Il est toujours risqué pour un théâtre de proposer un opéra contemporain. Tout au plus les théâtres programment-ils en général une création, susceptible d’attirer la presse et de satisfaire les tutelles qui imposent toujours dans le cahier des charges des créations. Rarement voit-on ces créations reprises dans les saisons suivantes, à l’exception de quelques unes (le Faust de Philippe Fénelon cette année à Paris par exemple). Enfin, le plus souvent, les théâtres qui affichent une reprise achètent la production qui va avec. Alice in Wonderland, opéra en un acte et 8 tableaux de Unsuk Chin a été créé à Munich en 2007, dans une production de Achim Freyer, qui n’a pas convaincu le compositeur et ainsi, l’opéra est proposé à Genève en création suisse avec une nouvelle équipe, presque entièrement féminine, mise en scène de la suédoise Mira Bartov, impressionnants décors et assez beaux costumes de Tine Schwab, et très belles lumières de Kristin Bredal. On doit reconnaître que le Grand Théâtre pour cette première suisse a misé sur le spectaculaire et n’a pas lésiné sur les moyens. Il est vrai que l’œuvre exige une grosse distribution, un chœur, un très gros orchestre. C’est une lourde charge et un vrai risque pour un théâtre que d’afficher une œuvre sans garantie de fréquentation. De fait, à l’évidence en ce soir de deuxième représentation, le théâtre n’est pas plein. Pourtant, tout est fait pour le « divertissement » : dès l’entrée du théâtre, nous sommes invités à « embarquer » passant à travers des portiques de détection, ou écoutant des annonces du type des celles qu’on entend dans les aéroports, puisque l’action est censée se dérouler dans un aéroport moderne, où Alice une jeune femme d’affaires se trouve face à face avec une enfant, son double, et embarquant pour « le pays des merveilles », elle passe la porte vitrée qui ouvre sur le jardin extraordinaire, et se retrouve au pays des merveilles. La trame (livret de David Henry Hwang et du compositeur) est fidèle à l’original de Lewis Caroll.
La musique a la luxuriance de ce jardin, et utilise toutes les ressources instrumentales possibles, maracas, clavecin, harmonica, mandoline, accordéon, clochettes, une masse impressionnante de cordes qui rendent l’orchestre très important et très présent, qui peut être aussi intégré à l’action (la magnifique clarinette basse de Enrico Molinari). Unsuk Chin puise dans les musiques d’ailleurs et dans la tradition occidentale, plutôt tonale, on y reconnaît le Ravel de l’Enfant et les sortilèges, mais aussi Stravinski ou Bartok (Unsuk Chin fut élève de Ligeti), c’est parfois un peu répétitif mais cela se laisse écouter avec plaisir, sans jamais lasser…Le chœur du Grand Théâtre dirigé par Ching-Lien Wu est comme toujours remarquable. La direction musicale du chinois Wen Pin Chien est précise, très claire, accompagne bien les chanteurs, et fait entendre toute la complexité de l’instrumentation et les différents niveaux sonores. Une prestation de très bon niveau.
La distribution réunie est à la hauteur de l’entreprise. L’Alice de Rachele Gilmore est un soprano (trop ?) léger (physiquement, elle fait penser à Chantal Goya dans ses meilleurs jours), la voix est petite, mais très présente et le personnage vraiment crédible. Elle remporte d’ailleurs un succès mérité. Saluons les vétérans Karan Armstrong en Dame de Cœur et Richard Stilwell (le magnifique Pelléas de Lavelli/Maazel à l’Opéra de Paris il y a plus de trente ans) qui composent un couple de souverains très engagés scéniquement et usant intelligemment des défauts de leur voix désormais un peu fatiguée en un chant expressif et plein de relief, de vraies compositions, très réussies. Dietrich Henschel est vraiment irrésistible en Canard, tout comme la Duchesse de Laura Nykänen et le Lapin tout à fait désopilant de Andrew Watts dont la première apparition renvoie irrésistiblement au monde de Ravel. Le reste de la compagnie est très honorable.
Quant à la mise en scène, elle est agréable à regarder, dans un décor fixe qui favorise un suivi fluide de l’action, même si l’espace assez encombré ne laisse pas beaucoup de choix. Ce qui manque un peu c’est la poésie, sacrifiée peut-être sur l’autel du « non-sense » qui semble être un des maître-mots du livret. Au titre des réussites en revanche, la scène du tribunal, bien réglée, à la disposition spectaculaire sur plusieurs niveaux. Le monde qui nous est offert oscille entre l’univers et l’imagerie de Walt Disney, du Musical…et même de l’opéra ! Belle idée que le retour final un peu triste à la réalité, au milieu des anonymes, sortes d’automates comme nous sommes dans un aéroport, ce qui donne au final une couleur assez mélancolique, voire sombre.
Au total, nous passons un bon moment, deux heures sans entracte et sans ennui. C’est peut-être une voie pour l’opéra contemporain en crise que de parcourir un chemin plus « grand public », et moins réservé à la petite partie du public qui court à toute les créations, Fabio Vacchi en Italie a suivi la même idée, mais n’a pas réussi à diffuser ses œuvres, pourtant appréciées (La station thermale, vue à Lyon et à la Scala par exemple). Alors oui à Unsuk Chin et à ce spectacle très digne et qui mérite du public.