LE BAL DES MURÈNES

Une première polémique aussi inutile que ridicule marque le début de mandat d’Alexander Neef.

Ouf !
Ça nous manquait. Après quatre mois d’exercice, Alexander Neef a dû faire face à sa première polémique : les murènes sont sorties de leur trou pour mordre. Encore faudrait-il qu’il y ait de quoi mordre.
Le nouveau Directeur Général de l’Opéra de Paris allait faire disparaître rien moins que la plupart des grands ballets classiques, les faire sortir du répertoire. On reste un peu interdit devant l’imbécillité de l’affirmation, de la petitesse du débat, et du ridicule de la polémique.
Tout est né d’un article du Monde du 25 décembre dernier intitulé « A l’Opéra, la diversité entre en scène » signé Elise Karlin, à propos d’un manifeste qui a circulé parmi le personnel de l’Opéra et « qui s’interroge sur la prise en compte de la diversité dans leur institution ».

La polémique portait-elle sur cette question ? Pas au départ, car le bon peuple des murènes a été mis en fureur par une phrase à la mise en page maladroite (dans un article qui ne l’est pas moins) que nous publions ici : « Une révolution qui touche au cœur d’un patrimoine toujours marqué par les choix esthétiques de Rudolf Noureev, directeur de la danse de l’Opéra de Paris de 1983 à 1989 – La Bayadère, Le Lac des cygnes, Casse-Noisette« Certaines œuvres vont sans doute disparaître du répertoire, confirme Alexander Neef. Mais ça ne suffira pas. Supprimer ne sert à rien si on ne tire pas les leçons de l’histoire. Pour réussir une rénovation profonde, pour que dans dix ans, les minorités soient mieux représentées à l’Opéra, il fallait une vraie réflexion. Je l’ai confiée à des personnalités extérieures dans un souci d’objectivité accrue, d’une plus grande liberté de parole. » »

Il n’en fallait pas plus pour que les murènes sortent mordre : comment ? le Ballet de l’Opéra de Paris, l’une des institutions historiques de notre patrimoine culturel, au sein de laquelle est né le ballet classique (avant de se laisser supplanter par les Français installés en Russie : Marius Petipa est marseillais…), et qui aime à se présenter comme l’une des institutions de danse académique les plus importantes au monde allait supprimer de son répertoire les grands ballets du répertoire, La Bayadère, Le Lac des Cygnes, Casse-Noisette, etc. !!!
Cette polémique n’est pas seulement l’œuvre d’illuminés ou de balletomanes excités, mais elle a été relayée par une certaine droite, pas vraiment modérée, ténors (ou sopranos) de l’extrême droite, mais aussi par la presse de haut (ca)niveau, ou par une gauche indigéniste pas vraiment mieux informée ni mieux intentionnée…
Voici le titre de « Valeurs (?) actuelles » : « A l’Opéra de Paris, des œuvres classiques comme “Le Lac des Cygnes” ou “Casse-Noisette” vont disparaître pour faire de la place aux “minorités” ».
Où l’on voit comment on ment, comment on pratique l’amalgame et comment on pourrit le débat. Il est vrai que mensonge et mauvaise foi sont les mamelles de ces politiques boueuses et de la presse-poubelle mais aussi de polémistes vantant (selon l’expression d’Isabelle Barbéris dans Le Figaro) « un académisme anticulturel décomplexé, qui transforme l’art – patrimoine et création – en ingénierie sociale ».
L’équation était posée : les minorités imposaient leur diktat au directeur de l’Opéra. Voilà qui cache évidemment le racisme ordinaire, celui qu’on maquille sous le nom de tradition, d’histoire, de pratiques prétendument immémoriales…

Comme souvent avec le caniveau, il vaut mieux sauter par-dessus la boue et revenir à la raison.

D’abord, lisons bien, c’est l’auteur de l’article qui met en cause les chorégraphies de Noureev, pas Alexander Neef. Ensuite, il y a fort à parier que la « sortie du répertoire » vise plus des productions ou des chorégraphies qui ne correspondent peut-être plus aux canons du temps que les œuvres en elles-mêmes, qui sont par ailleurs les tiroirs caisse de la maison. On s’imagine l’Opéra de Paris, avec le déficit accumulé dont on a tant parlé, se tirer la balle dans le pied en retirant du répertoire des titres qui font le plein dans la maison ? C’est simplement impensable.
On s’imagine une grande troupe de ballet internationalement reconnue, retirer de son répertoire Le Lac des Cygnes qui est, à l’instar de Carmen pour l’opéra, le titre de ballet le plus représenté au monde ? C’est simplement impensable.
Et donc les murènes peuvent rentrer dans leur trou, expédier leurs affaires puantes et nous foutre la paix.

Ceci posé, essayons de considérer l’objet du débat :

Quelques remarques préliminaires.
D’abord, une observation qui concerne cette fois le ballet, mais qu’on rencontre aussi ailleurs au vu des confusions et les erreurs historiques en la matière. Il y aurait beaucoup à dire sur un discours prétendument progressiste mais totalement inculte, passant sous silence ou ignorant que ces ballets n’ont été créés ni sous la IIIème République colonialiste ni dans l’Amérique esclavagiste mais dans la Russie impériale… et mélangeant tout (codes théâtraux et ce que la doxa assimile à du « blackface », dénué de tout sens au cas d’espèce). Rien de nouveau sous le soleil : la propagande, de tous horizons, se nourrit de l’ignorance.

Ensuite, on le sait, il y a dans le ballet académique une longue tradition de reproductions de chorégraphies plus que centenaires, plus ou moins adaptées, réadaptées, modifiées, corrigées au fil du temps, mais avec des codes très précis. Pour peu qu’on soit un peu attentif, on lit souvent « Chorégraphie de X, adaptée de la chorégraphie originale de Marius Petipa ». La Bayadère est l’exemple même de ballet multiforme, adapté au fil du temps, restructuré plus ou moins profondément (3 / 4 actes, destruction du temple ou non, ajout de variations telles que celles de l’Idole dorée, évolutions d’autres, bref, une œuvre vivante !).
On le sait aussi, les productions restent longtemps dans le répertoire, déjà une quarantaine d’années pour celles de Noureev. Et au Bolchoï, la dernière chorégraphie du Lac des Cygnes de Youri Grigorovitch remonte à 2001, la précédente de 1969… vénérables.
Une chorégraphie classique implique un corps de ballet, plusieurs solistes devant tous l’apprendre et la danser, et il serait impensable de changer aussi vite qu’une production d’opéra. C’est même le contraire, plus elle est dansée, et plus elle prend forme, plus elle entre dans les veines et l’ADN d’un corps de ballet. Elle se bonifie en vieillissant en quelque sorte.
Il est vrai d’un autre côté que ces chorégraphies ont été aussi créées dans un contexte différent, un monde différent, des danseurs différents et qu’elles ne peuvent être à l’infini reproduites telles quelles. C’est ce qui se pratique, y compris en Russie qui est le pays de la danse académique par excellence aujourd’hui :  le genre a traversé la Russie impériale, le stalinisme jusqu’à Poutine aujourd’hui – et peu de cas y est fait, au sein même des corps de ballet en place, à ces réflexions…
Il n’est pas interdit soit de créer une nouvelle chorégraphie (et donc sortir une production du répertoire) en tenant compte des évolutions des publics, ou au moins de modifier ou d’intervenir sur les chorégraphies existantes là où le bât blesse. Ça s’est toujours fait, et personne n’y trouve à redire, sauf les murènes. Millepied dont nous reparlerons a ainsi changé le nom de Danse des négrillons dans La Bayadère en Danse des enfants, comme le signale l’article du Monde ; il en a également fait revoir les costumes.
Enfin, se pose la question du ballet académique lui-même fondé sur la notion de code, d’homogénéité, d’effacement des individualités, notamment dans le corps de ballet. Il s’agit de gommer les différences : sans doute peut-on facilement corriger techniquement les « différences » visibles pour homogénéiser l’aspect général (l’article du Magazine du Monde le suggère), mais la question posée par le manifeste trahit un malaise plus profond qui traverse sans doute plus largement la société française que le simple Opéra de Paris, une cible facile et habituelle. En ce sens le ballet de l’Opéra est symptôme d’un mal français plus profond, d’où la ruée des politiciens d’extrême droite sur Twitter, qui n’ont cure du ballet mais qui guettent le moindre petit fait pour répandre leur venin.

Enfin, si le Ballet de l’Opéra est une compagnie historique de grande tradition, ces dernières années elle n’est pas apparue comme affichant prioritairement le grand répertoire « classique ». Les grands ballets sont sortis des magasins au moment des Fêtes pour faire rentrer l’argent, mais – nous l’avons écrit dans un article dans Wanderersite – il n’y a pas de véritable réflexion sur le répertoire de cette institution, qui ne fonctionne d’ailleurs pas sur cette logique (ce qui fait la singularité du Ballet de l’Opéra, c’est l’École, le style, mais cela n’est pas et n’a jamais été un répertoire). Pourtant, en laissant entendre qu’il ne supprimerait pas les chorégraphies « Noureev », Alexander Neef semble d’une certaine manière renoncer à toute réflexion patrimoniale : les ballets « de Noureev » ne sont pas plus que d’autres inscrits dans le marbre, et certaines productions pourraient être remplacées (je pense à Cendrillon par exemple)… Y voir l’alpha et l’oméga de la danse académique et du « répertoire », c’est pour le moins discutable…
De toute manière cette polémique sur la suppression du « grand » répertoire est presque sans objet, puisque ce « grand » répertoire, tout en existant sur le papier n’est pas massivement présent dans la programmation.

Alexander Neef a fait les frais d’une polémique qui l’a visiblement surpris (il n’est pas au bout de ses surprises en la matière) et à laquelle il n’a peut-être pas répondu avec l’adresse voulue, en se laissant entraîner là où il était inutile d’aller. Et faisant publier un correctif maladroit sur Twitter, l’outil de ses contradicteurs[1], il a sans doute fait une erreur sans parvenir à dissiper les doutes sur ce qu’il convient d’appeler une forme de « cancel culture » . On ne répond pas aux poubelles, on les jette.

Il y a cependant plusieurs points à relever, qui permettent de replacer le débat où tout le monde est un peu instrumentalisé, dans des rails plus complexes et peut-être plus conformes à la réalité.

–       D’abord, vision optimiste, les chanteurs noirs à l’opéra ne font plus frémir quiconque, alors que Marian Anderson en son temps quand elle a chanté au MET à l’invitation de Rudolf Bing, et Grace Bumbry à Bayreuth à celle de Wieland Wagner, ont essuyé aussi les insultes racistes (ce virus-là ne disparaît pas) … En 1978 en revanche, quand Simon Estes a chanté le Hollandais à Bayreuth, il a triomphé et personne n’a hurlé… Le temps fait son office.
Le monde du ballet classique est peut-être plus conservateur et plus fossilisé que celui du lyrique (!) mais l’existence même de ce débat montre que les choses bougent et que la « norme » va forcément évoluer, au profit de tous. Le monde du ballet n’a du reste pas attendu cette polémique pour voir des artistes « racisés » devenir des artistes de légende. Il reste que dans le débat parisien c’est la question d’un racisme systémique qui est posé par les danseurs métis du ballet, notamment dans les recrutements. Mais leur présence dans le ballet ne contredit elle pas l’argument ?

–       Benjamin Millepied quand il était Directeur du ballet de l’Opéra de Paris il y a cinq ans a posé le problème, d’une manière nette, et ouverte, et juste, mais les « bons » esprits, les Trissotins (trisautins, on parle de ballet…), le petit monde accroché à une fausse tradition comme l’arapède au rocher, ont violemment réagi. Millepied lançait une réflexion. C’était insupportable à Paris à l’époque : ça l’est visiblement moins aujourd’hui : cela veut dire que cinq ans ont été perdus à cause de fossiles. Et Millepied est parti…
L’article du Monde très prudent (ou prude) en la matière laisse entendre que Millepied a heurté la petite communauté craignant une « ségrégation positive » (en l’occurrence il faudrait dire « discrimination positive ».  Et discrimination positive implique son corollaire, les quotas, qui heurte les principes républicains et fleure bon un parfum « américain ».

–       Il faut signaler qu’un certain nombre de Compagnies de ballet internationalement reconnues affichent des ballets du répertoire classique sans problèmes de diversité, comme le Royal Ballet de Londres, sans doute l’une des compagnies européennes les plus prestigieuses au monde, bien plus que le Ballet de l’Opéra de Paris aujourd’hui. Il conviendrait sans doute à Paris de faire sa mue comme les autres.

–       La question de l’accès des danseurs issus de la diversité doit aussi être élargie à l’aune du public : déclarer qu’il faut que des élèves issus de la diversité accèdent à l’école de danse de l’Opéra ne coûte rien et fait de l’effet pour la com. Mais il n’y a pas plus de spectateurs « issus de la diversité » dans le public de l’opéra. La question n’est donc pas celle de la diversité de la couleur de peau, mais bien plus celle de la diversité sociale, et plus largement celle du public qui fréquente l’Opéra. Quelle proportion du public d’opéra et de ballet dans celui de la musique dans tous ses styles en général ? Et quelle proportion d’amateurs de ballet classique dans le public de la danse contemporaine (assez divers, celui-là) : j’ai pu constater combien ces publics s’ignorent. Pourquoi le public des « diversités » serait-il pointé quand le phénomène est général. On a vu le débat autour des Indes Galantes de Clément Cogitore qui d’une manière discutable ou non posait la question de la conformité au monde de l’opéra, imposant le Hip Hop sur la scène, avec un accueil triomphal du public qui frissonnait à peu de frais.
Par ailleurs le public d’opéra et de ballet classique est déjà un public de niche, on peut comprendre que le public « issu de la diversité » soit encore moins représenté, une niche dans la niche, la minorité de la minorité. Or, on le vérifie en sport, les vocations naissent de la popularité. Pour que le public (et donc les vocations et les artistes) s’élargisse, il faut alors poser le problème en ces termes : que faire pour sortir le ballet académique de sa niche ? Et quid de la survie du ballet « académique » ?

–       C’est un phénomène bien connu que celui de la citadelle assiégée ; on en est sans doute là. On s’accroche à la tradition, aux habitudes, parce qu’on a peur de mourir. La question est fondamentale, y compris d’ailleurs dans le lyrique. Mais je vois aussi dans le résultat du manifeste (300 signatures sur 1500) non pas forcément une lecture « raciste » mais de l’indifférence, ou de la prudence eu égard à la situation difficile de l’institution et la volonté de ne pas en rajouter encore une couche au moment où un nouveau directeur prend ses fonctions.

–       Enfin le ballet comme l’opéra sont des arts issus de l’histoire de la culture occidentale : et certains cherchent de manière erronée à « raciser » cette constatation en soi objective. Cela ne signifie pas qu’ils soient des arts de blancs. Pas plus que le jazz est un art de noirs. Il y a une pleine légitimité à ce que chacun, quelle que soit sa couleur de peau ou ses origines puisse intégrer une compagnie de ballet ou une distribution d’opéra, car la seule question importante, c’est aller chercher les talents là où ils sont : le talent n’a pas de couleur, en art comme en sport (la question est la même en sport), même si les arts et les sports ont une histoire que certains, hélas paient aujourd’hui.
L’art n’appartient à personne, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne et quels que soient les genres artistiques : il n’y pas de genres artistiques « identitaires », que l’on défendrait comme un bastion culturel, pas plus que des genres « blancs » ou « noirs » ou « jaunes », comme le voudraient les indigénistes.

Enfin, avant d’en terminer, juste une petite remarque : pendant qu’une fois de plus on polémique à Paris, ailleurs on danse, à Nice qui devait proposer un Don Quichotte de très belle facture, visible faut de mieux sur YouTube, à Toulouse on rend hommage à Noureev, toujours sur YouTube et à Bordeaux on propose la Sylphide en direct le 31 décembre à 15h (mais on vient d’apprendre que c’est annulé pour cause de Covid). Trois compagnies qui ont (ou ont eu) un directeur qui a dansé sous Noureev et tous trois magnifiques danseurs et « non -blancs » (ou considérés comme tels): Eric Vu-An à Nice, Kader Belarbi à Toulouse et Charles Jude qui fut directeur du ballet à Bordeaux jusqu’en 2017.

Comme on le voit, cette minable polémique cache en réalité une forêt bien plus touffue : celle de la survie d’un genre, à quel prix, comment, avec quel répertoire, sachant que le Ballet de l’Opéra de Paris n’a pas encore résolu la question, parce qu’il ne l’a pas posée. Une fois de plus se confrontent le simplisme réducteur et vomitif, et la réalité du monde, qui est complexité.

[1] Rappelons les termes des deux tweets qui répondent à la polémique :
Tweet 1 : L’Opéra de Paris souhaite clarifier un passage de l’article
@lemonde_M et rassurer ses spectateurs : il n’a jamais été question de supprimer les œuvres de Noureev du répertoire. Il s’agit d’une juxtaposition malencontreuse. ½

Tweet 2 : L’affirmation d’Alexander Neef, selon laquelle supprimer des œuvres du répertoire n’est pas une fin en soi s’il n’y a pas de réflexion parallèle sur la présence de la diversité sur scène et dans le public, commence en effet après les titres des ballets de Noureev. 2/2

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: LES INDES GALANTES de Jean-Philippe RAMEAU le 24 JUILLET 2016 (Dir.mus: Ivor BOLTON; ms en scène: Siri Larbi CHERKAOUI)

Les Indes Galantes, Lisette Oropesa (Zami) ©Wilfried Hösl
Les Indes Galantes, Lisette Oropesa (Zami) ©Wilfried Hösl

Je rappelle souvent quand j’écris sur une oeuvre baroque ma relation à l’Incoronazione di Poppea. J’en ai vu de nombreuses productions respectueuses, reconstitutions modernes des codes baroques. Elles ne m’ont pas marqué plus que ça; même merveilleusement chantées, mises en scène et dirigées, elles sont presque oubliées. J’ai vu l’Incoronazione di Poppea (impossible aujourd’hui) de l’Opéra de Paris en 1978 (Gwyneth Jones, Jon Vickers, Nicolaï Ghiaurov, Christa Ludwig) dans l’antique version Leppard. Et c’est cette production pour moi qui demeure à tout jamais inoubliable.
Je sais parfaitement que je suis à rebours. Mais je soutiens que toute oeuvre d’opéra s’apprécie par l’effet produit sur le spectateur, au-delà des codes et de ce qu’il faut ou qu’on doit faire ou ne pas faire. Je plaide pour cette disponibilité-là, je plaide pour l’absence de doxa, partout, toujours, dans un sens comme dans l’autre: la doxa, c’est le début de la bêtise. Il y a bien des idéologues du baroque en France, certains respectables, que j’ai lus avec attention (le regretté Philippe Beaussant par exemple) même si je ne partageais pas toujours leur avis. Je comprends la volonté de retour aux sources, mais pourquoi alors ne pas s’y mettre aussi au théâtre, et montrer Racine comme au XVIIème et surtout le dire comme au XVIIème?
Les conditions de la représentation d’opéra au XVIIIème n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui, et aujourd’hui, on impose un style musical reproduit du XVIIIème siècle ou prétendu tel, avec des codes de représentation et un espace théâtral qui n’a plus rien à voir avec les contextes pour lesquels ces œuvres  ont été conçues. Je ne prétends pas que l’on rentre à cheval au :milieu de l’orchestre, ni qu’on déguste des plats raffinés dans sa loge, mais la question de la fidélité à une tradition ou une histoire continue de me poser problème quand elle s’oppose à des habitudes bien ancrées de la représentations aujourd’hui. Faire de la reconstitution musicale à notre sauce d’hommes et de spectateurs du XXIème siècle en pensant respecter une vérité historique qui n’est évidemment pas celle qu’on pense sera pour moi longtemps encore un sujet de méditation et de discussion. Les temps avancent, les regards se transforment, de plus en plus vite et les formes théâtrales s’adaptent au public, aux modes, aux sociétés et à leurs évolutions. c’est la loi de l’herméneutique. Les regards d’aujourd’hui doivent accueillir des spectacles d’aujourd’hui.

C’est ainsi que j’ai été un peu étonné de constater les réactions très contrastées à la production des Indes Galantes du Festival de Munich signée Sidi Larbi Cherkaoui, qui a reçu un accueil exceptionnel du public local, et pour laquelle j’ai lu émanant de spectateurs français des réactions d’une très grande violence sur les réseaux sociaux,  criant pour faire bref à la trahison.
Ma première constatation, c’est au-delà des débats sur le style, que le public s’est précipité pour voir Rameau, qui entrait au répertoire de la Bayerische Staatsoper de Munich. Cela veut dire qu’à travers cette production, et quelles qu’en soient ses qualités ou ses défauts, Rameau a parlé au public. C’est déjà un point formidable. Tout comme l’Orfeo de Monteverdi magnifique de David Bösch en 2014 et 2015 avec Christian Gerhaher, dans ce lieu magique qu’est le Prinzregententheater, idéal pour ce type de représentations, petit Bayreuth pour petites formes (même si on y a représenté jadis Die Meistersinger von Nürnberg) . Mon seul regret est que le théâtre ne serve pas pendant la saison, ne serait-ce que quelques soirées.

L’entrée au répertoire des Indes Galantes, et je crois même, celle de Jean-Philippe Rameau au Bayerische Staatsoper ne pouvait se faire sous le signe de la tradition : en confiant la mise en scène à Sidi Larbi Cherkaoui, en résidence au Toneelhuis d’Anvers, c’est la tradition flamande de danse (héritée d’Alain Platel et d’Anna Teresa de Keersmaker) et de mise en scène (Au Toneelhuis d’Anvers, règne Guy Cassiers avec lequel Sidi Larbi Cherkaoui a collaboré pour Rheingold à la Scala et à la Staatsoper de Berlin) qui débarque dans l’univers baroque.
Rappelons pour l’histoire que Les Indes Galantes fut la production phare de l’Opéra de Paris dès qu’elle fut créée en 1952: ce fut même un objet de curiosité du public, tant le spectacle était fastueux et même parfumé ! Une vitrine pour une maison  à l’époque assez traditionnelle. La production était signée Maurice Lehmann, alors administrateur de l’Opéra, mais qui fut aussi longtemps directeur du Châtelet, et où il signa des productions qui firent époque (L’Aiglon en 1945 sans cesse repris, L’Auberge du Cheval Blanc en 1960) et qui furent parmi les premiers spectacles de théâtre que je vis tout enfant. Ce maître du grand spectacle fit de ces Indes Galantes un triomphe (283 représentations à l’opéra jusqu’à 1970) . C’est que Les Indes Galantes est un opéra fantasmagorique, au livret lâche, hétérogène, divisé en quatre entrées qui sont en fait quatre histoires différentes et quatre ambiances différentes, toutes exotiques, (Turquie, Pérou, Perse, Amérique du Nord) permettant à Rameau une fantaisie immense dans la composition et des moments virtuoses. De fait, il y a dans Les Indes galantes des morceaux de bravoure que beaucoup connaissent sans même savoir d’où c’est extrait.

C’est la question de l’exotisme qui est ici centrale, la représentation de l’autre dans un XVIIIème où se consolident dans les grandes puissances d’alors les possessions coloniales et où on découvre des mondes divers et leurs produits.
Sidi Larbi Cherkaoui a parfaitement saisi la problématique de l’oeuvre, si l’on peut parler de problématique qui est une vision généreuse d’un monde pacifié par l’Europe. Ce belge d’origine marocaine représente par ses origines et sa formation ce melting pot, cette diversité que les Indes Galantes fantasmaient. C’est bien de l’idée de diversité qu’il est parti, mais  de la diversité du monde d’aujourd’hui: que reste-t-il de la diversité du XVIIIème dans celle du XXIème. Il répond: l’école, les musées, les réfugiés et toujours la religion.
Sidi Larbi Cherkaoui ne « modernise » pas le propos, il l’actualise en posant la question: que nous montreraient aujourd’hui du monde Les Indes Galantes ? Que sont nos Indes? Où vont-elles se nicher?  Quels horizons le monde nous propose-t-il aujourd’hui?

Le colonialisme, ses souvenirs, ses restes,  ses conséquences y compris sur les enfants, les réfugiés, la questions de l’ailleurs à nos portes: voilà les thèmes que Sidi Larbi Cherkaoui a choisi de traiter. Très intelligemment il décale ironiquement la vision un peu condescendante de l’occident du XVIIIème sur ces mondes inconnus qu’il découvrait et qu’il a colonisés, exploités puis quelquefois abandonnés. Au milieu des préoccupations fortes de l’Europe d’aujourd’hui, dans le maelström des causes et des effets de sa propre politique, y compris dans ses relations aux USA, à la paix à la guerre, Sidi Larbi Cherkaoui, non sans ironie assez souriante nous présente les Indes Galantes du jour.
Des Indes Galantes devenues Indes Galeuses en quelque sorte.

Les fleurs, fête persane : Anna Quintans (Zaïre) Cyril Auvity (Tacmas) Anna Prohaska (Fatime) Tareq Nazmi (Ali) (@©Wilfried Hösl
Les fleurs, fête persane : Anna Quintans (Zaïre) Cyril Auvity (Tacmas) Anna Prohaska (Fatime) Tareq Nazmi (Ali) (@©Wilfried Hösl

La démarche d’actualisation peut évidemment être discutée et questionnée, mais elle n’est pas la première sur cette oeuvre (Laura Scozzi à Toulouse, Bordeaux, Nuremberg) et ainsi Sidi Larbi Cherkaoui pose lui aussi la question du regard occidental sur l’autre.

Les Indes Galantes, avec son livret complètement a-dramaturgique, et sa nature de divertissement est ici une oeuvre mise sur sur le grill de l’analyse: quel sens aurait aujourd’hui par exemple la mise en scène mythique de Maurice Lehmann, pur divertissement superficiel qui d’une certaine manière nie la valeur éventuellement didactique de l’oeuvre.

Cherkaoui pose la question de notre propre regard  sur ce regard un peu condescendant des contemporains de Rameau: en posant la question de l’exotisme du jour. L’exotisme vaut quand on va au devant des pays ou populations concernées, par le tourisme par exemple; il vaut moins lorsque l’exotisme vient à nous: et comment vient-il à nous?
En faisant appel au chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, Nicolaus Bachler tient à respecter la nature de l’oeuvre, un « opéra-ballet »  et en même temps il  lui confie non un ballet, mais une mise en scène d’opéra, ce qui détermine des prises de position nettes, puisque Sidi Larbi Cherkaoui par sa culture très ouverte, par ses origines, par ses fonctions dans le Toneelhuis d’Anvers, est parfaitement adapté à diriger une oeuvre par nature hybride, et dont le livret propose une dramaturgie finalement tout aussi ouverte. Monter au XXIème siècle Les Indes Galantes peut parfaitement emprunter le chemin proposé par Munich.
Il n’y a pas de règle écrites ou non écrites qui déterminent un style d’approche pour des oeuvres qui elles-mêmes ne sont pas catégorisées, et offrir un Rameau aussi stimulant, c’est évidemment le servir auprès d’un public qui n’a aucune idée préconçue sur la manière de le représenter: il n’y pas de doxa sur Rameau en Allemagne, bien heureusement.

Quelle histoire nous raconte donc Cherkaoui?
Si l’on se fonde sur le prologue, le sujet du librettiste Louis Fuzelier en est la querelle entre Hébé (la jeunesse) Cupidon (l’amour) et Bellone (la guerre).
L’espace de jeu (décor d’Anna Viebrock, la décoratrice de Christoph Marthaler) est neutre et s’adapte à toutes les situations, sur la scène assez vaste du Prionzregententheater (où l’on jouait le répertoire d’opéra quand le Nationaltheater était fermé ou en reconstruction). Ce plateau est délimité par des cloisons plutôt neutres (encore que les hauts murs fassent voir des fils barbelés, comme si l’on était à l’intérieur d’un camp) dominées par une hélice d’hélicoptère (et non un ventilateur comme j’ai lu) signe que la guerre menace toujours (rappelons que les hélicoptères signaient la fameuse attaque d’Apocalypse now) …mais tour à tour ce plateau, avec quelques objets rapidement mis en place sera salle de classe, musée, église, camp de réfugiés, les changements se faisant aussi en chorégraphie. Car il n’y a pas de frontière entre danse et jeu et danse et chant, d’où l’avantage d’avoir dans la troupe une Lisette Oropesa  américaine qui a touché à tous les arts de la scène dans sa formation, qui peut chanter en dansant dans le prologue où à la fin par exemple.

L'exotisme aux portes de l'Europe..©Wilfried Hösl
L’exotisme aux portes de l’Europe..©Wilfried Hösl

Cette circulation des genres est parallèle à la circulation des lieux et des idées. Commençons donc, une fois n’est pas coutume, par le programme de salle qui évoque de manière très précise les cahiers d’écolier et le matériel pédagogique d’antan, y compris du XVIIIème, interrogeant la représentation du savoir et son évolution, montrant une salle de Museum, avec ses squelettes sous vitrine, mais aussi des écoles en Palestine (Bethleem) ou au Mexique. La question que pose le programme de salle, et bien évidemment le spectacle, c’est « qu’est devenu l’exotisme ? » et, mieux encore, que sont devenus ces pays idéaux des Indes Galantes. Le XVIIIème, c’est la cité idéale (Turin par exemple) héritée de la renaissance, c’est le bon sauvage, c’est l’état de nature rousseauiste, c’est le monde comme représentation (il n’est que rappeler ces « sauvages » qu’on ramenait de ces contrées exotiques pour les présenter  dans les salons, et qui le plus souvent mouraient de maladies inconnues chez eux.La démarche de Sidi Larbi Cherkaoui au contraire de ce qu’on écrit des spectateurs qui ont crié à la trahison, est pour moi, particulièrement proche de ce XVIIIème siècle des Encyclopédistes, avec leur volonté d’apprendre le monde et de l’expliciter : il utilise dans son décor et ses accessoires

Les planches..des paillons au hélicoptères, Lisette Oropesa (Hébé) ©Wilfried Hösl
Les planches..des paillons au hélicoptères, Lisette Oropesa (Hébé) ©Wilfried Hösl

des planches qui remontent à cette époque, et l’idée même de Musée, est en même temps idée de capture d’un état du monde. S’il a pensé à Diderot, Rousseau, D’Alembert et même Voltaire, dans leur regard et sur la scène du théâtre et sur la scène du monde, Sidi Larbi Cherkaoui me paraît aussi bien proche dans sa démarche d’un Montesquieu, très contemporain de Rameau (son aîné de 6 ans, et qui mourra, en 1764, 9 ans après Montesquieu), avec son regard sur l’exotisme, y compris les ambiguïtés sur l’esclavage, mais aussi et surtout ses considérations sur la relation des peuples au climat. Comme on le voit, Sidi larbi Cherkaoui et ses dramaturges sont loin du n’importe quoi dont certains les ont accusés. 
Ainsi de l’école, premier tableau, prologue, qui est en même temps un enjeu essentiel de toute civilisation. Et la discussion entre Hébé (Lisette Oropesa en souriante institutrice) et Bellone (une matrone en costume militaire américain) pose la question d‘une manière brutale qui est celle de la formation ou de la formatation des esprits.
L’idée du livret de Fuzelier est que sous tous les climats c’est l’amour qui doit vaincre. C’est une idée éminemment pacifiste et typiquement illuministe : la croyance en la paix éternelle ou à l’apaisement des oppositions par le savoir et la raison est un élément central de la pensée de l’époque (voire d’aujourd’hui chez ceux qui croient encore aux Lumières). En la rendant visiblement idéologique, Sidi Larbi Cherkaoui en donne les clefs d’aujourd’hui, soulignant que les débats sont toujours ouverts. En transférant cette idée toute simple dans le monde d’aujourd’hui, il place évidemment l’ensemble au bord de la falaise, au bord du gouffre, car les événements du jour vont tous, sous tous les horizons, à rebours de cette généreuse proposition. Non, ni les Indes, ni l’Europe hélas ne sont Galantes, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Campra (1697) que Rameau évidemment connaissait. Pour rendre cette fragilité, il place les chanteurs et le chœur (magnifique Balthazar Neumann Chor) toujours sur le fil du rasoir qui sépare la danse du chant et du jeu. Les chanteurs chantent, mais dansent aussi, de manière quelquefois hésitante et fragile, mais ils jouent le jeu : en refusant la séparation des genres et des fonctions, et de manière prodigieusement intelligente parce que presque métaphorique, Sidi Larbi Cherkaoui dit l’impossibilité des œillères, d’un seul style, de la séparation des genres : très moderniste pour cela il joue l’opéra-ballet ou le ballet-chanté où tout le monde fait tout, même avec la maladresse sympathique qui en ressort. Comme entre les Indes et nous en cette époque globale, entre les genres il n’y a plus les frontières, fussent-elles celles du rêve, il y a devant tous la réalité de l’effort que chacun doit fournir : effort des artistes jouant aux funambules entre les genres, effort des élèves dans cette classe initiale du prologue, effort du spectateur pour comprendre que nous ne sommes plus dans le monde des Indes Galantes, et qu’aujourd’hui les Indes se présentent à nous dans une réalité plus crue. 
Ainsi aux frontières de l’humain les cartes sont brouillées : maître  et esclave, femmes et hommes, dieux et hommes:

Ana Quintans (Amour) ©Wilfried Hösl
Ana Quintans (Amour) ©Wilfried Hösl

Amour devient aussi une sorte de dame-pipi qui garde des toilettes qui sont aussi une cabine d’essayage mais même dans les mariages (la célébration des mariages est une scène désopilante de la deuxième entrée (le Pérou) avec des couples qui se présentent devant le prêtre, où il refuse de regarder les couples homosexuels : dans un monde où les frontières se fissurent à tous les niveaux, nos Indes à nous sont à la fois fragiles et tellement plus élargies. Sans parler du rôle du Musée, où les couples mythiques sont muséifiés à l’intérieur de vitrines et où les danseurs miment des scènes mythologiques. Ce spectacle est une ode à la respiration, à l’humanisme et à l’humanité. Toutes les valeurs d’un monde « idéal » du jour y sont exaltées, au cœur d’une Allemagne qui vit cette question qu’une brûlante actualité a ramené sous les feux de la rampe et que la Chancelière affronte avec honneur. La première partie est donc ce mélange viebrockien entre salle de classe et salle de Musée d’histoire naturelle, celle qui nous apprend qu’un squelette en vaut en autre, comme prison pour couples  sous vitrines…

Emilie (Elsa Benoît) ©Wilfried Hösl
Le Turc généreux: Emilie (Elsa Benoît) ©Wilfried Hösl

La première entrée le turc généreux semble être une des racines du Singspiel de Gottlieb Stéphanie le jeune Die Entführung aus dem Serail, c’est la même histoire. La scène péruvienne où la religion est représentée par Huascar le prêtre est ici représentée par un prêtre catholique devant un autel baroque construit de corps entremêlés, devant qui on va procéder à des mariages (y compris, – horreur- gays, comme je l’ai plus haut évoqué) allusion double aux méfaits des religions et à l’art baroque d’Amérique du Sud, signant le triomphe de la vraie religion sur les « superstitions » locales :

Deuxième entrée (Pérou) ©Wilfried Hösl
Deuxième entrée (Pérou) ©Wilfried Hösl

et toute la trame prend une étrange actualité. D’autant que la jeune Phani, objet du désir du prêtre, est amoureuse d’un étranger (dans l’histoire un espagnol) : toutes les ambiguïtés de la religion d’aujourd’hui sont évoquées, avec un vrai sourire.
 Ainsi donc toute la deuxième partie pose la question de « l’exotisme chez nous », non pas l’exotisme souriant d’un zoo humain qu’on regarde avec condescendance séparé par des grilles qui sont des océans ou des montagnes ou ces frontières qu’on veut fermer (les imbéciles !!) poreuses depuis l’éternité et pour l’éternité, mais l’exotisme brutal qui a débarqué « chez nous » conséquence des folies de ce Bellone du début qui veut apprendre aux enfants les armes (planches newlook) au lieu des papillons.

Troisième entrée ©Wilfried Hösl
Troisième entrée ©Wilfried Hösl

Nous sommes tous égaux devant l’amour, car l’amour veut dire égalité. Et Cherkaoui nous impose ce regard sur l’autre à aimer. Ces réfugiés avec leur tente en plastique et leurs habits de fortune sont au pied de la porte blindée de l’Europe, qui en laisse généreusement passer quelques-uns. La dernière image revient à un réalisme plus cru mais en même temps très poétique : on revient dans la salle de classe du début (l’institutrice qui était Hébé et qui est Zima): car ce voyage en exotisme moderne était en fait une leçon de choses, une leçon de morale, une leçon dirait notre Education Nationale, d’Education civique et morale. Les enfants sont là, brandissant les couleurs de l’Europe, la maîtresse est là, l’amour est là et tout le monde participe au nettoyage…sur fond de soldats sur des Segways qui sécurisent le terrain. L’Utopie a des limites, mais c’est quand même la paix des hommes dans sa désormais terrible fragilité. 
Le spectacle qui ne sépare ni chorégraphie, ni mise en scène, les frontières sont abolies entre les genres, met sans doute les uns et les autres un peu en danger, la compagnie Eastman d’Anvers (les danseurs) qui est celle de Cherkaoui, sans doute plus coutumière du mélange des genres que le merveilleux Balthasar Neumann-Chor (dirigé par Detlef Bratschke) appelé comme spécialiste de la période, et contraint à bouger, à danser, à chanter dans ce magnifique creuset lyrique et théâtral, les solistes, dont certain dansent franchement, d’autres moins, mais tous très engagés dans la mise en scène, avec une distribution que j’ai trouvée très engagée, très vivante, malgré les difficultés évidentes pour certains de la mise en scène.

Les Indes Galantes, dernière entrée ©Wilfried Hösl
Les Indes Galantes, dernière entrée ©Wilfried Hösl

On note l’excellent Goran Juric, de la troupe du Bayerische Staatsoper, Bellone sonore et personnage remarquable, Hébé (et Zima, qui ferme par la dernière entrée l’opéra) est Lisette Oropesa, qu’on a vue dans Konstanze au Nationaltheater, et dans Sophie (de Werther) au MET, et dans Nanetta de Falstaff à Amsterdam. Comme d’habitude, elle est très attentive à la diction, au contrôle de la voix, à la fluidité, et en plus elle chante quelquefois en dansant. Encore une chanteuse qui montre la formation accomplie de l’école anglo-saxonne, ainsi qu’un engagement scénique notable qui se traduit par un plaisir visible à être sur scène, même si l’engagement scénique nuit quelquefois à la fluidité de la langue, pourtant si travaillée. Moins efficace sur la diction, mais remarquable de musicalité et de contrôle, Anna Prohaska (Phani/Fatime) est une Phani très lyrique et très émouvante (« Viens hymen, viens m’unir au vainqueur que j’adore ! ») Et tout aussi prenante dans Fatime (notamment dans l’air « Papillon inconstant vole dans ce bocage » ), c’est dans ce répertoire que je la trouve la plus convaincante.

Le jeu des doubles rôles ne permet pas seulement de resserrer la distribution, mais permet surtout au metteur en scène de raconter son histoire avec des personnages qui sont quelquefois des doubles (Hébé/Zima en est un exemple), Tareq Nazmi est aussi un Ali très convaincant. François Lis est vraiment très convaincant en Huascar, le prêtre amoureux d’un Pérou très proche de nous, j’ai beaucoup apprécié et sa diction et une voix bien posée, et des graves sonores. J’ai aussi particulièrement  apprécié le ténor Cyril Auvity,  en Valère et Tacmas, avec sa très belle ligne et sa très belle diction et surtout sa suprême élégance , qualités partagées par Mathias Vidal en Carlos, qui réussit à imposer un vrai personnage. Dans l’ensemble, les français engagés en nombre  sur cette production ont bien défendu un chant français qui dans ce répertoire a peu de rivaux et l’ensemble du plateau (y compris l’Adrario élégant de John Moore) se sort  avec beaucoup de style de l’aventure assez neuve dans laquelle les a entraînés Sid Larbi Cherkaoui.

J’ai souligné combien ie Balthasar Neumann-Chor de Fribourg familier d’un chef aussi sensible que Thomas  Hengelbrock avait su s’intégrer dans la production, y compris parmi les danseurs, sans perdre grand chose de ses qualités, notamment sa diction et son sens des rythmes et sa musicalité.

Le britannique Ivo Bolton, désormais directeur musical du Teatro Real de Madrid, où on l’a entendu excellemment diriger Das Liebesverbot de Wagner, est à Munich l’unique référence en matière d’opéra baroque: c’est lui qui dirige toutes les productions. On lui doit aussi l’Orfeo de Monteverdi l’an dernier; Il est souvent critiqué par les français, d’autres disent en revanche qu’il n’est correct que dans le répertoire baroque. Bien sûr on peut regretter que s’ouvrant à ce répertoire la Bayerische Staatsoper ne fasse pas aussi appel à d’autres chefs. En tous cas, il s’en sort dans Rameau avec tous les honneurs: as de lourdeur, pas de tempos trop rapides, mais une vraie élégance, une vraie souplesse de l’orchestre avec de très beaux moments et une dynamique affirmée dans certains morceaux (à la fin notamment). Rassemblé autour de lui un orchestre spécialement réuni, avec des solistes venus d’autres orchestres baroques, qui sonne sans aucune scorie, avec force, avec style, parfaitement en place. Une direction qui accompagne avec sureté, mais aussi quelquefois une certaine ironie les folies du plateau.

Il faut reconnaître l’investissement notable de la Bayerische Staatsoper dans l’opération: un choeur extérieur, un orchestre composé ad-hoc, ce sont des coûts notables pour seulement quelques représentations; On comprend pour quelles raisons la production n’est pas reprise au répertoire dans l’année mais on peut le regretter: le succès extraordinaire du spectacle, longuement applaudi à la première, et l’affluence de public ensuite pour un répertoire inhabituel, sont des indices que peut-être il faudrait songer à reprendre ces productions qui l’an dernier et en 2014 (David Bösch pour l’Orfeo) et cette année, ont fait le plein et on donné envie de les revoir. Il faut noter aussi que la production des Indes Galantes de Laura Scozzi, vue à Bordeaux cette année et à Nuremberg, a marqué aussi par son approche (un peu similaire) les publics. Le baroque ferait-il son chemin dans ce temple de l’opéra du XIXème qu’est la Bayerische Staatsoper?

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Compagnie Eastman ©Wilfried Hösl
Compagnie Eastman ©Wilfried Hösl