La vie musicale hongroise, riche d’une très grande tradition, tant du côté des compositeurs que des interprètes, est animée par les deux frères Adam et Ivan Fischer : l’un est directeur musical de l’Opéra d’Etat et l’autre chef permanent du Budapest Festival Orchestra.
Adam Fischer, chef wagnérien invité régulièrement à Bayreuth a eu l’idée d’organiser à Budapest chaque année un rendez-vous au mois de juin, le Festival Wagner construit sur le modèle de Bayreuth « en réduction » offrant un Ring annuel et une production nouvelle d’un des autres opéras chaque année. Mêmes horaires et mêmes rituels qu’à Bayreuth, avec fanfares et longs intervalles d’une heure: il ne manque que les saucisses!
La manifestation a lieu au Palais des Arts, vaste complexe construit en 2005 au bord du Danube qui abrite un auditorium ressemblant trèsétrangement à celui de Jean Nouvel à Lucerne, ainsi que le fameux MuséeLudwig d’art contemporain.
Vu son coût, l’Opéra et le Palais des Arts se sont unis pour coproduire ces spectacles. Cette année, outre le Ring à partir du 10 juin, la nouvelle production est Tristan und Isolde dans une mise en scène de deux jeunes femmes, Alexandra Szemerédy et Magdolna Parditka, formées à l’école allemande.
Le triomphe a été total à cette première: de longs appaudissements ont scandé la fin de la soirée, même si mise en scène et chanteurs laissent quelques doutes en bouche.
L’Isolde de Anna-Katharina Behnke est une femme superbe ,avec un port altier, d’une noblesse intrinsèque qui donne au personnage une stature et une grandeur qu’il n’a pas toujours. La voix est puissante et monte facilement à l’aigu, mais manque d’homogénéité et de rondeur. Les graves sont détimbrés, les aigus, notamment à la fin, métalliques et un peu criés. C’est dommage, car elle compose un personnage vraiment convaincant qui finit par emporter l’adhésion.
La noblesse, c’est justement ce qui manque au Tristan de Christian Franz: sa tenue en scène, sa manière de chanter, tout semble un peu, comment dire? …négligé dans son personnage. Son Siegfried tout en force il y a deux ans dans ce même lieu avait fini par nous convaincre, mais au MET dans le même rôle l’an dernier, il était très difficile à supporter. Cette année, certes, le texte est dit, quelquefois même avec intelligence, mais le chant forcé, sans inflexion, sans style, sans modulation aucune, qui confine au cri permanent à la fin du IIIème acte (du « Schreigesang » pourrait-on dire) finit par agacer et même irriter. Les moyens sont importants, ils sont gonflés par cette manière de chanter, et ils sont gâchés. Très décevant.
Si les deux protagonistes n’ont pas tout à fait convaincu à des degrés divers, la Brangäne de Judit Nemeth et le Kurwenal de Tomasz Konieczny ont offert une magnifique prestation. Judit Nemeth devant son public remporte un triomphe mérité. On se souvient de sa somptueuse Vénus de Tannhäuser à Bayreuth il y a quelques années. Voilà une Brangäne à la voix grande, très ronde, très chaleureuse, très engagée, et qui emporte la conviction tout en procurant une très grande émotion. De même le Kurwenal du jeune Tomasz Konieczny à la voix grande, sonore, bien posée, à la projection impeccable et d’une rare intensité fait immédiatement sentir que ce Kurwenal a les moyens d’un Wotan, et de fait il est distribué dans le Ring quelques jours après. La Pologne tient donc deux barytons de grande valeur, Mariusz Kwiecien et Tomasz Konieczny, à ne pas rater sur les scènes où ils se produiront.
Enfin le Marke de Jan-Hendrik Rootering ne m’a pas non plus convaincu:si le deuxième acte passe assez bien malgré une voix vieillie, le troisième est très difficile. Les aigus sont criés, le souffle court, et cette ultime apparition n’a pas l’effet voulu. Je n’ai jamais été enthousiaste de ce chanteur un peu passif en scène et rarement expressif, mais, comme pour Christian Franz, Adam Fischer a ses fidélités.
Ce qui domine musicalement, c’est justement la direction d’Adam Fischer, qui emporte l’orchestre avec beaucoup de lyrisme: on se demande pourquoi ce chef jouit souvent d’une réputation routinière, ce qui est injuste et même erroné. Le travail effectué avec l’orchestre de l’Opéra d’Etat de Budapest, son orchestre, est exemplaire. La clarté de la lecture, l’énergie, la maîtrise technique (quelques scories des cuivres exceptées au début du second acte, toujours redoutable), le lyrisme de l’interprétation et l’énergie de l’ensemble imposent une lecture de qualité, homogène, qui accompagne bien les chanteurs sans jamais les couvrir, dans une salle à l’acoustique très réverbérante. Une authentique lecture, inspirée et impliquée: c’est une chance d’avoir à disposition un chef de cette qualité, de cet allant et de cette pétillante énergie.
Du côté de la production, on reste vraiment perplexe. Partant de sans doute de l’idée du duel initial Morolt/Tristan et de celle du philtre, les deux metteurs(metteuses?) en scène couvrent les bords du vaste plateau de verres tantôt vides et tantôt pleins, puis cassés à la fin, de personnages qui sont tous des escrimeurs, qui tantôt jouent le choeur des marins, tantôt exécutent des pantomimes, se masquent et se démasquent, combattent (il y a même parmi le groupe d’authentiques champions d’escrime) en une chorégraphie réglée par l’une des légendes de la Hongrie, Tamás Pintér. Ce monde de l’escrime domine, avec ses règles, sa dramaturgie, sa gestique, monde noir et blanc que rappelle aussi l’échiquier central qui se brise bientôt (lorsque le couple boit le philtre). Ce monde évoque aussi de manière plus oblique l’Univers du cinéma (James Bond) ou du clip video (Madonna), renvoyant toute l’histoire à des mythes modernes. On se touche peu, peu de sensualité dans les gestes, mais essentiellement dans la musique qui se répand, se développe, s’écoule avec une fluidité et une sensibilité extrême.
Tristan à la fin ne meurt pas, mais se fige, pour rejoindre ensuite Isolde dans la mort, corps croisés, c’est une des rares idées qui séduisent. On saisit çà et là des bribes d’intentions, notamment celle d’impliquer Parsifal dans l’histoire (on sait que Wagner avait eu cette intention initiale). Quant au décor, utilisant les balcons du Palais des Arts,il est assez ingénieux (un décor qui peu à peu se fendille et se brise), mais la mise en scène reste un point d’interrogation qui ne satisfait ni l’esprit, ni les yeux, ni le coeur, du « Regietheater » assez redoutable…Certes, tout est dans la musique et le ballet des personnages tente de la suivre pas à pas et de l’illustrer, sans en faire de lecture pléonastique, mais on reste singulièrement sur sa faim, on n’arrive pas à lire le plateau.
En conclusion, voilà une production, qui sans être celle du siècle, se défend avec dignité, essentiellement grâce à un orchestre au-delà de l’éloge et grâce à un chef intelligent, fin et inspiré. L’idée de ce Bayreuth sur Danube est excellente, l’effort consenti, énorme, trouve sa réponse dans un public enthousiaste. L’idée de faire appel à de jeunes metteurs en scène est riche de potentialité, il serait peut-être aussi judicieux d’appeler de jeunes chanteurs valeureux, plutôt que quelques voix sur le retour. Il en faudrait donc bien peu pour faire de cette initiative un des phares de l’Europe wagnérienne.
Direction: Adam Fischer
Mise en scène décors et costumes: Alexandra Szemerédy and Magdolna Parditka
Combats d’escrime: Tamás Pintér
Lumières: Károly Györgyfalvai
Tristan: Christian Franz
Isolde: Anna-Katharina Behnke
King Marke: Jan-Hendrik Rootering
Kurwenal: Tomasz Konieczny
Brangäne: Judit Németh
Melot: Csaba Szegedi
Un berger: Zoltán Megyesi
Un marin: Ákos Ambrus
Un marin: István Horváth