème et propose effectivement une symphonie traditionnelle en quatre mouvements assez équilibrés qui se conforment strictement aux canons de la symphonie.
Et pourtant rien de moins classique que la symphonie de Prokofiev vue par Abbado. A chaque fois Claudio Abbado nous prend à revers : et c’est là où l’on mesure le renouvellement permanent, la volonté d’aller aux limites, l’époustouflante jeunesse de ce chef. Évidemment, vous l’aurez compris, parce que vous avez lu d’autres comptes rendus de ce blog sur Abbado, une fois de plus on n’a jamais entendu ça comme ça: insistance sur les dissonances, sur les écarts, une certaine brutalité là on l’on a souvent le souvenir d’un  équilibre sonore et mélodique, une primauté incroyable aux bois, qui deviennent ceux qui mènent la danse (Carbonare et sa clarinette ! Zoon ! Macias Navarro) l’incroyable subtilité (oui, subtilité !) des timbales de Curfs qui réussissent à murmurer. Une symphonie pleine de sève, de jeunesse, bouillonnante, explosante et jamais fixe, débordante et au total décoiffante.
Je ne cesse de penser quand je le vois diriger, à sa manière de laisser les musiciens s’exprimer, de les laisser faire de la musique, Abbado est un orchestrateur de liberté, d’une liberté qu’il accorde avec confiance aux instrumentistes parce qu’ils jouent ensemble, depuis longtemps, qu’ils se devinent mutuellement et se connaissent. Et pourtant face à des Berliner renouvelés dont il ne connaît aujourd’hui qu’à peine le quart des musiciens, il a aussi réussi en mai dernier une rencontre miraculeuse. C’est bien de musique qu’il s’agit, d’une manière d’aborder les partitions en considérant l’orchestre non comme un immense instrument au service d’une vision, mais comme un groupe d’individus réunis autour d’un projet  musical commun. Une telle approche rend la rencontre avec les orchestres une rencontre humaine autour d’un projet. C’est par exemple très différent chez Simon Rattle, et on le voit avec les mêmes Berliner: il construit lui-même une vision en dosant chaque son, sans sembler laisser d’espace de liberté : tout est calculé, chaque effet est calibré dans un grand projet d’ensemble. Il en résulte (et ce n’était pas vrai  aux temps de Birmingham) une impression de froideur, ou d’artifice, ou même d’ennui malgré l’extraordinaire capacité technique de l’orchestre.
Avec Abbado rien n’est jamais vraiment comme la veille, c’est toujours neuf, toujours dans le futur, le possible, ou plutôt dans l’impossible qui devient réalité à chaque concert . Ce soir, c’était Prokofiev qui frappait par sa nouveauté et son extraordinaire fraicheur. Délire évidemment dans le public.
Et puis, rare ces derniers temps : Abbado concède un bis : le quatrième mouvement de la Symphonie n°104 de Haydn « Londres », qu’il va jouer avec l’Orchestra Mozart en septembre. Signe que l’orchestre répète, signe aussi qu’il a besoin d’entendre sonner l’orchestre en concert pour répéter dans les conditions du direct, comme on dirait à la TV, mais signe subtil aussi d’une volonté de cohérence : on vient d’entendre un Prokofiev décoiffant, et on entend un Haydn éclairé par ce Prokofiev, fluidité, élégance bien sûr, mais surtout joie, exubérance avec des rythmes un peu syncopés, des sons inhabituels, des prises de risque dans lesquels l’orchestre tout entier s’engouffre. Eh, oui, la merveille, l’étonnement (au sens classique du XVIIème) dans ce programme si (faussement) « classique », mais on le sait, les classiques ne nous touchent que parce qu’ils été écrits « romantiquement » et Abbado est peut-être le dernier des grands chefs romantiques.
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Après le concert la photo souvenir: Daniele Damiano prend en photo les trompettes (dont Baeza et Friedrich) et Curfs le percussionniste