Au milieu des polémiques sur les metteurs en scène à l’Opéra disparaît l’un de ceux qui créa un scandale mémorable à l’Opéra de Paris lors de la première de « Faust » de Gounod le 3 juin 1975 (je me souviens que le rideau qui se levait lentement sur une scène du jardin entre les draps étendus avait provoqué dans le public parisien toujours aux avant-postes de la modernité une syncope dont peu se relevèrent notamment après le chœur « Gloire immotelle de nos aïeux » et suscité un retentissant « Bien fait pour Gounod ! » venu des hauteurs de la salle.
En même temps et bien malgré lui, ce « Faust » dès les premiers jours montra la force d’une mise en scène à l’opéra, indépendamment des décors.
En effet, une grève des techniciens éclata aussitôt après la première, pour empêcher les représentations de ce spectacle si emblématique et au décor (de Max Bignens) si impressionnant et lourd : la seule coupole de verre et de métal qui couronnait l’espace vaguement Baltard conçu par le décorateur (la mise en scène situait l’œuvre au XIXe, à l’époque de la création) avait un poids énorme.
Du côté syndical on avait donc cru que sans ce décor si important, la direction annulerait les représentations.
Rolf Liebermann en décida autrement : il maintint les représentations qui se déroulèrent sur plateau nu, mais en costumes, et avec la mise en scène, sous un calicot de la CGT…
Gedda, inoubliable Faust, ouvrit ainsi l’opéra dont le premier mot est « rien » et se mit à rire et le public avec devant ce plateau nu : la partie était gagnée.
À la stupéfaction générale, sans décor et avec un minimum d’accessoires, la mise en scène tint si bien que le public à qui l’on proposait en raison des circonstances le remboursement des places continua de venir et la grève s’éteignit après la troisième soirée « nue » le 11 juin. C’était la preuve qu’une grande mise en scène, malgré les circonstances hostiles, tenait le coup : le scandale initial mené par les barbons de service allait tourner au triomphe, puisque cette production fut emblématique de l’Opéra de Paris jusqu’à 2003, et qu’elle aurait pu encore tenir des années encore.
Voir et revoir ce spectacle (reprise automne 1975, direction Charles Mackerras, avec Gedda, Freni, Soyer) sur Youtube
Je suis très touché par cette disparition, les lecteurs de ce Blog et du site Wandereriste.com savent que je cite souvent Lavelli, dont les spectacles à l’Opéra de Paris ont enchanté mes débuts de mélomane et de fan d’opéra.
Plusieurs spectacles et images me restent encore particulièrement vifs, comme cet « Enfant et les sortilèges », accouplé à « Œdipus Rex » de Stravinski en 1979 (avec Maria Casarès en récitant) sous la direction de Seiji Ozawa (on savait vivre à l’Opéra de Paris à l’époque). Comment cette production de « L’Enfant et les sortilèges » (venue de la Scala où elle était présentée avec « L’Heure espagnole ») a-t-elle pu rester au répertoire seulement deux saisons et disparaître ensuite est un mystère que seule l’imbécillité humaine peut expliquer. C’était une production qui aurait pu émerveiller des générations d’un public jeune ou moins jeune, d’une fraicheur, d’une inventivité, d’une légèreté inoubliables.
Venue de la Scala encore, « Madama Butterfly » en 1978, en remplacement de la « Dame de Pïque » de Youri Lioubimov annulée à la suite d’une cabale de la nomenklatura d’URSS contre la mise en scène de celui qui était l’enfant terrible du théâtre russe (on voit de qui vient le combat contre les metteurs en scène novateurs…) à qui l’on a refusé le visa pour monter le spectacle.
Qui a vu la production de Lavelli se souvient de l’arrivée de Butterfly dans un panier d’osier et liée par un gros nœud rouge, comme un cadeau chosifié fait à Pinkerton et de tout l’opéra où elle reste enfermée dans son cylindre de tulle comme isolée du monde et dans son monde de rêves sauf au moment où elle croit au retour de Pinkerton au deuxième acte et que le cylindre se lève sur la baie de Nagasaki illuminée, une image bouleversante, jusqu’à sa mort déchirante où elle s’enroule dans un drap rouge sang tendu par son enfant aux yeux bandés, une fin à la Wozzeck, comme l’écrivit à l’époque Jacques Longchampt dans Le Monde.
Enfin, dernier choc à l’Opéra de Paris, « Pelléas et Mélisande », dirigé par Lorin Maazel en 1977, création à l’Opéra de Paris (c’était une œuvre réservée à l’Opéra-Comique où elle a été créée) qui fut pour moi une révélation, musicale d’abord, tant la direction claire, lumineuse de Lorin Maazel m’aida à pénétrer cette musique encore mystérieuse à mes oreilles, et scénique, entre rituel, conte de fées sombre et histoire simple, avec ce château étonnant, l’arrivée de la mare en forme de miroir apporté par des femmes presque prêtresses,
le tunnel formé par un long drap dans lequel Pelléas et Mélisande s’enfermaient, histoire simple et triste dans une ambiance uniformément sombre et noire, encore une production qui aurait pu tenir des décennies tant elle était forte et suggestive, et qui ne survécut pas à la période Liebermann…
Mais il y eut dans cette période aussi d’autres chocs, dont le premier choc, « Idomeneo », à l’époque si rare en France, présenté d’abord à Angers, puis dans pas mal de villes de France, un enchantement d’images simples sans aucun décor lourd, et à l’inverse, l’énorme « Fidelio » toulousain de la Halle aux grains, où le public était partie prenante, dans un décor englobant, on dirait aujourd’hui immersif, ou les spectacles de théâtre qu’il créa à la Colline, dont il inaugura comme directeur les nouveaux murs où je vis notamment « Opérette » de Gombrowicz, un de ses auteurs fétiches au théâtre.
Il y eut d’autres spectacles à l’Opéra de Paris, comme « Dardanus » de Rameau avec son énorme monstre gonflable, « Salomé » de Strauss et ailleurs, à l’espace Cardin un « Orphée aux Enfers » assez délirant en 1984.
Mon parcours Lavellien s’est terminé par « La Veuve Joyeuse » à l’Opéra de Paris, dont je rendis compte dans ce blog.
Jorge Lavelli a été pour moi avec Chéreau, l’un des révélateurs de ce qu’est la mise en scène et notamment de son importance à l’opéra. Ils ont transformé chacun ma vie de spectateur, et donc ma vie intellectuelle, en me montrant les dimensions cachées du théâtre, en cela ils ne cessent de m’accompagner. Lavelli n’était ni un historien, ni un idéologue, mais il cherchait à traduire une vérité des œuvres par une variété d’approches qui pouvait aller de l’abstraction (« Idomeneo » ou « Madame Butterfly ») à un contexte fortement concret (« Faust », « Fidelio »), toujours lisible, toujours rigoureux, si bien qu’à l’instar de son Faust, beaucoup de ses productions à l’opéra eussent pu durer de longues années : elles ont quelque chose d’indémodable. Enfin, il a marqué le théâtre en France pendant uen trentaine d’années, imposant des auteurs rarement joués, en faisant connaître de nouveaux, en particulier tout au long de ses années au théâtre de la Colline mais pas seulement: il en fut ainsi d’Arrabal, de Gombrowicz déjà cité, de Valle Inclan, de Copi, de Lars Norén, de Thomas Bernhard, de Lorca, tout en continuant à monter des classiques, de Shakespeare à Ionesco en passant par Calderón ou Corneille.
Le travail de Lavelli a laissé en moi des images indélébiles, qui m’ont rendu – et ce n’est pas un paradoxe- encore plus sensible à la musique des œuvres qu’il a mises en scène, c’est vrai pour Pelléas, pour Ravel, c’est vrai pour le Faust de Gounod que je méprisais et détestais en bon wagnérien plongé très tôt dans la marmite, et que son travail m’a appris à aimer. J’y associe Alain Satgé, collaborateur étroit et dramaturge de Lavelli, qui a accompagné mes premiers pas dans la mise en scène d’opéra, au cours d’intenses conversations lors des longues files d’attente à l’Opéra de Paris et les pots d’après spectacle. C’est d’ailleurs à Lavelli et Satgé que je dois la lecture passionnée de mon premier livre d’analyse de mise en scène, Opéra et Mise à mort, chez Fayard, et donc indirectement, c’est à eux que je dois ce blog.