IN MEMORIAM SEIJI OZAWA (1935-2024)

© Shintaro Shiratori

Un des rares avantages  de la maturité (pour ne pas dire de la vieillesse) dans les moments où la disparition d’un artiste qui a accompagné bonne part de votre vie, est d’abord de se plonger dans ses souvenirs mais surtout à ce que  diffusait l’artiste en question à l’époque où on le découvrait et ce qui motivait la curiosité à l’entendre.
La deuxième observation concerne et ce qu’était le monde de l’opéra à l’époque et dans ce monde Seiji Ozawa.
Quel jeune mélomane d’aujourd’hui en allant à l’Opéra de Paris, peut bénéficier en fosse de chefs de l’envergure d’Ozawa ?

Le jeune mélomane que j’étais, et tous ceux de ma génération qui avaient la chance de vivre à Paris, ont notamment découvert Seiji Ozawa en fosse de Garnier : de 1977 à 1987, 8 apparitions. Dans La Damnation de Faust (1977, version de concert), L’Enfant et les sortilèges/Œdipus Rex (1979, Lavelli), Turandot (1981, Wallman), Fidelio (1982, Walsh), Tosca (1982, Auvray) soit deux fois dans la même saison, Falstaff (1982, Georges Wilson), Saint François d’Assise, création mondiale (1983, Sequi), Elektra (1987, Schneidman).
Pour être juste, Ozawa est apparu aussi plus tard en fosse à Paris, cette fois alternativement à Bastille et Garnier, dans Tosca (1995, Schroeter), Dialogues des Carmélites (1999, Zambello), La Damnation de Faust (2001, Lepage), L’heure Espagnole/Gianni Schicchi (2004, Pelly), Tannhäuser (2007, Carsen).
Ainsi nous pûmes entendre entre 1973 et 1987 à l’Opéra de Paris dans des représentations ordinaires et non exceptionnelles, outre Seiji Ozawa, Georg Solti, Josef Krips, Karl Böhm, Georges Prêtre, Claudio Abbado, Zubin Mehta, Lorin Maazel, Mstislav Rostropovitch, Christoph von Dohnanyi, Ghennadi Rojdestvensky, Horst Stein, Pierre Boulez, ou encore Marek Janowski, Silvio Varviso, Charles Mackerras, Michel Plasson, Peter Maag, Jesus Lopez-Cobos… qui peut dire mieux?
Les très grands chefs dirigeaient à l’opéra, à PAris ou ailleurs, en invités et pas comme directeur musical. Aujourd’hui ce n’est guère plus le cas, sauf à Vienne peut-être et cette année à la Scala qui affiche outre Chailly Thielemann et Petrenko.
Quand verra-t-on à Paris dans la fosse un Gatti, un Rattle, un Thielemann ? Aujourd’hui, les chefs d’envergure n’apparaissent plus en fosse qu’exceptionnellement (Rattle à Berlin) ou comme Directeur musicaux (Chailly à Milan, Gatti à Florence, Pappano à Londres, Nézet-Séguin au MET), les temps ont changé, et pas vraiment en bien.
Alors oui, Seiji Ozawa est essentiellement lié à mes vingt premières années de mélomane, et surtout à l’opéra, car outre à l’opéra de Paris, c’est à la Scala où je l’ai entendu le plus souvent, dans Eugène Onéguine (1986, Prod. Konchalovski), un plus surprenant Oberon de Weber (1989, Prod. Ronconi) , La Dame de Pique (1990, Prod. Konchalovski) et La Damnation de Faust (1995, Prod.Ronconi) .
C’est aussi à la Scala, à la tête de la Filarmonica della Scala que je l’ai entendu au concert le plus souvent dans des programmes divers et toujours passionnants comme ce programme fabuleux Stravinsky/Sibelius avec un Sacre du printemps tourneboulant et un concerto pour violon de Sibelius avec Viktoria Mullova, une musique que j’ai découverte à cette occasion et qui se concluait par Circus Polka de Stravinsky, ou cet autre programme Ravel (Daphnis et Chloé, Ma mère L’Oye)/Debussy (La Mer, Rhapsodie pour saxophone et orchestre, que j’entendais là encore pour la première fois), où son approche de La Mer, hallucinante de couleurs, et de vitalité, m’avait littéralement cloué au sein d’un « Festival Debussy » qui mettait fin à l’ère Abbado.

Obéron de Weber à la Scala © Lucaronconi.it

C’est lui qui a dirigé le rarissime Oberon de Weber début 1989, un répertoire où on ne l’attendait pas forcément qu’il avait déjà dirigé en 1986 au Festival d’Edimbourg et à Francfort. Avec Elisabeth Connell et Philip Langridge, dans une mise en scène de Luca Ronconi où il étonna bien des spectateurs par un rendu diaphane, léger, poétique, laissant les voix se déployer dans une œuvre difficile avec des dialogues nombreux d’où émanait une incroyable sensibilité, et en même temps une grande simplicité, sans affèterie, d’une pureté sonore fascinante.

On parle beaucoup de son rapport à musique française, mais j’étais très impressionné de son Tchaïkovski, qui m’a poursuivi au point que le dernier opéra où je le vis diriger fut La Dame de Pique en 2009 à Vienne, dans la mise en scène de Vera Nemirova, et une distribution moyenne, mais où sa direction était d’une intensité inouïe, étincelante et urgente, comme celle de la Scala de 1989, mais avec une distribution de rêve (Mirella Freni, Vladimir Atlantov, Maureen Forrester).

Eugène Onéguine à la Scala ©Teatro alla Scala

Une anecdote : j’étais à la Scala le mardi 17 juin 1986, première d’Eugène Onéguine, mise en scène Andrei Konchalovski, avec Mirella Freni, Benjamin Luxon, Neil Shicoff et Nicolai Ghiaurov. Tout le ban et l’arrière ban des loggionisti , les zadistes du poulailler et des places debout (dont j’étais un habitué au quotidien) étaient là pour entendre dans Tatiana Mirella Freni, chérie du public (qui allait être quelques années plus tard Lisa de Dame de Pique). L’entracte s’éternisait, à un point totalement inhabituel (près d’une heure), puis peu à peu les musiciens s’installèrent, discutant et tête basse.
Que s’était-il passé ?
C’était la coupe du monde de Foot 1986, France-Italie, la France venait de battre l’Italie 2-0, et tout l’orchestre avait, Ozawa permettant, regardé la fin du match avant de reprendre le spectacle. La tristesse des musiciens n’empêcha pas cet Onéguine d’être l’un des plus grands jamais entendus, avec celui de Jansons bien plus tard, avec un orchestre immergé dans la musique doué d’une énergie et une rage incroyables, sans doute pour noyer son chagrin.

1993 En répétition dans la Basilique de Saint-Denis (93), France. © Ouzounoff Stéphan / SAIF Images

On a beaucoup parlé de ses cheveux, mais je me souviens qu’Ozawa tranchait beaucoup par ses tenues (ça m’étonnait beaucoup, dans ma vision conformiste du rituel musical) avec les chefs de sa génération, même en fosse, – aujourd’hui c’est banal, mais pas à l’époque- et surtout toujours souriant, il irradiait la bienveillance. D’une énergie incroyable, faisant sonner l’orchestre (ah, Œdipus Rex !!) ou exaltant toutes les couleurs d’une partition (ah ! la même soirée, L’Enfant et les sortilèges) il exhalait sensibilité, gentillesse et humanité. On sentait que les musiciens se sentaient bien avec lui.
En parcourant ma vie de mélomane, je me suis aperçu en pensant à lui que j’avais entendu nombre de ses concerts et nombre d’opéras qu’il dirigea, que c’était toujours merveilleux, parce qu’il savait aussi créer une ambiance, mais paradoxalement, j’en ai peu parlé, alors que jamais il ne m’a déçu en concert.
J’ai relu par curiosité ce que dans Le Monde Jacques Longchamp (qui est à peu près le dernier vrai critique musical de ce journal) avait écrit sur la soirée L’Enfant et les sortilèges/Oedipus Rex. Après avoir par le menu décrit la mise en scène de Lavelli et les voix, il enterre avec panache la direction d’Ozawa d’une petite phrase après un très long article « avec l’orchestre de l’Opéra, aussi noir et brutal qu’il était chatoyant et félin chez Ravel, sous la direction superbe d’Ozawa. »

Alors je suis allé relire sa critique de Saint François d’Assise, plus longue encore, où tout est passé au crible – c’est une création mondiale (1983). Le jugement est positif, évidemment mais encore assez lapidaire en toute fin : « Saluons enfin la direction prodigieuse de Seiji Ozawa, qui a maîtrisé, assoupli, galvanisé ce gigantesque orchestre, pour nous offrir une vision lumineuse et pleine de paix, sans doute insurpassable, de cet ouvrage colossal. » Pas plus hier qu’aujourd’hui on ne passait beaucoup de temps sur le chef dans les critiques…
Ozawa était certes célèbre, fêté, mais pas vraiment médiatique à l’instar d’un Karajan par exemple, ou un Bernstein évidemment. Il était assez modeste, et peut-être cette modestie faisait qu’on oubliait quelquefois qu’il était grand, voire immense. Certains chefs sont devenus des mythes après 80 ans, Günter Wand, Herbert Blomstedt par exemple. Ce n’est pas le cas d’Ozawa, toujours très célèbre, mais pas forcément célébré. À Paris on était allé voir Turandot pour Caballé, Tosca pour Gwyneth Jones, Fidelio pour Vickers et Behrens, a-t-on oublié qu’en fosse il y avait Ozawa ?

Deux forts moments très différents l’ont inscrit dans mon panthéon personnel :

  • La création de Saint François d’Assise, de Messiaen qui n’a pas forcément été le triomphe absolu que l’œuvre a connu après Sellars-Salonen à Salzbourg, qui est sans doute (merci Mortier) ce qui a lancé vraiment la carrière de cet opéra neuf ans plus tard. La longueur de l’œuvre , son absence de forte dramaturgie, et surtout la mise en scène médiocre de Sandro Sequi avaient beaucoup refroidi les enthousiasmes. Le prêche aux oiseaux dans cette mise en scène statique et sans idées devenait presque un supplice. J’ai fermé les yeux, et je me suis concentré sur la musique, et là, un abîme nouveau s’est ouvert, grâce à l’orchestre de l’opéra, grâce à Ozawa qui faisait de ce tableau vivant le dernier chef d’œuvre de l’impressionnisme, délicat, violent, contrasté, coloré, infiniment varié : il m’a fait vraiment rentrer dans cette musique, l’a fait respirer, lui a donné de l’espace du rêve, a montré comment elle réussissait à transfigurer le réel…
  • Second souvenir, très différent. En visite chez une amie à Boston l’été 1982, je découvre qu’il va y avoir Fidelio au Festival de Tanglewood, le Festival d’été de l’Orchestre Symphonique de Boston, dirigé par Seiji Ozawa, avec Hildegard Behrens, à qui je voue un culte et qui m’a toujours bouleversé, et une gloire du chant américain en fin de carrière, le ténor James McCracken mais aussi Paul Plishka et Franz Ferdinand Nentwig alors très connus. J’ai loué une voiture et parcouru les 220 km de Boston à Lenox pour me retrouver dans ce lieu que seuls alors les américains pouvaient imaginer, au milieu des forêts, ce centre de musique au milieu duquel trône le « shed », le kiosque (Koussetvitski Music Shed), un immense hall couvert, mais ouvert sur les côtés, sans cloisons mais avec un toit, un immense kiosque effectivement, comme posé sur l’herbe, où 5000 personnes peuvent tenir, et assis ou couchés sur le gazon sur des chaises longues, on écoutait les concerts.
    C’est ainsi que arrivé assez à l’avance en ce soir d’août 1982, j’ai assisté à ce Fidelio où Ozawa et Behrens furent fêtés comme jamais, après une représentation généreuse, incroyable d’émotion, mais aussi de grandeur où Ozawa était détendu, souriant, visiblement heureux au cœur d’un public essentiellement composé de jeunes, merveilleux festival où grâce à lui ce soir-là, il faisait très bon vivre (même si un peu frisquet)..
    Voilà, cet heureux temps n’est plus et Seiji Ozawa a rejoint le groupe des anges musiciens du paradis.
Seiji Ozawa en 2015 récipiendaire du Kennedy Center Honors (Photo du State Department des États-Unis/domaine public)

 

IN MEMORIAM JORGE LAVELLI (1932-2023)

Au milieu des polémiques sur les metteurs en scène à l’Opéra disparaît l’un de ceux qui créa un scandale mémorable à l’Opéra de Paris lors de la première de « Faust » de Gounod le 3 juin 1975 (je me souviens que le rideau qui se levait lentement sur une scène du jardin entre les draps étendus avait provoqué dans le public parisien toujours aux avant-postes de la modernité une syncope dont peu se relevèrent notamment après le chœur « Gloire immotelle de nos aïeux » et suscité un retentissant « Bien fait pour Gounod ! » venu des hauteurs de la salle.
En même temps et bien malgré lui, ce « Faust » dès les premiers jours montra la force d’une mise en scène à l’opéra, indépendamment des décors.
En effet, une grève des techniciens éclata aussitôt après la première, pour empêcher les représentations de ce spectacle si emblématique et au décor (de Max Bignens) si impressionnant et lourd : la seule coupole de verre et de métal qui couronnait l’espace vaguement Baltard conçu par le décorateur (la mise en scène situait l’œuvre au XIXe, à l’époque de la création) avait un poids énorme.

Faust (Opéra de Paris, 1975), scène de la Kermesse

Du côté syndical on avait donc cru que sans ce décor si important, la direction annulerait les représentations.
Rolf Liebermann en décida autrement : il maintint les représentations qui se déroulèrent sur plateau nu, mais en costumes, et avec la mise en scène, sous un calicot de la CGT…
Gedda, inoubliable Faust, ouvrit ainsi l’opéra dont le premier mot est « rien » et se mit à rire et le public avec devant ce plateau nu : la partie était gagnée.
À la stupéfaction générale, sans décor et avec un minimum d’accessoires, la mise en scène tint si bien que le public à qui l’on proposait en raison des circonstances le remboursement des places continua de venir et la grève s’éteignit après la troisième soirée « nue » le 11 juin. C’était la preuve qu’une grande mise en scène, malgré les circonstances hostiles, tenait le coup : le scandale initial mené par les barbons de service allait tourner au triomphe, puisque cette production fut emblématique de l’Opéra de Paris jusqu’à 2003, et qu’elle aurait pu encore tenir des années encore.

Voir et revoir ce spectacle (reprise automne 1975, direction Charles Mackerras, avec Gedda, Freni, Soyer) sur Youtube

Je suis très touché par cette disparition, les lecteurs de ce Blog et du site Wandereriste.com savent que je cite souvent Lavelli, dont les spectacles à l’Opéra de Paris ont enchanté mes débuts de mélomane et de fan d’opéra.

L’Enfant et les sortilèges (1979)

Plusieurs spectacles et images me restent encore particulièrement vifs, comme cet « Enfant et les sortilèges », accouplé à « Œdipus Rex » de Stravinski en 1979 (avec Maria Casarès en récitant) sous la direction de Seiji Ozawa (on savait vivre à l’Opéra de Paris à l’époque). Comment cette production de « L’Enfant et les sortilèges » (venue de la Scala où elle était présentée avec « L’Heure espagnole ») a-t-elle pu rester au répertoire seulement deux saisons et disparaître ensuite est un mystère que seule l’imbécillité humaine peut expliquer.  C’était une production qui aurait pu émerveiller des générations d’un public jeune ou moins jeune, d’une fraicheur, d’une inventivité, d’une légèreté inoubliables.

Venue de la Scala encore, « Madama Butterfly » en 1978, en remplacement de la « Dame de Pïque » de Youri Lioubimov annulée à la suite d’une cabale de la nomenklatura d’URSS contre la mise en scène de celui qui était l’enfant terrible du théâtre russe (on voit de qui vient le combat contre les metteurs en scène novateurs…) à qui l’on a refusé le visa pour monter le spectacle.

Madama Butterfly, entrée (livraison) de Butterfly (1978)

Qui a vu la production de Lavelli se souvient de l’arrivée de Butterfly dans un panier d’osier et liée par un gros nœud rouge, comme un cadeau chosifié fait à Pinkerton et de tout l’opéra où elle reste enfermée dans son cylindre de tulle comme isolée du monde et dans son monde de rêves sauf au moment où elle croit au retour de Pinkerton au deuxième acte et que le cylindre se lève sur la baie de Nagasaki illuminée, une image bouleversante, jusqu’à sa mort déchirante où elle s’enroule dans un drap rouge sang tendu par son enfant aux yeux bandés, une fin à la Wozzeck, comme l’écrivit à l’époque Jacques Longchampt dans Le Monde.

 

Pelléas et Mélisande (1977)

Enfin, dernier choc à l’Opéra de Paris, « Pelléas et Mélisande », dirigé par Lorin Maazel en 1977, création à l’Opéra de Paris (c’était une œuvre réservée à l’Opéra-Comique où elle a été créée) qui fut pour moi une révélation, musicale d’abord, tant la direction claire, lumineuse de Lorin Maazel m’aida à pénétrer cette musique encore mystérieuse à mes oreilles, et scénique, entre rituel, conte de fées sombre et histoire simple, avec ce château étonnant, l’arrivée de la mare en forme de miroir apporté par des femmes presque prêtresses,

L’arrivée de la mare-miroir

le tunnel formé par un long drap dans lequel Pelléas et Mélisande s’enfermaient, histoire simple et triste dans une ambiance uniformément sombre et noire, encore une production qui aurait pu tenir des décennies tant elle était forte et suggestive, et qui ne survécut pas à la période Liebermann…

Idomeneo (1975)

Mais il y eut dans cette période aussi d’autres chocs, dont le premier choc, « Idomeneo », à l’époque si rare en France, présenté d’abord à Angers, puis dans pas mal de villes de France, un enchantement d’images simples sans aucun décor lourd, et à l’inverse, l’énorme « Fidelio » toulousain de la Halle aux grains, où le public était partie prenante, dans un décor englobant, on dirait aujourd’hui immersif, ou les spectacles de théâtre qu’il créa à la Colline, dont il inaugura comme directeur les nouveaux murs où je vis notamment « Opérette » de Gombrowicz, un de ses auteurs fétiches au théâtre.

Il y eut d’autres spectacles à l’Opéra de Paris, comme « Dardanus » de Rameau avec son énorme monstre gonflable, « Salomé » de Strauss et ailleurs, à l’espace Cardin un « Orphée aux Enfers » assez délirant en 1984.
Mon parcours Lavellien s’est terminé par « La Veuve Joyeuse » à l’Opéra de Paris, dont je rendis compte dans ce blog.

Jorge Lavelli a été pour moi avec Chéreau, l’un des révélateurs de ce qu’est la mise en scène et notamment de son importance à l’opéra. Ils ont transformé chacun ma vie de spectateur, et donc ma vie intellectuelle, en me montrant les dimensions cachées du théâtre, en cela ils ne cessent de m’accompagner. Lavelli n’était ni un historien, ni un idéologue, mais il cherchait à traduire une vérité des œuvres par une variété d’approches qui pouvait aller de l’abstraction (« Idomeneo » ou « Madame Butterfly ») à un contexte fortement concret (« Faust », « Fidelio »), toujours lisible, toujours rigoureux, si bien qu’à l’instar de son Faust, beaucoup de ses productions à l’opéra eussent pu durer de longues années : elles ont quelque chose d’indémodable. Enfin, il a marqué le théâtre en France pendant uen trentaine d’années, imposant des auteurs rarement joués, en faisant connaître de nouveaux, en particulier tout au long de ses années au théâtre de la Colline mais pas seulement: il en fut ainsi d’Arrabal, de Gombrowicz déjà cité, de Valle Inclan, de Copi, de Lars Norén, de Thomas Bernhard, de Lorca, tout en continuant à monter des classiques, de Shakespeare à Ionesco en passant par Calderón ou Corneille.
Le travail de Lavelli a laissé en moi des images indélébiles, qui m’ont rendu – et ce n’est pas un paradoxe- encore plus sensible à la musique des œuvres qu’il a mises en scène, c’est vrai pour Pelléas, pour Ravel, c’est vrai pour le Faust de Gounod que je méprisais et détestais en bon wagnérien plongé très tôt dans la marmite, et que son travail m’a appris à aimer. J’y associe Alain Satgé, collaborateur étroit et dramaturge de Lavelli, qui a accompagné mes premiers pas dans la mise en scène d’opéra, au cours d’intenses conversations lors des longues files d’attente à l’Opéra de Paris et les pots d’après spectacle. C’est d’ailleurs à Lavelli et Satgé que je dois la lecture passionnée de mon premier livre d’analyse de mise en scène, Opéra et Mise à mort, chez Fayard, et donc indirectement, c’est à eux que je dois ce blog.

IN MEMORIAM BERNARD HAITINK (1929-2021)

 

Le dernier concert au Lucerne Festival © Lucerne Festival /Peter Fischli

Il y a des signes qui ne trompent pas, les médias « mainstream » audiovisuels français n’ont pas évoqué la disparition de Bernard Haitink, pourtant l’un des plus grands chefs d’orchestre de la planète classique. Haitink n’a jamais été médiatisé, n’a jamais passé le cercle des mélomanes, jamais invité à diriger le Concert du Nouvel An viennois – le précieux sésame qui fait passer un chef de l’anonymat médiatique à la « considération » grand-public. Il s’était retiré après un dernier concert le 6 septembre 2019 à Lucerne, à l’âge de 90 ans, un concert dont  Wanderer a rendu compte et où nous écrivions : Comme c’était aussi attendu, le maestro n’a pas voulu de manifestation particulière de reconnaissance et le concert s’est déroulé comme m’importe quel autre, sauf que chacun pensait à cette extraordinaire carrière faite de dignité, de modestie et de discrétion et à ce profil impassible et droit au geste mesuré qu’on ne reverrait plus. Et au programme, Beethoven, concerto pour piano no 4 avec Emanuel Ax et Bruckner, 7ème symphonie, une pierre de touche du parcours de Haitink.

Cette modestie que nous évoquions est un des traits essentiels de cette carrière, très régulière, dominée par un long mandat à la tête du Royal Concertgebouw Orchestra en 1961 et 1988 et un partage entre Amsterdam et Londres où il a dirigé le London Philharmonic Orchestra de 1966 à 1979, a été aussi été directeur musical du Festival de Glyndebourne de 1978 à 1988 puis directeur musical du Royal Opera House Covent Garden de 1987 à 2002.
Sa gloire auprès des mélomanes s’est développée dans les dernières années, dans la mesure où avec l’âge il atteignait le statut de chef mythique, comme c’est l’habitude avec les chefs ultra octogénaires. L’exemple d’Herbert Blomstedt est emblématique à ce propos. Rappeler cette carrière, c’est souligner qu’il a été un chef symphonique de très grande réputation, une référence dans Bruckner, et, moins mis en exergue, un chef de fosse d’expérience, et quelquefois surprenant.

Mon expérience personnelle de Bernard Haitink a été au disque assez rapide, parce que j’achetai très tôt son Ring enregistré entre 1988 et 1991 avec l’orchestre de la Radio Bavaroise (Symphonieorchestrer des Bayerischen Rundfunks) qui avait surpris à sa sortie et notamment son Rheingold. On sera peut-être surpris, mais dans ma jeunesse de mélomane, Haitink était une figure plutôt secondaire par rapport aux chefs en vogue dans les années 1970 ou 1980, comme Sir Georg Solti, Carlo Maria Giulini, Klaus Tennstedt, Lorin Maazel, Seiji Ozawa, Claudio Abbado et naturellement Herbert von Karajan. Considéré comme un chef très solide, à la tête d’un orchestre de grande référence (son nom est lié pour toujours au Royal Concertgebouw, symbole d’excellence régulière, de solidité et de permanence.

Et pourtant, Haitink m’a souvent étonné quand je l’ai entendu sur le vif, en concert comme en fosse. Le geste mesuré, le son plein, mais clair, et surtout l’emprise étonnante sur les orchestres. À ce titre, j’ai assisté à toutes ses « Master class » de direction d’orchestre à Lucerne, avec l’orchestre du Festival Strings de Lucerne. Cet homme à l’apparence paisible avait auprès des jeunes chefs un ton direct et sans concessions, respectueux mais quelquefois rude : alors quelquefois il prenait la baguette « pour montrer » et subitement, par un de ces mystères insondables de l’art du chef d’orchestre, le son de l’orchestre changeait, l’intensité incroyable naissait là où précédemment sous la baguette d’un aspirant chef rien n’avait émergé, avec une économie incroyable du geste ; alors Bernard Haitink ironisait  sur les jeunes chefs qui se déhanchaient en des gestes spectaculaires sans aucun effet réel sur le son. Un geste minimaliste et lui déclenchait un son au relief notable. J’ai découvert à cette occasion une personnalité directe, forte, à l’opposé de l’idée que je m’étais faite.
Autre souvenir à dire vrai incroyable, son Tristan und Isolde de 2010 à Zurich qui m’a profondément marqué. J’en ai rendu compte dans ce Blog et on peut s’y référer :
Cette fois-ci, à Zürich, le vétéran Bernard Haitink dirige la production maison de Claus Guth (créée l’an dernier par Ingo Metzmacher), qui fit couler beaucoup d’encre, avec une distribution non moins efficace et particulièment en forme ce dimanche soir. Ce fut là aussi à la fois une très belle soirée, et une surprise énorme tant la direction de Haitink impose un rythme et un style d’un dynamisme et d’une vitalité qui laissent rêveur. La salle relativement petite de l’Opéra de Zürich permet à des voix pas forcément grandes de se faire entendre. Elle permet aussi des interprétations plus “retenues” et un travail analytique de qualité. Haitink est très attentif à chaque inflexion de l’orchestre, qu’il mène avec une énergie peu commune, et ainsi propose une interprétation très dramatique, très tendue, laissant moins de place à l’attendrissement et beaucoup plus d’espace aux explosions de la passion. la présence permanente de l’orchestre, son engagement, une pâte sonore virulente en constituent les éléments essentiels. Le suivi des instruments (avec quelques problèmes sur les cuivres), la parfaite clarté de l’ensemble, la distribution du dispositif (le cor anglais solo, les trompettes en proscenium de troisième balcon), tout fait de ce Tristan un très grand moment. La relative discrétion médiatique de Bernard Haitink fait penser de manière erronée que cette discrétion se retrouve au pupitre, rien de cela et la performance orchestrale est une de celles dont on se souvient longtemps. C’est une interprétation d’une jeunesse et d’une passion peu communes ! Est-ce là le travail d’un chef qui a dépassé quatre vingts ans? Que nenni, c’est là un travail de jeune homme sauvage et échevelé : totalement inoubliable !
L’Isolde prévue (Waltraud Meier) avait déclaré forfait après un conflit avec le chef : deux caractères forts qui ne sont pas arrivés à pactiser. La mise en scène de Guth est forte, intelligente, reste encore au fil des années une des plus intéressantes du chef d’œuvre de Wagner. Mais en l’occurrence, ce soir-là, malgré les regrets dus à Meier et bien que le travail scénique fût vraiment stimulant, c’est l’interprétation du chef qui m’a à jamais marqué.
Ce Tristan est encore musicalement très vif en moi, 11 ans après à quelques jours près, et se range dans mes Tristan de l’île déserte.
Haitink, c’est la modestie, la rigueur, la régularité mais aussi la force d’invention et de surprise. Comme Abbado, comme Karajan, comme Bernstein, il quitte le monde comme s’il n’avait plus rien à y faire parce qu’il ne dirigeait plus.
Dernière évocation de l’abbadien que je reste, Haitink a plusieurs fois remplacé Claudio au moment de sa maladie en 2000 et en 2013, lorsqu’il était clair que Claudio ne dirigerait plus. Il avait cette disponibilité sans ostentation ni affectation. Un Monsieur en somme.

© Tolga AKMEN and Tolga AKMEN / AFP

 

 

IL Y A SEPT ANS CLAUDIO NOUS LAISSAIT SEULS

Claudio Abbado lors du dernier concert avec les Berliner Philharmoniker en tant que Chefdirigent (13 mai 2002) au Musikverein de Vienne (© Cordula Groth)

Sept ans déjà et plus s’éloigne le choc de cette disparition, plus lancinant est le manque, comme une béance en soi qui ne se comble pas. Certes, au niveau strictement musical, de nouvelles figures et de nouveaux profils de la direction d’orchestre sont apparus, d’autres profils ont pris une place importante dans le paysage, la vie continue et l’on n’a pas arrêté de fréquenter les concerts. L’art a besoin de ses figures de proue, de ce renouvellement, de cette évolution naturelle. Il y donc à chaque fois des motifs nouveaux de plaisir…
Enfin, pas tout à fait par les temps qui courent.
Alors Abbado a rejoint les « mythes du passé », s’ajoutant à Toscanini, Walter, Furtwängler, Karajan, chacun avec un profil spécifique, irremplaçable, chacun lié aux temps pendant lesquels il exerça son art.
Abbado ne nous stimule plus pendant les concerts, il ne nous bouleverse ni ne nous étonne plus « en direct » : il est inscrit désormais dans notre imaginaire musical.
Mais pas seulement.
Pour ceux dont je suis qui ont vécu de nombreuses années rythmées par ses concerts et ses représentations d’opéra, il y un vide qui va au-delà de la simple musique et du concert de la veille, des soirées sans fin à évoquer et essayer de revivre ces moments éphémères de la musique qui sont en réalité si durables.
Le journaliste Kai Luehrs-Kaiser l’a bien compris dédiant rien moins que 26 rendez-vous de deux heures à la figure de Claudio Abbado, chaque dimanche de 15h à 17h sur RbbKultur, la radio berlinoise.
Quel artiste, quel homme politique, quel acteur a pu bénéficier de 52 heures d’émission de radio en un cycle de plusieurs mois ? Et quel musicien ? Surtout dans cette ville de Berlin si riche en figures de la musique, et où à côté des 12 ou 13 ans d’Abbado à la tête des Berliner, s’affichent les 34 ans de règne d’Herbert von Karajan.
Et pourtant, c’est de Berlin que nous viennent ces émissions et c’est à la Bibliothèque Nationale de Berlin qu’est déposé le fonds Abbado, les archives personnelles du chef.  Entre Berlin et Abbado, il y a une histoire forte qui va au-delà de l’orchestre et sur laquelle il serait passionnant de réfléchir.
À sept ans de sa disparition, et au moment où, à mesure que les droits de diffusion disparaissent, s’accumulent les traces sonores de ses concerts, je pense à la nature des traces indélébiles de l’art de Claudio Abbado sur ma vie. Sans doute le point le plus importante est qu’il fut un maître pour moi. Non pas au sens général, comme on parle d’un grand philosophe, d’un grand écrivain, d’une grande figure : en ce sens c’est une évidence.
Non, c’est au sens intime, individuel, le maître qu’un individu finit par reconnaître parce qu’il comprend qu’il a façonné ses goûts et ses choix. Pourtant il ne fut jamais discursif y compris durant les répétitions, on le lui reprochait assez et il parlait plus volontiers et plus librement de foot que de musique. En musique, Il n’avait qu’un seul langage, c’était le concert. Et là, il était maître et enseignant.

Si j’ai appris à être mélomane assez tôt (vers 12 ans), si j’ai appris peu à peu à écouter Wagner, à intégrer l’opéra dans mon quotidien, j’ai commencé à sentir en moi une écoute « raisonnée » et non au fil de l’eau au moment où j’ai commencé à entendre plus souvent Abbado, mais sans qu’il soit au départ le seul. Quelques chocs de jeunesse : une symphonie de Brahms par Carlo Maria Giulini avec l’orchestre de Paris une semaine après la même par Karajan qui m’avait laissé froid ; Pelléas et Mélisande par Maazel à l’opéra. Aussi étrange que cela puisse paraître, Maazel me fit entrer en Debussy. Sans parler du Ring de Boulez à Bayreuth et notamment d’une Walkyrie 1977 qui fut un Sésame.

Trois moments clefs d’Abbado, Simon Boccanegra à Paris ,- mais Verdi était déjà en moi-, Wozzeck, toujours à Paris, qui fut un autre Sésame : je sentis grâce à Abbado cette musique de l’intérieur, et Boris à la Scala, autre miracle.
Vinrent d’autres secousses, Il Viaggio a Reims à la Scala l’un des enthousiasmes les plus fous de ma vie, et les pleurs de bonheur qui allaient avec.
Et puis, à l’autre bout de sa carrière au début des années 2000 :

  • D’abord en 2001, le 15 avril exactement au Festival de Pâques de Salzbourg, avec les Berliner Philharmoniker, l’exécution la plus folle, la plus hardie, la plus étourdissante de la Symphonie n°7 de Beethoven que jamais plus je n’entendis de cette manière, que ce soit d’ailleurs avec Claudio Abbado qu’avec d’autres chefs que j’apprécie.
  • Et évidemment, la Symphonie n°2 « Résurrection » lors de la première saison du Lucerne Festival Orchestra, où le miracle se produisit pendant la répétition générale, le matin du concert. Nous étions une petite cinquantaine de personnes, qui se regardaient, éberlués de ce qui littéralement, nous tombait sur la tête. Concerts, disque ne rendirent jamais à cette hauteur l’impression première de cette répétition générale.
    Ces deux moments sont uniques.

On écoutera jusqu’au bout ce que dit l’excellent Kai Lührs Kaiser de l’art d’Abbado. Pour mon humble part vais essayer très simplement d‘analyser quel écho avait en moi le phénomène Abbado, comment peu à peu, en entrant dans son univers musical, j’ai construit mon univers, mes références, mes connaissances et la part la plus vibrante de ma vie.
On a dit souvent que Claudio Abbado était d’un abord très simple et naturel, mais qu’en même temps ce n’était pas un « communiquant ». Il était de ceux qui parlent quand ils dirigent, ses mains (et sa main gauche…) ses yeux, son geste élégant et le langage de son corps faisaient signe. Il y a des chefs qui gesticulent et d’autres qui parlent avec leur corps, c’était fascinant de le regarder de l’Orgelempor du KKL de Lucerne.

À l’écouter dans tant de concerts et des répertoires si divers, j’ai appris, comme à l’école, grâce à la clarté de ses approches à me concentrer sur des instruments, à comprendre comment se construisait l’architecture d’une pièce musicale, à sentir aussi combien l’écoute dépendait de détails qu’on ne perçoit pas de prime abord : les salles différentes, les places différentes dans une même salle, ce qui rend le travail critique d’ailleurs si labile, si incertain, si sujet à caution.
Mais il y avait des caractères permanents :

  • Le jeu des regards et la force d’un geste apparemment léger qui déchainait à la fin de certaines symphonies de Mahler un son inouï. Il y a une communication non technique, non écrite chez Abbado d’autant plus importante qu’il parlait peu ou s’expliquait peu en répétition, il laissait faire la musique ou laissait faire de la musique.
  • La clarté et la luminosité du son : on entendait tout, chaque inflexion, chaque instrument, chaque élément et en même temps ce n’était pas là seulement un miracle technique. L’impulsion venait d’ailleurs, d’équilibres infinitésimaux qui faisaient qu’on s’attachait à l’un et à l’autre, ce pouvait être un visage, un geste, un jeu de regards, de ces regards qui circulaient d’un musicien à l’autre et tout cela faisait sens, même pas un sens explicable ou verbalisable, mais un sens émotif, quelque chose qui surgissait sans crier gare et qui envahissait le corps et l’esprit et qui faisait aussi partage. Combien de fois je me surpris agrippé au fauteuil, combien de fois les larmes coulèrent.
  • Lors de son dernier concert à Berlin en tant que Chefdirigent en avril 2002, où il donna les Rückert Lieder avec Waltraud Meier, entre le cor anglais de Dominik Wollenweber, et le chant de Waltraud Meier, il m’arriva une chose que plus jamais je ne connus, mes yeux ne voyaient plus, inondés par les larmes, dans un brouillard mouillé et lumineux avec une intensité et une violence qui un instant m’inquiétèrent. Telle fut cette exécution miraculeuse de Ich bin der Welt abhanden gekommen. Abbado fut et reste le seul à avoir pu provoquer en moi cet état.
  • Ce que voulait dire adhésion à un chef, notamment avec le Lucerne Festival Orchestra où tout l’orchestre était là pour lui, composé de musiciens qui souvent l’avaient eu comme chef depuis les premiers instants de leur carrière, ou ceux qui au contraire l’avaient connu sur le tard, mais qui en avaient fait leur maître (par exemple Hans Joachim Westphal, le violoniste qui avait commencé à Berlin sous Furtwängler). Il circulait quelque chose d’affectif, qui incluait public et artistes pour que le miracle se produise. Certains des Berliner par exemple, qui ne l’aimaient pas trop (il y en avait, comme dans tout groupe), reconnurent qu’après sa maladie, quelque chose en lui avait changé.
    Car je me souviens combien la critique, notamment française, trouvait souvent ses exécutions symphoniques froides voire « mathématiques » dans les années 1980. On appréciait souvent plus l’Abbado de l’opéra que celui du concert.

Et pourtant, au fur et à mesure, je me mis sans trop m’en rendre compte à avoir un mètre-Abbado dans la tête, c’est à dire appliquer une sorte de méthode d’écoute implicite commencée dans ses concerts, et que j’ai ensuite appliquée à d’autres chefs. En cela l’écouter fut un enseignement.

Car ce type d’écoute, ce type d’approche de la musique, cette manière d’être au concert, loin de faire de moi une sorte de fanatique de type « hors d’Abbado, point de salut », m’a donné une très grande disponibilité d’écoute, comme si à chaque concert, il y avait une table rase, un espace à conquérir. Il m’a éduqué à une sorte de « tolérance artistique ».
Même si je garde mes goûts, mes envies, Claudio Abbado m’a donné des envies de tolérance parce qu’il n’a jamais installé en moi cette horreur qu’est l’idée préconstruite, préconçue de ce que doit être telle ou telle musique, comment on doit la jouer, notamment le grand répertoire.

Abbado m’a tellement habitué à le trouver à chaque fois neuf, ou différent, à considérer à chaque fois que tout était à recommencer, d’un concert l’autre, que j’essaie de me rendre pleinement disponible, même si, et mes lecteurs le savent, je peux avoir et affirmer des préférences. Et ces préférences d’aujourd’hui sont souvent loin d’Abbado parce que je ne cherche pas en eux l’Abbado qui sommeille. Mais entre ces préférences il y a un point commun, c’est le fait de toujours aller de l’avant, de toujours reprendre les partitions et chercher plus loin, de rester modeste devant la page de signes à faire devenir son puis musique.
C’est cette modestie devant l’œuvre qui frappait, avec une manière de considérer les compositeurs à l’inverse de notre regard évaluateur ou mélomaniaque. Je me souviens un matin dans sa loge à Berlin, nous parlions d’une exposition que nous voulions lui dédier et nous voulions dédier des espaces spéciaux pour les compositeurs que nous estimions ses préférés, Mahler par exemple. Et il nous avait regardés incrédule en nous disant « E gli altri, poverini ? » (Et les autres, les pauvres ?), et nous avions compris qu’à partir du moment où il décidait de diriger une œuvre, quelle qu’elle soit, elle faisait partie du Panthéon, à l’égal de ce que nous considérions ses musiques de prédilection. À l’inverse, quand il ne ressentait rien, il renonçait, parce que pour jouer pour les autres, il lui fallait d’abord jouer pour lui. C’est ce qu’il nous expliqua lorsqu’il renonça à diriger la Symphonie n°8 la « symphonie des Mille » de Mahler en 2012 à Lucerne ce qui ulcéra certains spectateurs. Il nous dit « j’ai relu la partition, j’ai écouté mes enregistrements et non, je ne trouve rien de plus, je n’y arrive pas, je ne peux pas ! ». Il offrit à la place un mémorable Requiem de Mozart, mais ceux qui voulaient à toutes forces du Mahler renoncèrent.
Nous sommes là dans un rapport très intime à la musique, qui n’a plus rien à voir avec le spectacle, la consommation, mais qui a à voir avec un monde intérieur, celui qu’il offrait au public était en quelque sorte sa propre intimité d’artiste, sa propre sensibilité et non un quelconque goût de la performance.

Expérience de l’intimité, et aussi constant approfondissement des œuvres, ce qui évidemment élargit la disponibilité d’écoute, la tolérance, mais qui à l’inverse, a cultivé en moi le goût du concert, le goût du vivant, le goût du partage. La période actuelle sans concerts en direct et sans partage est à ce titre l’opposé de ce que fut toute ma vie.

C’est aussi pourquoi j’écoute peu de disques officiels d’Abbado, et bien plus souvent des enregistrements « privés » qui ont pour moi le parfum de mon vécu, et celui de l’intime. Même si certaines reprises vidéo sont des miracles : le Simon Boccanegra de l’Opéra de Paris, par exemple, que j’ai la chance de posséder (en VHS !) même si Claudio en a gardé un souvenir détestable.
C’est bien la question du partage par lequel j’aimerais conclure ici cette contribution à sa mémoire : chacun vit ces choses dans son intime, mais il s’est trouvé sur ce chemin tant d’amis, avec qui nous avons vécu cette aventure, des amis qui sont encore de ce monde et d’autres non, mais avec qui étrangement quand nous nous retrouvons, nous n’évoquons que rarement Claudio, sinon en passant : nous sommes ensemble et nous savons pourquoi et nous savons à cause de qui nous nous connaissons, mais c’est la joie simple d’être ensemble, d’être comme à ses côtés, occasions diverses et pas toujours musicales qui ne sont jamais des veillées mémorielles où nous évoquons les mânes du chef. Il n’y pas de mânes, puisqu’il vit en nous.

 

 

En répétition à Stockholm (Vasa-Museum) © Cordula Groth (détail)

 

IN MEMORIAM GABRIEL BACQUIER (1924-2020)

En Scarpia à l’Opéra de Paris

Encore une figure essentielle de mes premières années d’opéra qui disparaît, Gabriel Bacquier, qui est associé à mon tout premier contact avec l’opéra, à une époque où je n’allais ni à l’opéra, ni au concert et où de l’opéra je ne connaissais que les polémiques autour de Callas et Tebaldi dont la presse se faisait écho. J’avais autour de douze ans et j’habitais dans une petite ville du nord de la France. À cette époque, la télévision n’avait qu’une chaine en noir et blanc, où régnait l’idée (saugrenue…) que la télévision avait d’abord une mission « éducative ». Ainsi donc, on retransmettait les représentations du Festival d’Aix en Provence, et je vis donc plusieurs des productions de l’époque, Falstaff, L’Enlèvement au sérail, et surtout Don Giovanni dans les fameux décors de Cassandre avec dans le rôle-titre Gabriel Bacquier.
Gabriel Bacquier est donc le premier nom de chanteur que je connus en l’entendant chanter puis suivirent Berganza et Stich-Randall…

En Don Giovanni à Aix

Mon premier nom… Je me souviens encore de cette soirée solitaire (mes parents détestaient l’opéra) devant la télé avec ce Don Giovanni qui m’avait fasciné. C’est dire combien Bacquier est lié à ma vie, et il fut en effet toujours un artiste pour qui j’eus non seulement une grande admiration, mais aussi une affection particulière, même si je ne l’ai jamais connu personnellement.
Quelques années plus tard, je le vis dans beaucoup de ses rôles fétiches, à commencer par le Conte Almaviva des Nozze di Figaro.
De nouveau me frappa ce qui, tout jeune, m’avait frappé à la télévision, son extraordinaire élégance notamment quand il interprétait des rôles du XVIIIe qui portaient perruque poudrée…D’abord la voix avait cette force particulière, sans jamais être maniérée, toujours très naturelle, avec une diction impeccable, une science des accents justes qui faisaient que chaque rôle était d’abord expression, ironique, ou rage, ou duplicité, ou comique (car il était un acteur éblouissant, rappelons-nous son Melitone dans La Forza del Destino où il fut presque irremplaçable : il savait communiquer avec le public, ce qui en faisait un chanteur authentiquement populaire (oh ses grands yeux clairs gourmands dans Gianni Schicchi)…

En Conte Almaviva dans Le Nozze di Figaro (ici avec Lucia Popp) en 1980

Dans Le nozze di Figaro, il était impressionnant de vérité dans Hai già vinta la causa, mais peut-être encore plus dans l’étourdissant deuxième acte tel que réglé par le génial Strehler. Aucun des titulaires du rôle dans cette mise en scène (qu’il avait créée à Versailles en 1973 et qu’il continua de chanter presque sans interruption jusqu’en 1980) ne rentrait en scène comme Bacquier après avoir été chercher des outils pour forcer la porte du réduit où il pensait trouver Cherubino : il tenait ces outils comme un aristocrate qui ne voulait pas se salir les mains, avec une sorte de dégout distant avec lequel on tiendrait un rat mort. C’était désopilant, et c’était inimitable, fabuleux de vérité psychologique. Il était IL Conte, à la fois désinvolte, sûr de lui et dominateur, mais en même temps tellement sûr de lui qu’il en était aveugle : certes, le personnage était voulu ainsi par Strehler (l’idée de la mise en scène de 1973 était de représenter l’automne d’une époque, celle de la chute de l’aristocratie, avec son jeu d’ombres et de lumières inoubliable (et sûrement pas reproduit par la production qui fut transférée à la Bastille qui n’est pas la même, ne l’oublions pas). Et Bacquier était ce noble à la fois autoritaire et presque dérisoire, qui avait autour de lui un monde qui changeait et qui ne le voyait pas.
Bacquier « était » » les rôles qu’il interprétait, il ne les chantait pas. Son Golaud, dans la mise en scène merveilleuse de Pelléas et Mélisande (1977) de Jorge Lavelli avec Maazel en fosse à Paris (pour la création à Garnier) était déchirant de jalousie, de tendresse, de désordre intérieur : un double du Prince de Clèves. On peut en voir de très courts extraits dans un reportage gardé par l’INA : c’est suffisant pour comprendre ce que je veux dire.

https://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes01000/entree-au-repertoire-de-l-opera-garnier-de-pelleas-et-melisande.html

Mais l’un de ses plus grands rôles, qu’il interpréta sur les grandes scènes du monde (MET, avec Tebaldi, Nilsson, Crespin/Vienne avec Jurinac, Rysanek, Stella), ce fut Scarpia ; il fut l’un des plus grands Scarpia de sa génération et difficilement encore aujourd’hui on peut l’égaler. À Paris, il fut Scarpia en 1972, 1974, et 1984 (aux côtés de Luciano Pavarotti et Hildegard Behrens). C’était un Scarpia élégant et glacial, qui donnait le frisson rien qu’au regard. Il ne faisait pas partie de ces Scarpia vulgaires à la Luca Salsi aujourd’hui, ou violents et tempétueux comme Bryn Terfel. C’était une immense composition parce qu’il avait trouvé le chemin du personnage – qui est tout sauf vulgaire- grâce à ses immenses qualités scéniques et musicales, à l’émission, à sa diction, à ses moindres accents : un modèle, sans aucun doute.

Ces qualités lui faisaient aborder des rôles aussi bien comiques que dramatiques, nous avons parlé de Golaud ou de Schicchi, il fut aussi un Leporello exceptionnel : à Paris il fut le Leporello de Ruggero Raimondi aussi bien dans la mise en scène d’Everding (1977) que de Louis Erlo (1981) mais aussi en 1979 aux côtés de Roger Soyer. Exceptionnel parce qu’il avait à la fois le don de l’interprétation scénique et celui de savoir colorer la moindre inflexion. Sans doute aussi ses origines du midi lui donnaient cette faconde inimitable qui lui donnait en scène une aisance inouïe, il savait l’art de la conversation chantée, l’art du sillabato, chaque apparition était une leçon.

EnFalstaff

Il avait une voix ductile, qu’il savait plier aux exigences de l’expression, qu’il savait parfaitement projeter, y compris dans des rôles où on l’attendait moins (Iago par exemple, avec Domingo, M.Price et Solti en 1976, qu’il chanta aussi au MET). Il n’avait pas un timbre de voix « brillant » comme l’ont certains barytons verdiens « à la Cappuccilli », il n’était pas non plus un baryton démonstratif ni histrionique et n’était pas un baryton d’exposition vocale : il chanta peu Verdi sinon Iago. Mais c’était un artiste d’une rare intuition et d’une rare intelligence, qui chantait Mozart d’une manière si juste qu’il captivait. Je me souviens de son Alfonso du Cosi fan tutte parisien dans la production Ponnelle, pas totalement inoubliable, mais musicalement à tomber à genoux avec Margaret Price, Jane Berbié, Teresa Stratas et dans la fosse Josef Krips ! Il y était passionnant, d’une incroyable vivacité, avec une science du dire unique : pour moi le meilleur Alfonso jamais entendu.
Il fut souvent invité au MET, de 1964 à 1982, où il chanta des rôles très variés avec les plus grands, il fut aussi entre autres Malatesta de Don Pasquale à Covent Garden, et nous eûmes la chance à Paris de le voir pendant plus de vingt ans.
Né en 1924, il avait 96 ans, une vie bien remplie et une carrière bien menée. Il restera pour moi l’exemple à la fois d’un incroyable talent et d’un être chaleureux. De plein droit là-haut, au Panthéon des immenses.

À noter : il existe dans les archives une captation du 14 juillet 1980 des Nozze di Figaro à l’Opéra de Paris, Dir : Sir Georg Solti, Prod. Strehler 1973 (l’authentique !)

Distribution : Janowitz, Popp, Von Stade, Bacquier, Van Dam
Elle existe sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=3e3xxNY6KXA
Toutes les captations postérieures de cette production sont bien pâles à côté de ce joyau.

En Leporello avec Rugeero Raimondi en Don Giovanni (dans la production parisienne d’August Everding) ©DR

IN MEMORIAM: LORIN MAAZEL (1930-2014)

Lorin Maazel (1930-2014)
Lorin Maazel (1930-2014)

2014 n’est pas une année sympathique pour les chefs.
Lorin Maazel vient de mourir à Castleton aux USA, au Festival qu’il avait créé, des suites de complications consécutives à une pneumonie, alors qu’il venait de renoncer d’y diriger Madama Butterfly et qu’il était programmé l’an prochain dans de nombreux théâtres.
Ce n’était pas un de mes chefs préférés, je n’allais pas à ses concerts mais dans mon Panthéon des chefs, il a une place à part : c’est lui qui m’a fait découvrir, approfondir, apprécier Pelléas et Mélisande de Debussy lorsqu’il l’a dirigé dans la mise en scène de Lavelli à l’Opéra de Paris en 1978 ou 1979. C’est dire l’importance de cette découverte.
À l’époque, tout à Wagner, Mozart et Verdi, je n’arrivais pas à entrer dans l’univers de Debussy. Sa direction claire, cristalline, passionnée, tellement fouillée, m’a fait subitement entrer par surprise dans le monde étrange de l’œuvre de Maeterlinck et Debussy. Il est vrai que cette direction s’accordait merveilleusement avec la mise en scène de Lavelli qui n’a jamais été reprise (encore une absurdité bien parisienne) et qui était un très grand travail, plein de poésie et d’émotion.
Lorin Maazel, c’est aussi lui (et je l’écrivais d’ailleurs il y a quelques jours à propos de Manon Lescaut) qui m’a fait entrer dans les partitions pucciniennes. Et notamment Manon Lescaut et La Fanciulla del West. C’est le seul chef (dans mon parcours) qui ait réussi à me montrer la profondeur et la complexité d’une partition de Puccini, et m’ouvrir des perspectives et des ponts avec d’autres univers auxquels on n’associe pas Puccini, comme l’École de Vienne. Puccini a ce caractère particulier qu’il peut souvent être dirigé sans dommage majeur par un chef médiocre (ils sont légion pour Puccini), car c’est un mélodiste hors pair et l’on peut diriger cela superficiellement, en s’attachant simplement à mettre en valeur les mélodies qu’on enduit de sirop mielleux. Pas de ça chez Maazel : son Puccini est profond. Tous ses enregistrements pucciniens sont dignes d’intérêt (son Trittico ! sa Turandot fulgurante entendue à Vienne! ). Par ailleurs je l’ai entendu souvent à l’opéra, dans Wagner (Tristan), dans Strauss (Elektra) et j’avoue que sans me bouleverser, son travail était remarquablement en place et juste. Ces dernières années, il était de bon ton de le vouer à l’index des chefs, pour toutes sortes de raisons, mais c’est injuste, comme tout parti pris excessif de mélomanes idéologues, même si certaines de ses déclarations ou prises de position n’étaient pas toujours sympathiques. Il a été aussi le chef d’enregistrements qui ont eu un succès mondial, comme sa Carmen (bande du film de Francesco Rosi) et il ne faut point oublier qu’il est le chef du film  Don Giovanni de Joseph Losey, là où on ne l’attendait pas…
Je voudrais rappeler qu’il était souvent considéré par les orchestres comme un des chefs les plus sûrs, une sorte d’autoroute technique que les musiciens suivaient avec une totale confiance tant son geste était lisible et précis. Une anecdote qui le confirme pour finir: Rolf Liebermann raconte dans ses souvenirs que lors de la tournée de l’Opéra de Paris en 1976 aux USA à l’occasion des fêtes du bicentenaire de la déclaration d’indépendance, Sir Georg Solti qui devait diriger Otello s’était blessé avec sa baguette en dirigeant Le Nozze di Figaro. Maazel était disponible. Il accepta de le remplacer dans Otello au pied levé car avec Solti il avait la garantie que l’orchestre avait été bien préparé . Mais il demanda que rien ne fût communiqué et arriva sur le podium comme par surprise…Et ce fut un triomphe.
Maazel, c’était aussi cela .
C’est pour ces raisons très liées à mon parcours personnel que je l’ai toujours respecté et qu’aujourd’hui, au-delà des nécrologies convenues, je tiens à lui témoigner ma reconnaissance. [wpsr_facebook]