LE BAL DES MURÈNES

Une première polémique aussi inutile que ridicule marque le début de mandat d’Alexander Neef.

Ouf !
Ça nous manquait. Après quatre mois d’exercice, Alexander Neef a dû faire face à sa première polémique : les murènes sont sorties de leur trou pour mordre. Encore faudrait-il qu’il y ait de quoi mordre.
Le nouveau Directeur Général de l’Opéra de Paris allait faire disparaître rien moins que la plupart des grands ballets classiques, les faire sortir du répertoire. On reste un peu interdit devant l’imbécillité de l’affirmation, de la petitesse du débat, et du ridicule de la polémique.
Tout est né d’un article du Monde du 25 décembre dernier intitulé « A l’Opéra, la diversité entre en scène » signé Elise Karlin, à propos d’un manifeste qui a circulé parmi le personnel de l’Opéra et « qui s’interroge sur la prise en compte de la diversité dans leur institution ».

La polémique portait-elle sur cette question ? Pas au départ, car le bon peuple des murènes a été mis en fureur par une phrase à la mise en page maladroite (dans un article qui ne l’est pas moins) que nous publions ici : « Une révolution qui touche au cœur d’un patrimoine toujours marqué par les choix esthétiques de Rudolf Noureev, directeur de la danse de l’Opéra de Paris de 1983 à 1989 – La Bayadère, Le Lac des cygnes, Casse-Noisette« Certaines œuvres vont sans doute disparaître du répertoire, confirme Alexander Neef. Mais ça ne suffira pas. Supprimer ne sert à rien si on ne tire pas les leçons de l’histoire. Pour réussir une rénovation profonde, pour que dans dix ans, les minorités soient mieux représentées à l’Opéra, il fallait une vraie réflexion. Je l’ai confiée à des personnalités extérieures dans un souci d’objectivité accrue, d’une plus grande liberté de parole. » »

Il n’en fallait pas plus pour que les murènes sortent mordre : comment ? le Ballet de l’Opéra de Paris, l’une des institutions historiques de notre patrimoine culturel, au sein de laquelle est né le ballet classique (avant de se laisser supplanter par les Français installés en Russie : Marius Petipa est marseillais…), et qui aime à se présenter comme l’une des institutions de danse académique les plus importantes au monde allait supprimer de son répertoire les grands ballets du répertoire, La Bayadère, Le Lac des Cygnes, Casse-Noisette, etc. !!!
Cette polémique n’est pas seulement l’œuvre d’illuminés ou de balletomanes excités, mais elle a été relayée par une certaine droite, pas vraiment modérée, ténors (ou sopranos) de l’extrême droite, mais aussi par la presse de haut (ca)niveau, ou par une gauche indigéniste pas vraiment mieux informée ni mieux intentionnée…
Voici le titre de « Valeurs (?) actuelles » : « A l’Opéra de Paris, des œuvres classiques comme “Le Lac des Cygnes” ou “Casse-Noisette” vont disparaître pour faire de la place aux “minorités” ».
Où l’on voit comment on ment, comment on pratique l’amalgame et comment on pourrit le débat. Il est vrai que mensonge et mauvaise foi sont les mamelles de ces politiques boueuses et de la presse-poubelle mais aussi de polémistes vantant (selon l’expression d’Isabelle Barbéris dans Le Figaro) « un académisme anticulturel décomplexé, qui transforme l’art – patrimoine et création – en ingénierie sociale ».
L’équation était posée : les minorités imposaient leur diktat au directeur de l’Opéra. Voilà qui cache évidemment le racisme ordinaire, celui qu’on maquille sous le nom de tradition, d’histoire, de pratiques prétendument immémoriales…

Comme souvent avec le caniveau, il vaut mieux sauter par-dessus la boue et revenir à la raison.

D’abord, lisons bien, c’est l’auteur de l’article qui met en cause les chorégraphies de Noureev, pas Alexander Neef. Ensuite, il y a fort à parier que la « sortie du répertoire » vise plus des productions ou des chorégraphies qui ne correspondent peut-être plus aux canons du temps que les œuvres en elles-mêmes, qui sont par ailleurs les tiroirs caisse de la maison. On s’imagine l’Opéra de Paris, avec le déficit accumulé dont on a tant parlé, se tirer la balle dans le pied en retirant du répertoire des titres qui font le plein dans la maison ? C’est simplement impensable.
On s’imagine une grande troupe de ballet internationalement reconnue, retirer de son répertoire Le Lac des Cygnes qui est, à l’instar de Carmen pour l’opéra, le titre de ballet le plus représenté au monde ? C’est simplement impensable.
Et donc les murènes peuvent rentrer dans leur trou, expédier leurs affaires puantes et nous foutre la paix.

Ceci posé, essayons de considérer l’objet du débat :

Quelques remarques préliminaires.
D’abord, une observation qui concerne cette fois le ballet, mais qu’on rencontre aussi ailleurs au vu des confusions et les erreurs historiques en la matière. Il y aurait beaucoup à dire sur un discours prétendument progressiste mais totalement inculte, passant sous silence ou ignorant que ces ballets n’ont été créés ni sous la IIIème République colonialiste ni dans l’Amérique esclavagiste mais dans la Russie impériale… et mélangeant tout (codes théâtraux et ce que la doxa assimile à du « blackface », dénué de tout sens au cas d’espèce). Rien de nouveau sous le soleil : la propagande, de tous horizons, se nourrit de l’ignorance.

Ensuite, on le sait, il y a dans le ballet académique une longue tradition de reproductions de chorégraphies plus que centenaires, plus ou moins adaptées, réadaptées, modifiées, corrigées au fil du temps, mais avec des codes très précis. Pour peu qu’on soit un peu attentif, on lit souvent « Chorégraphie de X, adaptée de la chorégraphie originale de Marius Petipa ». La Bayadère est l’exemple même de ballet multiforme, adapté au fil du temps, restructuré plus ou moins profondément (3 / 4 actes, destruction du temple ou non, ajout de variations telles que celles de l’Idole dorée, évolutions d’autres, bref, une œuvre vivante !).
On le sait aussi, les productions restent longtemps dans le répertoire, déjà une quarantaine d’années pour celles de Noureev. Et au Bolchoï, la dernière chorégraphie du Lac des Cygnes de Youri Grigorovitch remonte à 2001, la précédente de 1969… vénérables.
Une chorégraphie classique implique un corps de ballet, plusieurs solistes devant tous l’apprendre et la danser, et il serait impensable de changer aussi vite qu’une production d’opéra. C’est même le contraire, plus elle est dansée, et plus elle prend forme, plus elle entre dans les veines et l’ADN d’un corps de ballet. Elle se bonifie en vieillissant en quelque sorte.
Il est vrai d’un autre côté que ces chorégraphies ont été aussi créées dans un contexte différent, un monde différent, des danseurs différents et qu’elles ne peuvent être à l’infini reproduites telles quelles. C’est ce qui se pratique, y compris en Russie qui est le pays de la danse académique par excellence aujourd’hui :  le genre a traversé la Russie impériale, le stalinisme jusqu’à Poutine aujourd’hui – et peu de cas y est fait, au sein même des corps de ballet en place, à ces réflexions…
Il n’est pas interdit soit de créer une nouvelle chorégraphie (et donc sortir une production du répertoire) en tenant compte des évolutions des publics, ou au moins de modifier ou d’intervenir sur les chorégraphies existantes là où le bât blesse. Ça s’est toujours fait, et personne n’y trouve à redire, sauf les murènes. Millepied dont nous reparlerons a ainsi changé le nom de Danse des négrillons dans La Bayadère en Danse des enfants, comme le signale l’article du Monde ; il en a également fait revoir les costumes.
Enfin, se pose la question du ballet académique lui-même fondé sur la notion de code, d’homogénéité, d’effacement des individualités, notamment dans le corps de ballet. Il s’agit de gommer les différences : sans doute peut-on facilement corriger techniquement les « différences » visibles pour homogénéiser l’aspect général (l’article du Magazine du Monde le suggère), mais la question posée par le manifeste trahit un malaise plus profond qui traverse sans doute plus largement la société française que le simple Opéra de Paris, une cible facile et habituelle. En ce sens le ballet de l’Opéra est symptôme d’un mal français plus profond, d’où la ruée des politiciens d’extrême droite sur Twitter, qui n’ont cure du ballet mais qui guettent le moindre petit fait pour répandre leur venin.

Enfin, si le Ballet de l’Opéra est une compagnie historique de grande tradition, ces dernières années elle n’est pas apparue comme affichant prioritairement le grand répertoire « classique ». Les grands ballets sont sortis des magasins au moment des Fêtes pour faire rentrer l’argent, mais – nous l’avons écrit dans un article dans Wanderersite – il n’y a pas de véritable réflexion sur le répertoire de cette institution, qui ne fonctionne d’ailleurs pas sur cette logique (ce qui fait la singularité du Ballet de l’Opéra, c’est l’École, le style, mais cela n’est pas et n’a jamais été un répertoire). Pourtant, en laissant entendre qu’il ne supprimerait pas les chorégraphies « Noureev », Alexander Neef semble d’une certaine manière renoncer à toute réflexion patrimoniale : les ballets « de Noureev » ne sont pas plus que d’autres inscrits dans le marbre, et certaines productions pourraient être remplacées (je pense à Cendrillon par exemple)… Y voir l’alpha et l’oméga de la danse académique et du « répertoire », c’est pour le moins discutable…
De toute manière cette polémique sur la suppression du « grand » répertoire est presque sans objet, puisque ce « grand » répertoire, tout en existant sur le papier n’est pas massivement présent dans la programmation.

Alexander Neef a fait les frais d’une polémique qui l’a visiblement surpris (il n’est pas au bout de ses surprises en la matière) et à laquelle il n’a peut-être pas répondu avec l’adresse voulue, en se laissant entraîner là où il était inutile d’aller. Et faisant publier un correctif maladroit sur Twitter, l’outil de ses contradicteurs[1], il a sans doute fait une erreur sans parvenir à dissiper les doutes sur ce qu’il convient d’appeler une forme de « cancel culture » . On ne répond pas aux poubelles, on les jette.

Il y a cependant plusieurs points à relever, qui permettent de replacer le débat où tout le monde est un peu instrumentalisé, dans des rails plus complexes et peut-être plus conformes à la réalité.

–       D’abord, vision optimiste, les chanteurs noirs à l’opéra ne font plus frémir quiconque, alors que Marian Anderson en son temps quand elle a chanté au MET à l’invitation de Rudolf Bing, et Grace Bumbry à Bayreuth à celle de Wieland Wagner, ont essuyé aussi les insultes racistes (ce virus-là ne disparaît pas) … En 1978 en revanche, quand Simon Estes a chanté le Hollandais à Bayreuth, il a triomphé et personne n’a hurlé… Le temps fait son office.
Le monde du ballet classique est peut-être plus conservateur et plus fossilisé que celui du lyrique (!) mais l’existence même de ce débat montre que les choses bougent et que la « norme » va forcément évoluer, au profit de tous. Le monde du ballet n’a du reste pas attendu cette polémique pour voir des artistes « racisés » devenir des artistes de légende. Il reste que dans le débat parisien c’est la question d’un racisme systémique qui est posé par les danseurs métis du ballet, notamment dans les recrutements. Mais leur présence dans le ballet ne contredit elle pas l’argument ?

–       Benjamin Millepied quand il était Directeur du ballet de l’Opéra de Paris il y a cinq ans a posé le problème, d’une manière nette, et ouverte, et juste, mais les « bons » esprits, les Trissotins (trisautins, on parle de ballet…), le petit monde accroché à une fausse tradition comme l’arapède au rocher, ont violemment réagi. Millepied lançait une réflexion. C’était insupportable à Paris à l’époque : ça l’est visiblement moins aujourd’hui : cela veut dire que cinq ans ont été perdus à cause de fossiles. Et Millepied est parti…
L’article du Monde très prudent (ou prude) en la matière laisse entendre que Millepied a heurté la petite communauté craignant une « ségrégation positive » (en l’occurrence il faudrait dire « discrimination positive ».  Et discrimination positive implique son corollaire, les quotas, qui heurte les principes républicains et fleure bon un parfum « américain ».

–       Il faut signaler qu’un certain nombre de Compagnies de ballet internationalement reconnues affichent des ballets du répertoire classique sans problèmes de diversité, comme le Royal Ballet de Londres, sans doute l’une des compagnies européennes les plus prestigieuses au monde, bien plus que le Ballet de l’Opéra de Paris aujourd’hui. Il conviendrait sans doute à Paris de faire sa mue comme les autres.

–       La question de l’accès des danseurs issus de la diversité doit aussi être élargie à l’aune du public : déclarer qu’il faut que des élèves issus de la diversité accèdent à l’école de danse de l’Opéra ne coûte rien et fait de l’effet pour la com. Mais il n’y a pas plus de spectateurs « issus de la diversité » dans le public de l’opéra. La question n’est donc pas celle de la diversité de la couleur de peau, mais bien plus celle de la diversité sociale, et plus largement celle du public qui fréquente l’Opéra. Quelle proportion du public d’opéra et de ballet dans celui de la musique dans tous ses styles en général ? Et quelle proportion d’amateurs de ballet classique dans le public de la danse contemporaine (assez divers, celui-là) : j’ai pu constater combien ces publics s’ignorent. Pourquoi le public des « diversités » serait-il pointé quand le phénomène est général. On a vu le débat autour des Indes Galantes de Clément Cogitore qui d’une manière discutable ou non posait la question de la conformité au monde de l’opéra, imposant le Hip Hop sur la scène, avec un accueil triomphal du public qui frissonnait à peu de frais.
Par ailleurs le public d’opéra et de ballet classique est déjà un public de niche, on peut comprendre que le public « issu de la diversité » soit encore moins représenté, une niche dans la niche, la minorité de la minorité. Or, on le vérifie en sport, les vocations naissent de la popularité. Pour que le public (et donc les vocations et les artistes) s’élargisse, il faut alors poser le problème en ces termes : que faire pour sortir le ballet académique de sa niche ? Et quid de la survie du ballet « académique » ?

–       C’est un phénomène bien connu que celui de la citadelle assiégée ; on en est sans doute là. On s’accroche à la tradition, aux habitudes, parce qu’on a peur de mourir. La question est fondamentale, y compris d’ailleurs dans le lyrique. Mais je vois aussi dans le résultat du manifeste (300 signatures sur 1500) non pas forcément une lecture « raciste » mais de l’indifférence, ou de la prudence eu égard à la situation difficile de l’institution et la volonté de ne pas en rajouter encore une couche au moment où un nouveau directeur prend ses fonctions.

–       Enfin le ballet comme l’opéra sont des arts issus de l’histoire de la culture occidentale : et certains cherchent de manière erronée à « raciser » cette constatation en soi objective. Cela ne signifie pas qu’ils soient des arts de blancs. Pas plus que le jazz est un art de noirs. Il y a une pleine légitimité à ce que chacun, quelle que soit sa couleur de peau ou ses origines puisse intégrer une compagnie de ballet ou une distribution d’opéra, car la seule question importante, c’est aller chercher les talents là où ils sont : le talent n’a pas de couleur, en art comme en sport (la question est la même en sport), même si les arts et les sports ont une histoire que certains, hélas paient aujourd’hui.
L’art n’appartient à personne, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne et quels que soient les genres artistiques : il n’y pas de genres artistiques « identitaires », que l’on défendrait comme un bastion culturel, pas plus que des genres « blancs » ou « noirs » ou « jaunes », comme le voudraient les indigénistes.

Enfin, avant d’en terminer, juste une petite remarque : pendant qu’une fois de plus on polémique à Paris, ailleurs on danse, à Nice qui devait proposer un Don Quichotte de très belle facture, visible faut de mieux sur YouTube, à Toulouse on rend hommage à Noureev, toujours sur YouTube et à Bordeaux on propose la Sylphide en direct le 31 décembre à 15h (mais on vient d’apprendre que c’est annulé pour cause de Covid). Trois compagnies qui ont (ou ont eu) un directeur qui a dansé sous Noureev et tous trois magnifiques danseurs et « non -blancs » (ou considérés comme tels): Eric Vu-An à Nice, Kader Belarbi à Toulouse et Charles Jude qui fut directeur du ballet à Bordeaux jusqu’en 2017.

Comme on le voit, cette minable polémique cache en réalité une forêt bien plus touffue : celle de la survie d’un genre, à quel prix, comment, avec quel répertoire, sachant que le Ballet de l’Opéra de Paris n’a pas encore résolu la question, parce qu’il ne l’a pas posée. Une fois de plus se confrontent le simplisme réducteur et vomitif, et la réalité du monde, qui est complexité.

[1] Rappelons les termes des deux tweets qui répondent à la polémique :
Tweet 1 : L’Opéra de Paris souhaite clarifier un passage de l’article
@lemonde_M et rassurer ses spectateurs : il n’a jamais été question de supprimer les œuvres de Noureev du répertoire. Il s’agit d’une juxtaposition malencontreuse. ½

Tweet 2 : L’affirmation d’Alexander Neef, selon laquelle supprimer des œuvres du répertoire n’est pas une fin en soi s’il n’y a pas de réflexion parallèle sur la présence de la diversité sur scène et dans le public, commence en effet après les titres des ballets de Noureev. 2/2