2003-2023: LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA A 20 ANS

Le Lucerne Festival Orchestra © Lucerne Festival

Le 20 janvier 2024, dix ans auront passé depuis la disparition de Claudio Abbado. Dans quelques semaines, dix ans auront passé depuis son dernier concert à Lucerne avec le Lucerne Festival Orchestra, le 26 août 2013 dans un programme si emblématique que seul lui pouvait penser, de deux symphonies inachevées, celle de Schubert et celle de Bruckner.

Ce blog avait rendu compte de celui du 23 août :

https://blogduwanderer.com/2013/08/27/lucerne-festival-2013-claudio-abbado-dirige-le-lucerne-festival-orchestra-le-23-aout-2013-schubert-bruckner/
Cette années-là le thème du Festival était « Révolution » et le premier programme comprenaitL’ouverture tragique de Brahms, deux extraits des Gurrelieder (Interlude et chanson de la colombe des bois/Lied der Waldtaube – par Mihoko Fujimura) de Schönberg et l’Eroica de Beethoven, vous pouvez retrouver ce concert sur YouTube : dernier concert vidéo, dont ce blog a rendu compte (cliquer sur ce lien).

2003-2013 : Claudio Abbado

Claudio Abbado pendant lunr répétition générale ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Dix ans, c’est le temps qu’a duré ce legs inestimable à la musique que fut la présence de Claudio Abbado à la tête de cet orchestre qu’il avait fondé et qu’on appelait « l’orchestre des amis » dans la mesure où les premières éditions réunissaient des musiciens et solistes amis qui avaient adhéré à son projet. Certains sont restés et y appartiennent encore, d’autres l’ont quitté au fil des ans, mais il faut rappeler de toute manière les noms de ceux qui aux origines en faisaient partie, et ces noms donnent le tournis.
Natalia Gutman, Hans Joachim Westphal, Wolfram Christ (tous deux ex-Berliner Philharmoniker) , ce dernier encore ferme aujourd’hui au poste de premier altiste, le quatuor Hagen, Sabine Meyer, des solistes des Berliner Philharmoniker : Kolja Blacher bien sûr premier violon des débuts du LFO mais aussi Georg Faust, Stefan Dohr, Emmanuel Pahud,  Albrecht Mayer (qui durent assez vite quitter l’orchestre à la demande de l’administration des Berliner), Alois Posch (Ex-Wiener Philharmoniker), Reinhold Friedrich, Antonello Manacorda, Raymond Curfs, Gautier et Renaud Capuçon etc… c’est-à-dire aussi de nombreux musiciens qui le connaissaient depuis les temps du GMJO, GustavMahlerJugendOrchester. Du Lucerne Festival Orchestra, encore aujourd’hui, les « tutti » sont largement formés par le Mahler Chamber Orchestra, né lui aussi sous l’impulsion d’Abbado à partir de jeunes éléments du GMJO.
Orchestre spécial, formé pour l’essentiel de gens qu’il connaissait et suivait, en qui il avait entière confiance et avec qui il avait ce lien spécial qui lui permettait de mettre en œuvre le « Zusammenmusizieren » (faire de la musique ensemble) qui est en quelque sorte la clef de sa relation aux orchestres. C’était aussi des gens qui le connaissaient, qui comprenaient au vol ce qu’il voulait, et qui avaient l’habitude de ses méthodes, notamment au moment des répétitions.
Le résultat ne se fit pas attendre et dès la première édition en 2003, une exécution hors normes de la Symphonie n°2 « Résurrection » de Mahler donna l’échelle du niveau de cette formation, dont l’enregistrement rend à peine l’impression incroyable qu’elle produisit en salle, pendant les concerts et même à la répétition générale, à laquelle j’ai eu la chance d’assister et qui fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les personnes présentes à cette répétition (une petite centaine) dans la salle échangeaient des regards étonnés, incrédules, et assommées de ce qu’elles étaient en train d’écouter.
Ces dix ans firent donc naître le rituel annuel de Lucerne, deux programmes en une dizaine de jours, avec le privilège d’assister aux répétitions, si bien que les journées étaient Abbado matin et soir, avec des échanges avec les musiciens, des balades entre amis, des fin de soirées heureuses où l’on croisait dans les rues des membres de l’orchestre, une dizaine de jours où tous nous nous retrouvions autour de ces moments uniques en une sorte de vie de famille. En somme nous vieillissions ensemble : nous avions connu beaucoup de ces musiciens dans leur jeunesse, déjà pour certains au GMJO, bien avant la fondation de l’orchestre , et nous les voyions passer à l’âge adulte, fonder une famille etc… Cette relation très particulière, nous ne l’avons jamais eue avec aucun autre orchestre.
Mais c’était aussi le rendez-vous annuel de tant de mélomanes « abbadiens », beaucoup d’italiens puisqu’Abbado ne dirigeait pas beaucoup en Italie au début des années 2000 (même s’il le fit de plus en plus ensuite avec le Mahler Chamber Orchestra ou l’Orchestra Mozart qu’il a fondé dans le sillage, à partir de 2004, dont le siège était à Bologne) quelques français aussi, des allemands, des belges, des autrichiens, des suédois, et de petites délégations japonaises. Il y avait un certain nombre d’auditeurs qui avaient fait de Lucerne leur point d’orgue annuel, et d’année en année on revoyait tel ou tel, connu ou inconnu, mais des visages toujours heureux.

Mahler et Bruckner furent les armatures de la programmation, avec quelques symphonies de Beethoven, de Brahms, Schubert et Schumann les Brandebourgeois de Bach (avec un autre ex-Berliner, Rainer Kussmaul qui ne fit pas partie du LFO  mais qui était fidèle à Abbado), un Requiem de Mozart mémorable qui remplaça in extremis en 2012 une Symphonie n°8 « des Mille »  de Mahler dont la programmation avait étonné tous les « fans », tous les « Abbadiani », tant nous savions sa distance avec une œuvre pour laquelle il n’avait jamais éprouvé d’attirance. (« Plus je regarde la partition et moins je trouve quelque chose de neuf à dire » nous avait-il un jour confié). Certains renoncèrent au voyage et mal leur en prit parce que ce Requiem fut un moment de grâce.
Revenir sur ces dix ans qui mobilisèrent nos mois d’août est toujours à la fois un émerveillement et un déchirement. Nous y avons vécu certainement les moments les plus intenses de notre vie de mélomane, d’autant plus intenses que la maladie était toujours en embuscade. Par exemple l’année où Claudio dirigea la symphonie n°3 de Mahler (2007) qui devait être suivie d’une tournée à New York qu’il dut annuler, remplacé par Pierre Boulez, qui en fit une exécution mémorable, premier chef à diriger le LFO en dehors de Claudio Abbado (David Robertson dirigea l’autre programme). De ces concerts divers, le Blog du Wanderer rendit compte à partir de 2009 et quelques autres textes flottent sur la toile, venus du site des Abbadiani Itineranti, où ils s’appelaient Chroniques du Wanderer. Car c’est de mes voyages qui suivaient les itinérances de Claudio que ce surnom de Wanderer m’a été plaqué…

Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©
Priska Ketterer /Lucerne Festival

2013-2015 : le deuil et la transition

Mais le rêve a pris fin.
La maladie a vaincu en 2013, le dernier concert du 26 août fut un moment terrible pour tous tant en deux semaines Claudio, déjà fatigué, s’était épuisé.
Il faut donc arriver à cette fatale année 2014 qui vit le concert hommage du LFO le 6 avril où fut notamment exécuté le dernier mouvement de cette même Troisième de Mahler sous la direction d’Andris Nelsons admirable de retenue, avec orchestre et public en larmes, comme en témoignent les vidéos. Moi-même qui ai vécu ce moment gravé à jamais ne puis en regarder les images sans que les larmes ne montent.
À noter que c’est cette même Symphonie n°3 de Mahler qui ouvre le Lucerne Festival pour les 20 ans du LFO, sous la direction de Riccardo Chailly, le 11 août prochain.

Après dix ans d’une telle intensité, achevés dans une émotion indicible, parler de la suite semble quasiment impossible. Et pourtant, depuis ces moments, dix ans sont passés au cours desquels le Lucerne Festival Orchestra a continué de se produire avec beaucoup des mêmes musiciens même si certains, Abbado disparu, ont pensé que l’aventure ne valait plus la peine d’être vécue.
Il faut admettre l’impasse dans laquelle la direction du Lucerne Festival se trouvait et les choix qui lui étaient offerts.

  • Ou bien affirmer que l’aventure du LFO sans Abbado n’avait plus de sens, ou avait perdu son côté exceptionnel et dissoudre l’orchestre. C’était pour certains le plus logique, mais aussi le plus difficile pour les musiciens, pour le Festival et sa programmation et pour la mémoire d’Abbado qui avait fondé l’Orchestre. Elle fut évidemment écartée.
  • Ou bien continuer avec un autre chef et à d’autres conditions. C’était rendre ordinaire l’extraordinaire en faisant de l’orchestre un orchestre « comme les autres », même en gardant un grand niveau musical.
  • Ou bien chercher des voies possibles pour un nouvel élan « extraordinaire », mais peut-être le temps n’était-il pas encore venu.

Le Lucerne Festival vivait un peu avec la disparition d’Abbado ce qu’a vécu le Festival de Salzbourg à la mort de Karajan : comment continuer sans ?

 

2016- Le temps de Riccardo Chailly

Riccardo Chailly à la tête du Lucerne Festival orchestra ©Peter Fischli/ Lucerne Festival

Si Andris Nelsons a dirigé l’orchestre en 2015 et qu’on a pu croire un moment qu’il serait celui qui le reprendrait (mais il avait un futur à Boston), et si Bernard Haitink a aussi fait quelques concerts, la décision a été prise de trouver un « vrai » successeur et ce fut Riccardo Chailly. Même si le lien avec Abbado n’était pas réel (bien qu’il ait été son assistant dans les années 1970) Riccardo Chailly était un choix stratégique pour plusieurs raisons :

  • Le choix d’un chef italien, milanais qui plus est, permettait de garder un contact avec le public italien, et notamment milanais puisque Milan est à trois heures de Lucerne et un lien symbolique avec le milanais Abbado.
  • Le répertoire symphonique de Riccardo Chailly est assez proche de celui d’Abbado, avec des incursions dans de nouveaux espaces qui n’avaient pas été encore abordés. De plus Riccardo Chailly est connu pour sa curiosité envers des raretés qui pouvaient donner un nouveau souffle à la programmation.
  • Riccardo Chailly, de tous les grands chefs, est celui dont l’agenda est le plus ouvert, il dirige peu, et le LFO n’occupe pas beaucoup de temps : deux semaines en août au maximum et éventuellement une tournée d’automne.

Mais la difficulté est autre.
Ce n’est pas la qualité du chef qui est en cause, ni même celle des concerts, mais la relation entre le chef et le groupe, qui avec Abbado avait créé ce déclic qui fait passer d’une très bonne exécution à un moment céleste. Et de ce point de vue, – sans pouvoir rien y faire- on a perdu tout ce qui rendait ces rencontres d’août exceptionnelles pour tous, où se jouait l’amour de la musique et l’affection pour les gens, où se jouait quelque chose d’une profonde humanité, ou circulait quelque chose d’ineffable, un don de soi partagé.
Il n’y avait qu’un Claudio Abbado et sans doute fallait-il créer entre ces musiciens et leur chef un autre type de relation, qui se crée lentement, et pas en quelque sorte au moment où l’on fait le deuil de quelque chose d’essentiel dans une vie d’artiste.
J’ai entendu pendant ces dix ans plusieurs concerts du LFO, avec Nelsons, avec Haitink, avec Nézet-Séguin, avec Blomstedt et naturellement avec Riccardo Chailly. C’est sans doute avec Herbert Blomstedt que l’on s’est replongé dans les souvenirs, tant l’urgence était grande, tant l’engagement de l’orchestre total (voir notre compte rendu de ce concert du Festival 2020 consacré à Beethoven avec Martha Argerich en soliste).
Riccardo Chailly n’a pas du tout le même type d’approche que Claudio Abbado, et la plupart des concerts auxquels j’ai pu assister étaient évidemment de grande qualité, mais plutôt distants, avec beaucoup de programmes peu séduisants pour un tel Festival et pour un Orchestre avec un tel passé. Les choses à présent se sont stabilisées, les concerts sont plus engagés et plus variés (il laisse un des programmes à un collègue chaque année, notamment Yannick Nézet-Séguin) mais je continue de penser qu’il fallait peut-être retarder le moment d’un directeur musical désigné, et essayer plusieurs formules, une carte blanche à un chef différent chaque année, un chef différent par programme, des chefs de grand niveau en activité, Mehta, Thielemann, Rattle, Gatti, Petrenko, d’autres de la nouvelle génération dans une sorte de pari du type « essayer c’est adopter » qui aurait peut-être permis de trouver le chef qui aurait rencontré l’orchestre à sa manière, pour retrouver un plaisir de faire de la musique et pas simplement des concerts annuels.
Il faut aussi ajouter dans l’évolution des dernières années deux éléments :

  • une situation économique externe qui depuis 2003 a beaucoup évolué. On pouvait dans les premières années du siècle passer à Lucerne une dizaine de jours, la nouvelle monnaie, l’Euro, avait une valeur supérieure au Franc suisse. Quand le Franc suisse s’est mis à monter, quand son cours a dépassé d’Euro, il est devenu difficile de séjourner même de manière fugace à Lucerne, et bien des mélomanes non suisses préférèrent aller à Salzbourg où la vie (pas le Festival) est bien plus abordable qu’à Lucerne et d’autres ont renoncé, le rapport qualité-prix n’offrant plus les conditions d’antan, pour de beaux concerts certes, mais pas pour des concerts de légende.
  • Des choix artistiques et d’organisation faits au début du XXIe siècle, mais qui n’ont pas ou peu évolué depuis. Au départ appuyé sur Abbado et Boulez, le Lucerne Festival s’était attaché les deux phares de la musique d’alors, l’un sur le grand répertoire symphonique et l’autre sur le contemporain avec la fondation de la Lucerne Festival Academy, l’autre pilier de Lucerne. Ces deux immenses icônes disparues, les structures qui leur étaient associées sont restées, et le Lucerne Festival semblait un peu vivre sur ses acquis, sans inventer beaucoup de nouvelles formules, d’autant que le projet de Salle modulable susceptible de créer un autre espace au Festival sur lequel tablait l’intendant Michael Haefliger, a été abandonné.

Parallèlement, d’autres Festivals se sont consolidés en Suisse comme Verbier, qui a lieu fin Juillet, ou comme le Festival Menuhin de Gstaad qui se déroule sur l été à partir du 14 juillet qui sont de sérieux concurrents.
Le mandat de Michael Haefliger s’achèvera en 2025 après 26 ans de présence à la tête du Festival. Nul doute que Sebastian Nordmann, le prochain Intendant  en provenance de Berlin aura à cœur de  trouver des axes de renouvellement.

Mais cette année, on fête vingt ans d’un Orchestre né presque immédiatement comme l’une des meilleures formations au monde, qui a vécu dix ans de légende, et puis dix ans peut-être un peu moins extraordinaires tout en gardant un très grand niveau qui justifie aujourd’hui qu’il poursuive son chemin.
Sans doute le prochain intendant pensera-t-il pour le LFO un autre destin, d’autres rituels, de belles surprises qui le feront rester au sommet des formations musicales. Au nom de tout ce que cet orchestre nous a offert et au nom de ce qu’il m’a fait personnellement vivre, je le souhaite ardemment.

Le KKL à Lucerne (Architecte Jean Nouvel), lei du Lucerne Festival © DR

IN MEMORIAM BERNARD HAITINK (1929-2021)

 

Le dernier concert au Lucerne Festival © Lucerne Festival /Peter Fischli

Il y a des signes qui ne trompent pas, les médias « mainstream » audiovisuels français n’ont pas évoqué la disparition de Bernard Haitink, pourtant l’un des plus grands chefs d’orchestre de la planète classique. Haitink n’a jamais été médiatisé, n’a jamais passé le cercle des mélomanes, jamais invité à diriger le Concert du Nouvel An viennois – le précieux sésame qui fait passer un chef de l’anonymat médiatique à la « considération » grand-public. Il s’était retiré après un dernier concert le 6 septembre 2019 à Lucerne, à l’âge de 90 ans, un concert dont  Wanderer a rendu compte et où nous écrivions : Comme c’était aussi attendu, le maestro n’a pas voulu de manifestation particulière de reconnaissance et le concert s’est déroulé comme m’importe quel autre, sauf que chacun pensait à cette extraordinaire carrière faite de dignité, de modestie et de discrétion et à ce profil impassible et droit au geste mesuré qu’on ne reverrait plus. Et au programme, Beethoven, concerto pour piano no 4 avec Emanuel Ax et Bruckner, 7ème symphonie, une pierre de touche du parcours de Haitink.

Cette modestie que nous évoquions est un des traits essentiels de cette carrière, très régulière, dominée par un long mandat à la tête du Royal Concertgebouw Orchestra en 1961 et 1988 et un partage entre Amsterdam et Londres où il a dirigé le London Philharmonic Orchestra de 1966 à 1979, a été aussi été directeur musical du Festival de Glyndebourne de 1978 à 1988 puis directeur musical du Royal Opera House Covent Garden de 1987 à 2002.
Sa gloire auprès des mélomanes s’est développée dans les dernières années, dans la mesure où avec l’âge il atteignait le statut de chef mythique, comme c’est l’habitude avec les chefs ultra octogénaires. L’exemple d’Herbert Blomstedt est emblématique à ce propos. Rappeler cette carrière, c’est souligner qu’il a été un chef symphonique de très grande réputation, une référence dans Bruckner, et, moins mis en exergue, un chef de fosse d’expérience, et quelquefois surprenant.

Mon expérience personnelle de Bernard Haitink a été au disque assez rapide, parce que j’achetai très tôt son Ring enregistré entre 1988 et 1991 avec l’orchestre de la Radio Bavaroise (Symphonieorchestrer des Bayerischen Rundfunks) qui avait surpris à sa sortie et notamment son Rheingold. On sera peut-être surpris, mais dans ma jeunesse de mélomane, Haitink était une figure plutôt secondaire par rapport aux chefs en vogue dans les années 1970 ou 1980, comme Sir Georg Solti, Carlo Maria Giulini, Klaus Tennstedt, Lorin Maazel, Seiji Ozawa, Claudio Abbado et naturellement Herbert von Karajan. Considéré comme un chef très solide, à la tête d’un orchestre de grande référence (son nom est lié pour toujours au Royal Concertgebouw, symbole d’excellence régulière, de solidité et de permanence.

Et pourtant, Haitink m’a souvent étonné quand je l’ai entendu sur le vif, en concert comme en fosse. Le geste mesuré, le son plein, mais clair, et surtout l’emprise étonnante sur les orchestres. À ce titre, j’ai assisté à toutes ses « Master class » de direction d’orchestre à Lucerne, avec l’orchestre du Festival Strings de Lucerne. Cet homme à l’apparence paisible avait auprès des jeunes chefs un ton direct et sans concessions, respectueux mais quelquefois rude : alors quelquefois il prenait la baguette « pour montrer » et subitement, par un de ces mystères insondables de l’art du chef d’orchestre, le son de l’orchestre changeait, l’intensité incroyable naissait là où précédemment sous la baguette d’un aspirant chef rien n’avait émergé, avec une économie incroyable du geste ; alors Bernard Haitink ironisait  sur les jeunes chefs qui se déhanchaient en des gestes spectaculaires sans aucun effet réel sur le son. Un geste minimaliste et lui déclenchait un son au relief notable. J’ai découvert à cette occasion une personnalité directe, forte, à l’opposé de l’idée que je m’étais faite.
Autre souvenir à dire vrai incroyable, son Tristan und Isolde de 2010 à Zurich qui m’a profondément marqué. J’en ai rendu compte dans ce Blog et on peut s’y référer :
Cette fois-ci, à Zürich, le vétéran Bernard Haitink dirige la production maison de Claus Guth (créée l’an dernier par Ingo Metzmacher), qui fit couler beaucoup d’encre, avec une distribution non moins efficace et particulièment en forme ce dimanche soir. Ce fut là aussi à la fois une très belle soirée, et une surprise énorme tant la direction de Haitink impose un rythme et un style d’un dynamisme et d’une vitalité qui laissent rêveur. La salle relativement petite de l’Opéra de Zürich permet à des voix pas forcément grandes de se faire entendre. Elle permet aussi des interprétations plus “retenues” et un travail analytique de qualité. Haitink est très attentif à chaque inflexion de l’orchestre, qu’il mène avec une énergie peu commune, et ainsi propose une interprétation très dramatique, très tendue, laissant moins de place à l’attendrissement et beaucoup plus d’espace aux explosions de la passion. la présence permanente de l’orchestre, son engagement, une pâte sonore virulente en constituent les éléments essentiels. Le suivi des instruments (avec quelques problèmes sur les cuivres), la parfaite clarté de l’ensemble, la distribution du dispositif (le cor anglais solo, les trompettes en proscenium de troisième balcon), tout fait de ce Tristan un très grand moment. La relative discrétion médiatique de Bernard Haitink fait penser de manière erronée que cette discrétion se retrouve au pupitre, rien de cela et la performance orchestrale est une de celles dont on se souvient longtemps. C’est une interprétation d’une jeunesse et d’une passion peu communes ! Est-ce là le travail d’un chef qui a dépassé quatre vingts ans? Que nenni, c’est là un travail de jeune homme sauvage et échevelé : totalement inoubliable !
L’Isolde prévue (Waltraud Meier) avait déclaré forfait après un conflit avec le chef : deux caractères forts qui ne sont pas arrivés à pactiser. La mise en scène de Guth est forte, intelligente, reste encore au fil des années une des plus intéressantes du chef d’œuvre de Wagner. Mais en l’occurrence, ce soir-là, malgré les regrets dus à Meier et bien que le travail scénique fût vraiment stimulant, c’est l’interprétation du chef qui m’a à jamais marqué.
Ce Tristan est encore musicalement très vif en moi, 11 ans après à quelques jours près, et se range dans mes Tristan de l’île déserte.
Haitink, c’est la modestie, la rigueur, la régularité mais aussi la force d’invention et de surprise. Comme Abbado, comme Karajan, comme Bernstein, il quitte le monde comme s’il n’avait plus rien à y faire parce qu’il ne dirigeait plus.
Dernière évocation de l’abbadien que je reste, Haitink a plusieurs fois remplacé Claudio au moment de sa maladie en 2000 et en 2013, lorsqu’il était clair que Claudio ne dirigerait plus. Il avait cette disponibilité sans ostentation ni affectation. Un Monsieur en somme.

© Tolga AKMEN and Tolga AKMEN / AFP

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERT du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Bernard HAITINK le 19 AOÛT 2016 (BRUCKNER Symphonie n°8)

Le Lucerne Festival orchestra dirigé par Bernard Haitink le 19 août 2016 ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Le Lucerne Festival orchestra dirigé par Bernard Haitink le 19 août 2016 ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 21 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1216-bernard-haitink-dirige-la-octava-de-bruckner-en-el-festival-de-lucerna

Deuxième programme du LFO, tout aussi symbolique que le premier, dans la mesure où comme Daniel Barenboim, Bernard Haitink célèbre 50 ans de présence à Lucerne, depuis exactement le 17 août 1966. Et c’est la troisième fois qu’il y dirige la Huitième de Bruckner, les deux autres étant en 1989 avec l’Orchestre des jeunes de la Communauté européenne, et en 2007 avec le Royal Concertgebouw Orchestra. Un rapide coup d’œil sur ses apparitions à Lucerne montre qu’entre 1966 et 1999 est il n’est venu apparu sept fois, mais 40 fois depuis 2000. Évidemment, il ne s’agit pas d’une manie statistique, mais cela correspond à une étrange carrière: il a dirigé les plus grands orchestres est chef honoraire ou membre honoraire des phalanges les plus prestigieuses directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra pendant 27 ans, l’un des meilleurs orchestres du monde, et directeur musical du festival de Glyndebourne ede la Royal Opera House à Londres, et a toujours été très respecté, mais à cause sans doute d’une discrétion légendaire, il n’a jamais été considéré pendant longtemps par les médias comme un chef de premier plan. Ce n’est qu’après 2000, ayant dépassé soixante-dix ans qu’il a vraiment fait partie (pour les médias) de la rose des immenses.. A Lucerne il est maintenant régulièrement invité notamment avec le Chamber Orchestra of Europe avec qui il a un compagnonnage régulier (22 concerts entre 2008 et 2015) et pour de passionnantes Master class. Lorsque Claudio Abbado a été opéré, en 2000, il l’a remplacé à la tête des Berliner Philharmoniker, et en 2013, quand il était désormais sûr qu’il n ‘était plus en état de diriger, il a dirigé  l’orchestra Mozart, le dernier fondé par Claudio Abbado, et sera de nouveau sur le podium pour le premier concert de L’Orchestra Mozart relancé en Janvier. Le voir à la tête du Lucerne festival Orchestra, l’année dernière et cette année, est donc hautement symbolique pour les musiciens qui l’ont connu dans des circonstances difficiles.

Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Pour célébrer 50 ans de collaboration, diriger Bruckner a aussi une signification importante : Haitink est considéré comme irremplaçable dans la symphonie n°8 de Bruckner aujourd’hui , Il l’a dirigée l’an dernier avec les Wiener Philharmoniker à Salzbourg avec un immense succès. Cette présence et ce répertoire ont également un sens fort pour l’orchestre, qui vient de fermer le cycle Mahler avec Riccardo Chailly , et qui revient à Bruckner,  après l’exécution de la Neuvième inachevée pour le dernier concert de Claudio Abbado , le 26 Août 2013.

Il y avait de quoi être ému, avant même d’entendre une performance qui pour tout dire a été magistrale …

Quand les musiciens Lucerne Festival Orchestra adhèrent à un chef, ils deviennent vraiment fabuleux: habitués par Claudio Abbado à «faire de la musique» plutôt que des «concerts», l’auditeur sent immédiatement ce « je ne sais quoi » ou ce « presque rien » qui fait toute la différence entre une exécution “exécutée” et l’exécution « vécue » ou « incarnée ».
Par rapport à la semaine précédente, certains musiciens sont revenus (Lucas Macias Navarro, Prince du hautbois, bien qu’il soit devenu chef d’orchestre), d’autres sont partis (Alessio Allegrini, cor, ou Raphael Christ, second violon, Jacques Zoon, flûte, remplacé de la magnifique Chiara Tonelli, soliste du Mahler Chamber Orchestra qui a fait montre de son exceptionnel talent), mais tout l’orchestre était toujours hyper concentré, d’autant qu’ils avaient moins répété que d’habitude. Techniquement, le résultat a été miraculeux: pas de scories, les cuivres (si importants dans cette œuvre, et merveilleux, à commencer par Reinhold Friedrich (trompette) et Ivo Gass (cor), et tous les bois (Superbe Tonelli à la flûte, formidable hautbois de Macias Navarro et magnifique Carbonare à la clarinette), peut-être le plus stupéfiant était-il Raymond Curfs, le timbalier, rien moins que miraculeux. Lorsque qu’un collectif se compose de ces solistes, il n’y a plus de «collectif», mais un ensemble articulé d’artistes singuliers.

Dès le premier mouvement on a retrouvé ce son si particulier de l’orchestre d’une rare limpidité, avec une lisibilité incroyable, les cordes luxuriantes, rondes, des pizzicatis si légers, et si délicats qu’ils rappellent une autre époque, l’art du pizzicato est vraiment particulier : on se souvient de ceux que réussissait à obtenir Claudio Abbado dans la Symphonie Résurrection. Alors évidemment l’ensemble était imposant – la symphonie ne peut qu’ainsi se définir qui rappelle par sa monumentalité la grandeur du Parsifal wagnérien ou Götterdämmerung: ce n’est pas par hasard que Bruckner avait d’abord pensé à Hermann Levi, le chef qui a créé Parsifal à Bayreuth, pour diriger sa symphonie, après qu’il avait fait triompher la Septième..

 

Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Bernard Haitink est particulièrement intéressant à regarder diriger: il a souvent plaisanté sur les jeunes chefs gesticulateurs lors de ses master class et montrait sans cesse qu’à geste minimum peut correspondre effet maximum : cela s’appelle le charisme.. Avec quelques gestes, avec une main gauche minimaliste, Haitink peut soit déclencher le pandémonium, soit adoucir jusqu’à obtenir un simple fil sonore, à peine audible. le geste est jamais traduction ou métaphore du son, mais le geste est indication technique à suivre au vol parce que son impassibilité est proverbiale. Un Abbado pouvait également être lu sur le visage sur la main gauche qui passionnait tant certains solistes (Albrecht Mayer au hautbois en a souvent parlé) : chaque chef a son code de communication. Haitink apparaît diriger de manière distanciée, mais l’orchestre répond au moindre signe, parce qu’ils se comprennent intuitivement : c’est tout l’art de l’expérience que de savoir décrypter ces langages non verbaux, qui signifient une chose pour le spectateur qui voit souvent, le plus souvent, le chef de dos, et d’autres choses pour les musiciens.  Chacun attrape au vol un signe qu’il croit percevoir, ou déduit. Jeu de piste.
La Symphonie n ° 8 est un monument de 85 minutes (autant que la huitième de Mahler, 2016 est l’année des huitièmes – (étrangement d’ailleurs, Claudio n’aimait pas la huitième de Mahler et n’a jamais dirigé la huitième de Bruckner) , ce qui représente un moment difficile pour Bruckner : à partir de Beethoven, le nombre de symphonies devient presque mystique , peu ont dépassé la neuvième (personne au XIXème) et composer une huitième symphonie pouvait être perçu comme le début de la fin. D’ailleurs, la neuvième de Bruckner restera inachevée. Mais cette huitième, longuement remaniée, a également représenté un point d’arrivée, le triomphe de la symphonie romantique : ainsi le refus d’Hermann Levi de la diriger fut pour Bruckner un coup terrible qui le porta au bord du suicide. Ce fut Hans Richter qui la créa en 1892 .

Haitink en fait pour toutes ces raisons un point d’orgue, une symphonie presque mystique : il en élimine presque tous les signes souriants ou dynamiques, sans aucun signe d’ouverture sur le monde. Même le scherzo, un peu plus animé, reste sombre et méditatif. Haitink se souvient que Bruckner voulait une symphonie solennelle, bien que sa composition eût été très accidentée, et que l’orchestration de certains mouvements en a été assez profondément transformée.
IL a bien entendu maintenu l’importance des bois et des cuivres, au-dessus de tout éloge. L’orchestre semblait revenu à l’époque Abbado, avec un dévouement absolu et une confiance totale librement consentie au chef.

On aurait pu imaginer une couleur moins sombre, une approche moins méditative. Mais la volonté de tous était d’en faire une musique intérieure, celle de l’âme face à elle-même, et non une musique ouverte au monde que. Même le dernier mouvement qui prend plus ou moins les thèmes de tous les autres est resté très sobre et sévère, très hiératique et sans concession. D’ailleurs le silence final suspendu, imposé par Haitink a été interrompu par des applaudissements partis trop vite, ce qui a causé un geste d’agacement du chef.

Encore une fois, nous avons redécouvert cette année comme l’Orchestre du Festival de Lucerne pouvait éclairer une partition, avec une clarté et une sophistication sans précédent. Dès le début, mais beaucoup plus encore dans l’adagio, il était clair que la soirée se terminerait dans un abîme spirituel et musical. Bernard Haitink, né en 1929, est devenu chef le plus présent à Lucerne, et à 87 ans, réussit à déchaîner l’enthousiasme, mais aussi inviter à la concentration: la preuve ? La joie profonde des musiciens, dont certains à la fin du concert, très émus nous confiaient: “l’esprit de Claudio là ce soir.”
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Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: MASTERCLASS DE DIRECTION D’ORCHESTRE ANIMÉE PAR BERNARD HAITINK (19 MARS 2016)

IMG_5335Lucerne, ce sont des concerts de tous ordres et de tous formats, dans des lieux très divers qui vont du KKL de Jean Nouvel à des églises, ou au théâtre local, mais ce peuvent être aussi des rencontres ou des conférences, des projections vidéo, des concerts gratuits en plein air.
Ce sont enfin des Master classes de chefs d’orchestre, plutôt rares sur le marché à cause de leur coût et de la logistique afférente: il faut mobiliser un orchestre pendant plusieurs jours et une salle susceptible de l’accueillir sans gêner les répétitions des (nombreuses) autres manifestations.

Ces master classes existent depuis assez longtemps, notamment avec Pierre Boulez et le Lucerne Festival Academy, et depuis deux ou trois ans avec Bernard Haitink, le vénérable, qui mobilise l’orchestre des Festival Strings de Lucerne pendant trois jours du festival de Pâques (et 6 heures par jour) pour écouter et conseiller de jeunes chefs (hommes et femmes) aux horizons divers, français, canadiens, suisses, iraniens, coréens, néerlandais, américains, britanniques, sur un répertoire qui cette année comprenait la Haffner de Mozart, l’ouverture Leonore II de Beethoven, la 1ère symphonie de Brahms, Les Valses nobles et sentimentales de Ravel et  un extrait symphonique de Peter Grimes de Britten. Haitink dirige très fréquemment à Lucerne (depuis 50 ans…), aussi bien ces dernières années avec le LFO (Lucerne Festival Orchestra) qu’avec des cycles du COE (Chamber Orchestra of Europe).

J’ai assisté à la dernière journée, dans la Luzerner Saal qui jouxte l’auditorium, selon un rituel assez simple, environ 30 minutes par impétrant, sur un ou deux extraits au programme. Haitink est au fond de l’orchestre, derrière les violons, et se lève parfois pour aller suivre le jeune chef de plus près, l’arrêter, observer son geste ou même prendre la baguette pour montrer.

Bernard Haitink (à gauche)
Bernard Haitink (à gauche)

Il laisse en général courir l’extrait pour ensuite faire ses observations, ou interrompt éventuellement s’il lui semble nécessaire d’arrêter l’exécution pour corriger des défauts majeurs.
Des observations de Bernard Haitink émerge qu’il n’aime pas trop les chefs qui bougent beaucoup (« don’t jump ! » dit il à un jeune pourtant très valeureux) ou qui abusent de gestes larges pouvant induire les musiciens à la méprise. Tout geste, tout mouvement peut-être parlant, et donc il faut ne faire que des gestes « signifiants », des lunettes qui tombent ou s’embuent peuvent détruire la concentration (il en a fait la remarque à un jeune chef asiatique) ; ce sont de petites remarques qui pour le spectateur sont aussi une leçon, car pour les profanes que nous sommes, le chef fait des gestes qui miment la musique, et plus c’est large ou impératif et plus le chef est énergique et bon.
Mais il tient aussi un autre discours qui semble être évident mais ne l’est pas pour un chef d’une vingtaine d’années qui débute. Un jeune chef veille d’abord à asseoir son autorité sur l’orchestre et tenir tout son monde : donc les aspects techniques, la précision du geste passent avant l’interprétation « pure ». Et à ce moment là, nous avons droit à des exécutions propres mais sans personnalité, voire ennuyeuses. Alors Haitink insiste pour laisser le métronome, baisser la garde et laisser aller la musique, mais surtout, il pense à l’orchestre et aux musiciens qui doivent obéir à cette précision et être enfermés dans une exécution qui ne laisse pas le musicien s’aérer.
On l’a entendu beaucoup demander au chef plus de respiration, plus de liberté, plus de musique : plusieurs fois, il a demandé de « laisser aller la musique ». A l’inverse, certains ont une sorte de geste désordonné et déconstruit et il leur demande de mieux construire leur discours face aux musiciens. Haitink, dont le geste est minimaliste et qui semble un sphinx quand il dirige tant son visage est impassible, demande sans cesse à ces jeunes chefs de mieux communiquer avec l’orchestre, le Festival Strings Lucerne,  un orchestre remarquable de souplesse et d’adaptabilité, qui doit non seulement jouer en deux ou trois heures des répertoires très divers, revenir plusieurs fois sur le même morceau mais avec des personnalités variées, des gestiques très différentes, de la main molle et aérienne au poing tendu vers l’infini, du tracé sinusoïdal de l’avant bras à la ligne droite impérieuse, le tout en 30 minutes, et donc il faut développer une ductilité particulière pour répondre à des impulsions aussi diverses.
Haitink non sans humour, émet des remarques quelquefois nettes mais toujours bienveillantes, il rappelle par ailleurs aussi que Beethoven a fait quatre ouvertures pour le même opéra, soulignant ainsi l’éternelle insatisfaction, mais aussi le regard qu’il faut avoir sur cette Leonore 2 qui n’est ni Leonore 3 ni Fidelio,  et souligne, vachard,  que Rossini a au contraire fait une ouverture pour quatre opéras. Il rappelle aussi la difficulté à jouer Brahms, et cette complexité saute aux yeux lorsqu’il « corrige » les jeunes impétrants : c’est dans Brahms qu’il leur a pris le plus souvent la baguette, avec ce miracle qui se révèle à chaque fois : on a l’impression d’un autre son, d’un autre orchestre, d’une autre œuvre même, subitement habitée, profonde, intense – l’espace d’un instant – quand on avait un travail relativement indifférent et linéaire, avec les mêmes notes mais pas les mêmes mains. Bien sûr cela s’appelle le charisme, l’expérience : c’est cela le maestro.
Un charisme dont ne sont pas dénués un certain nombre de jeunes, chaudement encouragés par le Maître : le jeune français Simon Proust, qui a proposé un Britten tendu, rutilant, énergique, chaleureux et brillant, saisissant les auditeurs et dans l’après midi un 3ème mouvement de la 1ère symphonie de Brahms là aussi très bien construit mais peut-être un peu moins vécu de l’intérieur. Une jeune coréenne a dirigé sans baguette Les Valses nobles et sentimentales de Ravel en prenant des risques, en évitant la banalité, et en proposant une vraie vision poétique, même impression chez un jeune iranien, Hossein Pishkar, toujours dans Ravel, mais aussi dans Brahms (final de la symphonie), offrant une interprétation radicalement différente de sa collègue, mais elle aussi risquée, osant des ralentis, des diminuendos incroyables, mais avec un son rond, maîtrisé, et un geste mobile et très parlant, avec un final de Brahms vraiment prometteur. Enfin une exécution du Brahms par un jeune chef dont j’ignore l’origine ou le nom, osant un tempo très ralenti puis des accélérations intenses, mais très maîtrisées par un geste d’une précision exemplaire. Haitink en le couvrant d’éloge à susurré en incise qu’il était un peu oublieux de la sensibilité, c’est à dire de l’art pur.

Avec la taïwanaise Chaowen Ting un autre jour de la masterclass ©Georg Anderhub
Avec la taïwanaise Chaowen Ting un autre jour de la masterclass ©Georg Anderhub

Bien sûr l’avenir est assuré, mais ce qui frappe c’est aussi la diversité des candidats, venus d’horizons géographiques divers, ce qui montre en même temps – et c’est heureux – que la musique classique – et la direction d’orchestre – n’est plus ni essentiellement blanche, ni essentiellement mâle, mais que son champ d’interprétation s‘ouvre à des personnalités provenant d’ aires culturelles différentes, voire opposées. Sans doute les impétrants étaient-ils choisis en fonction de cette diversité là, car certains messages doivent impérativement passer (le Festival d’été, au thème « Prima donna » donne un espace inhabituel aux musiciennes) dans le monde de la musique classique un peu plus fossilisé que d’autres mondes musicaux. Il reste que pour le spectateur-auditeur, c’est aussi une vraie leçon pour comprendre d’abord ce qui se cache derrière les notes, derrière des morceaux qu’on connaît tous : dans le Beethoven il y a un solo de trompette au lointain, bien connu, et ce pauvre trompettiste a dû plus d’une fois recommencer, avec quelques menus accidents, mais aussi des interventions de Haitink donnant des indications de tempo, de rythme, montrant quel sens a le solo dans l’économie de la pièce. Pour le spectateur, ce travail dans le laboratoire du musicien est précieux, car non seulement il révèle quelque chose du secret des répétitions, mais aussi de ce qu’est l’analyse d’une œuvre, d’un extrait significatif et aussi d’un style. Ces moments passionnants nous montrent aussi ce qu’est l’art de la direction d’orchestre, fait de musique, de communication, d’autorité, de charisme, de clarté dans la vision et de capacité à transmettre, mais de capacité aussi à être le primus inter pares, un parmi d’autres, un dans le groupe, mais unique dans le groupe. La quadrature du cercle au quotidien, qui est la résultante de la complexification de l’art et des techniques : le chef il y a 200 ans n’était pas si nécessaire, et certaines formations, je pense aux italiens de Spira Mirabilis (qui affichent en home page de leur site néanmoins We are not “an orchestra who plays without conductor” ou aux Dissonances qui font d’exécutions sans chef une marque de fabrique. Mais Haitink insiste beaucoup sur le corps de l’orchestre, comme un corps vivant, immédiatement réceptif aux messages divers : on comprend alors ce que peut-être une relation longue avec un chef (on pense au LFO avec Abbado) et à ce qu’il faut retisser (ou non) quand un nouveau chef arrive. On pense aussi aux chefs qui défilent devant de grandes formations (par exemple, les Berliner Philharmoniker ) et l’examen implicite auxquels les nouvelles têtes sont soumises. On pense aussi à la doxa interprétative qu’un orchestre à la gloire établie peut imposer à un jeune chef, test pour marquer sa personnalité et sa capacité à imposer et s’imposer; le professionnalisme y fait, mais aussi l’autorité et l’intelligence et surtout la capacité à « faire de la musique ensemble » et l’on se prend aussi à mieux percevoir ce qu’entendait Abbado par cette expression. Faire de la musique ensemble, c’est arriver à dépasser la doxa, pour arriver dans l’espace de l’interprétation, et faire place à chaque proposition musicale où tous les musiciens sont partie prenante hic et nunc, dans l’instant: c’est faire de la musique au jour le jour pour qu’aucun concert ne ressemble à celui de la veille.
Il y a des chefs qui laissent la musique respirer, d’autres qui la « dirigent » ; d’ailleurs la langue est traîtresse en ces affaires. En français, le chef d’orchestre est « chef », pas de doute, l’italien est « direttore », pas trop de doute non plus, même si on voit çà et là la parole plus sympathique de “concertatore”: celui qui va mettre ensemble, faire se “concerter”. L’allemand, plus subtil a « Leiter » ou sa version plus martiale « Dirigent ». L’anglais est sans doute la plus pragmatique vers un  sens plus proche de la réalité: « conductor », celui qui conduit, qui donne la direction, sans l’aspect « directif », le conductor, on ne le subit pas, on l’accepte en confiance, même si cela fait penser au roumain conducātor (et on pense alors à Ceaucescu) et même si de conducātor on arrive à « duce » ou « Führer », et surtout même si « chef d’orchestre » en roumain se dit non conducātor, bien trop marqué politiquement, mais dirijor, tout comme le russe Дирижеры (Dirijerj).

Ainsi cette journée fut passionnante, et se termina par un discours conclusif très amical et émouvant de Michael Haefliger, qui a su donner à ce Festival dont la qualité n’a jamais bougé depuis 1938, au-delà d’une incroyable programmation, un aspect familier, affectif, presque familial qui fait que les habitués s’y retrouvent toujours avec plaisir, un lieu exceptionnel orchestré par Jean Nouvel qui a signé là sans aucun doute son plus bel espace musical et qui nous a ménagé notre plus bel espace de rêve mélomaniaque.[wpsr_facebook]

Magique KKL
Magique KKL

LUCERNE FESTIVAL 2015: BERNARD HAITINK dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA le 15 AOÛT 2015 (HAYDN-MAHLER)

LFO, Bernard Haitink le 15/08/2015 ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
LFO, Bernard Haitink le 15/08/2015 ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

Beaucoup d’abbadiens ne sont pas encore revenus à Lucerne après la disparition d’Abbado: certains pour des raisons économiques, ils consentaient un effort important parce qu’ils avaient la garantie d’un concert de toute manière exceptionnel et de la présence d’Abbado, d’autres pour des raisons plus affectives, ils n’ont pas encore le courage de revenir dans ces lieux où a soufflé son esprit pendant dix ans. Il en va ainsi de cette relation étrange (et assez unique) que Claudio Abbado a tissé, sans rien faire pour, avec de nombreux musiciens qu’il a dirigés et une partie du public.
Pour ma part, même si il a accompagné et avec quelle intensité 40 ans de ma vie de mélomane, même si j’ai participé à la création de cette association étrange , le Club Abbadiani Itineranti (CAI) – nom inventé dans les années 80 quand il a quitté Milan- d’environ 400 membres qui suivaient ses concerts depuis des lustres et qui ont constitué l’archive (documents papiers et sonores) le plus riche sur sa carrière, j’ai toujours considéré qu’il ne fallait en aucun cas s’arrêter d’écouter de la musique avec les orchestres qu’il a fondés et dans les lieux symboliques de sa vie, et notamment Lucerne, qui fut la dernière et grande « aventure » de sa carrière. Au contraire, il faut continuer à encourager « l’esprit Abbado » en soutenant les musiciens qu’il aimait et les initiatives qu’il a prises, notamment l’académie de Bolzano qui essaie de créer l’embryon d’un « sistema » à la vénézuélienne ou l’association Mozart, avec les projets Papageno et Tamino de musique dans les prisons et dans les hôpitaux. La meilleure manière de continuer à faire vivre Abbado, c’est non seulement d’écouter ses nombreux enregistrements, mais bien sûr entendre les orchestres qu’il a créés , se rendre aux concerts, et notamment ceux du Lucerne Festival Orchestra.

Cet orchestre est particulier car appuyé sur des relations d’amitié et d’admiration, c’est un orchestre réseau: formé du Mahler Chamber Orchestra qu’Abbado a encouragé à partir de l’initiative des jeunes du Gustav Mahler Jugendorchester qui l’ont constitué et de solistes de renom, ainsi que de musiciens venus d’horizons divers, c’est un orchestre qui a fonctionné « à l’affectif » partageant avec Claudio Abbado l’envie de «Zusammenmusizieren ». C’est un orchestre qui à mon avis disparaîtra s’il devait devenir « ordinaire », car il y a de nombreux orchestres magnifiques qui passent d’ailleurs tous à Lucerne, mais qui ne sonne pas comme celui-là les grands soirs. L’expérience du Lucerne Festival orchestra est non seulement l’expérience de l’excellence musicale, mais de l’engagement pour faire de la musique ensemble autour d’un chef : le concert hommage bouleversant du 6 avril 2014 en est la preuve la plus éclatante.
Ainsi est-on tiraillé entre l’envie que cet orchestre continue de vivre selon les mêmes principes, et le doute que cela soit possible avec tous les chefs…Il y a la logique du Festival, attirer le public de nouveau sur un nom, et la logique de l’orchestre, que ce nom soit admiré et aimé et surtout qu’il soit un chef qui partage quelque chose avec ses musiciens. Et il est possible que ces logiques ne se croisent pas tout à fait.
Personnellement, j’ai écrit que la venue de Riccardo Chailly est un choix de raison. Ce n’est pas un choix d’adhésion et, c’est vrai, je nourris quelques craintes pour l’évolution de l’orchestre. Mais il n’y avait guère d’autres solutions vu qu’Andris Nelsons, pressenti et désiré (élément essentiel) ne pouvait au mois d’août cumuler Tanglewood et Lucerne et que sa présence aurait obligé à des réorganisations trop lourdes pour le Festival.

Cette année, après une année 2014 difficile (les concerts de l’été dernier étaient tendus), c’est une année « normale » où nous pouvons nous rendre compte à la fois de l’état des troupes et voir si Lucerne a toujours sa magie propre.
Déjà, cette année, une rupture de l’habitude : alors que les concerts du LFO à Lucerne étaient concentrés sur le Week end (vendredi et samedi), cette année, pour des raisons d’agenda de Nelsons, le deuxième programme est prévu un mercredi et jeudi.
Mais le festival a quand même ouvert alla grande par un concert exceptionnel dirigé par Bernard Haitink, 86 ans, vétéran des grands chefs de ce temps, et un fidèle de Lucerne, où il anime des Master’s Class de direction d ‘orchestre passionnantes, et où il vient régulièrement avec le Chamber Orchestra of Europe, autre orchestre fondé par Abbado.
La présence de Haitink à la tête du LFO pour l’ouverture du Festival (avec un discours d’Alfred Brendel) était un juste retour des choses : Haitink a dirigé l’Orchestra Mozart en 2014 remplaçant Abbado malade, et a aussi remplacé à Lucerne Abbado à la tête des Berlinois lors de sa première opération en 2000 (Bruckner 7).

Bernard Haitink à la tête du LFO (15 août 2015) ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Bernard Haitink à la tête du LFO (15 août 2015) ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

En l’observant diriger, je me souvenais des conseils qu’il dispensait aux jeunes chefs venus à sa classe de maître, sur le geste et les mouvements du chef ; il ironisait sur ses jeunes collègues qui se déhanchent en mouvements divers sur le podium, en disant qu’aujourd’hui on aimait bouger, et montrait à ses élèves qu’avec un regard et un minimum de mouvement, on pouvait arriver au même résultat, sinon encore meilleur, et que le geste excessif  n’ajoutait rien dans la relation à l’orchestre, mais qu’il concernait l’effet sur le public.De la com en fait…
Haitink semble impassible sur le podium, un regard fixe (certains disent même qu’il ne vaut mieux pas être placé derrière l’orchestre parce que son visage a une impassibilité glaçante), un geste limité, et notamment une main gauche peu expressive (au contraire d’Abbado), en bref une rigidité qui peut décevoir ceux qui pensent que le geste du chef est une traduction visuelle des mouvements de la musique. Et pourtant, cet homme réservé et peu expansif est capable de déchaîner des orages : je me souviens d’un Tristan inoubliable à Zürich qui fut le Tristan le plus énergique, le plus haletant, le plus tempétueux de ma vie de mélomane.
Peu médiatique, la carrière d’Haitink fut sûre, à la tête des plus grands orchestres, dont 25 ans à la tête du Concertgebouw, et dans un répertoire varié mais essentiellement romantique et postromantique. Il n’a pas beaucoup dirigé à l’opéra ces dernières années, mais tout de même, il a été directeur musical de Covent Garden pendant une quinzaine d’années et aussi à Glyndebourne (comme me l’a opportunément rappelé un lecteur que je remercie), et dans ses enregistrements, il a notamment à son actif un Ring magnifique au disque. Par ailleurs on se souvient de son Pelléas au TCE à Paris.
Dans un thème général du Festival consacré à l’humour en musique, le programme combinait la Symphonie en ut majeur Hob.I : 60 « Le distrait » de Haydn et la Symphonie n°4 en sol majeur de Mahler.

La symphonie n°60 date de 1774, Haydn a 42 ans, il est en pleine période créatrice, en pleine maturité à une époque où 42 ans est déjà un âge avancé . Il mourra en 1809, à 77 ans.
Ce n’est pas une symphonie à proprement parler (6 mouvements !), mais un ensemble musical composé pour accompagner la représentation du Distrait de Regnard au château Eszterháza , une comédie créée à la Comédie Française en 1697 mais qui a connu un grand succès plus tard, à l’ère des Lumières au point d’être traduite en allemand (Der Zerstreute). Haydn compose une musique qui va ouvrir la comédie et s’intercaler entre les cinq actes.
Sans suivre exactement la trame de la pièce (une aventure qui commence sur un mariage arrangé où finit par triompher le véritable amour), Haydn accentue les effets de surprise, on passe brutalement de l’énergie au pianissimo, on change brutalement de tonalité, le clou étant un effet de désaccord des violons au 6ème mouvement qui fait glousser la salle. Toutes opérations conçues pour représenter les aléas de la distraction, les retours brutaux à la réalité, les coups de théâtre.
L’orchestre de Haitink est vif, jamais ennuyeux (quelquefois, je dois avouer qu’Haydn m’ennuie un peu), toujours en tension avec une grande clarté dans les différents niveaux, avec des effets de contraste de couleur et de rythmes, avec une vie réelle et souriante, qui cadre parfaitement avec le thème du Festival. Les violons sont stupéfiants (de vélocité et de chaleur en même temps, comme d’habitude,) notamment au cinquième mouvement et j’ai particulièrement aimé le dialogue entre cor, hautbois et cordes à l’andante du deuxième mouvement . Mais ce qui frappe surtout, c’est que même dans les parties un peu plus pompeuses (début du 1er mouvement), l’orchestre de Haitink n’est jamais démonstratif, toujours fluide et naturel, sans pathos, mais sans froideur. Du grand art.
La quatrième symphonie de Mahler a été jouée par Abbado à Lucerne en 2009 avec comme soliste Magdalena Kožená. Je n’ai pas l’intention de me lancer dans une comparaison : les maniaques se référeront et à l’enregistrement radio du présent concert par la SRF, et au DVD du concert d’Abbado (EuroArts).
Il est clair que Haitink propose une interprétation prodigieusement vivante de cette symphonie, peut être la plus souriante de Mahler (qui prend donc sa juste place dans le thème de l’année du Festival), la plus insouciante, la moins marquée par la douleur ou la tragédie. Tout en gardant sa relative immobilité, Haitink n’offre pas du tout une interprétation froide, on retrouve en effet les qualités qui font de cet orchestre un objet musical tout particulier, des cordes d’une grande ductilité, des instruments solistes (cor, trompette, flûte, hautbois) d’un niveau prodigieux, d’une homogénéité et d’une chaleur de son quasiment uniques, servies par l’acoustique de la salle, précise, jamais trop réverbérante, mais très chaleureuse et très précise. On retrouve un orchestre aux couleurs variées, des équilibre sonores soignés, une certaine légèreté, mais tempérée notamment dans les deux premiers mouvements, avec une très belle intervention de Gregory Ahss, le premier violon au deuxième mouvement.
Mais c’est dans l’adagio qu’on retrouve peut-être l’ivresse sonore que toujours cet orchestre a su donner : Haitink, sans jamais insister, sans jamais exagérer, sans jamais aller au-delà des notes, mais avec un soin tout particulier aux enchainements et à la respiration, nous propose avec l’orchestre un de ces moments extatiques qui font battre les cœurs et s’élever les âmes. Ce fut immense et à la fois presque simple, sans effet dérangeant, sans démonstration aucune : la grandeur simple d’un moment d’une intensité réelle mais jamais dramatisé, naturel dans son crescendo. Il y a chez Haitink cette capacité rare à rendre la musique vraie, sans décoration inutile, sans manière, et toujours dans une grande limpidité. Sans bruit, le chef d’œuvre s’impose.

Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

On descend sans doute d’un cran dans le dernier mouvement, conçu antérieurement, comme on le sait, et devant être intégré initialement à la 3ème symphonie. Si l’enchainement entre l’adagio et le Lied du Knaben Wunderhorn «  Wir geniessen die himmlischen Freuden » est parfaitement mis en place par l’orchestre, puisque l’ensemble de la partie « symphonique » prépare ce finale, j’ai trouvé le chant d’Anna-Lucia Richter, avec une voix de soprano légèrement acidulée, un peu maniéré pour le style de l’interprétation générale de Haitink, on avait besoin de plus de naturel. La voix porte bien, la diction est assez claire, compte tenu d’une salle où la voix a quelque difficulté parfois, mais la chanteuse abuse un peu d’effets comme des portamenti à répétition. Il est vrai que c’est un moment plus délicat qu’il n’y paraît: ni Fleming avec Abbado et les Berlinois, ni Kožená avec Abbado et Lucerne ne m’avaient totalement convaincu. J’attends là-dedans une voix plus fraîche, plus jeune et plus naïve, pourquoi pas une Hanna-Elisabeth Müller ?
Il reste que l’ensemble est un grand moment mahlérien et nous rassure : l’orchestre reste l’orchestre d’Abbado avec ses qualités et son engagement légendaires. L’autorité réelle de Bernard Haitink, sa rigueur, sa précision et sa simplicité auront fait le reste. Ce fut un concert magnifique, et des retrouvailles émouvantes de Lucerne avec Mahler (les derniers Mahler étaient l’adagio de la Symphonie n°10 en 2011, et surtout la Symphonie n°9 en 2010). C’est Mahler qui a fait la réputation de l’orchestre, et cette nouvelle rencontre le confirme : cet orchestre est unique. [wpsr_facebook]

LFO, Bernard Haitink Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
LFO, Bernard Haitink Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014: CHAMBER ORCHESTRA OF EUROPE dirigé par Bernard HAITINK le 5 AVRIL 2014 (Robert SCHUMANN) avec Gautier CAPUÇON

Bernard Haitink et le COE ©PKetterer/Lucerne Festival
Bernard Haitink et le COE ©PKetterer/Lucerne Festival

Tout le monde ce soir-là en rentrant dans l’auditorium du KKL avait la tête ailleurs, mes voisins, à côté, derrière, devant parlaient du concert du lundi 7 annulé,  qui devait être celui de Claudio Abbado, de celui de demain dimanche 6, par le Lucerne Festival Orchestra en sa mémoire. Il suffisait d’ouvrir le programme de salle : un texte de Michael Haefliger qui évoque la figure de Claudio nous plongeait dans le souvenir.
Et ce soir, Bernard Haitink, qui a dirigé à sa place de nombreux concerts quand Claudio était souffrant, encore à l’automne dernier nous le rappelait encore.
Et ce soir, le Chamber Orchestra of Europe, que Claudio a porté sur les fonds baptismaux : il reste encore tant de musiciens des origines qu’effectivement, beaucoup dans la salle voyant Haitink et le COE pensaient…Claudio.
D’ailleurs, une foule de spectateurs habituels de l’été sont là. Combien de spectateurs, en entrant dans la salle se sont dit : jamais plus…jamais plus l’entrée de cette silhouette gracile et souriante. Ce soir, personne n’était totalement heureux ni totalement disponible.
Et pourtant, la magie de la musique a agi, et c’est ce qu’a toujours voulu Claudio, se faire oublier derrière l’œuvre qu’il exécutait : ce soir, le Chamber Orchestra of Europe, Bernard Haitink et  Gautier Capuçon ont réussi à nous extraire de cette amertume et de cette tristesse, grâce à un Schumann magistralement interprété, et qui nous a en quelque sorte projetés vers le présent.
Ce soir marque le début d’un cycle Schumann qui va continuer cet été, et Haitink dirige les deux symphonies des débuts, la n°1 « le Printemps » et la n°4, pratiquement contemporaine (en 1841, mais que Schumann a profondément remaniée en 1851) nées peu après le mariage avec Clara et donc positives et pleines d’optimisme. Entre les deux, le concerto pour violoncelle op.129, de 1850, moins ouvert, plus lyrique, plus mélancolique aussi, comme si nous étions en cette soirée initiale, aux deux bouts de la courte carrière de Schumann.

Haitink en Master's Class ©Georg Anderhub/Lucerne Festival
Haitink en Master’s Class ©Georg Anderhub/Lucerne Festival

Bernard Haitink est toujours très présent à Lucerne, et depuis deux ans il donne aussi une Master’s class de direction d’orchestre, 3 jours, 6 heures par jour, cette année autour de Beethoven, Mozart, Mahler et Debussy, pour huit jeunes chefs d’orchestre venus aussi bien du Chili que de Taiwan ou de Belgique, sept hommes et une femme, la parité n’est pas encore entrée dans ce métier-là. Il disait justement à l’un des jeunes impétrants qu’aujourd’hui tous les chefs bougent beaucoup en dirigeant alors qu’à son époque, seul Bernstein bougeait. Et il défendait dans la direction une certaine retenue, d’infimes mouvements, un regard bienveillant, des gestes clairs à la main gauche, sans devoir trop parler en répétition (« talking conductor ») ni bouger excessivement son corps, qui dit-il nuit à la compréhension.
C’est bien ce qu’il applique sur le podium : on est toujours frappé par la retenue et la réserve de ce chef , qui pourtant réussit à transmettre aux orchestres dynamique et énergie, comme dans ce programme où ce qui frappe d’abord c’est la relation forte avec le Chamber Orchestra of Europe, excellent, suivant le chef avec une précision rare, pas de décalages, pas de scories, et un son charnu qui surprend vu l’effectif relativement réduit…
Nous l’avons dit, c’est un Schumann ouvert, printanier, lumineux qu’offre Haitink, un Schumann nouveau comme seuls les chefs vénérables peuvent oser le faire. Aussi bien dans la 1ère Symphonie Le Printemps en si bémol majeur, et la quatrième en ré mineur, son approche surprend, par le choix d’un orchestre relativement réduit, par la distribution des violons à droite et à gauche du chef, qui dialoguent d’une manière étonnante, par un son d’une incroyable clarté, et qui déploie une énergie d’une force peu commune malgré l’effectif.

Gautier Capuçon & Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival
Gautier Capuçon & Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival

À 85 ans, Bernard Haitink montre une merveilleuse vitalité : son Schumann plus énergique que romantique est plein de séduction, plein d’allant, plein de jeunesse. Le concerto pour violoncelle, interprété avec par Gautier Capuçon qui a donné son meilleur, se montrait plus mélancolique, un peu plus sombre, et tranchait sur des symphonies où le soleil perlait sans cesse : un regard peut-être un peu plus conforme que les deux symphonies.
Une ouverture du festival mémorable : un autre son, une vision neuve, une vision épurée, rajeunie…un autre diable d’homme, ce Haitink. [wpsr_facebook]

Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2014: LE FESTIVAL DE PÂQUES (5-13 AVRIL 2014)

Claudio Abbado

Abbado, Haitink, Dudamel, Nelsons, ..et les autres…
Le programme de Pâques du festival de Lucerne donne une importance toute particulière cette année aux oeuvres chorales ou impliquant des choeurs.

Andris Nelsons ©Stu Rosner

Un des sommets en sera sans doute l’acte III de Parsifal de Richard Wagner, par l’orchestre de la Radio bavaroise (Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks), et le choeur de la Radio bavaroise (Chor des Bayerischen Rundfunks) sous la direction d’Andris Nelsons avec Stuart O’Neill (Parsifal), Georg Zeppenfeld (Gurnemanz) et Tomasz Konieczny (Amfortas) le samedi 12 avril 2014,

Gustavo Dudamel ©Tristram Kenton

mais l’orchestre, traditionnellement en résidence à Pâques, donnera aussi un concert dirigé par Gustavo Dudamel le vendredi 11 avril dans un programme Beethoven (Symphonie n°6 Pastorale) et Stravinsky (Le Sacre du printemps), c’est à dire un programme un peu plus païen au milieu d’oeuvres plus religieuses.
Le concert de clôture affichera le dimanche 13 à 11h la Petite Messe solennelle de Rossini avec le Chœur de la Radio bavaroise et des solistes plutôt jeunes (Max Hanft, Regula Mühlemann, Marianna Pizzolato, Mika Kares et Dominik Wortig), tandis qu’une autre messe solennelle, moins petite, dominera la semaine en écho, la Missa Solemnis de Beethoven dirigée par András Schiff, par la Capella Andrea Barca, le Balthazar Neumann Chor et les solistes Ruth Ziesak, Britta Schwarz, Robert Holl et Werner Güra le mercredi 9 avril.
En musique baroque, Michael Haefliger propose Balthazar de Haendel,  par la Junge Philharmonie ZentralSchweiz et l’Akademiechor de Lucerne, une production locale, et en musique ancienne, c’est l’excellent choeur anglais Stile antico, qui travaille sans chef et qui serait bien en train de révolutionner l’interprétation du répertoire polyphonique qui va proposer  un concert intitulé “Passion, mort et résurrection” avec un florilège d’auteurs comme William Byrd, John Taverner, Tomás Luis de Cristobal, Orlando Gibbons…une soirée sans doute passionnante à ne pas manquer le mardi 8 avril.
Enfin, Reinhold Friedrich, trompettiste vedette du Lucerne Festival Orchestra , et Martin  Lücker à l’orgue proposent un concert original trompette & orgue avec des oeuvres d’Albinoni, Bach, Liszt, Enescu, Hindemith le dimanche 6 avril à 11h.
Last but not least, deux concerts d’ouverture à ne pas manquer, d’une part, Claudio Abbado et son orchestra Mozart dans un programme encore partiel, comprenant la Symphonie n°3 en la mineur op.56 Ecossaise de Mendelssohn, le lundi 7 avril et pour fêter ses 85 ans, Bernard Haitink dirigera le Chamber Orchestra of Europe (fondé par Claudio Abbado) dans un programme Schumann avec deux symphonies, la n°1 op.38 (le Printemps) et la n° 4 op.120, ainsi que le concerto pour violoncelle en la mineur op.129  avec Gautier Capuçon en soliste le samedi 5 avril, en ouverture du Festival.
Un programme très divers, avec un travail de variations sur la musique  chorale qui promet beaucoup à ceux qui pourraient passer la semaine à Lucerne. Pour les autres, il faut bloquer les deux week end successifs celui du 5 en tirant jusqu’au lundi 7 et celui du 12-13 an anticipant au vendredi 11.  Joyeuses Pâques…!
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Bernard Haitink © DR

LUCERNE FESTIVAL 2012: BERNARD HAITINK DIRIGE LES WIENER PHILHARMONIKER le 15 SEPTEMBRE 2012 avec Murray PERAHIA (BEETHOVEN Concerto pour piano n°4, BRUCKNER Symphonie n°9)

©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Après Salzbourg où ce concert a été donné le 25 août et un crochet par les Proms de Londres les 6 et 7 septembre  voilà les Wiener Philharmoniker à Lucerne, pour conclure en beauté le Festival 2012. On peut même entendre (s’il est encore disponible) le concert de Londres sur le site de la BBC (Radio3). Je reprends le commentaire de la page Facebook de Dominique Meyer, directeur de l’Opéra de Vienne: “Hier soir, à Salzburg, j’ai eu la joie d’entendre de nouveau les Wiener Philharmoniker, leur son magnifique, la douceur des cordes, la force et la rondeur des cuivres, qui peuvent jouer fortissimo sans que le son ne durcisse, la beauté triste et crépusculaire des Wagner Tuben à la fin de la Neuvième de Bruckner…. Et Bernard Haitink, net, clair, précis, évident. Immense musicien.”
Il n’y pas grand chose de plus à dire, même si je vais essayer de transmettre mes impressions d’hier à Lucerne. Le dernier concert entendu de Murray Perahia avait justement été à Lucerne, en 2007 (l’année de la 3ème de Mahler) avec Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra un concerto n°4 de Beethoven où les options de l’un et de l’autre ne s’étaient pas rencontrées. Rien ici de pareil. Bernard Haitink fait dialoguer l’orchestre avec le soliste d’une manière exemplaire: le son des Wiener est évidemment incroyable à la fois de retenue et montre une écoute attentive du soliste et une osmose qui affiche une sorte d’évidence. Les Wiener surprennent toujours quand on les entend après quelques années ou quelques mois de distance – Bon, même si je les ai entendus dans “Die Soldaten” il y a trois semaines, mais Zimmermann et Beethoven ce n’est pas exactement pareil – . ce qui surprend d’abord par rapport à tous les autres orchestres, c’est qu’ils sont presque exclusivement un orchestre au masculin, comme on en voyait il y a trente ans, ou sur les bandes d’archives. J’ai compté deux femmes dans l’ensemble. Pas de remarque sur la parité, mais déjà l’impression d’un orchestre “autre”, de tradition (discutable sur ce point…), “tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change”, avec une certaine raideur aristocratique dans les attitudes. Ce ne sont évidemment que menues remarques qui n’ont rien à voir avec la musique, mais qui donnent un “contexte”, quelque chose qui serait du genre “s’il n’en reste qu’un je serai celui-là”. Et puis le son, un son reconnaissable entre tous, une perfection formelle quasiment inaccessible (ah, ces pizzicati, ces cordes, ces cuivres!), un son qui ne bouge pas, comme si on le mettait en boite après chaque concert depuis des dizaines d’années pour le ressortir au concert suivant, un son et une couleur qui se cultivent bien sûr, et que les Wiener essaient jalousement de conserver, et que d’aucuns leur reprochent. Ils n’ont pas de chef sinon le directeur musical de la Staatsoper de Vienne quand ils sont en fosse à l’Opéra. mais en tant que Wiener Philharmoniker, ils sont indépendants et libres, et au total donnent peu de concerts dans l’année si on les compare aux Berliner Philharmoniker, dont le son, lui évolue sans cesse: de Karajan à Abbado et à Rattle, ils ne sonnent pas du tout de la même façon, c’est frappant dans les cordes. Cette stabilité sonore, s’accorde merveilleusement bien avec Bernard Haitink, lui aussi image d’une permanence, qui est à la fois dans l’énergie, la subtilité et une recherche continue d’équilibre, garantie par le volume sonore des Wiener jamais excessif, jamais débordant, mais toujours imposant.

©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Ainsi du deuxième mouvement du concerto de Beethoven, avec ce duel entre un orchestre tendu et un soliste plus doux, plus suave, plus “romantique”, un duel millimétré, et en même temps d’une telle perfection qu’on se laisse prendre de manière définitive. Encore plus dans le troisième mouvement, si dansant, où Perahia est littéralement éblouissant de rythme, d’imagination, d’inventivité, de fluidité, mais aussi de simplicité,que l’orchestre accompagne jouant sur le son plein compact et charnu, mais aussi sur les limites de l’audible. C’est vraiment un très beau Beethoven qui nous a été livré là, pas forcément novateur, mais pas  “classique” au sens “académique”, qui a la justesse de la vie, et une étrange intensité, qui ne fait pas spectacle tant le geste de Haitink est mesuré (on est aux antipodes d’un Chailly quelques jours avant), mais qui force à la concentration, et à la rentrée en soi et qui force l’admiration.
Avec la 9ème de Bruckner, inachevée, que Haitink choisit de jouer sans les “possibles” d’un quatrième mouvement, mais dans la certitude des trois mouvements terminés, elle a vraiment les caractères d’un achèvement: dès les premières mesures où les cordes tremblantes rappellent quelques mesures du second acte de Siegfried, on rentre dans une ambiance de concentration une fois encore, qui explose bientôt dans la perfection formelle de l’orchestre dont le son n’écrase jamais et qui  provoque en nous des émotions qui bouleversent. Dominique Meyer parlait de la rondeur des cuivres, ce qui frappe, c’est qu’aucun son n’est “exagéré”, même là où ils annoncent un futur atonal, l’ensemble reste à la fois tendu et équilibré, dans une architecture de l’évidence qui impose une écoute synthétique, absolument pas démonstrative. Le fameux scherzo est ainsi à la fois dramatique, et impressionne, sans effrayer, et la légèreté des cordes du trio est littéralement bluffante ainsi que la couleur donnée aux pizzicati (marque des très grands orchestres): c’est bien ce contraste qui crée la force et la tension. Et quand on aborde l’adagio, sublime, et tellement wagnérien par moments, la force des crescendos, l’extrême douceur des diminuendos, époustouflent et ce qui ne devait pas être un final se révèle en être un, qui annonce certains moments de la 9ème de Mahler -le début notamment-, qui évoque aussi certaines phrases de Wagner:  les dieux de la musique, au Crépuscule de leur vie, parlent le même langage.
Je me souviendrai longtemps des dernières mesures, qui sont une sorte de révélation: Bruckner qui n’est pas un de mes compositeurs de l’île déserte , est bien prêt, grâce à Haitink, de s’y installer, j’en suis depuis ce concert (hier) à ma cinquième audition de la 9ème (Furtwängler, Karajan, Giulini!-2 fois-, Wand) et j’attends avec curiosité, et impatience déjà, celle (très probable) d’Abbado l’an prochain dans cette même salle.
Longue ovation, debout, de la salle, mais Haitink disparaît vite, c’est un modeste. Sublime conclusion d’un festival qui cette année a été comme toujours particulièrement riche  et  donne immédiatement envie de la suite. Rendez-vous déjà en novembre pour le Festival de piano, et à Pâques (Abbado, Jansons, Dudamel, Eliot Gardiner). 2013 est le 75ème anniversaire du Festival (né en 1938) et l’été dont le thème est “Révolution” réservera encore des moments étonnants (Sacre du Printemps, Ring complet…).
Alors oui, encore et toujours, il faut aller à Lucerne.
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©Priska Ketterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2012 (ÉTÉ): CE QU’IL NE FAUDRAIT PAS MANQUER

Festival de Lucerne: 8 août-15 septembre 2012

Si vous êtes retraité, si les Francs suisses ne vous font pas peur, si vous aimez la musique, alors, louez un appartement à Lucerne du 8 août au 15 septembre, vous ne le regretterez sans doute pas ! Le  Festival de Lucerne 2012 dont le thèmes est “La foi” est un feu d’artifice d’événements tous plus attirants les uns que les autres. Je ne vais évidemment pas les détailler tous, il vous suffit d’aller sur le site du Festival de Lucerne pour avoir le tout en détails. je vais simplement rappeler quelques moments que vous auriez intérêt à noter dans vos tablettes.

D’abord, l’artiste étoile du Festival est le chef Andris Nelsons, qui dirigera le 3 septembre son orchestre, le City of Birmingham Symphony Orchestra dans la Symphonie n°2, Résurrection de Gustav Mahler, le 4 septembre, le concerto pour violon de Sonia Gubaidulina, et la Symphonie n°7 “Leningrad” de Chostakovitch, et enfin le 5 septembre la Symphonie n°9 de Beethoven . Sont prévues aussi des conversations et des rencontres.

Le cycle du Lucerne Festival Orchestra s’annonce exceptionnel.
Claudio Abbado devait diriger par trois fois, les 8, 10, 11 août la monumentale Symphonie n°8 de Mahler, la “symphonie des Mille” qu’il a si peu dirigée. Il n’est  décidement pas en phase avec cette œuvre monumentale et finalement il a renoncé à la diriger, et propose comme programme alternatif les musiques écrites par Beethoven pour la tragédie Egmont (toutes les musiques) et le Requiem de Mozart  et les 17 et 18 août le concerto pour piano n°3 en ut mineur de Beethoven (soliste Radu Lupu) et la Symphonie n°1 de Bruckner en ut mineur, WAB 101. Entre les deux notons un grand concert choral du Mahler Chamber Orchestra dirigé par Daniel Harding le 9 août (Schubert, “Chant des esprits sur les eaux” D 714, Schumann “Nachtlied”op.108, Schubert, Messe en mi bémol majeur D950), un concert de Maurizio Pollini du cycle “Perspectives”(Lachenmann-Beethoven) le  12 août (et un second le 30 août ) et un concert de Pierre-Laurent Aimard (Debussy, Liszt, Messiaen).

Pierre Boulez animera, à 87 ans, les ateliers de la Lucerne Festival Academy et dirigera le Lucerne Festival Academy Orchestra pour plusieurs concerts: à noter une Master Class de direction d’orchestre autour de Philippe Manoury du 1er au 7 septembre à 10h chaque jour, un atelier autour de deux jeunes chefs d’orchestre, Daniel Cohen et Gergely Madaras, et de deux compositeurs, Benjamin Attahir et Christian Mason, le 1er septembre à 12h, des ateliers préparatoires au concert, autour de Philippe Manoury (le 1er et le 6 septembre), de Jonathan Harvey (le 3 septembre), et de Schönberg (Erwartung, avec Deborah Polaski le 4 septembre) et le concert du  Lucerne Festival Academy Orchestra (Manoury, Harvey, Schönberg) le 7 septembre, d’autres concerts et d’autres ateliers sont prévus avec d’autres chefs, voir le programme détaillé.

Après les cycles et les rendez-vous annuels, notons quelques concerts qui mériteront le détour:
– Un concert le 22 août du GMJO: Gustav Mahler Jugendorchester, fondé par Claudio Abbado, dirigé par Daniele Gatti avec Frank Peter Zimmermann en soliste (Wagner, Berg, Strauss, Ravel)

– le 29 août, l’orchestre et le chœur du Teatro alla Scala dirigés par Daniel Barenboim donnent le Requiem de Verdi avec un quatuor de choc: Anja Harteros, Elina Garanca, Jonas Kaufmann(s’il est guéri), René Pape

– les 1er et 2 septembre 2012, Mariss Jansons et son Royal Concertgebouw Orchestra proposent le concerto pour violon de Bartok (Leonidas Kavrakos, violon), et la Symphonie n°1 de Mahler (Titan), et “le survivant de Varsovie” de Schönberg, la “Symphonie des Psaumes” de Stravinski, “Adagio for strings”, de Barber, “Amériques”de Varèse

– les 14 et 15 septembre, Bernard Haitink dirige le Philharmonique de Vienne dans deux programmes passionnants, le concerto pour violon de Sibelius (Vilde Frang, violon) et la Alpensymphonie de Strauss, puis le lendemain le concerto pour piano n°4 de  Beethoven (Murray Perahia) et surtout la Symphonie n°9 de Bruckner, à ne pas manquer.

Et puis le tout venant: London Symphony Orchestra (Valery Gergiev) le 24 août, The Cleveland Orchestra (Franz Welser-Möst) les 25 et 26 août, les Berliner Philharmoniker (Sir Simon Rattle) le 28 août, le St Louis Symphony le 6 septembre (David Robertson/Christian Tetzlaff), les Münchner Philharmoniker (Lorin Maazel) le 9 septembre, et tant d’autres concerts de chambre ou de solistes, et des rencontres, et des projections cinématographiques.

Eh oui, il FAUT aller à Lucerne!
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OPERNHAUS ZÜRICH 2010-2011: TRISTAN UND ISOLDE, le 17 octobre 2010 (Dir:Bernard HAITINK, Ms.en scène:Claus GUTH)

Tristan und Isolde (Ms Claus Guth)

A un mois et cinquante kilomètres de distance, deux Tristan und Isolde très différents et pourtant passionnants tous les deux. Il y a un peu plus d’un mois, à Lucerne, Esa Pekka Salonen dirigeait la production désormais culte de Peter Sellars et Bill Viola, dans une direction grandiose, presque “apocalyptique” à la fin du 1er acte, avec une distribution globalement très réussie. Cette fois-ci, à Zürich, le vétéran Bernard Haitink dirige la production maison de Claus Guth (créée l’an dernier par Ingo Metzmacher), qui fit couler beaucoup d’encre, avec une distribution non moins efficace et particulièment en forme ce dimanche soir. Ce fut là aussi à la fois une très belle soirée, et une surprise énorme tant la direction de Haitink impose un rythme et un style d’un dynamisme et d’une vitalité qui laissent rêveur. La salle relativement petite de l’Opéra de Zürich permet à des voix pas forcément grandes de se faire entendre. Elle permet aussi des interprétations plus “retenues” et un travail analytique de qualité. Haitink est très attentif à chaque inflexion de l’orchestre, qu’il mène avec une énergie peu commune, et ainsi propose une interprétation très dramatique, très tendue, laissant moins de place à l’attendrissement et beaucoup plus d’espace aux explosions de la passion. la présence permanente de l’orchestre, son engagement, une pâte sonore virulente en constituent les éléments essentiels. Le suivi des instruments (avec quelques problèmes sur les cuivres), la parfaite clarté de l’ensemble, la distribution du dispositif (le cor anglais solo, les trompettes en proscenium de troisième balcon), tout fait de ce Tristan un très grand moment. La relative discrétion médiatique de Bernard Haitink fait penser de manière erronée que cette discrétion se retrouve au pupitre, rien de cela et la performance orchestrale est une de celles dont on se souvient longtemps. C’est une interprétation d’une jeunesse et d’une passion peu communes! Est-ce là le travail d’un chef qui a dépassé quatre vingts ans? Que nenni, c’est là un travail de jeune homme sauvage et échevelé: totalement inoubliable!

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A cet orchestre exceptionnel correspond une distribution vocale de grande qualité. Remplaçant Waltraud Meier qui est entrée en conflit avec Haitink, Barbara Schneider-Hofstetter propose une Isolde de très haut niveau, de plus en plus engagée, avec un premier acte un peu crié. Son deuxième acte est tout simplement éblouissant. Grande surprise aussi face au Tristan de Stig Andersen. Ce chanteur honnête dans Siegmund ou Siegfried s’est littéralement surpassé, avec une vrai présence vocale tout au long de l’oeuvre, mais avec un troisième acte tout à fait exceptionnel et bouleversant , qui arrache les larmes. Pouvait-on attendre autre chose qu’un très grand triomphe devant le Roi Marke de Matti Salminen? Une fois de plus, une performance émouvante, convaincante, une voix de bronze sur laquelle les années n’ont pas de prise. Autre surprise, le Kurwenal plein d’émotion et remarquable de présence de Martin Gantner. Je suis à  chaque fois plus convaincu que  ce chanteur mérite une vraie carrière internationale, car dans tous les rôles qu’il interprète, il a à la fois la voix, l’intensité, la couleur, l’humanité. Du grand art. Quand à la Brangäne de Michèle Breedt, qui dans la mise en scène est un double d’Isolde, un double plus social, plus sociable, plus conciliant, elle est aussi très émouvante, et la voix solide fait merveille au second acte (Habet Acht!), le reste de la distribution n’appelle aucun reproche, notamment le Melot de Volker Vogel.
Et la mise en scène? Bien sûr, Claus Guth, dont on connaît notamment un bon Fliegende Holländer à Bayreuth, des Nozze di Figaro et un Don Giovanni passionnants (mais âprement discutés) à Salzbourg signe là un travail de grande précision, rempli d’idées, dont la principale est de faire de Tristan und Isolde une sorte de fantasme de Mathilde Wesendonk, dont on sait qu’elle inspira bien des moments de l’opéra, et de faire de Marke Otto Wesendonk, même si l’on ne va pas jusqu’à assimiler clairement Tristan à Wagner. Le fait d’être à Zürich, dans la ville même des Wesendonk, fait de ce travail une mise en scène très cohérente et très brillamment construite.
Le décor, qui représente la maison des Wesendonk, un intérieur très bourgeois inspiré des photos de l’époque, est installé sur une tournette et les chanteurs passent d’une pièce à l’autre. On est donc dans un Drame “bourgeois” dont la première image (Isolde au lit, un médecin à son chevet) fait irrésistiblement penser au troisième acte de Traviata. L’idée de faire de Brangäne un double d’Isolde, vêtue à l’identique au premier acte, en noir quand Isolde est en blanc au deuxième, et toutes deux en noir au troisième, et se prenant tour à tour la parole avec une telle habileté qu’il est difficile de ne pas s’y perdre est excellente notamment parce qu’ainsi Brangäne est le double “social” d’Isolde, celle qui compose avec le Monde! L’idée qu’Isolde mime l'”habet Acht” du deuxième acte quand Brangäne le chante en coulisse, l’idée de faire de la soirée chez le Roi Marke la soirée de mariage d’Isolde, et de faire que les deux amants circulent entre les invités ou les convives figés dans leurs attitudes sociales tout cela est rigoureusement pensé et très bien réalisé. On appréciera aussi la table défaite du Festin, devenue lieu du couple, puis de la Liebestod, dans un décor très réaliste d’intérieur XIXème, et l’utilisation de cette même table pour en faire une sorte de Tribunal des deux amants. Intérieur impeccable au 1er acte, 366_dsc_0204.1287438098.jpgmurs décrépis au dernier, où l’on passe tour à tour des des espaces “réels” ou “fantasmés”, l’excellente idée de remimer les soins apportés à Tristan, allongé sur le lit au milieu de bandages sanguinolents, tout cela montre un travail attentif et très rigoureux, non dénué de poésie (acte II) et dont les partis pris radicaux, parce qu’ils sont bien traduits sur scène, ne choquent absolument pas. Il en résulte une fluidité de l’action qui enlève tout statisme à l’ensemble. On voit quelquefois des Tristan statiques, voire ennuyeux: on a ici à la fois une direction musicale très dynamique, incroyablement jeune et vigoureuse, et une traduction scénique là aussi tout en mouvement et prodigieusement stimulante. Tout ennui est banni, et on n’a qu’une envie après cinq heures de spectacle que de recommencer l’expérience a plus vite. Pour Haitink d’abord et avant tout, pour le reste du spectacle ensuite, à ne manquer sous aucun prétexte dès que ce sera repris.
Claus Guth en fin de saison fera Parsifal avec Daniele Gatti au pupitre et le wagnérien impénitent pourra aussi en janvier aller voir Tannhäuser dans la mise en scène du très grand Harry Kupfer et sous la direction de Ingo Metzmacher. Zürich est une bonne maison pour le wagnérien!