GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2009-2010: ALICE IN WONDERLAND de UNSUK CHIN (14 juin 2010)

 

alicegenve.1277580121.jpgIl est toujours risqué pour un théâtre de proposer un opéra contemporain. Tout au plus les théâtres programment-ils en général une création, susceptible d’attirer la presse et de satisfaire les tutelles qui imposent toujours dans le cahier des charges des créations. Rarement voit-on ces créations reprises dans les saisons suivantes, à l’exception de quelques unes (le Faust de Philippe Fénelon cette année à Paris par exemple). Enfin, le plus souvent, les théâtres qui affichent une reprise achètent la production qui va avec. Alice in Wonderland, opéra en un acte et 8 tableaux de Unsuk Chin a été créé à Munich en 2007, dans une production de Achim Freyer, qui n’a pas convaincu le compositeur et ainsi, l’opéra est proposé à Genève en création suisse avec une nouvelle équipe, presque entièrement féminine, mise en scène de la suédoise Mira Bartov, impressionnants décors et assez beaux costumes de Tine Schwab, et très belles lumières de Kristin Bredal. On doit reconnaître que  le Grand Théâtre pour cette première suisse a misé sur le spectaculaire et n’a pas lésiné sur les moyens. Il est vrai que l’œuvre exige une grosse distribution, un chœur, un très gros orchestre. C’est une lourde charge et un vrai risque pour un théâtre que d’afficher une œuvre sans garantie de fréquentation. De fait, à l’évidence en ce soir de deuxième représentation, le théâtre n’est pas plein. Pourtant, tout est fait pour le « divertissement » : dès l’entrée du théâtre, nous sommes invités à « embarquer » passant à travers des portiques de détection, ou écoutant des annonces du type des celles qu’on entend dans les aéroports, puisque l’action est censée se dérouler dans un aéroport moderne, où Alice une jeune femme d’affaires se trouve face à face avec une enfant, son double, et embarquant pour « le pays des merveilles », elle passe la porte vitrée qui ouvre sur le jardin extraordinaire, et se retrouve au pays des merveilles. La trame (livret de David Henry Hwang et du compositeur) est fidèle à l’original de Lewis Caroll.

La musique a la luxuriance de ce jardin, et utilise toutes les ressources instrumentales possibles, maracas, clavecin, harmonica, mandoline, accordéon,  clochettes, une masse impressionnante de cordes qui rendent l’orchestre très important et très présent, qui peut être aussi intégré à l’action (la magnifique clarinette basse de Enrico Molinari). Unsuk Chin puise dans les musiques d’ailleurs et dans la tradition occidentale, plutôt tonale, on y reconnaît le Ravel de l’Enfant et les sortilèges, mais aussi Stravinski ou Bartok (Unsuk Chin fut élève de Ligeti), c’est parfois un peu répétitif mais cela se laisse écouter avec plaisir, sans jamais lasser…Le chœur du Grand Théâtre dirigé par Ching-Lien Wu est comme toujours remarquable. La direction musicale du chinois Wen Pin Chien est précise, très claire, accompagne bien les chanteurs, et fait entendre toute la complexité de l’instrumentation et les différents niveaux sonores. Une prestation de très bon niveau.
La distribution réunie est à la hauteur de l’entreprise. L’Alice de Rachele Gilmore est un soprano (trop ?) léger (physiquement, elle fait penser à Chantal Goya dans ses meilleurs jours), la voix est petite, mais très présente et le personnage vraiment crédible. Elle remporte d’ailleurs un succès mérité. Saluons les vétérans  Karan Armstrong en Dame de Cœur et Richard Stilwell (le magnifique Pelléas de Lavelli/Maazel à l’Opéra de Paris il y a plus de trente ans) qui composent un couple de souverains très engagés scéniquement et  usant intelligemment des défauts de leur voix désormais un peu fatiguée en un chant expressif et plein de relief, de vraies compositions, très réussies. Dietrich Henschel est vraiment irrésistible en Canard, tout comme la Duchesse de Laura Nykänen et le Lapin tout à fait désopilant de Andrew Watts dont la première apparition renvoie irrésistiblement au monde de Ravel. Le reste de la compagnie est très honorable.

Quant à la mise en scène, elle est agréable à regarder,  dans un décor fixe qui favorise un suivi fluide de l’action, même si l’espace assez encombré ne laisse pas beaucoup de choix. Ce qui manque  un peu c’est la poésie, sacrifiée peut-être sur l’autel du « non-sense » qui semble être un des maître-mots du livret. Au titre des réussites en revanche, la scène du tribunal, bien réglée, à la disposition spectaculaire sur plusieurs niveaux. Le monde qui nous est offert oscille entre l’univers et l’imagerie de  Walt Disney, du Musical…et même de l’opéra ! Belle idée que le retour final un peu triste à la réalité, au milieu des anonymes, sortes d’automates comme nous sommes dans un aéroport,  ce qui donne au final une couleur assez mélancolique, voire sombre.

Au total, nous passons un bon moment, deux heures sans entracte et sans ennui. C’est peut-être une voie pour l’opéra contemporain en crise que de parcourir un chemin plus « grand public », et moins réservé à la petite partie du public qui court à toute les créations, Fabio Vacchi en Italie a suivi la même idée, mais n’a pas réussi à diffuser ses œuvres, pourtant appréciées (La station thermale, vue à Lyon et à la Scala par exemple). Alors oui à Unsuk Chin et à ce spectacle très digne et qui mérite du public.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA WALKYRIE à l’OPERA BASTILLE (Mise en scène GÜNTER KRÄMER, Dir.Mus: PHILIPPE JORDAN), le 20 Mai 2010

 

200620102128.1277111334.jpgAprès l’Or du Rhin en mars, la Walkyrie clôt cette première partie de L’Anneau di Nibelung, entamé cette année par Nicolas Joel, qui se poursuivra l’an prochain par Siegfried et le Crépuscule des Dieux. Cette entreprise, indispensable pour notre Opéra national, est à mettre au crédit de Nicolas Joel, même si le résultat artistique est pour l’instant pour le moins contrasté. Cette Walkyrie confirme la perplexité face au choix du metteur en scène Günter Krämer pour conduire le projet. Mais elle confirme aussi l’excellent choix du directeur musical Philippe Jordan, qui a de qui tenir, son père Armin Jordan ayant été un remarquable chef wagnérien, et qui est le triomphateur de la soirée -disons plutôt de la matinée-.
Commençons par le plus pénible, la mise en scène.
On avait remarqué déjà dans l’Or du Rhin des incohérences, des maladresses, une pauvreté conceptuelle qui laissait mal augurer de la suite. Cette Walkyrie, premier jour, n’est pas pire que le prologue, on pourrait même dire que l’ensemble est moins hideux. Disons seulement qu’elle confirme la pauvreté de l’entreprise et que ce spectacle sans vision, sans propos, sans structure ne laissera pas de traces indélébiles dans la mémoire, mais seulement des soupirs d’agacement. Trois actes, trois styles, trois orientations, Acte I, « Guerre des clans en Serbie », Acte II, « Vive les pommes », Acte III, « Panique à la morgue ».
Chéreau avait génialement introduit l’idée de clan ou de bande, lorsque Hunding entrait en scène, accompagné de ses hommes et qu’il entourait les deux enfants perdus (qui rappelaient vaguement ceux de « La Dispute » de Marivaux). Krämer la reprend, en commençant par évoquer la guerre des clans dans laquelle Siegmund est pris malgré lui, et les soldats de Hunding qui massacrent le petit peuple (on dirait bien des soldats serbes), entrent en forcent avec lui dans la maison. Des cadavres amoncelés en arrière plan, violence contre Sieglinde, violence de Siegmund contre Hunding menacé, tout cela est très démonstratif et va contre une musique très tendue, toute de violence rentrée au contraire. L’épée est dissimulée derrière un tableau qui , tiens tiens, représente un frêne, et que Sieglinde et Siegmund déchirent de manière un peu ridicule au couteau (le tableau est en papier…). Tout ce premier acte aux couleurs pseudo politiques, n’est pas vraiment passionnant et la mise en scène reste peu inventive, le travail sur l’acteur, inexistant, et tout ce qui pourrait donner vie, la pulsation érotique par exemple, est systématiquement éliminée. La direction très précise et analytique de Philippe Jordan manque quand même un peu d’éclat, de vie de sève dans cet acte et le duo final se traîne un peu.
J’ai appelé le deuxième acte « Vive les pommes » puisque la pomme est le motif central de l’acte, le fil rouge qui tient lieu de cohérence. Dans le Walhalla (nous sommes en haut de l’Echelle de Jacob menant au Walhalla (voir l’Or du Rhin) et les athlètes ont fixé les lettres du mot Germania (voir encore l’Or du Rhin), bientôt d’ailleurs les lettres GER disparaissent pour ne laisser que « ..mania »..Est-ce un autre signe à décrypter ?….Les Walkyries s’amusent au lever de rideau autour de la table des dieux et jouent avec des dizaines de pommes, symbole d’éternelle jeunesse (voir encore et toujours l’Or du Rhin, où ce fruit obsédait beaucoup le metteur en scène), Brünnhilde, lors de l’annonce de la mort, compose une sorte de chaîne de pommes, sans doute une ligne directe vers le Walhalla, et Siegmund, pour signifier son refus, donne un coup de pied vengeur dans le bel ordonnancement de fruits composé par Brünnhilde. Ce deuxième acte est très sage par ailleurs, il ne se passe pas grand-chose, sinon, seule vraie réussite de l’entreprise, les interventions de Fricka, magnifiquement portées par une Yvonne Naef royale en crinoline rouge sang, qui assiste au combat final Siegmund/Hunding en un face à face avec Wotan qui lui montre à la fin le cadavre de Siegmund avec un geste qui a l’air de dire « t’es contente, hein ? ».
Le dernier acte s’ouvre sur une sorte de morgue ou de salle de médecin légiste où des Walkyries infirmières nettoient les corps nus des héros morts (ouh la la ! comme c’est osé !!), la chevauchée des Walkyries, c’est « Panique à la morgue » où les cadavres s’amoncellent, passent sur la table, sont nettoyés, puis repartent régénérés.  Avec un baisser de rideau inattendu entre la deuxième et la troisième scène (le duo Wotan- Brünnhilde) car il faut bien – au mépris de la fluidité scénique à laquelle Wagner tenait tant, débarrasser le plateau des cadavres, des tables, des cuvettes, des torchons. Toujours pas la moindre attention au travail d’acteur, les chanteurs ne sont pas guidés, pas conduits, et font grosso modo ce qu’ils font partout. Une curiosité finale, Erda passe devant le brasier (après tout pourquoi pas), et Brünnhilde profondément endormie sur une table aux côtés du cadavre de Siegmund (on n’ose imaginer le futur réveil de Brünnhilde par Siegfried face au cadavre de papa !), se lève et va sous la table : elle ne peut dormir, elle devenue simple mortelle, au même niveau que le héros mort, et sous les yeux de tous (Walkyries, soldats) au fond dans l’ombre rougeoyante du brasier.
Krämer a repris à Braunschweig l’idée des fauteuils XVIII° (ici, ils sont noirs et non rouges) évoquant le Walhalla, il a repris à Chéreau et à d’autres l’idée de la bande de Hunding, il n’en a cependant rien fait : pas de mise en scène, un travail sans construction sans colonne vertébrale, sans aucun intérêt. Finalement mieux vaut ce deuxième acte sans grandes idées (mais avec des pommes) où les chanteurs sont laissés à eux-mêmes que des idées inutiles, qui ne disent rien de l’intrigue et sont souvent scéniquement mal réglées (une fois de plus, comme dans l’Or du Rhin, des sorties injustifiées: « Ein Quell » au premier acte où Siegmund demande de l’eau), et quelques incohérences des mouvements réglés dans l’espace scénique.
A ce travail médiocre et sans intérêt aucun correspond au contraire une réalisation musicale de qualité, même si la distribution, solide au demeurant, n’est pas totalement convaincante. Robert Dean Smith est un Siegmund émouvant, à la voix claire, si claire même qu’on se demande s’il arrivera au bout des « Wälse » des « Nothung » ou de l’accent final (« Wälsungenblut ») que même le grand Vickers rata un soir de MET avec Karajan. Son deuxième acte est plus pâle. La voix fatigue, l’orchestre la couvre. C’est dommage car le chant est engagé et l’interprétation prenante.  La Sieglinde de Ricarda Merbeth en revanche montre de bout en bout une voix très solide, mais l’interprétation reste froide (une seule lueur de passion au troisième acte), et un peu distante, comme d ‘habitude chez cette chanteuse qui n’a jamais réussi à me convaincre (son Elisabeth de Tannhäuser à Bayreuth me laissait totalement froid). Voilà une de ces voix qui « assure » sans séduire ni créer l’adhésion. Le Hunding de Günther Groissböck est solide et compose un personnage de soldat brutal et violent très crédible, tout comme le Wotan de Thomas Johannes Mayer, initialement prévu en complément de Falk Stuckmann pour trois représentations, et qui a jusqu’ici assuré toute la série. Sans avoir une voix éclatante, sans avoir un timbre exceptionnel, c’est sans doute celui qui est le plus expressif et qui suit les inflexions du texte avec le plus de précision, dans son personnage de perdant, de Wotan humain, trop humain. Une bonne prestation, face à la Fricka de très grande facture de Yvonne Naef, impériale en crinoline rouge, qui campe un vrai personnage avec une voix somptueuse, et particulièrement expressive, la meilleure du plateau. Des Walkyries-infirmières, on retiendra d’étranges notes raclées, des couacs gênants au moins au début du 3ème acte, avec une meilleure cohésion à la fin de leur scène, mais on les oubliera vite. Reste la Brünnhilde de Katarina Dalayman, avec ses aigus comme toujours plus tonitruants que chantés (ses « Hojotoho » initiaux), qui au total, même si cette chanteuse ne m’a jamais totalement convaincu, s’en sort avec les honneurs, même si je persiste à penser qu’on ne tient sûrement pas la Brünnhilde du moment, mais seulement la plus demandée du moment.

Le plus convaincant, c’est à n’en pas douter le chef. Je ne partage pas son option analytique et lente du premier acte, d’où n’émergent dans le duo final aucune pulsion, aucune vibration, aucun pathos. C’est l’ambiance pesante de la première partie qui gouverne la couleur donnée à l’ensemble de l’acte. On aimerait plus de rythme, on aimerait que la musique se laisse plus aller, mais Philippe Jordan n’a ni la fantaisie, ni l’imagination de son père. C’est un rigoureux constructeur, d’une redoutable précision, qui sait parfaitement accompagner le plateau et sait faire ressortir toutes les qualités de l’orchestre, même si quelques faiblesses se laissent encore percevoir (les cors…). Cordes somptueuses, bois et vents magnifiques. Le son charnu, plein, le souci de faire ressortir tous les niveaux, le relief font des deuxième et troisième actes des moments de référence. Une direction exemplaire même si quelquefois discutable, qui projette cette production au rang de celles qu’il faut aller écouter malgré ses failles et avec une distribution au total sans grands défauts ni grand éclat… Jordan sera sans aucun doute l’atout majeur de ce Ring, car pour le reste, la caravane peut passer.

200620102131.1277111443.jpgUne conclusion en demie teinte donc, avec la certitude maintenant bien installée d’un spectacle sans aucun intérêt scénique, faussement provocant, faussement analytique, et surtout complètement dépassé, celle d’une distribution honnête à très honnête, sans être celle de l’année loin de là, et un chef, qui sauve totalement la représentation par la qualité de son approche et le soin apporté à la « concertazione ». Pour le coup, le choix de Philippe Jordan comme directeur musical est une très bonne intuition de Nicolas Joel.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA DONNA DEL LAGO (LA DAME DU LAC) DE G.ROSSINI à l’OPERA GARNIER (JUAN DIEGO FLOREZ, JOYCE DI DONATO, DANIELA BARCELLONA) le 18 JUIN 2010

180620102125.1276967678.jpgL’Opéra affiche La Dame du Lac, et propose la version italienne, il eût donc été plus pertinent de donner le titre italien (La Donna del Lago) que tout le monde connaît, avec sa traduction française…Mais la Dame du Lac sonnait sans doute plus son Walter Scott,  sonnait plus arthurien ou plus « Excalibur » pour un public français. En tous cas, c’est une excellente initiative que de mettre au répertoire cette œuvre assez rarement donnée, qui annonce dès 1819 les évolutions futures du Cygne de Pesaro, vers des formes qui se rapprochent plus du bel canto, même si le rondeau final trouve des échos dans Cenerentola. Pour cette entrée au répertoire, Nicolas Joel a réuni ce qui se fait de mieux en matière de chant rossinien, à commencer par l’Uberto de la décennie, Juan Diego Florez et Joyce Di Donato, que je découvris dans Sesto de La Clémence de Titus à Genève il y a quelques années, et qui m’avait frappé par l’intensité du chant et la qualité technique et qui depuis conduit une carrière exemplaire.

La Clémence de Titus est bien d’ailleurs un exemple de ces opéras d’où émerge la figure d’un souverain clément et bienfaiteur, et qui est aussi la figure tutélaire de La Donna del Lago. Chez Mozart on complote, chez Rossini on fait la guerre. Uberto/Jacques V renonce à l’amour et transforme cette renonciation en clémence.

Elena, « La Donna del Lago », est face à trois hommes qui l’aiment, Rodrigo le héros écossais rebelle, Uberto le roi d’Ecosse déguisé, son ennemi, et Malcolm, preux chevalier qui met son épée au service de la révolte écossaise, par amour pour Elena. Promise à Rodrigo, elle aime Malcolm, et elle éprouve pour Uberto (dont elle ignore la véritable identité) une tendre amitié.
Au milieu de cet imbroglio, un père, figure aimée mais qui exige qu’Elena épouse Rodrigo, et donc voilà la tendre Elena, beauté solitaire qui médite au bord d’un lac ou qui se réfugie dans des grottes ou des défilés étroits, prise au piège des désirs, des amours, des nécessités politiques, dans une atmosphère brumeuse d’une Ecosse où l’on pourrait rencontrer une autre victime des hommes, Lucia di Lammermoor.

Cette histoire poétique, qui se termine bien (Uberto/JacquesV  pardonne à tout le monde, au nom de son amour pour Elena, à qui il remet et son père et Malcolm), aurait pu trouver des ambiances crépusculaires dans la mise en scène, qui hésite entre plusieurs options sans vraiment choisir. La production de Luca Ronconi  en 2001 à Pesaro (Luca Ronconi, Daniele Gatti, Florez, Devia, Barcellona était très poétique -voir photo ci-dessous-

donna-8.1276967293.jpget assez convaincante, vocalement prodigieuse (Florez et Barcellona étaient dans la fulgurance de leurs débuts), celle de Muti à la Scala en 1992, dans une mise en scène de Werner Herzog, avec des chanteurs de très haut niveau, mais à la fin de meilleures années (Chris Merritt, 98675lmd.1276967858.jpgRockwell Blake, June Anderson), qui aurait pu être un grand rendez-vous, mais qui était au total, tant pas la direction que par la mise en scène, assez ennuyeuse. (Photo ci-dessous)

98862lmd.1276967970.jpg

Lluis Pasqual a choisi une voie médiane, très visuelle, mais en même temps une scénographie envahissante (portique circulaire à colonnes monumentales, entourant un espace vide (le lac et au fond des toiles peintes). Une belle idée que de faire apparaître du Lac les objets, le banc, Elena elle-même sortant des eaux. Une moins bonne celle de doubler les personnages (leur apparition est précédée de la vision de leur double dans les coursives) ou d’ajouter un ballet médiocre, qui non seulement n’éclaire pas l’œuvre, mais la  dérange, ou  bien de mélanger les époques, le chœur ayant une fonction de chœur antique, plus spectateur extérieur qu’acteur, et les personnages vivant leur aventure isolée, et jouant sur l’opéra dans l’opéra, l’opéra au miroir, l’opéra second degré, avec moments d’une discrète ironie, mais avouons le, aucune vraie trouvaille sinon que, comme d’habitude, les décors de Ezio Frigerio et les costumes de Franca Squarciapino, ainsi que les lumières de Vinicio Cheli, donnent un cadre assez esthétique à l’histoire. L’intrigue, qui n’est pas si lancinante qu’on le dit, le livret, qui n’est pas si ennuyeux qu’on le dit pouvaient être mieux traités, et éviter de faire sentir des longueurs (surtout au premier acte).

180620102124.1276967505.jpgLa direction de Roberto Abbado aurait pu être aussi plus vibrante. Roberto Abbado est un très bon technicien, soucieux des chanteurs, qui se sentent en grande sécurité avec lui. Ce n’est pas un inventif, et il manque à sa direction une vraie pulsion, un véritable engagement. Il reste que c’est en place. Mais on sait bien que ce n’est ni pour le chef ni pour la mise en scène que les foules parisiennes se battent pour chercher les quelques places disponibles (hier des places sans visibilité à 9 €)

Nicolas Joel n’a pas lésiné en effet pour faire de l’entrée au répertoire de l’Opéra de La Donna del Lago un événement grâce à une distribution exceptionnelle. Qui mieux que Juan Diego Florez, dont Uberto/Giacomo V est l’un des rôles fétiches, et Joyce Di Donato devenue l’une des grands stars du chant mozartien et rossinien pouvaient garantir une perfection qui à dire vrai donne le frisson, voire bouleverse. Du début à la fin Florez impose ses suraigus, son chant parfaitement maîtrisé, cette voix sûre, qui n’a pas le timbre nasal des ténors rossiniens traditionnels, mais qui reste une voix mâle, avec un magnifique timbre .On connaît  les débats qui agitèrent les lyricomanes passionnés dans les années 1980 ou 1990 autour de Rockwell Blake, ou même de Chris Merritt : rien de tout cela avec Florez qui fait l’unanimité, il  est proprement étourdissant, comme d’habitude pourrait-on dire, et sans aucun défaut. Joyce di Donato dans le rôle d’Elena, se ménage dans le premier acte, qui est très correct mais pas vraiment exceptionnel, mais  tout le deuxième acte (et tout le final) est un feu d’artifice vocal, où plus la technique impeccable est presque oubliée par l’engagement, et le plaisir de chanter qui électrisent le public, on atteint des sommets inouïs. Ni Devia ni Anderson ne m’avaient pareillement impressionné. L’air final et le rondeau sont deux moments qu’on n’oubliera pas de sitôt. Ces deux artistes exceptionnels sont parfaitement entourés par Daniela Barcellona, spécialiste du rôle de Malcolm, avec sa voix sombre, très ductile, puissante, aux ébouriffantes agilités, mais aux suraigus légèrement métalliques cependant (qui n’apparaissaient pas il y a quelques années). Simon Orfila en Douglas est une basse de qualité, qui remporte un franc succès dans « sul labbro tuo stranieri son questi accenti… », tout comme le Rodrigo de Colin Lee, convaincant par les aigus redoutables, par le style, par la technique moins que par le timbre. Le reste de la compagnie est sans reproche.

Je m’inscris en faux contre ceux qui ont écrit que cet opéra était un monstre d’ennui. S’il n’a pas la grandeur de Moïse, de Guillaume Tell ou même de Maometto II, il y a bien des moments marquants (« Cielo in qual estasi » est un des plus beaux duos que je connaisse) où Rossini s’essaie à un romantisme naissant et sombre, que la mise en scène, trop soucieuse de « faire quelque chose » et qui ne fait rien, n’a pas rendu et que la direction en place et indifférente de Roberto Abbado de saisit pas.
Alors, même s’il n’y a que des places sans visibilité, cela vaut à mon avis le déplacement, cela vaut même un petit voyage à Paris, car personne ne regrettera cette extraordinaire fête de la joie de chanter. Eh oui, il faut quelquefois se laisser aller à cette simple joie, qui fait toucher la perfection.

 

LA DONNA DEL LAGO
Gioacchino ROSSINI

Dir.Mus : Roberto Abbado
Mise en scène : Lluis Pasqual

18 juin 2010

Joyce Di Donato
Juan Diego Florez
Daniela Barcellona
Simon Orfila
Colin Lee

PALAIS DES ARTS DE BUDAPEST – FESTIVAL WAGNER 2010: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER (Dir. Adam FISCHER) (29 MAI 2010)

La vie musicale hongroise, riche d’une très grande tradition, tant du côté des compositeurs que des interprètes, est animée par les deux frères Adam et Ivan Fischer : l’un est directeur musical de l’Opéra d’Etat et l’autre chef permanent du Budapest Festival Orchestra.
Adam Fischer, chef wagnérien invité régulièrement à Bayreuth a eu l’idée d’organiser à Budapest chaque année un rendez-vous au mois de juin, le Festival Wagner construit sur le modèle de Bayreuth « en réduction » offrant un Ring annuel et une production nouvelle d’un des autres opéras chaque année. Mêmes horaires et mêmes rituels qu’à Bayreuth, avec fanfares et longs intervalles d’une heure: il ne manque que les saucisses!

La manifestation a lieu au Palais des Arts, vaste complexe construit en 2005 au bord du Danube qui abrite un auditorium ressemblant trèsétrangement à celui de Jean Nouvel à Lucerne, ainsi que le fameux MuséeLudwig d’art contemporain. 

Vu son coût, l’Opéra et le Palais des Arts se sont unis pour coproduire ces spectacles. Cette année, outre le Ring à partir du 10 juin, la nouvelle production est Tristan und Isolde dans une mise en scène de deux jeunes femmes, Alexandra Szemerédy et Magdolna Parditka, formées à l’école allemande.
Le triomphe a été total à cette première: de longs appaudissements ont scandé la fin de la soirée, même si mise en scène et chanteurs laissent quelques doutes en bouche.
L’Isolde de Anna-Katharina Behnke est une femme superbe ,avec un port altier, d’une noblesse intrinsèque qui donne au personnage une stature et une grandeur qu’il n’a pas toujours. La voix est puissante et monte facilement à l’aigu, mais manque d’homogénéité et de rondeur. Les graves sont détimbrés, les aigus, notamment à la fin, métalliques et un peu criés. C’est dommage, car elle compose un personnage vraiment convaincant qui finit par emporter l’adhésion.

La noblesse, c’est justement ce qui manque  au Tristan de Christian Franz: sa tenue en scène, sa manière de chanter, tout semble un peu, comment dire? …négligé dans son personnage. Son Siegfried tout en force il y a deux ans dans ce même lieu avait fini par nous convaincre, mais au MET dans le même rôle l’an dernier, il était très difficile à supporter. Cette année, certes, le texte est dit, quelquefois même avec intelligence, mais le chant forcé, sans inflexion, sans style, sans modulation aucune, qui confine au cri permanent à la fin du IIIème acte (du « Schreigesang » pourrait-on dire) finit par agacer et même irriter. Les moyens sont importants, ils sont gonflés par cette manière de chanter, et ils sont gâchés. Très décevant.

Si les deux protagonistes n’ont pas tout à fait convaincu à des degrés divers, la Brangäne de Judit Nemeth et le Kurwenal de Tomasz Konieczny  ont offert une magnifique prestation. Judit Nemeth devant son public remporte un triomphe mérité. On se souvient de sa somptueuse Vénus de Tannhäuser à Bayreuth il y a quelques années. Voilà une Brangäne à la voix grande, très ronde, très chaleureuse, très engagée, et qui emporte la conviction tout en procurant une très grande émotion. De même le Kurwenal du jeune  Tomasz Konieczny à la voix grande, sonore, bien posée, à la projection impeccable et d’une rare intensité fait immédiatement sentir que ce Kurwenal a les moyens d’un Wotan, et de fait il est distribué dans le Ring quelques jours après. La Pologne tient donc deux barytons de grande valeur,  Mariusz Kwiecien et Tomasz Konieczny, à ne pas rater sur les scènes où ils se produiront.

Enfin le Marke de Jan-Hendrik Rootering ne m’a pas non plus convaincu:si le deuxième acte passe assez bien malgré une voix vieillie, le troisième est très difficile. Les aigus sont criés, le souffle court, et cette ultime apparition n’a pas l’effet voulu. Je n’ai jamais été enthousiaste de ce chanteur un peu passif en scène et rarement expressif, mais, comme pour Christian Franz, Adam Fischer a ses fidélités.
Ce qui domine musicalement, c’est justement la direction d’Adam Fischer, qui emporte l’orchestre avec beaucoup de lyrisme: on se demande pourquoi ce chef jouit souvent d’une réputation routinière, ce qui est injuste et même erroné. Le travail effectué avec l’orchestre de l’Opéra d’Etat de Budapest, son orchestre, est exemplaire. La clarté de la lecture, l’énergie, la maîtrise technique (quelques scories des cuivres exceptées au début du second acte, toujours redoutable), le lyrisme de l’interprétation et l’énergie de l’ensemble imposent une lecture de qualité, homogène, qui accompagne bien les chanteurs sans jamais les couvrir, dans une salle à l’acoustique très réverbérante. Une authentique lecture, inspirée et impliquée: c’est une chance d’avoir à disposition un chef de cette qualité, de cet allant et de cette pétillante énergie.

Du côté de la production, on reste vraiment perplexe. Partant de sans doute de l’idée du duel initial Morolt/Tristan et de celle du philtre, les deux metteurs(metteuses?) en scène couvrent les bords du vaste plateau de verres tantôt vides et tantôt pleins, puis cassés à la fin, de personnages qui sont tous des escrimeurs, qui tantôt jouent le choeur des marins, tantôt exécutent des pantomimes, se masquent et se démasquent, combattent (il y a même parmi le groupe d’authentiques champions d’escrime) en une chorégraphie réglée par l’une des légendes de la Hongrie, Tamás Pintér. Ce monde de l’escrime domine, avec ses règles, sa dramaturgie, sa gestique, monde noir et blanc que rappelle aussi l’échiquier central qui se brise bientôt (lorsque le couple boit le philtre). Ce monde évoque aussi de manière plus oblique l’Univers du cinéma (James Bond) ou du clip video (Madonna), renvoyant toute l’histoire à des mythes modernes. On se touche peu, peu de sensualité dans les gestes, mais essentiellement dans la musique qui se répand, se développe, s’écoule avec une fluidité et une sensibilité extrême.
Tristan à la fin ne meurt pas, mais se fige, pour rejoindre ensuite Isolde dans la mort, corps croisés, c’est une des rares idées qui séduisent. On saisit çà et là des bribes d’intentions, notamment celle d’impliquer Parsifal dans l’histoire (on sait que Wagner avait eu cette intention initiale). Quant au décor, utilisant les balcons du Palais des Arts,il est assez ingénieux (un décor qui peu à peu se fendille et se brise), mais la mise en scène reste un point d’interrogation qui ne satisfait ni l’esprit, ni les yeux, ni le coeur, du « Regietheater » assez redoutable…Certes, tout est dans la musique et le ballet des personnages tente de la suivre pas à pas et de l’illustrer, sans en faire de lecture pléonastique, mais on reste singulièrement sur sa faim, on n’arrive pas à lire le plateau.

En conclusion, voilà une production, qui sans être celle du siècle, se défend avec dignité, essentiellement grâce à un orchestre au-delà de l’éloge et grâce à un chef intelligent, fin et inspiré. L’idée de ce Bayreuth sur Danube est excellente, l’effort consenti, énorme, trouve sa réponse dans un public enthousiaste. L’idée de faire appel à de jeunes metteurs en scène est riche de potentialité, il serait peut-être aussi judicieux d’appeler de jeunes chanteurs valeureux, plutôt que quelques voix sur le retour. Il en faudrait donc bien peu pour faire de cette initiative un des phares de l’Europe wagnérienne.

Direction: Adam Fischer
Mise en scène décors et costumes: Alexandra Szemerédy and Magdolna Parditka
Combats d’escrime: Tamás Pintér
Lumières: Károly Györgyfalvai

Tristan: Christian Franz
Isolde: Anna-Katharina Behnke
King Marke: Jan-Hendrik Rootering
Kurwenal: Tomasz Konieczny
Brangäne: Judit Németh
Melot: Csaba Szegedi
Un berger: Zoltán Megyesi
Un marin: Ákos Ambrus
Un marin: István Horváth