LE BAL DES MURÈNES

Une première polémique aussi inutile que ridicule marque le début de mandat d’Alexander Neef.

Ouf !
Ça nous manquait. Après quatre mois d’exercice, Alexander Neef a dû faire face à sa première polémique : les murènes sont sorties de leur trou pour mordre. Encore faudrait-il qu’il y ait de quoi mordre.
Le nouveau Directeur Général de l’Opéra de Paris allait faire disparaître rien moins que la plupart des grands ballets classiques, les faire sortir du répertoire. On reste un peu interdit devant l’imbécillité de l’affirmation, de la petitesse du débat, et du ridicule de la polémique.
Tout est né d’un article du Monde du 25 décembre dernier intitulé « A l’Opéra, la diversité entre en scène » signé Elise Karlin, à propos d’un manifeste qui a circulé parmi le personnel de l’Opéra et « qui s’interroge sur la prise en compte de la diversité dans leur institution ».

La polémique portait-elle sur cette question ? Pas au départ, car le bon peuple des murènes a été mis en fureur par une phrase à la mise en page maladroite (dans un article qui ne l’est pas moins) que nous publions ici : « Une révolution qui touche au cœur d’un patrimoine toujours marqué par les choix esthétiques de Rudolf Noureev, directeur de la danse de l’Opéra de Paris de 1983 à 1989 – La Bayadère, Le Lac des cygnes, Casse-Noisette« Certaines œuvres vont sans doute disparaître du répertoire, confirme Alexander Neef. Mais ça ne suffira pas. Supprimer ne sert à rien si on ne tire pas les leçons de l’histoire. Pour réussir une rénovation profonde, pour que dans dix ans, les minorités soient mieux représentées à l’Opéra, il fallait une vraie réflexion. Je l’ai confiée à des personnalités extérieures dans un souci d’objectivité accrue, d’une plus grande liberté de parole. » »

Il n’en fallait pas plus pour que les murènes sortent mordre : comment ? le Ballet de l’Opéra de Paris, l’une des institutions historiques de notre patrimoine culturel, au sein de laquelle est né le ballet classique (avant de se laisser supplanter par les Français installés en Russie : Marius Petipa est marseillais…), et qui aime à se présenter comme l’une des institutions de danse académique les plus importantes au monde allait supprimer de son répertoire les grands ballets du répertoire, La Bayadère, Le Lac des Cygnes, Casse-Noisette, etc. !!!
Cette polémique n’est pas seulement l’œuvre d’illuminés ou de balletomanes excités, mais elle a été relayée par une certaine droite, pas vraiment modérée, ténors (ou sopranos) de l’extrême droite, mais aussi par la presse de haut (ca)niveau, ou par une gauche indigéniste pas vraiment mieux informée ni mieux intentionnée…
Voici le titre de « Valeurs (?) actuelles » : « A l’Opéra de Paris, des œuvres classiques comme “Le Lac des Cygnes” ou “Casse-Noisette” vont disparaître pour faire de la place aux “minorités” ».
Où l’on voit comment on ment, comment on pratique l’amalgame et comment on pourrit le débat. Il est vrai que mensonge et mauvaise foi sont les mamelles de ces politiques boueuses et de la presse-poubelle mais aussi de polémistes vantant (selon l’expression d’Isabelle Barbéris dans Le Figaro) “un académisme anticulturel décomplexé, qui transforme l’art – patrimoine et création – en ingénierie sociale”.
L’équation était posée : les minorités imposaient leur diktat au directeur de l’Opéra. Voilà qui cache évidemment le racisme ordinaire, celui qu’on maquille sous le nom de tradition, d’histoire, de pratiques prétendument immémoriales…

Comme souvent avec le caniveau, il vaut mieux sauter par-dessus la boue et revenir à la raison.

D’abord, lisons bien, c’est l’auteur de l’article qui met en cause les chorégraphies de Noureev, pas Alexander Neef. Ensuite, il y a fort à parier que la « sortie du répertoire » vise plus des productions ou des chorégraphies qui ne correspondent peut-être plus aux canons du temps que les œuvres en elles-mêmes, qui sont par ailleurs les tiroirs caisse de la maison. On s’imagine l’Opéra de Paris, avec le déficit accumulé dont on a tant parlé, se tirer la balle dans le pied en retirant du répertoire des titres qui font le plein dans la maison ? C’est simplement impensable.
On s’imagine une grande troupe de ballet internationalement reconnue, retirer de son répertoire Le Lac des Cygnes qui est, à l’instar de Carmen pour l’opéra, le titre de ballet le plus représenté au monde ? C’est simplement impensable.
Et donc les murènes peuvent rentrer dans leur trou, expédier leurs affaires puantes et nous foutre la paix.

Ceci posé, essayons de considérer l’objet du débat :

Quelques remarques préliminaires.
D’abord, une observation qui concerne cette fois le ballet, mais qu’on rencontre aussi ailleurs au vu des confusions et les erreurs historiques en la matière. Il y aurait beaucoup à dire sur un discours prétendument progressiste mais totalement inculte, passant sous silence ou ignorant que ces ballets n’ont été créés ni sous la IIIème République colonialiste ni dans l’Amérique esclavagiste mais dans la Russie impériale… et mélangeant tout (codes théâtraux et ce que la doxa assimile à du « blackface », dénué de tout sens au cas d’espèce). Rien de nouveau sous le soleil : la propagande, de tous horizons, se nourrit de l’ignorance.

Ensuite, on le sait, il y a dans le ballet académique une longue tradition de reproductions de chorégraphies plus que centenaires, plus ou moins adaptées, réadaptées, modifiées, corrigées au fil du temps, mais avec des codes très précis. Pour peu qu’on soit un peu attentif, on lit souvent « Chorégraphie de X, adaptée de la chorégraphie originale de Marius Petipa ». La Bayadère est l’exemple même de ballet multiforme, adapté au fil du temps, restructuré plus ou moins profondément (3 / 4 actes, destruction du temple ou non, ajout de variations telles que celles de l’Idole dorée, évolutions d’autres, bref, une œuvre vivante !).
On le sait aussi, les productions restent longtemps dans le répertoire, déjà une quarantaine d’années pour celles de Noureev. Et au Bolchoï, la dernière chorégraphie du Lac des Cygnes de Youri Grigorovitch remonte à 2001, la précédente de 1969… vénérables.
Une chorégraphie classique implique un corps de ballet, plusieurs solistes devant tous l’apprendre et la danser, et il serait impensable de changer aussi vite qu’une production d’opéra. C’est même le contraire, plus elle est dansée, et plus elle prend forme, plus elle entre dans les veines et l’ADN d’un corps de ballet. Elle se bonifie en vieillissant en quelque sorte.
Il est vrai d’un autre côté que ces chorégraphies ont été aussi créées dans un contexte différent, un monde différent, des danseurs différents et qu’elles ne peuvent être à l’infini reproduites telles quelles. C’est ce qui se pratique, y compris en Russie qui est le pays de la danse académique par excellence aujourd’hui :  le genre a traversé la Russie impériale, le stalinisme jusqu’à Poutine aujourd’hui – et peu de cas y est fait, au sein même des corps de ballet en place, à ces réflexions…
Il n’est pas interdit soit de créer une nouvelle chorégraphie (et donc sortir une production du répertoire) en tenant compte des évolutions des publics, ou au moins de modifier ou d’intervenir sur les chorégraphies existantes là où le bât blesse. Ça s’est toujours fait, et personne n’y trouve à redire, sauf les murènes. Millepied dont nous reparlerons a ainsi changé le nom de Danse des négrillons dans La Bayadère en Danse des enfants, comme le signale l’article du Monde ; il en a également fait revoir les costumes.
Enfin, se pose la question du ballet académique lui-même fondé sur la notion de code, d’homogénéité, d’effacement des individualités, notamment dans le corps de ballet. Il s’agit de gommer les différences : sans doute peut-on facilement corriger techniquement les « différences » visibles pour homogénéiser l’aspect général (l’article du Magazine du Monde le suggère), mais la question posée par le manifeste trahit un malaise plus profond qui traverse sans doute plus largement la société française que le simple Opéra de Paris, une cible facile et habituelle. En ce sens le ballet de l’Opéra est symptôme d’un mal français plus profond, d’où la ruée des politiciens d’extrême droite sur Twitter, qui n’ont cure du ballet mais qui guettent le moindre petit fait pour répandre leur venin.

Enfin, si le Ballet de l’Opéra est une compagnie historique de grande tradition, ces dernières années elle n’est pas apparue comme affichant prioritairement le grand répertoire « classique ». Les grands ballets sont sortis des magasins au moment des Fêtes pour faire rentrer l’argent, mais – nous l’avons écrit dans un article dans Wanderersite – il n’y a pas de véritable réflexion sur le répertoire de cette institution, qui ne fonctionne d’ailleurs pas sur cette logique (ce qui fait la singularité du Ballet de l’Opéra, c’est l’École, le style, mais cela n’est pas et n’a jamais été un répertoire). Pourtant, en laissant entendre qu’il ne supprimerait pas les chorégraphies « Noureev », Alexander Neef semble d’une certaine manière renoncer à toute réflexion patrimoniale : les ballets « de Noureev » ne sont pas plus que d’autres inscrits dans le marbre, et certaines productions pourraient être remplacées (je pense à Cendrillon par exemple)… Y voir l’alpha et l’oméga de la danse académique et du « répertoire », c’est pour le moins discutable…
De toute manière cette polémique sur la suppression du « grand » répertoire est presque sans objet, puisque ce « grand » répertoire, tout en existant sur le papier n’est pas massivement présent dans la programmation.

Alexander Neef a fait les frais d’une polémique qui l’a visiblement surpris (il n’est pas au bout de ses surprises en la matière) et à laquelle il n’a peut-être pas répondu avec l’adresse voulue, en se laissant entraîner là où il était inutile d’aller. Et faisant publier un correctif maladroit sur Twitter, l’outil de ses contradicteurs[1], il a sans doute fait une erreur sans parvenir à dissiper les doutes sur ce qu’il convient d’appeler une forme de « cancel culture » . On ne répond pas aux poubelles, on les jette.

Il y a cependant plusieurs points à relever, qui permettent de replacer le débat où tout le monde est un peu instrumentalisé, dans des rails plus complexes et peut-être plus conformes à la réalité.

–       D’abord, vision optimiste, les chanteurs noirs à l’opéra ne font plus frémir quiconque, alors que Marian Anderson en son temps quand elle a chanté au MET à l’invitation de Rudolf Bing, et Grace Bumbry à Bayreuth à celle de Wieland Wagner, ont essuyé aussi les insultes racistes (ce virus-là ne disparaît pas) … En 1978 en revanche, quand Simon Estes a chanté le Hollandais à Bayreuth, il a triomphé et personne n’a hurlé… Le temps fait son office.
Le monde du ballet classique est peut-être plus conservateur et plus fossilisé que celui du lyrique (!) mais l’existence même de ce débat montre que les choses bougent et que la « norme » va forcément évoluer, au profit de tous. Le monde du ballet n’a du reste pas attendu cette polémique pour voir des artistes « racisés » devenir des artistes de légende. Il reste que dans le débat parisien c’est la question d’un racisme systémique qui est posé par les danseurs métis du ballet, notamment dans les recrutements. Mais leur présence dans le ballet ne contredit elle pas l’argument ?

–       Benjamin Millepied quand il était Directeur du ballet de l’Opéra de Paris il y a cinq ans a posé le problème, d’une manière nette, et ouverte, et juste, mais les « bons » esprits, les Trissotins (trisautins, on parle de ballet…), le petit monde accroché à une fausse tradition comme l’arapède au rocher, ont violemment réagi. Millepied lançait une réflexion. C’était insupportable à Paris à l’époque : ça l’est visiblement moins aujourd’hui : cela veut dire que cinq ans ont été perdus à cause de fossiles. Et Millepied est parti…
L’article du Monde très prudent (ou prude) en la matière laisse entendre que Millepied a heurté la petite communauté craignant une « ségrégation positive » (en l’occurrence il faudrait dire « discrimination positive ».  Et discrimination positive implique son corollaire, les quotas, qui heurte les principes républicains et fleure bon un parfum « américain ».

–       Il faut signaler qu’un certain nombre de Compagnies de ballet internationalement reconnues affichent des ballets du répertoire classique sans problèmes de diversité, comme le Royal Ballet de Londres, sans doute l’une des compagnies européennes les plus prestigieuses au monde, bien plus que le Ballet de l’Opéra de Paris aujourd’hui. Il conviendrait sans doute à Paris de faire sa mue comme les autres.

–       La question de l’accès des danseurs issus de la diversité doit aussi être élargie à l’aune du public : déclarer qu’il faut que des élèves issus de la diversité accèdent à l’école de danse de l’Opéra ne coûte rien et fait de l’effet pour la com. Mais il n’y a pas plus de spectateurs « issus de la diversité » dans le public de l’opéra. La question n’est donc pas celle de la diversité de la couleur de peau, mais bien plus celle de la diversité sociale, et plus largement celle du public qui fréquente l’Opéra. Quelle proportion du public d’opéra et de ballet dans celui de la musique dans tous ses styles en général ? Et quelle proportion d’amateurs de ballet classique dans le public de la danse contemporaine (assez divers, celui-là) : j’ai pu constater combien ces publics s’ignorent. Pourquoi le public des « diversités » serait-il pointé quand le phénomène est général. On a vu le débat autour des Indes Galantes de Clément Cogitore qui d’une manière discutable ou non posait la question de la conformité au monde de l’opéra, imposant le Hip Hop sur la scène, avec un accueil triomphal du public qui frissonnait à peu de frais.
Par ailleurs le public d’opéra et de ballet classique est déjà un public de niche, on peut comprendre que le public « issu de la diversité » soit encore moins représenté, une niche dans la niche, la minorité de la minorité. Or, on le vérifie en sport, les vocations naissent de la popularité. Pour que le public (et donc les vocations et les artistes) s’élargisse, il faut alors poser le problème en ces termes : que faire pour sortir le ballet académique de sa niche ? Et quid de la survie du ballet « académique » ?

–       C’est un phénomène bien connu que celui de la citadelle assiégée ; on en est sans doute là. On s’accroche à la tradition, aux habitudes, parce qu’on a peur de mourir. La question est fondamentale, y compris d’ailleurs dans le lyrique. Mais je vois aussi dans le résultat du manifeste (300 signatures sur 1500) non pas forcément une lecture « raciste » mais de l’indifférence, ou de la prudence eu égard à la situation difficile de l’institution et la volonté de ne pas en rajouter encore une couche au moment où un nouveau directeur prend ses fonctions.

–       Enfin le ballet comme l’opéra sont des arts issus de l’histoire de la culture occidentale : et certains cherchent de manière erronée à « raciser » cette constatation en soi objective. Cela ne signifie pas qu’ils soient des arts de blancs. Pas plus que le jazz est un art de noirs. Il y a une pleine légitimité à ce que chacun, quelle que soit sa couleur de peau ou ses origines puisse intégrer une compagnie de ballet ou une distribution d’opéra, car la seule question importante, c’est aller chercher les talents là où ils sont : le talent n’a pas de couleur, en art comme en sport (la question est la même en sport), même si les arts et les sports ont une histoire que certains, hélas paient aujourd’hui.
L’art n’appartient à personne, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne et quels que soient les genres artistiques : il n’y pas de genres artistiques « identitaires », que l’on défendrait comme un bastion culturel, pas plus que des genres « blancs » ou « noirs » ou « jaunes », comme le voudraient les indigénistes.

Enfin, avant d’en terminer, juste une petite remarque : pendant qu’une fois de plus on polémique à Paris, ailleurs on danse, à Nice qui devait proposer un Don Quichotte de très belle facture, visible faut de mieux sur YouTube, à Toulouse on rend hommage à Noureev, toujours sur YouTube et à Bordeaux on propose la Sylphide en direct le 31 décembre à 15h (mais on vient d’apprendre que c’est annulé pour cause de Covid). Trois compagnies qui ont (ou ont eu) un directeur qui a dansé sous Noureev et tous trois magnifiques danseurs et « non -blancs » (ou considérés comme tels): Eric Vu-An à Nice, Kader Belarbi à Toulouse et Charles Jude qui fut directeur du ballet à Bordeaux jusqu’en 2017.

Comme on le voit, cette minable polémique cache en réalité une forêt bien plus touffue : celle de la survie d’un genre, à quel prix, comment, avec quel répertoire, sachant que le Ballet de l’Opéra de Paris n’a pas encore résolu la question, parce qu’il ne l’a pas posée. Une fois de plus se confrontent le simplisme réducteur et vomitif, et la réalité du monde, qui est complexité.

[1] Rappelons les termes des deux tweets qui répondent à la polémique :
Tweet 1 : L’Opéra de Paris souhaite clarifier un passage de l’article
@lemonde_M et rassurer ses spectateurs : il n’a jamais été question de supprimer les œuvres de Noureev du répertoire. Il s’agit d’une juxtaposition malencontreuse. ½

Tweet 2 : L’affirmation d’Alexander Neef, selon laquelle supprimer des œuvres du répertoire n’est pas une fin en soi s’il n’y a pas de réflexion parallèle sur la présence de la diversité sur scène et dans le public, commence en effet après les titres des ballets de Noureev. 2/2

 

 

STREAMING ET VARIATIONS


Petit essai sur les conséquences connues et induites du développement du streaming dans nos maisons de plaisir

Esquisse de panorama

C’est la nouvelle du moment : l’Opéra de Paris vient d’ouvrir « L’Opéra chez soi » une plateforme pour retransmettre ses spectacles en direct puis en archive, moyennant une somme modique et variable selon le spectacle choisi, certains programmes à visée éducative restant gratuits, d’autres payants : « La plateforme « l’Opéra chez soi », lancée le 8 décembre dernier, vous propose d’ores et déjà une sélection de contenus et captations audiovisuels gratuits, ainsi qu’un catalogue de 20 spectacles et concerts en paiement à l’acte » comme le dit le message d’Alexander Neef, employant l’expression « paiement à l’acte » qui sonne singulièrement médical, sans doute parce que la plateforme panse nos plaies béantes d’amateurs frustrés.

Ce n’est pas la seule maison d’Opéra à avoir opéré sa mue, elle vient même après bien d’autres. La Bayerische Staatsoper avec sa Staatsoper.tv a lancé le mouvement depuis plusieurs années, mais vient d’ouvrir à cause de la fermeture des salles un système de V.O.D (vidéo on demand) lui aussi tarifé, les Berliner Philharmoniker ont aussi leur « Digital Concert Hall », particulièrement efficace, sur abonnement, mais d’autres maisons aussi ont peu à peu ouvert leurs archives audiovisuelles.
Qu’ils soient gratuits sur des plateformes dédiées comme ArteConcert, Operavision, voire YouTube, ou payants, les spectacles d’opéra ont désormais droit à la vision à distance (je me refuse aux termes barbares et inutiles distanciel/présentiel ) et le phénomène s’est étendu à la faveur des mesures de fermeture des salles, à peu près générales en Europe occidentale.

Prises au dépourvu ce printemps, les salles ont pris leurs précautions cet automne et se sont adaptées : dernier exemple en date, la nouvelle production de l’Opéra de Lyon Béatrice et Bénédict, a été l’objet d’un enregistrement TV par précaution devenu à la nouvelle de la fermeture, le seul témoignage du travail de Damiano Michieletto, Daniele Rustioni et de l’ensemble du plateau. Cet enregistrement sera programmé en 2021, à une date non encore fixée. Des maisons plus petites s’y sont mises aussi, comme Nice, ou comme l’Opéra de Rennes pour La Dame Blanche de Boieldieu dont le site Wanderersite.com a rendu compte.
Comme souvent, notamment quand un événement extérieur vient rebattre les cartes, c’est le cas depuis mars 2020, les choses se font en ordre dispersé, mais prennent de plus en plus d’importance, au point que çà et là une réflexion prend corps sur la suite à envisager.

Comme je l’ai souligné, depuis cet automne, la plupart des théâtres se sont mis au « streaming », et peu à peu on a pu voir en ligne des productions récentes de différentes salles européennes, importantes ou non, qu’elles aient été présentées au public ou non.
Plusieurs modes se partagent le marché, en dehors des éditions DVD qui continuent du publier bon an mal an un certain nombre de produits :

  • Les plateformes en ligne gérées directement par les institutions, c’est notamment le cas des Berliner Philharmoniker, de la Bayerische Staatsoper, de l’Opéra de Paris désormais, mais aussi du MET, de Vienne et d’autres.
  • Les plateformes gérées par des chaines TV, comme Arte, avec ArteConcert, mais aussi des plateformes externes comme operavision qui est un pool de maisons d’opéra ou YouTube par laquelle passent certains théâtres (comme le Bolchoï).
  • Enfin, les retransmissions TV sur de grandes chaines nationales (comme la RAI,  Arte, ou France-Télévisions) devenues plus rares depuis que l’accès aux œuvres s’est diversifié, offrant au public de niche des accès auxquels on ne pensait même pas il y a quelques années encore.

Chaque système a ses avantages, et les spectacles retransmis font quelquefois ensuite l’objet de publications DVD, comme à Bayreuth (le dernier Tannhäuser par exemple).
À chaque système aussi répondent des problèmes de droits de diffusion différents, ce qui explique par exemple que la RAI ait l’exclusivité de la diffusion du dernier (et excellent) Barbiere di Siviglia romain dirigé par Daniele Gatti, limitée stupidement à l’Italie, tout comme d ‘ailleurs le concert de Noël de l’Orchestre de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia (Kirill Petrenko – Igor Levit).
À l’heure de la globalisation des ondes, pour un art aussi partagé et aussi international que la musique, de telles dispositions sont devenues obsolètes et demandent des aménagements, voire une totale remise à plat.

C’est clair, la pandémie de Covid 19 a accéléré le processus, et il y a fort à parier que dans le monde d’après, les productions des maisons d’opéra seront sans doute toutes ou presque accessibles en ligne, par un moyen ou l’autre et qu’il faudra trouver des réponses aux questions de droits de diffusion, équiper les maisons d’opéra de matériel technique qui aille au-delà du simple dispositif de reprise de travail avec caméra fixe, créer des services adéquats pour gérer les enregistrements, la diffusion, mais aussi l’archivage. Certes, les TV continueront à enregistrer certains (rares) spectacles, mais le reste sera à discrétion des politiques internes des maisons d’opéra, constituant sans doute aussi un élément supplémentaire de concurrence, notamment entre les grandes maisons, mais aussi de propriété intellectuelle.
Récemment la ministre Roselyne Bachelot a annoncé une négociation avec les plateformes pour les amener à participer au financement des créations, ce type de négociation va sans doute s’étendre. En effet, à chaque fois qu’un nouveau mode de transmission se fait jour, les questions de droits suivent à plus ou moins brève échéance.

Brève histoire des retransmissions

Si le Covid a accéléré cette prise de conscience, il convient de revenir rapidement sur l’histoire des retransmissions de spectacle, et notamment d’opéra.
J’y tiens beaucoup pour une raison très personnelle, c’est ainsi en effet que l’opéra est entré dans ma vie : j’avais douze ans quand j’ai découvert au milieu des années 1960 l’Opéra grâce aux retransmissions TV du Festival d’Aix, Don Giovanni, Cosi fan tutte, Falstaff… en noir et blanc, avec déjà Bacquier en Don Giovanni dans l’historique production de Cassandre. Je dois à ces retransmissions la ravageuse passion d’une vie.
Avant 1970, on dispose de très peu d’enregistrements directs, quelques éléments de Callas dont l’acte II de Tosca, un Tristan de Wieland Wagner dirigé par Pierre Boulez au Japon., quelques opéras filmés par Herbert von Karajan, précurseur et visionnaire en la matière, notamment La Bohème de Zeffirelli (1965), ou Cavalleria rusticana signée Strehler (1968), ou une Carmen avec Grace Bumbry, Jon Vickers et Mirella Freni (1969). Il y a quelques autres très beaux produits comme un Wozzeck venu de Hambourg (supervisé par Rolf Liebermann et dirigé par Bruno Maderna)[1] ou un Don Giovanni salzbourgeois légendaire de Furtwängler (1954).
À partir des années 1970, on commence à voir des retransmissions TV plus nombreuses, par exemple le fameux Tristan d’Orange (Böhm, Nilsson, Vickers) mais aussi des retransmissions de l’Opéra de Paris, qui pour d’obscures questions de droits non résolues, ont croupi ensuite dans des archives sans jamais plus faire l’objet de rediffusions ou de distribution en VHS par exemple, on y trouve une douzaine de titres dont Simon Boccanegra (Strehler Abbado), L’incoronazione di Poppea (Avec Gwyneth Jones et Jon Vickers), Lulu (Chéreau Boulez) Le nozze di Figaro dans la mise en scène originale de Strehler 1973, télévisés en direct le 14 juillet 1980, matinée gratuite avec Solti, Janowitz Bacquier, Popp, Von Stade, Van Dam, Moll, Berbié. Certaines vidéos sont repérables sur YouTube dont cette dernière, qui a valu au jeune fan que j’étais 10 heures de queue à Garnier. D’autres dorment, moisissent encore on ne sait où, ou bien ont carrément disparu corps et biens.
Là encore, le Festival de Bayreuth fut précurseur, puisqu’il mit en boite au tout début des années 1980 le Ring de Chéreau-Boulez et le Fliegende Holländer de Kupfer, Die Meistersinger von Nürnberg (Wolfgang Wagner, Horst Stein) et le sublime Tristan de Ponnelle-Barenboim. Parallèlement le MET commençait aussi à diffuser. C’est donc depuis une grosse quarantaine d’années qu’on dispose d’enregistrements de productions d’opéra scéniquement intéressantes ou non, mais la plupart du temps musicalement marquantes. Depuis lors, Bayreuth met régulièrement en boite ses productions, et la production de VHS d’abord, puis de DVD s’est largement diffusée, notamment à la Scala, en compagnonnage avec la RAI, mais aujourd’hui souvent peu distribuées ou peu repérables sinon à un prix prohibitif. C’était l’époque où l’on hésitait sur les formats, Unitel avait publié par exemple des Vidéodisques (beau matériel tout doré) d’un format de 33 tours, un peu encombrant et vite disparu au profit du plus souple VHS.
il ne s’agit pas ici de pleurer sur les disparus ou s’émouvoir sur l’âge d’or des pionniers, mais de montrer à la fois une évolution et de réfléchir à toutes ses conséquences du développement actuel, y compris sur ces « vieilles cires (?) »

Il est clair que désormais, la plupart des théâtres et en premier lieu les plus importants, retransmettront en streaming ou archiveront pour un public potentiel leurs nouvelles productions « en direct », et en salle ; mais sans doute aussi des spectacles en reprise qui en valent la peine. C’est ce qu’ont fait les Berliner Philharmoniker qui à travers leur Digital Concert Hall, proposent l’archive des reprises TV des concerts des Berliner depuis l’époque du Karajan (on y trouve par exemple le fameux film de Clouzot sur la 5ème de Beethoven) et un classement par chef, par année, par compositeur, par époque, par saison, par soliste…
C’est très efficace et permet au mélomane de se plonger dans des écoutes diverses, dans tous les genres, moyennant un abonnement d’environ 150 € annuels, ou avec une offre à l’unité ou au mois et ainsi de se faire un panorama de l’histoire de l’interprétation.
En effet à partir du moment où le numérique entre régulièrement dans le processus de diffusion, il faut en organiser l’accessibilité et les modalités, mais aussi les objectifs et les financements.

Les visées

Ne viser que la possibilité de voir des spectacles ou des concerts qu’on n’aurait pas sinon l’occasion de voir est assez vite réducteur. Cela convient au discours politique qui va ainsi résoudre la question de l’accessibilité aux spectacles, vantant la possibilité pour tous d’accéder à l’offre lyrique (on verra plus loin que le théâtre parlé est très concerné aussi).
C’est aussi ce que le MET avait mis en avant avec la diffusion mondiale de ses spectacles via les salles de cinéma, à un tarif certes inférieur au prix du billet en salle, mais très supérieur à celui d’une place de cinéma (près de 30€ le billet), et l’on s’est vite aperçu que loin de gagner un nouveau public, ces projections étaient fréquentées par le public lyrique habituel.
Le seul avantage de l’affaire, c’est la qualité de la production sur grand écran et surtout en public, ce qui change évidemment le rapport au spectacle. Le système a d’ailleurs essaimé et les grandes salles, de l’Opéra de Paris au Bolchoï, et même la Comédie Française, en ont usé. Mais il n’est pas sûr que cela survive longtemps à la généralisation du streaming post-Covid, et ce serait délétère pour certains théâtres moins prestigieux et moins fortunés.

L’accessibilité à des spectacles de grandes institutions est un enjeu à la fois économique et politique dans la mesure où ces institutions sont la plupart du temps financées par de l’argent public, le paysan du Larzac contribuant au subventionnement de la place du spectateur parisien qui fréquente Opéra et Comédie Française, sans grand-chose en retour. On a connu il y a plusieurs dizaines d’années le système des tournées, ou des échanges : Scala-Opéra de Paris en 1979, ou Bolchoï-Scala. En 1978 eut lieu une immense tournée aux USA de la plupart des opéras d’Europe pour fêter le bicentenaire de l’indépendance des États-Unis. Il y a encore quelques échanges, sporadiques (notamment des ballets, moins coûteux), comme des tournées d’opéras au Japon, ou venues du Bolchoï en France (2008) ou plus fréquemment en Italie, mais les choses se sont raréfiées et s’affichent seulement symboliquement. De toute façon, les dites tournées s’adressent au public ordinaire des opéras et ne visent qu’au prestige, mais pas vraiment à la diffusion à tous et je n’ai jamais vu l’Opéra de Paris faire tourner une de ses productions en France.
Le numérique est donc évidemment une réponse efficace à la question de la diffusion. En France et en Allemagne existe Arte, dont le rôle est aussi de diffuser des spectacles tout comme les chaines nationales:  France Télévisions qui a aussi le souci de la diffusion culturelle a proposé je ne sais combien de fois Carmen, horizon d’écoute du téléspectateur moyen selon les analystes et algorithmes savants de la diffusion, à moins que ce ne soit l’horizon de savoir lyrique du producteur télévisuel moyen.

Avec le numérique et les plateformes de diffusion de chaque théâtre, les choses s’acheminent vers une solution qui devrait satisfaire au moins le politique, débarrassé de la lancinante question-sparadrap de l’accessibilité de tous à un spectacle qui en réalité par les prix pratiqués (malgré les subventions) est réservé à quelques-uns. La réflexion sur les coûts (toujours démentiels et excessifs – c’est leur définition-refrain) de l’opéra et leur rapport au nombre réduit de spectateurs ne date pas d’aujourd’hui, mais fait toujours beugler le Landerneau politico-médiatique (voir le feuilleton Lissner-Opéra de Paris). Ainsi le streaming et la diffusion numérique viendraient étouffer des polémiques éventuelles toujours prêtes à surgir.

L’impérieuse nécessité d’un spectacle vivant et de salles ouvertes

Or, la diffusion des productions par des voies numériques ne peut se substituer à la diffusion en direct. Le spectacle en direct, le contact direct du spectateur avec l’orchestre, le chef, la scène est irremplaçable dans l’expérience de spectateur. Et c’est la même chose au théâtre parlé.
L’expérience en salle, l’expérience théâtrale (on pourrait aussi dire de même du cinéma en salle), l’expérience du groupe réuni, le contact social, le mélange des spectateurs, est un bien irremplaçable et millénaire. L’expérience du théâtre est une expérience fondamentale de citoyen, membre d’une Cité qui a pour mission d’y pourvoir. C’est aujourd’hui un des seuls lieux où les groupes sociaux se mélangent, où les individus peuvent échanger collectivement. C’est un des seuls lieux de réunion sociale. Oublier cet aspect en pensant que le spectacle n’est que jouissance individuelle, que plaisir solitaire, que cerise sur un triste gâteau est un contresens profond, qui ignore l’histoire millénaire du spectacle et de sa fonction civique.
C’est pourquoi d’une part subventionner le spectacle vivant est un devoir sinon d’État, du moins de toute puissance publique, et en assurer le fonctionnement une obligation qui ne souffre pas la discussion. Louis XIV a inventé le théâtre public et l’Opéra public, et ce n’était pas par souci de ses seuls propres menus plaisirs.
Dans la situation actuelle, l’État (français) assure fort généreusement un minimum vital aux individus qui font fonctionner la machine, artistes et techniciens, mais a considéré (par la voix du Conseil d’État) qu’assurer les cultes était plus essentiel qu’assurer un minimum de culture publique (le spectacle vivant), sans doute parce que la religion revient au petit trot (au petit trop ?) dans la vie publique. Le conseil d’État vient d’ailleurs de débouter de leur plainte ceux qui voulaient faire rouvrir les salles de spectacle. C’est affirmer une sorte de version poliade (de polis, la Cité) de la religion, et rejeter le spectacle dans le superfétatoire. Mais historiquement, le théâtre est lui-même manifestation d’une religion poliade depuis l’Athènes classique. Ranger le théâtre au rang des distractions ou des choix individuels est simplement une hérésie au regard des besoins publics (et pas du public). Comme je l’ai souvent affirmé, dans la plupart des villes moyennes ou grandes, on trouve souvent église, mairie et théâtre dans le même périmètre et ce n’est pas un hasard. On a barré le théâtre du périmètre en ce moment et c’est criminel.
La question n’est pas seulement la nécessité pour le public de divertissement parce que mot sonne trop voisin du mot superflu, mais de la nécessité sociale voire politique de se retrouver ensemble et de faire société. C’est là évidemment où le bât blesse sanitairement. Mais il blesse tout autant dans tous les lieux autorisés où des agrégats hétéroclites d’individus sont réunis avec des objectifs divers, dilués dans leurs besoins et obligations personnelles.
Au théâtre, comme dans un lieu de culte, la réunion du groupe a au contraire une visée collective, un objectif unique et dans les deux cas, hautement symbolique parce que c’est une cérémonie du collectif. Pourquoi avoir rouvert l’un et pas l’autre ? Il y a là pour moi erreur de visée, ou simplement opportunisme, satisfaction d’un groupe de pression plus bruyant qu’un autre : un évêque (ou tout autre ministre d’un culte) pèserait-il plus lourd qu’un directeur de théâtre ? Pas pour moi. Car tous deux représentent des institutions sociales et politiques, exclusivement humaines et produits de l’humanité, de droit humain et non divin. Il est donc indispensable d’affirmer sans cesse la nécessité des salles, la nécessité d’une réunion sociale, la nécessité de la cérémonie du spectacle, en obéissant bien évidemment aux contextes imposés par le Covid.

Naissance d’un nouvel espace

Il reste qu’en dehors de la fonction première des théâtres qui est de représenter en public une œuvre, le numérique fait naître un nouvel espace dans les structures de spectacle vivant, en dehors de la fonction sacrale de la représentation. Un espace d’exploitation profane qui nécessitera sans doute des transformations diverses que nous allons essayer d’entrevoir, car le paysage est pour le moins touffus et contrasté, en France et ailleurs, selon les institutions et selon les genres.
– En France, la danse qui y est un genre bien plus développé et populaire qu’ailleurs, est plutôt assez bien pourvue avec la plateforme numéridanse, portée par la Maison de la Danse de Lyon. Tous les genres du spectacle vivant devraient en prendre de la graine.
– Rien de comparable sur le théâtre parlé, alors que le genre est l’un des emblèmes proclamés de la soi-disant identité culturelle française. Il suffit faire l’expérience de l’accessibilité du fonds de la Comédie Française : allez donc si vous en avez envie, chercher à regarder la Bérénice mise en scène par Klaus Michael Grüber avec Didier Sandre et Ludmila Mikael (diffusée une fois pendant le premier confinement)… Sans doute y-a-t-il en arrière-plan des problèmes de droit et de propriété intellectuelle, mais aussi de lieux de dépôt et d’archives. En France, l’INA est dépositaire des archives audio-visuelles de nos institutions nationales et c’est une forêt touffue.
Il reste que la Comédie Française est le théâtre public le plus emblématique, qui a une mission de répertoire et de patrimoine, son site offre d’ailleurs une masse de documents à disposition, images de spectacles, affiches etc.. ; avec des titres transmettre, patrimoine, qui sont effectivement des sources très estimables et très exploitables. L’institution clame d’ailleurs haut et fort ce rôle de conservatoire du patrimoine théâtral.  Mais pas de vidéos de spectacles à disposition, en consultation ou même en VOD payante. Il faut pour l’instant acheter les rares DVD en vente sur son site ou sur le site de l’INA.
Les choses ne peuvent aujourd’hui en rester à ce stade. Tout est à repenser.

D’ailleurs, la course aux captations de théâtre est un sport que les professeurs de lettres connaissent bien, avec des coûts d’achats de DVD assez élevés, pour se constituer une vidéothèque de classe ou d’établissement, dans des productions qui ne sont pas toujours inoubliables. Or la multiplication des fonds, la nécessité imposée par le Covid d’accéder à des spectacles enregistrés, l’attente désormais évidente du public amateur, mais aussi professionnel (enseignants, étudiants etc…) montre la nécessité d’organisations plus solides et plus fiables. Un seul exemple : L’Ecole des Femmes de Didier Besace, au programme de l’option Théâtre en Terminale, ne semble plus disponible sinon par extraits, en vidéo. Elle l’était sur la plateforme d’Arte, c’est terminé : Vérifier ici.

Il est clair que la question de l’accessibilité aux archives vidéo du spectacle vivant dans les institutions publiques devra assez vite faire l’objet d’une réflexion globale car la demande va sans doute s’élargir. Et pour l’instant chacun a sa politique. La structure juridique des théâtres publics d’État (EPIC, établissement public industriel et commercial) leur donne une autonomie financière, l’accès au marché, la possibilité de vendre leurs produits, à côté bien sûr d’une mission « éducative » dans leur cahier des charges.
Il faudra sans doute réfléchir à une armature juridique nouvelle sur les droits, les contrats des productions de ces théâtres… L’aventure des retransmissions télévisées de l’Opéra de Paris sous Liebermann est un contre-exemple qui a fait perdre des trésors. Mais surtout, chacun ayant ses pratiques, il faudra simplifier et peut-être modéliser l’accès : c’est pour le quidam une forêt profonde, et pour le professionnel, l’enseignant ou le chercheur par exemple, un parcours à obstacles qui va à l’encontre d’une vraie diffusion culturelle. Un portail commun des archives audio visuelles du théâtre public de type Numéridanse ne serait peut-être pas inutile, mais ça coûte cher… et il est difficile de communiquer là-dessus parce que c’est du travail de fourmi et pas les paillettes habituelles.

Il y a donc deux chemins à ouvrir

  • Un travail un peu cohérent sur les archives audio-visuelles des théâtres publics nationaux qui permettent d’arriver à produire un fonds cohérent d’archives, répertorié, organisé, que ce soit à l’Opéra ou dans le théâtre parlé. C’est l’idée du portail.
  • Un travail que chaque institution doit mener sur son propre fonds (c’est à dire les productions récentes), selon une méthodologie concertée entre les différents établissements : il suffit de jeter un œil sur le site du TNP, de la Comédie Française, de l’Opéra de Paris et d’autres pour comprendre que tout est à faire.
    Et puis il faudra aussi déterminer les accès aux différents usagers, des individuels aux professionnels, les élèves, les étudiants, les publics étrangers, avec une politique de tarification cohérente sinon uniforme.

On pourrait méditer longtemps sur la manière dont le politique considère le monde du spectacle et de la culture. Ce que l’État donne aux institutions qu’il subventionne doit être entendu comme un investissement, au même titre que l’éducation ou la santé. Comme nous ne cessons de le répéter, les théâtres publics sont des institutions qui ont le seul devoir de produire, et désormais aussi un devoir de diffusion élargi par les phénomènes nés de la pandémie, qui contraindront à repenser tous les aspects de la diffusion : droit (s), organisation (s), accessibilité, lisibilité et clarté de l’offre. Ces dispositions doivent être aussi liées aux lieux de conservation, physiques ou numériques, car bien des documents historiques sont aujourd’hui détenus par l’autres (Bibliothèques, INA, fonds divers)[2].  Ces institutions devront orienter leur public curieux vers les détenteurs des documents.
La question de la conservation est à mon avis déterminante : quand une production sort du répertoire, elle devient archive. Où vont les documents, qui la concernent, maquettes, notes, vidéos de travail, retransmissions ?

C’est cette réflexion qui me semble-t-il doit se poser et s’élargir, si l’on veut que le théâtre au-delà d’un lieu de représentation, soit un lieu de stratification culturelle et de savoir. Que le théâtre mette à disposition du public ses spectacles récents, et que les institutions dépositaires des documents historiques les mettent à disposition du public de manière plus aisée selon des règles à définir, cela me semble une nécessité.

Le théâtre comme lieu d’un savoir et d’une histoire

Je plaide depuis longtemps pour une inscription des grandes maisons d’opéra (mais pas seulement) dans leur histoire et dans l’Histoire. Combien de fois dans les pages de ce blog n’ai-je pas pesté contre les pubs pour Citroën ou Chanel dans les foyers de l’Opéra-Bastille au lieu de vieilles affiches, ou documents extraits du très riche fonds de la Bibliothèque de l’Opéra (c’est à dire la Bibliothèque nationale de France) documents, affiches programmes, maquettes de spectacles anciens pourraient agrémenter les espaces publics lamentables de Bastille, et évidemment encore plus ceux de Garnier, dont bien des salons et rotondes n’attendent que ces expositions permanentes d’un passé quand même glorieux.

En une période où l’ignorance historique générale est tout de même surprenante sinon affligeante, l’Histoire semble ne pas être prise en compte ou simplement lue au prisme de l’actualité du jour, c’est à dire souvent à contresens et de manière erratique, il faut que le public qui fréquente ces lieux ait conscience du parcours de ces maisons, de leur épaisseur, de ce qui en fait des structures publiques et des grands symboles nationaux.
Les opéras et théâtres sont des lieux de culture, et financés par l’État ou les collectivités ad hoc, mais aussi des lieux de conservation et de diffusion d’un savoir. Déjà il existe en ligne des archives de certains grands théâtres d’Opéra, comme le MET, comme Vienne, comme la Scala ou Rome, comme Paris (qui ne remonte pas encore au-delà de 1973 cependant), mais aussi comme Lyon. D’autres institutions dont l’histoire est riche (Munich) n’ont pas encore franchi le pas, mais c’est un outil passionnant pour qui s’intéresse en amateur ou en professionnel à l’histoire du spectacle et à l’histoire des lieux qu’il fréquente.
En dehors des archives de la programmation, la constitution d’archives numériques, accessibles à tous soit pour le simple divertissement, soit pour des recherches personnelles ou universitaires est évidemment la conséquence de ce développement subit du spectacle lyrique, ou musical ou théâtral en ligne.
Combien d’archives du ballet de l’Opéra en réserve, combien d’opéras diffusés et de production dont on a déjà la possible disposition? Ce que fait YouTube, pourquoi les maisons d’opéra ne le feraient-elles pas ?

On a vu la Comédie Française sortir de son coffre aux merveilles (chichement) des documents inestimables de son répertoire ou de son histoire des cinquante dernières années pendant le premier confinement.
Il s’agit de constituer simplement des archives en ligne de spectacles passés et présents, pour faire culture, pour faire plaisir, pour faire savoir.

Investir dans de nouvelles formes de création avec le numérique

Mais au-delà de l’archive, et à l’instar du « film opéra » qui a vécu, mais laissé des œuvres assez fascinantes comme le Parsifal de Hans Jürgen Syberberg, ou le Don Giovanni de Joseph Losey, il faudra aussi que les maisons d’opéra – et pas seulement elles, inventent des « produits » spécifiques à voir exclusivement en ligne, ce qu’esquisse un peu timidement la « troisième scène » de l’Opéra de Paris.
Bien sûr on pourrait voir des opéras ou des ballets faits exclusivement pour la transmission (c’était le cas au début de la TV pour du théâtre ou des «dramatiques » dont le Don Juan de Bluwal est un exemple emblématique non encore détrôné) : il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais d’utiliser les formidables possibilités de l’outil pour des réalisations particulières, mais aussi des formats différents, des produits originaux qui puissent séduire le public de demain, car un champ s’ouvre à la création, parallèlement à la programmation en salle. Il ne s’agit pas seulement d’archiver et mettre à disposition des archives, mais d’élargir grâce au numérique la gamme des produits à montrer, réfléchir à d’autres voies de la création pour aller chercher de nouveaux publics qui puissent être séduits par ces nouvelles formes ou formats. C’est un domaine complètement inexploré actuellement, mais que des musiciens, des interprètes ou des managers devraient investir. Il y a là de nouveaux univers à conquérir que tout manager de théâtre devra dans un avenir proche commencer d’explorer.

Conclusion

C’est un lieu commun, mais l’accélération de la diffusion en ligne, par les plateformes ou par tout autre outil, change complètement la physionomie du cinéma et des produits TV (séries etc…) ; on a vu combien la sortie exclusive « en ligne » de films a secoué les habitudes et la profession.
Pour le spectacle « vivant », c’est le même défi qui s’annonce. À la fois pour diffuser des productions de manière plus développée qu’aujourd’hui et donner la possibilité au quidam curieux de voir tous les spectacles d’une saison, pour créer des archives ordonnées accessibles et disponibles pour un public d’amateurs ou de professionnels, mais aussi pour labourer de nouveaux espaces pour la création, espaces esquissés il y a déjà des lustres par des personnalités comme Pierre Schaeffer, fondateur du service de la recherche de la RTF. Mais il ne s’agit plus de faire de la recherche, bien plutôt de créer de nouveaux produits, outils attrayants permettant au public potentiel d’entrer dans un univers chorégraphique, lyrique ou théâtral et au public “captif ” de découvrir aussi de nouvelles formes et pourquoi pas de nouvelles œuvres ad-hoc.
Je ne vois pas une grande institution désormais sans un service audiovisuel développé : dans un contexte actuel de fermeture des salles, on voit de plus en plus les productions naître malgré tout, mais ça reste essentiellement du théâtre filmé. Il reste que la grande nouveauté de l’automne est l’esquisse d’une sorte de continuité productive. C’est cette continuité qu’il faut inventer avec le numérique, pour qu’on aille au-delà du spectacle filmé et qu’on invente de nouveaux produits, de nouveaux formats, de nouvelles interactions avec le public. Tout est ouvert, et il ne faut pas attendre le prochain virus.

[1] Que je découvris sur un immense écran à Garnier lors d’une projection spéciale.

[2] Le TNP a remis ses archives à la Bibliothèque nationale de France en 2003, et ses archives audiovisuelles à l’INA en 2006.

QUEL SYSTÈME PRODUCTIF POUR LE LYRIQUE? (2)

Les choix et leurs conséquences

Une troupe à Paris ?

Point n’est besoin d’instituer le système de répertoire pour posséder une troupe et fidéliser des chanteurs. Le répertoire impose la troupe, mais pas l’inverse: la troupe peut s’avérer une solution dans le cas d’un système stagione très serré comme à Paris.
On peut en effet y constituer une équipe de chanteurs, un ensemble plus régulier, sans que les habitudes de la maison en soient bouleversées.
En effet, et c’est souvent déjà le cas sans même qu’il y ait de troupe constituée, un certain nombre d’artistes sont déjà engagés sur plusieurs productions d’une saison, et c’est sans doute sur cette base que pourrait se constituer une troupe.
Dans ce cas, le mode de recrutement (ou les contrats) pourrait être diversifié, sans remettre en cause des organisations techniques et logistiques. Il suffirait de définir les besoins: un théâtre allemand moyen a une troupe d’une douzaine de chanteurs, les grands théâtres une vingtaine, comme l’Opéra de Munich ou la Staatsoper de Berlin, mais les deux maisons engagent à la production un certain nombre d’artistes Free-lance. Il y a ainsi le terreau stable et les fleurs.
À Paris, il faudrait sans doute un plus grand nombre de chanteurs, pas forcément engagés à l’année, mais sur une période déterminée, quelque mois au minimum, avec assurance de réengagement sur plusieurs saisons etc. Là-dessus, l’imagination est au pouvoir, et la situation du chant français est suffisamment bonne actuellement pour que la future troupe n’ait pas trop de difficultés de recrutement en France, même si l’Opéra de Paris n’évitera pas de se tourner aussi vers des artistes européens ou extra-européens. L’Opéra est un art international, dans ses produits et dans ses artistes depuis sa naissance (cf. les Italiens à Paris, depuis le XVIIe) et il y a un marché international des chanteurs.
Cet essai de fidélisation d’artistes sans doute à géométrie variable selon l’artiste recruté sur un temps plus long, pourra être appelé troupe, ensemble, artistes associés, que sais-je, et l’alternance déjà tout de même relativement serrée des spectacles (une vingtaine de productions à l’année) à l’Opéra de Paris ne provoquera pas de révolution des organisations, mais sans doute un lissage des cachets qui pourraient aussi pour certains devenir salaires dans le cadre de sortes de CDD new-look.
Dans le système de troupe, les artistes reçoivent un fixe, comme le ballet, le chœur ou l’orchestre : dans un métier plutôt difficile, c’est une sécurité pour nombre de jeunes chanteurs.
D’autres en revanche préfèrent le système stagione et sa rémunération au cachet, car les sommes apparaissent plus importantes et la liberté plus grande, c’est à cela que répond le système de l’intermittence en France. Car les artistes – et pas seulement les chanteurs- attendent les engagements et en attendant reçoivent les indemnités versées par le système d’intermittence entre deux engagements.  À l’évidence les négociations porteront avec les agents artistiques sur le statut de la rémunération, et sa hauteur. C’est de toute manière praticable : l’Opéra est une grosse maison qui a des atouts.
Mais en France où le statut de l’artiste est sacralisé, voire mythifié, la notion de « cachet » reste préférée à celle de « salaire » … Cela préserve la liberté individuelle et la sacrosainte liberté de création. En Allemagne, les chanteurs ou les acteurs sont des employés municipaux… loin du mythe de l’artiste créateur.
Comme tous les systèmes régis par la loi de l’offre et la demande, les cachets des grandes stars sont élevés, voire très élevés, mais dans l’ensemble, les cachets pratiqués restent pour les autres artistes assez raisonnables. L’Opéra n’est pas le foot, ni même la variété, d’autant qu’il y a des accords entre les théâtres pour éviter l’inflation, même si les cachets du lyrique ont plus hauts qu’au théâtre par exemple (pour tous, metteurs en scène compris), ils restent largement praticables.

Il reste à aborder une question plus symbolique, et plus abstraite : à quoi répond en termes de politique culturelle, mais aussi philosophiquement le choix d’un système de répertoire ou stagione. Et pourquoi la France a-t-elle fini par adopter partout la stagione ? C’est une question importante rarement posée qui tient à la politique culturelle.

Le système stagione : caractère et conséquences

En France, on a développé dans les théâtres publics notamment hors Paris, le multigenre, par exemple des spectacles qui allient danse et théâtre, cirque, mais aussi pour les salles une diversité d’offre : opéra, théâtre, stand up, danse, cirque…il en faut pour tous les goûts dans les institutions de spectacle public dispersées dans tout le territoire. Il faut que tous les genres soient à un moment accessibles au public potentiel. Conséquence : le public est très ouvert, mais globalement moins spécialisé.
L’autre caractère du monde français est aussi l’existence de compagnies, plus petites, accueillies dans les structures publiques ou pas, et un monde « privé » ou « indépendant » important. C’est par exemple, à Avignon le In (public) et le Off (privé).
Avec sa structuration élastique, le spectacle en France apparaît comme un système plus « libéral » au sens où il laisse une forte initiative individuelle.Le résultat en est le foisonnement d’une offre assez désordonnée (ce qui ne veut pas dire médiocre), dont le Off d’Avignon constitue le supermarché : tous les genres vivent plus ou moins de ce système, sauf l’opéra qui coûte plus cher, et qui nécessite des structures plus installées sauf rares structures indépendantes (on peut penser par exemple à l’Opéra des Landes ou à la Fabrique-Opéra, voire à la programmation si intelligente du Théâtre de l’Athénée à Paris). Le résultat d’un système aussi polymorphe sur le public, c’est qu’il n’y a plus vraiment de public de genre en France, et c’est une singularité. A priori, le public français est plus globalisé, plus éclectique, plus picoreur : la fonction du spectacle vise à la représentation, à la satisfaction immédiate, et dépend très étroitement du mode de management artistique. C’est l’initiative artistique qui est privilégiée, avec un système de tournées qui sont souvent des renvois d’ascenseur, sans toujours une ligne claire. La dilution du public et les goûts éclatés ont évidemment des conséquences sur le public d’opéra, ce qui fait dire qu’il n’y pas de public d’opéra en France et notamment à Paris : le public très averti est plutôt réduit ; sinon c’est un public volatile. Qual piuma al vento.

L’Opéra nécessite chœur et orchestre, quelquefois un corps de ballet et  hors des salles d’opéra, c’est difficile à monter sinon à l’occasion de rares tournées « tout compris » de maisons d’opéra moyennes essentiellement de l’Est Européen, qui vendent des Nabucco et des Traviata à bas prix, mais ça se fait de moins en moins, ou pour des formes plus petites, ou des opérations très ponctuelles . Et une compagnie privée d’opéra quand elle existe ne peut guère monter plus d’un spectacle par an.
La plupart des lieux de spectacle par ailleurs ne sont guère équipés pour des éventuelles tournées des opéras régionaux : deux exemples en France, l’Opéra du Rhin entre Strasbourg et Mulhouse et Angers – Nantes Opéra. Dans une grande région comme Auvergne-Rhône-Alpes, il y a trois vraies salles pour l’Opéra, Vichy, Saint-Etienne, Lyon, et pour le reste, difficile d’installer un orchestre en fosse, dans un CDN. même aussi important que  Grenoble. Beaucoup de salles n’ont pas de fosse d’orchestre ou elles en ont, d’une capacité très réduite. Il reste à s’installer dans les Zénith et assimilés, avec les problèmes acoustiques afférents. A Signaler cependant l’initiative de la co[opéra]tive, à initiative de plusieurs CDN auxquels se sont associés des opéras, qui s’unissent pour produire et faire tourner des opéras en version allégée (orchestre en format réduit, peu de choristes), c’est de le cas de l’opération autour de La Dame Blanche de Boieldieu qui devrait tourner en 2021 en France (Covid permettant). Excellente initiative qu’il faudra suivre avec attention parce que c’est à partir d’idées de ce type qu’on irriguera de nouveau des parties du territoire moins gâtées par le lyrique.

Comme   les structures même importantes ne peuvent la plupart du temps jouer les productions sur un temps long, elles n’ont pas non plus d’orchestre fixe – l’essentiel des orchestres régionaux ont une activité double d’orchestre de fosse et d’orchestre symphonique (Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg), tout simplement parce que l’offre et le public ne permettent pas l’élargissement. D’autres invitent des formations (Lille, Opéra-Comique, TCE). Situation là aussi éclectique qui masque un peu la misère, malgré les espoirs qu’avait pu engendrer le plan Landowski des années 1970.

L’impression est qu’on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a sans vrai plan, sans autre pilotage que celui des moyens. Le théâtre parlé maille plus fermement le territoire, mais avec un système tout aussi éclectique, l’opéra maille peu, avec quelques institutions solides, et d’autres moins.
Ce système a surtout un immense avantage, c’est sa souplesse et son élasticité : s’il y a moins d’argent, il y a moins de spectacles, une production en moins, un concert au lieu d’un opéra et la messe est dite. L’autre avantage aussi est qu’il ne coûte pas si cher, encore que la culture soit toujours trop chère pour certains politiques et pour la technocrature.
Le système stagione en région est en effet souvent un cache-misère, parce que dans ce système, le financement de la production est chaque année remis sur le métier, dans les grands établissements, environ 20 à 25% du budget total, une production qui nécessite une longue préparation et des coûts qui devraient être amortis par la billetterie, ce qui n’est pas toujours vrai. Mais les frais de production sont aussi de grosses charges pour les structures moins grandes d’où des co-productions où les frais sont partagés. Mais au-delà de la saison en cours, les spectacles n’ont pas ou très peu d’avenir. Ils ne constituent pas un fonds, ils ne stratifient rien.

Car ce système est à double face :

  • En région souvent il cache manque de moyens, manque d’effectifs, manque de lieux, manque de public aussi bien pour l’opéra qui souffre toujours des idées préconçues traditionnelles que pour l’opérette, où le public s’est amenuisé: le genre a pratiquement disparu en France parce qu’on le considère la plupart du temps un sous-genre pour public vieillissant des matinées dominicales, alors que c’est un genre qui revivifié, est d’une grande modernité et d’une forte valence culturelle, qui peut ouvrir un chemin au spectateur pour passer ensuite à l’opéra .
  • L’autre face, c’est le système stagione pour les grands établissements sur le modèle, inventé en France sous Liebermann du « Festival permanent ». Chaque production apporte son lot de stars du chant ou de la baguette, avec grandes mises en scène. Le public afflue et c’est l’âge d’or. Le système propose même quelquefois une plus grande diversité des compositeurs. Un théâtre de répertoire aussi prestigieux que Munich n’a pas un “répertoire” aussi large qu’on pourrait penser; Zurich est plus riche dans son offre de compositeurs. Pour l’offre artistique en effet, le système stagione convient plutôt aux très grandes maisons.
    Pourtant,  exemples des dangers de ce système dans les grandes maisons :
  • À Paris, au public large et diversifié, international aussi en temps ordinaires, une alternance d’une vingtaine de productions est déjà une palette d’offre large : c’est satisfaisant à première vue parce que l’offre peut aller sur tous les genres et toutes les époques, du baroque au contemporain, d’autant que l’existence de deux salles permet d’adapter chaque production à une salle déterminée. Mais s’il n’y pas de stars ou de têtes de gondole pour vingt productions, le remplissage peut s’en ressentir. Il faut donc compenser un titre rare ou risqué par un autre plus racoleur, et aussi inventer des systèmes d’abonnements qui garantissent un fonds minimum de public et de trésorerie. Le système garantit des succès de mode, dans l’air du temps y compris d’ailleurs sur des spectacles médiocres, mais qui ne dureront pas. Combien de productions récentes un peu “pointues”une saison ont-elles été reprises les saisons suivantes ? Même pas Moses und Aron, dans la production Castellucci, qui fut pourtant si médiatisée
  • L’exemple de la Scala est plus dramatique. J’ai connu Milan à la fin des années 1970 où l’offre se limitait à une dizaine de titres, un par mois environ, avec un concept de « Festival permanent », et alternance de répertoire italien pour 50% et 50% de titres d’autres répertoires. Mais le public de la Scala était alors un public essentiellement local, fortement scandé par les abonnements. Ce qui me fait toujours dire que c’est le plus grand théâtre lyrique de province du monde.
    Avec la transformation de Milan en métropole touristique, essentiellement dédiée au tourisme d’affaires, de luxe et de mode, on a voulu augmenter les productions, et élargir le répertoire, ce fut la politique de Lissner et de Pereira. Pereira, en plus, se croyant à Zurich, a augmenté les prix dans des proportions déraisonnables pour des productions qui ne le méritaient pas et dans un contexte économique défavorable. Le public de Milan n’a pas répondu et aujourd’hui, pour une quinzaine de productions proposées sur toute l’année, outre la chute dramatique des abonnements, on observe y compris sur des productions phares des rangs et des loges vides en nombre surprenant, voire unique dans ce type d’institution. Un exemple : en 1990, Die Meistersinger von Nürnberg affichait complet (belle distribution avec Bernd Weikl, et Wolfgang Sawallisch en fosse), en 2017, la même œuvre dans une production tout aussi respectable, un aussi grand chef (Daniele Gatti) et une distribution peut-être encore supérieure était loin d’afficher complet. Même La Bohème, un standard mythique à Milan dans la production célébrissime de Zeffirelli qui a presque 60 ans, n’a pas rempli la salle au moment d’Expo 2015.

Le système stagione ne s’accommode pas d’une offre trop élargie qui par force fait baisser le niveau moyen, pas plus qu’il ne s’accommode d’un affichage permanent de standards vus et revus, même superbement distribués : au MET qui affichait des saisons riches de stars et riches d’une offre plus large qu’à Paris encore mais plus conformiste aussi, on avait peine les dernières années à remplir les 3800 places de la nef du Lincoln Center. Par ailleurs la plupart des opéras américains – système stagione- ont une saison bien plus réduite que les théâtres équivalents en Europe. Tout cela reste très fragile, tributaire d’équilibres délicats et de coûts exponentiels, même si  ce système – théoriquement- garantit un plus haut niveau artistique que le système de répertoire.

  • Crise de l’offre, crise de système, crise de public : on peut alors poser la question de « l’avenir de l’opéra », les équilibres restent très fragiles où le nombre de productions annuel n’est pas indifférent : là où comme à Paris, le public est dispersé et volatile, et où la capacité est énorme (4700 Personnes sur deux salles), la question peut effectivement quelquefois se poser, mais on reste dans la bonne moyenne, heureusement pour le modèle économique imposé par Lissner : sponsors certes, mais remplissage à 90% ou plus et 60% d’autofinancement.
    À Milan, le public local et fidèle s’effrite dangereusement parce que l’offre ne correspond plus aux attentes, ni aux habitudes. En outre la Scala est un théâtre particulier, où le directeur musical joue plus qu’ailleurs un rôle moteur: l’histoire de la Scala est scandée de noms de chefs prestigieux, Toscanini, De Sabata, Abbado, Muti qui en furent les directeurs musicaux, mais aussi les invités, Furtwängler, Mitropoulos, Karajan, Sawallisch, Kleiber. On se souvient à la Scala, Paolo Grassi excepté, bien plus des chefs que des “Sovrintendenti” . Les chefs prestigieux d’aujourd’hui apparaissent moins en fosse hors de leurs quartiers. Et le directeur musical Riccardo Chailly, qui en terme de prestige est indiscutable, n’a pas le rôle dynamique qui porterait le théâtre. La question se pose d’une manière qu’on peut dire dramatique car l’institution s’est insensiblement éloignée de son public et de ses habitudes, sans qu’elle ait pris le temps de s’inventer des horizons nouveaux, fascinée par ce qu’elle fut plus que préoccupée par ce qu’elle est aujourd’hui.

Et le système de répertoire ?

Géographiquement, ce système couvre essentiellement le Centre et l’Est européen, très vivace en Russie et en Allemagne et plus généralement dans l’ère germanophone.

Le système de répertoire se veut exhaustif, proposant au spectateur une offre large couvrant théoriquement (ce n’est pas forcément le cas) l’ensemble du genre et au quotidien. . Dans un tel système, l’important est l’œuvre plus que la production, mais surtout une présence permanente de l’opéra et du genre lyrique dans la cité (on peut dire la même chose du théâtre parlé).
Financièrement, les théâtres de répertoire ont des frais fixes plus forts que dans les théâtres stagione parce que les frais de production se limitent aux frais matériels et comprennent peu de cachets supplémentaires, sauf dans les très grandes institutions.  Les théâtres de villes moyennes où les personnels artistiques sont dans leur très grande partie fixes, amortissement leurs nouvelles productions sur plusieurs années, et donc, pour amortir les “investissements” (la production), ils jouent par force beaucoup plus souvent.
C’est un outil aussi bien culturel qu’éducatif et il vise à faire en sorte que la population qui le désire puisse avoir accès à l’essentiel des grandes œuvres du répertoire classique. Mais il suppose un public fidèle, des abonnés en nombre, amoureux du genre. Il suppose un vrai public d’opéra.
Les soutiens du système stagione lui reprochent une qualité moyenne médiocre, et une offre au total très conformiste, même si la médiocrité existe aussi dans bien des théâtres en stagione, que ce soit en France ou ailleurs.
Mais il y aussi aussi dans le répertoire des spectacles très défendables et quelquefois superbes. Un opéra comme celui de Francfort a depuis des années une politique très ouverte en terme de titres peu connus. Hors Covid et fermeture, il aurait proposé cette saison un total de 25 titres, et des premières d’œuvres rares, comme Fedora de Giordano, Le Vin herbé de Frank Martin (qui remplaçait Der Traumgörge)  ou The Prodigal son et The burning Fiery Furnace, pour une soirée Britten assez inhabituelle.

L’écrasante supériorité du système de répertoire et de troupe ne réside pas forcément dans l’offre “artistique”, mais dans son maillage territorial serré, avec une écrasante supériorité du théâtre public sur les institutions privées, du moins pour les « grands » genres, théâtre parlé, danse, opéra et opérette (le reste, variété, revues, music-hall, cirque est laissé au privé, en Allemagne notamment), et à des financements publics installés et réguliers, dont les variations peuvent remettre en cause telle ou telle production, mais jamais l’existence même de l’institution, contrairement aux systèmes de stagione (En Italie, bien des opéras ont été au bord du collapse il y a quelques années). Après la très grave crise qu’ont connus certains théâtres italiens, même dans de grandes villes (Florence par exemple), ils affichent moins de productions annuelles : on est passé souvent de sept ou huit à deux ou quatre), et c’est encore pire dans les villes moyennes : un théâtre comme celui de Treviso, près de Venise, qui était il y a une vingtaine d’années un pôle de qualité est devenu un pôle de médiocrité, grâce ou à cause de la gouvernance municipale erratique, d’un manque de projet, d’une direction artistique incompétente pour l’opéra. Le résultat est un système productif exsangue, deux productions d’opéra au mieux dans l’année, d’un niveau d’une rare indigence.
Le système de répertoire fait que même si des nouvelles productions sont supprimées pour raisons budgétaires (cela arrive) il reste toujours la possibilité de reprendre une production ancienne, avec la troupe qui de toute manière est là pour « assurer » les représentations. Pour le spectateur, cela change peu la situation. En revanche, pour un spectateur français ou Italien, une production en moins cela veut dire aller moins à l’opéra. C’est là toute la différence…
En fait économiquement, le théâtre de répertoire fait peu de coproductions (sauf les grands théâtres, et pour quelques titres spécifiques moins fréquents, mais ça reste tout de même rare) et les frais fixes importants incluent les salaires de la troupe, voire des metteurs en scènes s’il y a des metteurs en scène résidents.
Pour compenser les frais engagés, il faut donc jouer le plus possible. Les jours de relâche étant des perte sèches. Plus on joue et plus le théâtre rentre dans ses frais, alors que pour le système stagione, au bout d’un certain nombre de représentations, on perd de l’argent, les frais de plateau augmentant.
Le système de répertoire demande obligatoirement une réponse régulière du public et donc un nombre d’abonnements important qui garantisse la santé financière de l’institution de sorte que dès le début de la saison, on sait à peu près que les frais seront couverts: une salle remplie à 60% remplit quand même les caisses, contribue à l’équilibre, sans constituer une perte, mais un moindre gain. En stagione, le budget d’une production est calculé en fonction des rentrées de cette production et du remplissage: si vous jouez à 60% là où vous escomptiez au budget un remplissage de 80%, vous perdez de l’argent.

Artistiquement, les nouvelles productions sont préparées avec le même soin que dans un théâtre stagione, avec un soin d’autant plus vigilant qu’elles sont appelées à être reprises plusieurs années ensuite pour être amorties, c’est une nécessité, comme il était dit plus haut, une nouvelle production est un “investissement”. La préparation d’une nouvelle production comprend donc un travail dramaturgique important des personnels locaux pour garantir des reprises correctes (car le metteur en scène s’il n’est pas en résidence ne revient pas pour les reprises, assurées par les assistants avec un nombre de répétitions plus que limité, des mises au point, quelques raccords) – impensable dans un système stagione où une reprise est quelquefois assurée par un assistant du metteur en scène, mais avec un minimum de vraies répétitions en cas notamment de variations de distribution ou de chef.
Cette absence de répétition dans un théâtre de répertoire pour les représentations au quotidien est un des points que les artistes critiquent souvent et le système a tendance à privilégier aussi des œuvres plutôt connues, surtout dans un théâtre moyen, pour que les chanteurs n’aient pas à apprendre trop de rôles, avec des chefs suffisamment rompus aux œuvres pour diriger avec très peu de temps de préparation ou avec des chefs-résidents (les Kapellmeister qui assurent le tout venant). La finalité du théâtre de répertoire n’est pas la représentation singulière, la production dont on va parler, c’est de jouer tous les jours pour un public le plus large possible et d’avoir les œuvres de base en magasin: c’est moins risqué, plus conformiste, sans doute moins inventif, mais cela crée un terreau de public et vu les prix pratiqués, beaucoup plus populaire. Dans un théâtre comme Karlsruhe, plutôt connu et solide, les prix maximum tournent autour de 60 à 70 €. À la Komische Oper de Berlin, l’une des salles-phares de Berlin, un professeur avec sa classe payait  il y a encore un ou deux ans 5€ par élève. – il est difficile de repérer les tarifs actuels quand actuellement tout est fermé.

Deux philosophies, l’une extensive qui garantit la pérennité d’une offre « culturelle » large au niveau territorial et l’autre intensive, donnant la prépondérance à l’offre « artistique » avec des conséquences très différentes, y compris sur les prix et les équilibres.
Pour les grands théâtres, le répertoire et la troupe sont des traditions historiques, mais les grands théâtres de répertoire pourraient passer à la stagione sans problème : d’ailleurs une institution comme la Staatsoper de Berlin a un système assez hybride et les grands théâtres ont tendance à diminuer le nombre de titres: Vienne offre 40 productions cette année, et proposait jusqu’à 55 ou 60 titres il n’y a pas si longtemps. Si les prix des grands théâtres qu’ils soient de répertoire ou non restent dans une fourchette haute, ce n’est pas le cas des théâtres des villes moyennes qui maillent le territoire.
Pour les théâtres des villes moyennes ou petites, le système de répertoire assure:

  • La présence d’une offre presque quotidienne, qui serait impossible à mettre en place dans une ville française aujourd’hui.
  • La formation des chanteurs ou des jeunes chefs, qui enrichissent leur répertoire de base, et qui ont une expérience de la scène incomparable., même si dans certaines petites structures, les contraintes de troupe imposent à certaines voix de chanter des rôles qui ne leur conviennent pas – au risque de les abîmer. La carrière de l’artiste progresse alors comme suit : on passe d’un petit théâtre à un moyen, puis dans un théâtre de métropole; les chefs se font d’ailleurs souvent remarquer plus vite : Cornelius Meister s’est fait remarquer dès son passage comme GMD à Heidelberg, et aujourd’hui on fait grand cas d’Alexander Soddy, GMD à Mannheim. Et quand la carrière est lancée, les artistes peuvent devenir free-lance, et vont sur le marché libre.
  • Le maintien du public par une fidélisation des abonnés et une relation étroite à son théâtre, à sa troupe : ce lien entre un théâtre et son territoire pour maintenir la régularité de la fréquentation est vital pour les théâtres.
  • Une éducation aux œuvres auxquelles le public a accès et qu’il peut entendre en direct et jamais très loin de son domicile, tant le maillage théâtral est serré. Si j’ai envie d’un Parsifal, il est rare qu’il n’y en ait pas dans un rayon de 50 km autour de moi à un moment de l’année.
    Mais cela suppose un public de genre, c’est à dire un vrai public fidèle, voire traditionnel pour l’opéra, un public qui vient pour la musique et non pas forcément pour « y être », comme le public « haute contribution » actuellement touristique et très disneylandien de la Scala, armé de son smartphone et amateur de selfies, la plaie actuelle.
    Il est évident pour le maintien du genre opéra et son avenir, que le système de répertoire est une garantie plus solide que la stagione, les théâtres sont pleins en Russie (avec des réserves artistiques impressionnantes) et restent bien remplis en Allemagne ou à Vienne (Sous Dominique Meyer, qui a beaucoup soigné le répertoire à Vienne, la fréquentation avoisinait les 100%). En Italie la fréquentation a en revanche baissé. C’est clair et La Palice l’aurait sans doute dit : moins on joue, et moins on va au théâtre.

Conclusions

Il n’y a aucun doute pour moi, le système de répertoire est le seul à garantir la survie du genre par une offre large et un marché important. Mais il convient là où il y a un public, qu’il contribue d’ailleurs à maintenir et surtout là où les collectivités publiques s’engagent fermement. Il n’est pas à l’abri d’une baisse de la fréquentation, mais plus lentement et moins dramatiquement qu’ailleurs sauf en ex-Allemagne de l’Est après la chute du mur où certains théâtres ont dû fermer et où les salles sont restées vides pendant quelque temps. Ce système convient à des territoires où le lieu théâtral est un “foyer” pour la ville. La ville de Mannheim en Allemagne s’est pratiquement construite autour de son théâtre – d’ailleurs appelé Nationaltheater, le seul en Allemagne avec Weimar au poids historique et culturel déterminant. Le système de répertoire convient aussi là où le théâtre est élément structurel de la vie sociale, vécu comme nécessité et non comme « supplément d’âme » et ce n’est pas vraiment le cas en France.

Le système de stagione convient mieux aux grandes institutions dont les productions de qualité, médiatisées, sont la carte de visite. C’est un système de luxe, plus qu’un système du quotidien, pour un public plus contributif, plus éclectique et moins fidélisable ou fiable, mais plus confortable pour les artistes grâce aux conditions de travail qu’il leur offre ou devrait offrir.
La situation actuelle montre que du point de vue de l’irrigation du territoire et de l’éducation du public, voire de son élargissement, c’est un système inadapté. Une rapide étude des programmes en France et en Italie, montre qu’en dehors de quelques institutions importantes, les programmations se réduisent sensiblement : quatre opéras par an ici, trois  là. Lyon, Strasbourg Toulouse ne proposent que 7 ou 8 productions annuelles – certes de grande qualité- ce sont des institutions de référence aujourd’hui en France. Le paysage italien, où est né le système « stagione » comme son nom l’indique n’est d’ailleurs pas plus joyeux. C’est peu pour maintenir l’envie du genre et encore moins pour construire un public averti.
Nous nous focalisons souvent en France sur l’Opéra de Paris et ses aventures, il est vrai qu’il y a matière à faire couler l’encre, mais plus que Paris, où bon an mal an l’offre restera par nécessité importante, c’est la situation des régions qui est nettement plus inquiétante parce que les moyens, évidemment, manquent pour maintenir un niveau de l’offre garantissant un renouvellement du public et une qualité constante… Avec la lente érosion de l’offre – malgré les coups médiatiques et les moments de grâce- c’est l’érosion du public qui en est l’inévitable conséquence avec ses effets sur la culture du genre, sur la culture du public, et sur la préservation patrimoniale. Une chose est à mon avis certaine : si dans les pays où le répertoire règne, on passe insensiblement à la stagione hors des métropoles, alors le genre sera en danger partout, car le système de répertoire est encore aujourd’hui une assurance pour la culture et le maintien de ces savoirs, pour le public, et pour les nombreux artistes lyriques qui l’alimentent.
Peut-être le numérique résoudra-t-il certains nœuds, mais c’est un autre problème…

 

 

QUEL SYSTÈME PRODUCTIF POUR LE LYRIQUE? (1)

Deux parties pour ce long exposé qui essaie d’expliquer les caractères des deux systèmes productifs qui organisent l’offre lyrique dans les opéras du monde, avec les conséquences afférentes.

Définitions et données de départ

On s’interroge ici et là sur l’avenir de l’opéra, on déplore le manque de créations, un public vieillissant, trop traditionnel, mais on ne s’interroge pas souvent, du moins dans les médias, sur le système productif qui sous-tend la diffusion du genre lyrique. Or deux systèmes règnent dans le monde de l’opéra, celui dit de répertoire et celui dit stagione.

J’ai toujours défendu le système de répertoire à l’allemande, qui est pour moi la garantie de maintien d’une offre lyrique abondante, diversifiée et bien distribuée sur un territoire, garantie aussi d’éducation du public qui a accès à un grand nombre d’œuvres à entendre en direct, dans des conditions globalement acceptables. Il est plus contraignant en revanche pour les artistes.

Que signifie le mot « répertoire » ?

On lit dans le dictionnaire « Liste des pièces qui forment le fonds d’un théâtre. » Le mot lui-même vient du verbe latin reperire, qui signifie trouver, retrouver après recherche, et le mot repertorium signifie “inventaire”.
On emploie le mot fonds comme pour le fonds d’une bibliothèque, à savoir le nombre de livres et documents qu’elle abrite. En ce sens, le théâtre de répertoire est donc un « Lieu de savoir » comme l’entend Christian Jacob dans son impressionnante production.[1]
Le théâtre de répertoire met à disposition du public annuellement une partie de son « répertoire », au quotidien : il puise dans son fonds de productions existantes et en sélectionne une vingtaine, une trentaine, voire une cinquantaine d’œuvres et propose cinq à six nouvelles productions qui rejoindront ce fonds, destinées à être reprises pendant des années. Le répertoire, c’est l’esprit de collection.
Le mot italien « stagione » signifie « saison ». Rien à voir avec le savoir ou le fonds d’une bibliothèque, mais il réfère aux œuvres présentées dans les saisons des opéras au XVIIIe et XIXe, où la notion de reprise et donc de construction d’un répertoire était inconnue, au moins jusqu’aux années 1830; au XVIIIe c’est la nouveauté qui fait marcher la machine . Le mot “stagione” fait partie du vocabulaire théâtral où la « saison » désigne l’ensemble du programme annuel présenté dans un théâtre, qui change chaque année. Comme on le voit c’est très différent de l’idée de « répertoire ». On commence à jouer ou rejouer des opéras créés auparavant essentiellement à partir du succès planétaire de Rossini. c’est à dire après 1830, quand Rossini s’arrête de créer. Comme si le “répertoire” naissait du ralentissement (tout relatif) de la création.
Pour revenir à la bibliothèque, imaginons que certaines bibliothèques permettraient l’accès permanent à tout leur fonds et que d’autres sélectionneraient un nombre réduit de livres à disposition des lecteurs, qui changeraient annuellement, à l’exclusion de tous les autres. Vous aurez une idée de la différence, qui en termes de culture, de savoir, de liberté, ne correspond pas du tout à la même philosophie.
Prenons le cinéma : une cinémathèque est un lieu de savoir avec un fonds de films, et les salles de cinéma ou les multiplex sont gérés par un système stagione en quelque sorte, qui choisissent(?) quoi proposer au public
Ainsi dans ce système à l’opéra la plupart du temps aujourd’hui, les productions présentées l’année A ne sont pas toujours reprises l’année B, mais éventuellement plusieurs années après avec une nouvelle distribution ou un nouveau chef, ou ne sont simplement jamais reprises. Il faudrait réfléchir plus profondément à la question du théâtre comme lieu de savoir. Le théâtre en ce sens n’a pas le même rôle dans l’esprit de la société qu’un musée, alors qu’il s’en rapproche. Et dans ce cadre, la stagione, c’est l’esprit de sélection, forcément plus élitiste.

Le système de stagione, celui qu’on connaît notamment en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne, en Grande Bretagne, aux USA et en France garantit au moins dans les grands théâtres un niveau de représentation optimal, mais en revanche pèche par l’absence d’une offre très large et convient dans le cas d’un public potentiel limité. Un petit tour et puis s’en va…
Dans ce système, à part les grands standards tiroir-caisse, il faut donc attendre des années avant de voir ou revoir un titre.
Prenons quelques exemples wagnériens.
Parsifal, un titre connu et aimé du public, a été présenté à l’Opéra de Lyon en 2012, alors que sa dernière production remontait à 1977, soit 35 ans auparavant ; le Vaisseau fantôme, une œuvre de Wagner plus « facile », a été produit en 2014 soit 26 ans après sa dernière production, en 1988. L’amateur de Wagner, ou simplement d’opéra, s’il habite à Lyon ou ne voyage pas, peut crever la gueule ouverte en attendant… Ou se précipiter sur les enregistrements, mais comme on sait l’oreille s’éduque en écoutant les œuvres au théâtre et se pervertit souvent en les écoutant au disque.
Voyager ? S’il va à Paris, il aura peut-être vu Parsifal en 2018, dans la production inutile de Richard Jones, ou bien… 10 ans auparavant dans celle de Warlikowski, avec dans l’histoire récente, un trou de 22 ans entre 1975 et la nouvelle production de Graham Vick en 1997. Pour Le Vaisseau Fantôme, on ne l’a pas vu à Paris depuis 10 ans (dernière reprise en 2010). Et Paris est le théâtre d’opéra le plus productif en France avec une petite vingtaine de productions annuelles.

Les directeurs d’opéra n’ont pas là-dedans pas de responsabilité particulière, c’est le système qui veut cette situation. Une nouvelle production en système stagione devrait pourtant être reprise pendant plusieurs saisons, c’est bien le moindre pour l’amortir mais souvent elle ne l’est plus jamais, pour toutes sortes de raisons… c’est le cas du Parsifal de Warlikowski, chef-d’œuvre détruit par Nicolas Joel, c’est aussi le olus souvent le cas des « créations » : de la scène au tiroir.

De la stagione au répertoire.

Or, on reparle beaucoup aujourd’hui de retour au répertoire et au système de troupe, sans doute pour alimenter le « nouveau modèle économique » prêché par la ministre de la culture, qui a confié à deux haut-fonctionnaires connus (?) pour être de grands spécialistes (?) de l’opéra la mission « d’épauler » le nouvel arrivant à Paris – Alexander Neef – dans sa réflexion sur l’avenir de l’Opéra. Les résultats de cette mission devraient être connus très bientôt, et nous y reviendrons en temps utile.
D’abord, rappelons cette vérité : la plupart des théâtres d’opéra qui affichent un système stagione ont tout de même souvent une troupe, le corps de ballet, plus de 150 danseurs pour le cas de Paris. Il reste à savoir si cette « troupe » est utilisée au mieux de son potentiel. Et c’est une autre question.
Par ailleurs, un autre théâtre français est régi par un système de troupe, la Comédie Française, depuis 1680 avec comme corrélat le système dit de l’alternance, c’est-à-dire alterner plusieurs spectacles différents dans la semaine ou le mois et donc régie par un système de répertoire plus ou moins stagionisé. Il reste que « l’entrée au répertoire de la Comédie Française » d’un texte de théâtre fait souvent événement – c’est d’ailleurs l’expression dont use le dictionnaire pour expliciter le mot répertoire. Pas vraiment à l’Opéra.

Rappelons enfin que le système de troupe, que d’aucuns appellent de leurs vœux, a été la cause de la réforme de l’Opéra de Paris en 1970, quand Jacques Duhamel, autre grand ministre de la Culture s’est attaqué à la réforme de l’institution malade – l’Opéra de Paris aurait donc visiblement une maladie chronique ? Exit la troupe en 1970.
50 ans après, y reviendrait-on ?

Le débat sur le répertoire est entré dans l’arène, à la faveur de la crise financière de l’institution et de l’agitation sur laquelle on ne reviendra pas mais aussi de l’arrivée d’Alexander Neef, qui a toujours répondu de manière évasive à la question, même si pourtant, lui, le répertoire, il connaît parce qu’il est né en Allemagne, où les dizaines et dizaines sinon centaines de théâtres qui irriguent le pays fonctionnent selon ce système.
Alexander Neef est né en Baden Württemberg et a étudié à Tübingen, l’une des plus prestigieuses universités allemandes, au sud de Stuttgart : une région où l’on compte parmi des théâtres de référence, Mannheim (un Nationaltheater), Karlsruhe (Badisches Staatstheater), Stuttgart (Staatstheater), des théâtres de valence importante, mais aussi des salles plus petites, mais productives, comme Freiburg, Heidelberg, ou Pforzheim qui ont une production lyrique, théâtrale et même pour certains chorégraphique, et dans une moindre mesure, Heilbronn. Il y a à Tübingen un Landestheater (Théâtre régional) exclusivement consacré à la prose, mais avec une troupe, sans compter les Festivals, celui, baroque, de Schwetzingen près de Heidelberg et le Festival Rossini de Wildbad, en Forêt Noire.
Tous les théâtres ont un système de troupe, et de répertoire plus ou moins large : Alexander Neef connaît parfaitement le système allemand, et s’il s’intéressait au spectacle quand il était étudiant, il a dû en profiter dans la mesure où ces théâtres sont au plus distants de 150 km les uns des autres. Stuttgart est à 75 km de Karlsruhe, 40 km de Pforzheim, 120 km de Mannheim, elle-même distante de 13 km de Heidelberg. La géographie des théâtres qui font du lyrique en Allemagne fait rêver…

Qu’est-ce que le système de répertoire ?

Il convient de clarifier le fonctionnement du système de répertoire

  • Une alternance au quotidien de diverses productions. Par exemple, à Vienne, temple du répertoire, entre le 10 et le 17 octobre 2020, alternance de Salomé, Don Carlos (Version française), Die Entführung aus dem Serail, Don Pasquale (avec deux jours en relâche pour répétitions). Dans ces pages nous avons repéré pour 2020-2021, 10 nouvelles productions, 3 productions retravaillées, 1 production revue au niveau musical, et 26 productions dites de répertoire, soit un total de 40 productions différentes, sans compter le ballet.
  • Pour faire fonctionner une alternance serrée, il faut avoir à disposition des artistes au quotidien, préparés et sous contrat long. Une troupe attachée au théâtre, c’est-à-dire des chanteurs qui assurent l’essentiel des rôles. Dans les grands théâtres d’opéra, les rôles principaux sont souvent assurés par des « stars » ou des chanteurs « free-lance » qui sans être des stars, ont un nom dans l’univers lyrique. Mais quelquefois, on donne à des chanteurs de la troupe qu’on estime avoir un avenir dans la carrière des rôles importants. Natalie Dessay fut membre de la troupe de Vienne, et chanta Sophie dans les fameux Rosenkavalier dirigés par Carlos Kleiber. On peut citer dans les chanteurs français actuels, pas les moindres, ceux qui ont adhéré à ce système : Julie Fuchs (ex-Zurich), Elsa Benoit (Munich encore actuellement), ou Elsa Dreisig (à la Staatsoper de Berlin).
    Les chanteurs de la troupe signent un contrat avec un certain nombre de représentations, et doivent se tenir disponibles au cas où (remplacements au pied levé etc…). Ils peuvent chanter ailleurs en dehors de leurs obligations et/ou après autorisation de la direction du théâtre. Beaucoup de très grands chanteurs d’aujourd’hui ou d’hier ont chanté en troupe comme Caballé à Brême ou Kaufmann à Zurich. Tout l’art du « directeur de casting » qui recrute est de flairer la voix d’avenir dont il va s’assurer la présence pendant quelques années et qui attirera le public.
    Il y a encore une cinquantaine d’années, d’immenses chanteurs étaient attachés à des théâtres, comme Vienne ou Munich (c’était à Munich qu’on pouvait entendre Fischer-Dieskau à l’opéra) ou à Vienne qu’on entendait principalement Agnès Baltsa, ou auparavant, Rysanek, Berry, Schwarzkopf. C’était un moment où chaque opéra avait sa couleur et ses stars parce que les stars voyageaient moins.
  • Pareil système demande des organisations techniques particulières, et pour les productions un cahier des charges qui permette l’alternance serrée sur le plateau et donc des changements rapides. C’était facile quand la plupart des productions étaient faites de toiles peintes : faciles à ranger, aisées à monter. C’est devenu plus difficile quand les productions ont été construites « en dur » avec montage et démontage complexe, depuis la fin des années 1960. Aujourd’hui, avec l’usage plus fréquent des projections et de la vidéo, cela pourrait redevenir plus aisé. Il reste que la logistique du système dans de grandes maisons demande une occupation du plateau à peu près 24/24 avec équipes alternées : on peut imaginer en 24h:
    – le démontage du spectacle A de la soirée
    – le montage du décor d’un futur spectacle B pour une répétition du matin
    – son démontage
    – le montage du décor de la soirée d’un spectacle C
    Et ceci pratiquement au quotidien, sans compter les représentations en matinée.
    Au Bolchoï ou au Mariinsky, il y a le week-end des représentations à midi et des représentations le soir, sur plusieurs scènes.
    Cela suppose donc des équipes nombreuses, des roulements, et des plateaux techniquement préparés à une alternance serrée. Cela suppose peu de soirées de relâche et une continuité des spectacles. Cela supposerait en France une remise à plat des conventions collectives avec les syndicats… bonjour la joie…
    C’est pourquoi ce n’est pas tout à fait le moment d’y penser.
  • Cela suppose enfin une tarification encore plus diversifiée, car il y aura des soirées de répertoire ordinaires, d’autres avec stars, des nouvelles productions, du ballet etc. La tarification est la plupart du temps déjà diversifiée, mais le système dit de répertoire qui joue 30 ou 40 productions par an doit garantir en même temps un remplissage optimal de la salle, tout en préservant un pourcentage de places à bas prix (d’où les places debout de l’opéra de Vienne ou de celui de Munich par exemple) qui permettent au public amateur de lyrique de venir écouter une production plusieurs fois sans devoir débourser une somme folle.
    Il est obligatoire pour un grand théâtre public de préserver un nombre suffisant de places à bas prix aisément accessibles, c’est le cas à Vienne, à Munich, ailleurs en Allemagne, mais aussi à la Scala : mais c’est un système qui en France n’a jamais vraiment existé (sauf sous Mortier), même si existent des places à des tarifs très bas, mais en nombre ridicule. On lira avec intérêt cet article (http://jriou.org/blog/00752.html) qui dénonça en 2012  la fin des places debout, œuvre de Christophe Tardieu, comme par hasard l’un des deux personnalités désignées pour revoir le « modèle économique ».
    Il y a aussi des soirées alimentaires pour lesquelles selon la distribution les prix varieront : la Tosca viennoise a 62 ans, elle est amortie depuis longtemps avec ses 600 représentations, même si les décors en ont été rafraichis. Les prix ne seront pas les mêmes si pour deux soirs Kaufmann et Harteros chantent.
  • Dans un tel système, les modes d’organisation que ce soit la technique ou la billetterie sont forcément fortement impactés. On ne gère pas le temps et la logistique du théâtre avec deux ou trois productions par mois, et une dizaine :  il faudrait recruter une armée de dramaturges et d’assistants fixes pour le maintien des productions et la gestion des répétitions, forcément moins nombreuses si on joue plus de titres. Paris n’est pas habitué à ce système, même s’il en possède le plateau technique nécessaire.
  • Et puis il y a la question essentielle de la réponse du public : un public a ses habitudes, ses rituels, ses attentes. Celui de l’opéra, plus âgé, encore plus.
    Ce système qui couvre pratiquement tous les théâtres publics (essentiellement municipaux) allemands serait difficile à Paris, mais carrément impossible en France en région : un rapide regard sur la quantité de productions et de représentations dans les opéras hors Paris ne pourrait pas être mis en place, il demanderait une campagne de recrutement impressionnante de personnels en risquant de ne plus trouver son public, selon une loi qui veut que moins on joue, et moins le public vient ou revient. Mais il ne pourrait pas non plus être financé. En dehors des théâtres « nationaux », les opéras municipaux font ce qu’ils peuvent pour assurer une programmation la plupart du temps minimale, qui par manque de moyens n’est pas toujours recommandable.

Enfin, last but not least, les théâtres de répertoire portent le répertoire national,  c’est-à-dire qu’ils affichent les titres de référence de la tradition locale, répertoire germanique en Allemagne, russe en Russie – on peut voir à Saint-Pétersbourg ou à Moscou des titres qu’on ne voit jamais ou si rarement au-delà des frontières russes, tout comme à Budapest on entend du Erkel, ou à Prague du Smetana. Si le répertoire national est porté en Italie dans un système stagione, ce n’est pas vraiment le cas avec le répertoire français à Paris, par exemple.

L’Opéra de Paris serait-il préparé à un tel système ?

Garnier n’est plus conçu comme un théâtre de répertoire, même s’il l’était avant 1970.  Mais son équipement technique n’a rien à voir avec Bastille qui a été conçu et construit au contraire pour faire du répertoire, même s’il n’en a jamais fait en trente ans de carrière.  Sinon à quoi servirait sa scène énorme (un terrain de foot) et ses dessous aux mêmes dimensions, son système de chariots permettant rapidement de monter des productions et de les laisser construites pendant la série de représentations, sa scène de répétition latérale, à jardin, à ma connaissance jamais utilisée, avec une fosse et trois rangs de spectateurs – je ne sais même pas si elle existe encore- et la possibilité offerte de jouer aussi bien dans la ex/future salle modulable, et dans la salle principale à partir de la même scène. Tout a été conçu pour permettre une alternance serrée et des changements rapides d’un nombre important de productions en même temps.
Comme ce système n’a jamais été adopté, sans doute d’autres habitudes ont été prises d’utiliser les espaces d’une autre manière, sans faire exploser le plateau, avec les espaces de l’ex-salle modulable comme dépôt de décors et avec une autre gestion du temps. Bastille était programmé et pensé comme opéra de répertoire (Michael Dittmann qui a conçu le projet technique était allemand et familier du système) mais on a fait de la stagione. D’où forcément d’autres habitudes, d‘autres utilisations, d’autres rythmes, sans compter qu’inévitablement ce qui était techniquement modernissime en 1990 ne l’est plus tout à fait en 2020.
Toutefois, Bastille reste un instrument étonnant voire unique par les surfaces de travail offertes, du producteur au consommateur. Mais le système de stagione y est l’ADN des habitudes des uns et des autres. Il n’y a pas là à reprocher à qui que ce soit des choix erronés parce qu’il y a eu un consensus sur le système de production. En France aujourd’hui et depuis 50 ans on ne pense l’opéra qu’en stagione, tout comme d’ailleurs le théâtre, car en dehors de la Comédie Française, c’est le système stagione qui règne aussi et qui – fait essentiel – a façonné le public.

De plus l’Opéra de Paris, avec ses deux salles, affiche déjà 550 représentations par an, ce qui est énorme. Le système de répertoire ne modifierait sans doute pas fondamentalement le nombre de représentations mais aurait en revanche un effet très important sur les organisations, avec les inévitables conflits sociaux, sans assurance sur une amélioration nette de l’offre, des coûts, et surtout de la fréquentation.

Donc, ne s’imposent ni la nécessité ni l’opportunité réelle de passer à un système de répertoire à l’allemande, d’autant qu’un tel modèle, détail important demande (presque) impérativement qu’on nomme un directeur musical présent, qui ait un répertoire lyrique très large (profil Franz Welser Möst, ou Fabio Luisi), et le successeur de Philippe Jordan qui se profile à ce qu’il semble ne répond pas du tout à cette définition… Donc je ne vois pas comment l’Opéra pourrait basculer sur ce modèle. La situation parisienne est déjà en soi complexe pour ne pas rajouter des réponses erronées à des questions qui au fond, ne se posent pas.
Alexander Neef a pour l’instant bien d’autres chats à fouetter, et son premier mandat devrait être largement consacré à faire repartir la machine, atténuer l’ambiance tendue qui y règne depuis des mois, recommencer à produire et installer sa nouvelle équipe et son nouveau projet.

(Suite le 7 décembre 2020)

[1] Christian Jacob est directeur de recherche au CNRS, professeur à EHESS, il a dirigé l’ouvrage Les lieux de savoir, 1-Espaces et communautés (2007), 2- Les mains de l’intellect (2011) (Albin Michel) , mais aussi entre autres l’auteur de Des mondes lettrés aux lieux de savoir (Les Belles Lettres, 2018), c’est un des grands spécialistes de l’histoire de la diffusion du savoir.