BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: LES INDES GALANTES de Jean-Philippe RAMEAU le 24 JUILLET 2016 (Dir.mus: Ivor BOLTON; ms en scène: Siri Larbi CHERKAOUI)

Les Indes Galantes, Lisette Oropesa (Zami) ©Wilfried Hösl
Les Indes Galantes, Lisette Oropesa (Zami) ©Wilfried Hösl

Je rappelle souvent quand j’écris sur une oeuvre baroque ma relation à l’Incoronazione di Poppea. J’en ai vu de nombreuses productions respectueuses, reconstitutions modernes des codes baroques. Elles ne m’ont pas marqué plus que ça; même merveilleusement chantées, mises en scène et dirigées, elles sont presque oubliées. J’ai vu l’Incoronazione di Poppea (impossible aujourd’hui) de l’Opéra de Paris en 1978 (Gwyneth Jones, Jon Vickers, Nicolaï Ghiaurov, Christa Ludwig) dans l’antique version Leppard. Et c’est cette production pour moi qui demeure à tout jamais inoubliable.
Je sais parfaitement que je suis à rebours. Mais je soutiens que toute oeuvre d’opéra s’apprécie par l’effet produit sur le spectateur, au-delà des codes et de ce qu’il faut ou qu’on doit faire ou ne pas faire. Je plaide pour cette disponibilité-là, je plaide pour l’absence de doxa, partout, toujours, dans un sens comme dans l’autre: la doxa, c’est le début de la bêtise. Il y a bien des idéologues du baroque en France, certains respectables, que j’ai lus avec attention (le regretté Philippe Beaussant par exemple) même si je ne partageais pas toujours leur avis. Je comprends la volonté de retour aux sources, mais pourquoi alors ne pas s’y mettre aussi au théâtre, et montrer Racine comme au XVIIème et surtout le dire comme au XVIIème?
Les conditions de la représentation d’opéra au XVIIIème n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui, et aujourd’hui, on impose un style musical reproduit du XVIIIème siècle ou prétendu tel, avec des codes de représentation et un espace théâtral qui n’a plus rien à voir avec les contextes pour lesquels ces œuvres  ont été conçues. Je ne prétends pas que l’on rentre à cheval au :milieu de l’orchestre, ni qu’on déguste des plats raffinés dans sa loge, mais la question de la fidélité à une tradition ou une histoire continue de me poser problème quand elle s’oppose à des habitudes bien ancrées de la représentations aujourd’hui. Faire de la reconstitution musicale à notre sauce d’hommes et de spectateurs du XXIème siècle en pensant respecter une vérité historique qui n’est évidemment pas celle qu’on pense sera pour moi longtemps encore un sujet de méditation et de discussion. Les temps avancent, les regards se transforment, de plus en plus vite et les formes théâtrales s’adaptent au public, aux modes, aux sociétés et à leurs évolutions. c’est la loi de l’herméneutique. Les regards d’aujourd’hui doivent accueillir des spectacles d’aujourd’hui.

C’est ainsi que j’ai été un peu étonné de constater les réactions très contrastées à la production des Indes Galantes du Festival de Munich signée Sidi Larbi Cherkaoui, qui a reçu un accueil exceptionnel du public local, et pour laquelle j’ai lu émanant de spectateurs français des réactions d’une très grande violence sur les réseaux sociaux,  criant pour faire bref à la trahison.
Ma première constatation, c’est au-delà des débats sur le style, que le public s’est précipité pour voir Rameau, qui entrait au répertoire de la Bayerische Staatsoper de Munich. Cela veut dire qu’à travers cette production, et quelles qu’en soient ses qualités ou ses défauts, Rameau a parlé au public. C’est déjà un point formidable. Tout comme l’Orfeo de Monteverdi magnifique de David Bösch en 2014 et 2015 avec Christian Gerhaher, dans ce lieu magique qu’est le Prinzregententheater, idéal pour ce type de représentations, petit Bayreuth pour petites formes (même si on y a représenté jadis Die Meistersinger von Nürnberg) . Mon seul regret est que le théâtre ne serve pas pendant la saison, ne serait-ce que quelques soirées.

L’entrée au répertoire des Indes Galantes, et je crois même, celle de Jean-Philippe Rameau au Bayerische Staatsoper ne pouvait se faire sous le signe de la tradition : en confiant la mise en scène à Sidi Larbi Cherkaoui, en résidence au Toneelhuis d’Anvers, c’est la tradition flamande de danse (héritée d’Alain Platel et d’Anna Teresa de Keersmaker) et de mise en scène (Au Toneelhuis d’Anvers, règne Guy Cassiers avec lequel Sidi Larbi Cherkaoui a collaboré pour Rheingold à la Scala et à la Staatsoper de Berlin) qui débarque dans l’univers baroque.
Rappelons pour l’histoire que Les Indes Galantes fut la production phare de l’Opéra de Paris dès qu’elle fut créée en 1952: ce fut même un objet de curiosité du public, tant le spectacle était fastueux et même parfumé ! Une vitrine pour une maison  à l’époque assez traditionnelle. La production était signée Maurice Lehmann, alors administrateur de l’Opéra, mais qui fut aussi longtemps directeur du Châtelet, et où il signa des productions qui firent époque (L’Aiglon en 1945 sans cesse repris, L’Auberge du Cheval Blanc en 1960) et qui furent parmi les premiers spectacles de théâtre que je vis tout enfant. Ce maître du grand spectacle fit de ces Indes Galantes un triomphe (283 représentations à l’opéra jusqu’à 1970) . C’est que Les Indes Galantes est un opéra fantasmagorique, au livret lâche, hétérogène, divisé en quatre entrées qui sont en fait quatre histoires différentes et quatre ambiances différentes, toutes exotiques, (Turquie, Pérou, Perse, Amérique du Nord) permettant à Rameau une fantaisie immense dans la composition et des moments virtuoses. De fait, il y a dans Les Indes galantes des morceaux de bravoure que beaucoup connaissent sans même savoir d’où c’est extrait.

C’est la question de l’exotisme qui est ici centrale, la représentation de l’autre dans un XVIIIème où se consolident dans les grandes puissances d’alors les possessions coloniales et où on découvre des mondes divers et leurs produits.
Sidi Larbi Cherkaoui a parfaitement saisi la problématique de l’oeuvre, si l’on peut parler de problématique qui est une vision généreuse d’un monde pacifié par l’Europe. Ce belge d’origine marocaine représente par ses origines et sa formation ce melting pot, cette diversité que les Indes Galantes fantasmaient. C’est bien de l’idée de diversité qu’il est parti, mais  de la diversité du monde d’aujourd’hui: que reste-t-il de la diversité du XVIIIème dans celle du XXIème. Il répond: l’école, les musées, les réfugiés et toujours la religion.
Sidi Larbi Cherkaoui ne « modernise » pas le propos, il l’actualise en posant la question: que nous montreraient aujourd’hui du monde Les Indes Galantes ? Que sont nos Indes? Où vont-elles se nicher?  Quels horizons le monde nous propose-t-il aujourd’hui?

Le colonialisme, ses souvenirs, ses restes,  ses conséquences y compris sur les enfants, les réfugiés, la questions de l’ailleurs à nos portes: voilà les thèmes que Sidi Larbi Cherkaoui a choisi de traiter. Très intelligemment il décale ironiquement la vision un peu condescendante de l’occident du XVIIIème sur ces mondes inconnus qu’il découvrait et qu’il a colonisés, exploités puis quelquefois abandonnés. Au milieu des préoccupations fortes de l’Europe d’aujourd’hui, dans le maelström des causes et des effets de sa propre politique, y compris dans ses relations aux USA, à la paix à la guerre, Sidi Larbi Cherkaoui, non sans ironie assez souriante nous présente les Indes Galantes du jour.
Des Indes Galantes devenues Indes Galeuses en quelque sorte.

Les fleurs, fête persane : Anna Quintans (Zaïre) Cyril Auvity (Tacmas) Anna Prohaska (Fatime) Tareq Nazmi (Ali) (@©Wilfried Hösl
Les fleurs, fête persane : Anna Quintans (Zaïre) Cyril Auvity (Tacmas) Anna Prohaska (Fatime) Tareq Nazmi (Ali) (@©Wilfried Hösl

La démarche d’actualisation peut évidemment être discutée et questionnée, mais elle n’est pas la première sur cette oeuvre (Laura Scozzi à Toulouse, Bordeaux, Nuremberg) et ainsi Sidi Larbi Cherkaoui pose lui aussi la question du regard occidental sur l’autre.

Les Indes Galantes, avec son livret complètement a-dramaturgique, et sa nature de divertissement est ici une oeuvre mise sur sur le grill de l’analyse: quel sens aurait aujourd’hui par exemple la mise en scène mythique de Maurice Lehmann, pur divertissement superficiel qui d’une certaine manière nie la valeur éventuellement didactique de l’oeuvre.

Cherkaoui pose la question de notre propre regard  sur ce regard un peu condescendant des contemporains de Rameau: en posant la question de l’exotisme du jour. L’exotisme vaut quand on va au devant des pays ou populations concernées, par le tourisme par exemple; il vaut moins lorsque l’exotisme vient à nous: et comment vient-il à nous?
En faisant appel au chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, Nicolaus Bachler tient à respecter la nature de l’oeuvre, un « opéra-ballet »  et en même temps il  lui confie non un ballet, mais une mise en scène d’opéra, ce qui détermine des prises de position nettes, puisque Sidi Larbi Cherkaoui par sa culture très ouverte, par ses origines, par ses fonctions dans le Toneelhuis d’Anvers, est parfaitement adapté à diriger une oeuvre par nature hybride, et dont le livret propose une dramaturgie finalement tout aussi ouverte. Monter au XXIème siècle Les Indes Galantes peut parfaitement emprunter le chemin proposé par Munich.
Il n’y a pas de règle écrites ou non écrites qui déterminent un style d’approche pour des oeuvres qui elles-mêmes ne sont pas catégorisées, et offrir un Rameau aussi stimulant, c’est évidemment le servir auprès d’un public qui n’a aucune idée préconçue sur la manière de le représenter: il n’y pas de doxa sur Rameau en Allemagne, bien heureusement.

Quelle histoire nous raconte donc Cherkaoui?
Si l’on se fonde sur le prologue, le sujet du librettiste Louis Fuzelier en est la querelle entre Hébé (la jeunesse) Cupidon (l’amour) et Bellone (la guerre).
L’espace de jeu (décor d’Anna Viebrock, la décoratrice de Christoph Marthaler) est neutre et s’adapte à toutes les situations, sur la scène assez vaste du Prionzregententheater (où l’on jouait le répertoire d’opéra quand le Nationaltheater était fermé ou en reconstruction). Ce plateau est délimité par des cloisons plutôt neutres (encore que les hauts murs fassent voir des fils barbelés, comme si l’on était à l’intérieur d’un camp) dominées par une hélice d’hélicoptère (et non un ventilateur comme j’ai lu) signe que la guerre menace toujours (rappelons que les hélicoptères signaient la fameuse attaque d’Apocalypse now) …mais tour à tour ce plateau, avec quelques objets rapidement mis en place sera salle de classe, musée, église, camp de réfugiés, les changements se faisant aussi en chorégraphie. Car il n’y a pas de frontière entre danse et jeu et danse et chant, d’où l’avantage d’avoir dans la troupe une Lisette Oropesa  américaine qui a touché à tous les arts de la scène dans sa formation, qui peut chanter en dansant dans le prologue où à la fin par exemple.

L'exotisme aux portes de l'Europe..©Wilfried Hösl
L’exotisme aux portes de l’Europe..©Wilfried Hösl

Cette circulation des genres est parallèle à la circulation des lieux et des idées. Commençons donc, une fois n’est pas coutume, par le programme de salle qui évoque de manière très précise les cahiers d’écolier et le matériel pédagogique d’antan, y compris du XVIIIème, interrogeant la représentation du savoir et son évolution, montrant une salle de Museum, avec ses squelettes sous vitrine, mais aussi des écoles en Palestine (Bethleem) ou au Mexique. La question que pose le programme de salle, et bien évidemment le spectacle, c’est « qu’est devenu l’exotisme ? » et, mieux encore, que sont devenus ces pays idéaux des Indes Galantes. Le XVIIIème, c’est la cité idéale (Turin par exemple) héritée de la renaissance, c’est le bon sauvage, c’est l’état de nature rousseauiste, c’est le monde comme représentation (il n’est que rappeler ces « sauvages » qu’on ramenait de ces contrées exotiques pour les présenter  dans les salons, et qui le plus souvent mouraient de maladies inconnues chez eux.La démarche de Sidi Larbi Cherkaoui au contraire de ce qu’on écrit des spectateurs qui ont crié à la trahison, est pour moi, particulièrement proche de ce XVIIIème siècle des Encyclopédistes, avec leur volonté d’apprendre le monde et de l’expliciter : il utilise dans son décor et ses accessoires

Les planches..des paillons au hélicoptères, Lisette Oropesa (Hébé) ©Wilfried Hösl
Les planches..des paillons au hélicoptères, Lisette Oropesa (Hébé) ©Wilfried Hösl

des planches qui remontent à cette époque, et l’idée même de Musée, est en même temps idée de capture d’un état du monde. S’il a pensé à Diderot, Rousseau, D’Alembert et même Voltaire, dans leur regard et sur la scène du théâtre et sur la scène du monde, Sidi Larbi Cherkaoui me paraît aussi bien proche dans sa démarche d’un Montesquieu, très contemporain de Rameau (son aîné de 6 ans, et qui mourra, en 1764, 9 ans après Montesquieu), avec son regard sur l’exotisme, y compris les ambiguïtés sur l’esclavage, mais aussi et surtout ses considérations sur la relation des peuples au climat. Comme on le voit, Sidi larbi Cherkaoui et ses dramaturges sont loin du n’importe quoi dont certains les ont accusés. 
Ainsi de l’école, premier tableau, prologue, qui est en même temps un enjeu essentiel de toute civilisation. Et la discussion entre Hébé (Lisette Oropesa en souriante institutrice) et Bellone (une matrone en costume militaire américain) pose la question d‘une manière brutale qui est celle de la formation ou de la formatation des esprits.
L’idée du livret de Fuzelier est que sous tous les climats c’est l’amour qui doit vaincre. C’est une idée éminemment pacifiste et typiquement illuministe : la croyance en la paix éternelle ou à l’apaisement des oppositions par le savoir et la raison est un élément central de la pensée de l’époque (voire d’aujourd’hui chez ceux qui croient encore aux Lumières). En la rendant visiblement idéologique, Sidi Larbi Cherkaoui en donne les clefs d’aujourd’hui, soulignant que les débats sont toujours ouverts. En transférant cette idée toute simple dans le monde d’aujourd’hui, il place évidemment l’ensemble au bord de la falaise, au bord du gouffre, car les événements du jour vont tous, sous tous les horizons, à rebours de cette généreuse proposition. Non, ni les Indes, ni l’Europe hélas ne sont Galantes, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Campra (1697) que Rameau évidemment connaissait. Pour rendre cette fragilité, il place les chanteurs et le chœur (magnifique Balthazar Neumann Chor) toujours sur le fil du rasoir qui sépare la danse du chant et du jeu. Les chanteurs chantent, mais dansent aussi, de manière quelquefois hésitante et fragile, mais ils jouent le jeu : en refusant la séparation des genres et des fonctions, et de manière prodigieusement intelligente parce que presque métaphorique, Sidi Larbi Cherkaoui dit l’impossibilité des œillères, d’un seul style, de la séparation des genres : très moderniste pour cela il joue l’opéra-ballet ou le ballet-chanté où tout le monde fait tout, même avec la maladresse sympathique qui en ressort. Comme entre les Indes et nous en cette époque globale, entre les genres il n’y a plus les frontières, fussent-elles celles du rêve, il y a devant tous la réalité de l’effort que chacun doit fournir : effort des artistes jouant aux funambules entre les genres, effort des élèves dans cette classe initiale du prologue, effort du spectateur pour comprendre que nous ne sommes plus dans le monde des Indes Galantes, et qu’aujourd’hui les Indes se présentent à nous dans une réalité plus crue. 
Ainsi aux frontières de l’humain les cartes sont brouillées : maître  et esclave, femmes et hommes, dieux et hommes:

Ana Quintans (Amour) ©Wilfried Hösl
Ana Quintans (Amour) ©Wilfried Hösl

Amour devient aussi une sorte de dame-pipi qui garde des toilettes qui sont aussi une cabine d’essayage mais même dans les mariages (la célébration des mariages est une scène désopilante de la deuxième entrée (le Pérou) avec des couples qui se présentent devant le prêtre, où il refuse de regarder les couples homosexuels : dans un monde où les frontières se fissurent à tous les niveaux, nos Indes à nous sont à la fois fragiles et tellement plus élargies. Sans parler du rôle du Musée, où les couples mythiques sont muséifiés à l’intérieur de vitrines et où les danseurs miment des scènes mythologiques. Ce spectacle est une ode à la respiration, à l’humanisme et à l’humanité. Toutes les valeurs d’un monde « idéal » du jour y sont exaltées, au cœur d’une Allemagne qui vit cette question qu’une brûlante actualité a ramené sous les feux de la rampe et que la Chancelière affronte avec honneur. La première partie est donc ce mélange viebrockien entre salle de classe et salle de Musée d’histoire naturelle, celle qui nous apprend qu’un squelette en vaut en autre, comme prison pour couples  sous vitrines…

Emilie (Elsa Benoît) ©Wilfried Hösl
Le Turc généreux: Emilie (Elsa Benoît) ©Wilfried Hösl

La première entrée le turc généreux semble être une des racines du Singspiel de Gottlieb Stéphanie le jeune Die Entführung aus dem Serail, c’est la même histoire. La scène péruvienne où la religion est représentée par Huascar le prêtre est ici représentée par un prêtre catholique devant un autel baroque construit de corps entremêlés, devant qui on va procéder à des mariages (y compris, – horreur- gays, comme je l’ai plus haut évoqué) allusion double aux méfaits des religions et à l’art baroque d’Amérique du Sud, signant le triomphe de la vraie religion sur les “superstitions” locales :

Deuxième entrée (Pérou) ©Wilfried Hösl
Deuxième entrée (Pérou) ©Wilfried Hösl

et toute la trame prend une étrange actualité. D’autant que la jeune Phani, objet du désir du prêtre, est amoureuse d’un étranger (dans l’histoire un espagnol) : toutes les ambiguïtés de la religion d’aujourd’hui sont évoquées, avec un vrai sourire.
 Ainsi donc toute la deuxième partie pose la question de « l’exotisme chez nous », non pas l’exotisme souriant d’un zoo humain qu’on regarde avec condescendance séparé par des grilles qui sont des océans ou des montagnes ou ces frontières qu’on veut fermer (les imbéciles !!) poreuses depuis l’éternité et pour l’éternité, mais l’exotisme brutal qui a débarqué « chez nous » conséquence des folies de ce Bellone du début qui veut apprendre aux enfants les armes (planches newlook) au lieu des papillons.

Troisième entrée ©Wilfried Hösl
Troisième entrée ©Wilfried Hösl

Nous sommes tous égaux devant l’amour, car l’amour veut dire égalité. Et Cherkaoui nous impose ce regard sur l’autre à aimer. Ces réfugiés avec leur tente en plastique et leurs habits de fortune sont au pied de la porte blindée de l’Europe, qui en laisse généreusement passer quelques-uns. La dernière image revient à un réalisme plus cru mais en même temps très poétique : on revient dans la salle de classe du début (l’institutrice qui était Hébé et qui est Zima): car ce voyage en exotisme moderne était en fait une leçon de choses, une leçon de morale, une leçon dirait notre Education Nationale, d’Education civique et morale. Les enfants sont là, brandissant les couleurs de l’Europe, la maîtresse est là, l’amour est là et tout le monde participe au nettoyage…sur fond de soldats sur des Segways qui sécurisent le terrain. L’Utopie a des limites, mais c’est quand même la paix des hommes dans sa désormais terrible fragilité. 
Le spectacle qui ne sépare ni chorégraphie, ni mise en scène, les frontières sont abolies entre les genres, met sans doute les uns et les autres un peu en danger, la compagnie Eastman d’Anvers (les danseurs) qui est celle de Cherkaoui, sans doute plus coutumière du mélange des genres que le merveilleux Balthasar Neumann-Chor (dirigé par Detlef Bratschke) appelé comme spécialiste de la période, et contraint à bouger, à danser, à chanter dans ce magnifique creuset lyrique et théâtral, les solistes, dont certain dansent franchement, d’autres moins, mais tous très engagés dans la mise en scène, avec une distribution que j’ai trouvée très engagée, très vivante, malgré les difficultés évidentes pour certains de la mise en scène.

Les Indes Galantes, dernière entrée ©Wilfried Hösl
Les Indes Galantes, dernière entrée ©Wilfried Hösl

On note l’excellent Goran Juric, de la troupe du Bayerische Staatsoper, Bellone sonore et personnage remarquable, Hébé (et Zima, qui ferme par la dernière entrée l’opéra) est Lisette Oropesa, qu’on a vue dans Konstanze au Nationaltheater, et dans Sophie (de Werther) au MET, et dans Nanetta de Falstaff à Amsterdam. Comme d’habitude, elle est très attentive à la diction, au contrôle de la voix, à la fluidité, et en plus elle chante quelquefois en dansant. Encore une chanteuse qui montre la formation accomplie de l’école anglo-saxonne, ainsi qu’un engagement scénique notable qui se traduit par un plaisir visible à être sur scène, même si l’engagement scénique nuit quelquefois à la fluidité de la langue, pourtant si travaillée. Moins efficace sur la diction, mais remarquable de musicalité et de contrôle, Anna Prohaska (Phani/Fatime) est une Phani très lyrique et très émouvante (« Viens hymen, viens m’unir au vainqueur que j’adore ! ») Et tout aussi prenante dans Fatime (notamment dans l’air « Papillon inconstant vole dans ce bocage » ), c’est dans ce répertoire que je la trouve la plus convaincante.

Le jeu des doubles rôles ne permet pas seulement de resserrer la distribution, mais permet surtout au metteur en scène de raconter son histoire avec des personnages qui sont quelquefois des doubles (Hébé/Zima en est un exemple), Tareq Nazmi est aussi un Ali très convaincant. François Lis est vraiment très convaincant en Huascar, le prêtre amoureux d’un Pérou très proche de nous, j’ai beaucoup apprécié et sa diction et une voix bien posée, et des graves sonores. J’ai aussi particulièrement  apprécié le ténor Cyril Auvity,  en Valère et Tacmas, avec sa très belle ligne et sa très belle diction et surtout sa suprême élégance , qualités partagées par Mathias Vidal en Carlos, qui réussit à imposer un vrai personnage. Dans l’ensemble, les français engagés en nombre  sur cette production ont bien défendu un chant français qui dans ce répertoire a peu de rivaux et l’ensemble du plateau (y compris l’Adrario élégant de John Moore) se sort  avec beaucoup de style de l’aventure assez neuve dans laquelle les a entraînés Sid Larbi Cherkaoui.

J’ai souligné combien ie Balthasar Neumann-Chor de Fribourg familier d’un chef aussi sensible que Thomas  Hengelbrock avait su s’intégrer dans la production, y compris parmi les danseurs, sans perdre grand chose de ses qualités, notamment sa diction et son sens des rythmes et sa musicalité.

Le britannique Ivo Bolton, désormais directeur musical du Teatro Real de Madrid, où on l’a entendu excellemment diriger Das Liebesverbot de Wagner, est à Munich l’unique référence en matière d’opéra baroque: c’est lui qui dirige toutes les productions. On lui doit aussi l’Orfeo de Monteverdi l’an dernier; Il est souvent critiqué par les français, d’autres disent en revanche qu’il n’est correct que dans le répertoire baroque. Bien sûr on peut regretter que s’ouvrant à ce répertoire la Bayerische Staatsoper ne fasse pas aussi appel à d’autres chefs. En tous cas, il s’en sort dans Rameau avec tous les honneurs: as de lourdeur, pas de tempos trop rapides, mais une vraie élégance, une vraie souplesse de l’orchestre avec de très beaux moments et une dynamique affirmée dans certains morceaux (à la fin notamment). Rassemblé autour de lui un orchestre spécialement réuni, avec des solistes venus d’autres orchestres baroques, qui sonne sans aucune scorie, avec force, avec style, parfaitement en place. Une direction qui accompagne avec sureté, mais aussi quelquefois une certaine ironie les folies du plateau.

Il faut reconnaître l’investissement notable de la Bayerische Staatsoper dans l’opération: un choeur extérieur, un orchestre composé ad-hoc, ce sont des coûts notables pour seulement quelques représentations; On comprend pour quelles raisons la production n’est pas reprise au répertoire dans l’année mais on peut le regretter: le succès extraordinaire du spectacle, longuement applaudi à la première, et l’affluence de public ensuite pour un répertoire inhabituel, sont des indices que peut-être il faudrait songer à reprendre ces productions qui l’an dernier et en 2014 (David Bösch pour l’Orfeo) et cette année, ont fait le plein et on donné envie de les revoir. Il faut noter aussi que la production des Indes Galantes de Laura Scozzi, vue à Bordeaux cette année et à Nuremberg, a marqué aussi par son approche (un peu similaire) les publics. Le baroque ferait-il son chemin dans ce temple de l’opéra du XIXème qu’est la Bayerische Staatsoper?

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Compagnie Eastman ©Wilfried Hösl
Compagnie Eastman ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: LA JUIVE de Jacques-Fromental HALEVY le 26 JUIN 2016 (Dir.mus:Bertrand de BILLY; Ms en scène Calixto BIEITO)

 

La Juive Acte III ©Wilfried Hösl
La Juive Acte III ©Wilfried Hösl

Voir deux fois La Juive en une saison est assez exceptionnel pour qu’on s’y arrête. Contrairement à ce que certains affirment, l’opéra de Halévy le vaut bien, et vaut bien des œuvres de la même période qu’on représente plus fréquemment ; évidemment la nature même de l’histoire de cette jeune sacrifiée sur l’autel des croyances, des luttes religieuses et au final de l’obscurantisme sonne aujourd’hui à nos oreilles de manière plus aiguë qu’il y a seulement une décennie.

Le travail de Calixto Bieito choisit la voie hiératique : décor unique, un mur qui rappelle celui qui sépare Israël des territoires palestiniens, béton gris, qui va servir de fond, de séparateur et comme les lattes de bois dans Lear ( qui est aussi de Rebecca Ringst ) des pièces de béton vont s’abaisser pour créer un espace nouveau, permettant un jeu haut/bas et rappelant par son esthétique étouffante certaines perspectives  du Musée juif de Berlin. Tout va se jouer autour de cet espace essentiel, installé sur une tournette, avec l’autre face du mur désespérément identique. On n’échappe pas aux murs, dans ce monde qui continue d’en construire.

A l’occasion des représentations lyonnaises j’ai pu rappeler quelques points de l’histoire de cette œuvre très populaire au XIXème dans le monde entier,  disparue des scènes après 1934 et réapparue à Vienne en 1999, puis à Paris en 2007 avec le grand Neil Shicoff, encore inégalé parmi les interprètes modernes du juif Éléazar.

Il n’est pas fortuit que réapparaisse l’œuvre qui montre les fanatismes dans leurs œuvres jusqu’au sacrifice consenti d’une jeune fille que ni son père adoptif ni son vrai père ne peuvent ou ne veulent sauver, à cause du jusqu’au-boutisme des postures dans un monde ou la simple humanité n’a plus sa place.

Au XIXème le genre “Grand Opéra” par son côté pittoresque, ses décors monumentaux et ses costumes chamarrés étouffait un peu la portée intellectuelle et humaine du message. C’était d’abord du grand spectacle, dont le rôle était un peu celui du « musical » aujourd’hui. Sans aucun mépris pour le genre, puisque certains « musicals » historiques ont une portée humaine et morale immense, comme West Side Story. Bieito, et le chef Bertrand de Billy ont décidé d’éliminer tout pittoresque et toute “distraction” de la représentation. Se concentrant sur l’essentiel, Bieito en fait une vraie tragédie, dans la lignée de son récent Lear, et sacrifiant volontairement la dramaturgie de la première partie qui pose les éléments du drame d’une manière peut-être plus “romantique” et touffue. Sans éliminer le personnage de Léopold, il le rend pratiquement invisible et inexistant et du même coup même le public munichois, qui ne connaît pas l’œuvre lui fait un accueil passable aux saluts, comme si c’était un personnage secondaire. Rien dans la dramaturgie ne le met en valeur : le monde est universellement gris et noir, et seule la robe verte de Rachel l’isole et l’identifie, mais pour le reste des personnages, il est difficile, notamment au début, d’identifier qui est où, qui fait quoi et qui est qui.

C’est bien ce qui frappe dans ces premières scènes dont l’ouverture a été ôtée pour revenir à la représentation de la première, pour s’ouvrir sur le Te Deum initial violemment sonorisé qui fête la victoire de Léopold sur les hussites, et prendre un tour immédiatement dramatique puisque le chœur a les yeux bandés et  force des enfants de manière assez violente à être baptisés. Têtes plongées dans l’eau, enfants en sous-vêtements et mouvements suffisamment brusques pour avoir choqué certains spectateurs.

Acte I Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl
Acte I Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl

Immédiatement Bieito expose la situation par l’image : une population aveugle, des conversions forcées, une violence immédiate alors que c’est la fête : on fête la victoire mais c’est aussi bientôt Pâques, que ce soit Pessa’h ou les Pâques chrétiennes, et l’espérance devrait être portée par ces rameaux verts que la foule agite (et dont elle fouette aussi Rachel) et par la couleur de la robe de Rachel : le vert, couleur symbole dans les trois religions révélées et marquant l’espérance, mais aussi la Passion, est porté dans ses deux signification par Rachel, seule tache verte dans un univers gris ou noir. Une violence immédiate, disais-je, qui s’abat sur Eléazar et Rachel, alors qu’ils sont « comme les autres » : c’est, exposé de manière crue, le refus initial et définitif de la différence qui est non dans les faits mais dans les têtes.

Rameaux...Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl
Rameaux…Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl

En même temps, il me semble difficile pour un public qui ne connaît pas l’œuvre de déterminer clairement par la dramaturgie ce qui se passe, car même Brogni est fondu dans la foule, et donc l’uniformisation des foules correspond à une universalité de la barbarie. Certes, la volonté de Bieito est de montrer à la fois la banalité (Eléazar et sa fille) du non conforme (et son absence de justification) et l’universalité conformiste du refus. La manière dont il présente le couple Rachel/Samuel-Léopold est aussi singulière, puisque de ce groupe uniforme émerge Leopold pendu à des échelons de fer fichés dans le béton (une position difficile pour chanter un rôle particulièrement périlleux en soi) et Rachel en équilibre instable sur une marche, comme si leur relation ne pouvait se définir que dans l’acrobatie, au sens propre.

Le mur...©Wilfried Hösl
Le mur…©Wilfried Hösl

Le mur est uniforme, semblable des deux côtés comme s’il n’y avait aucune issue possible, il arrête l’horizon, mais il sépare aussi les êtres dont il empêche les rencontres : les duos se passent souvent d’un côté ou de l’autre, comme à l’aveugle.
Dans cette vision si épurée, si hiératique, le genre Grand Opéra est oublié : le style en est volontairement à l’opposé : les espaces sont tous similaires, aucun pittoresque, aucun « grandiose », et l’aire de jeu est un pur espace tragique. Rien de romantique ni d’échevelé, mais une concentration sur l’action dramatique et la progression vers la chute. Pendant toute la première partie, le plateau ne change pas, et seul le mur dressé fait décor. Il faut attendre la seconde partie, la chute proprement dite, pour que le plateau se transforme, pour que les personnages taraudés par le drame soient moins distanciés : le mur se disloque, les morceaux de béton s’abaissent pour devenir comme ces masses bétonnées qui empêchent le passage sur certaines routes de Palestine occupée, murs horizontaux plutôt que verticaux. Car Bieito de manière sarcastique renvoie dos à dos les juifs et les autres, tant ce béton rappelle le sort qu’Israel réserve aux territoires palestiniens et ainsi nous rappelle que le pourchassé devient à son tour celui qui frappe, qui sépare ou qui pourchasse.

Alors qu’Olivier Py faisait de Brogni tout de blanc vêtu un substitue pontifical et une sorte de médiateur politique chargé de réconcilier les hommes et d’installer une paix sociale, Bieito affiche immédiatement son impossible office: habillé comme les autres, il est comme les autres et impuissant. Malgré sa bonne volonté, il ne peut agir contre l’aveuglement collectif, et doit s’y soumettre.
Bieito prend appui sur le livret et sur ses ambiguïtés, notamment le fait que Scribe ne prend pas partie, Eléazar et Brogni étant tous deux responsables du sacrifice de Rachel, et qu’il n’y a pas de bons ou de méchants : Léopold est en proie à ses désirs et ses passions et finalement « récupéré par le système » comme on dirait aujourd’hui : son histoire individuelle est dérisoire, voire minable il laisse Rachel s’accuser et préserve sa vie. Il disparaît très vite de l’intrigue, en ayant pourtant un rôle parmi les plus difficiles au niveau musical. Mais c’est justement l’anecdote qui fait la première partie de l’œuvre, c’est le pittoresque. Le Grand Opéra, c’est la première partie.
La seconde partie est concentrée sur Rachel, qui va cristalliser sur sa personne, et à son corps défendant, les nœuds et les haines. D’abord par Eudoxie, qui vient lui dire en somme « puisque tu vas mourir de toute manière, sauve au moins Léopold ». Puis par Brogni, dont elle est la fille qu’il croit morte, et dont elle sent intuitivement que quelque chose la lie à lui (et vice versa), et enfin par Eléazar, qui l’utilise pour aller jusqu’au bout de sa vengeance après avoir hésité. Rachel est un personnage biface, elle est chrétienne, mais aussi juive par éducation et meurt en juive. On est donc ce qu’on devient par imprégnation et culture familiale, on ne naît pas ce qu’on est. On n’est pas juif ou chrétien par nature, mais on l’est par culture. Belle leçon sur l’éducation et la culture qui n’est pas encore bien comprise aujourd’hui.

Éléazar (Roberto Alagna) Brogni (Ain Anger) ©Wilfried Hösl
Éléazar (Roberto Alagna) Brogni (Ain Anger) ©Wilfried Hösl

Alors, la deuxième partie du travail de Bieito est plus humaine, assurément : les individus se révèlent, Eudoxie, déchirante et suppliante aux pieds de Rachel, Brogni, suppliant envers Eléazar dont il lave les pieds, symbole fort et chrétien. Les symboles, les allusions s’accumulent, jusqu’au moment où Rachel va être sacrifiée, où sur la vidéo (utilisée comme dans Lear) on voit un agneau qu’on sacrifie, établissant ainsi un parallèle entre le sacrifice d’Abraham et celui de Rachel, Eléazar devenant alors une sorte de substitut prophétique d’Abraham. Et Rachel gagnant du même coup son statut de  « vraie juive ».
Ainsi la scène finale atroce prend son sens. Enfermée dans une cage de fer comme ces suppliciés du Moyen Orient abandonnés à Daesh, elle va être brûlée vive – la scène est d’un saisissant, voir insupportable réalisme, elle devient victime des hommes après avoir gagné le statut de martyr. Bieito dans cette deuxième partie mêle approche psychologique et contextes religieux, montrant – c’est une évidence encore plus lumineuse aujourd’hui – que le fanatisme religieux est destructeur et le message religieux, même lorsqu’il prêche humanité et tolérance, n’y peut rien (Brogni). Tuer au nom de(s) Dieu(x) est une constante barbare de la vie des sociétés et de l’Histoire, depuis le sacrifice d’Abraham ou d’Iphigénie.
À cette approche très dénudée et débarrassée de toute fioriture, correspond une approche musicale délicate, approfondie et particulièrement raffinée. Il ne nous appartient pas de juger de la qualité de la musique de Halévy. D’autres l’ont fait (Wagner ou Berlioz) qui sont plus avisés. Cette musique ne me paraît pas moins intéressante que certaines œuvres du temps et d’une certaine manière plus proche d’une musique « de l’avenir », dans certains moments ont inspiré Wagner et même ses successeurs. Daniele Rustioni à Lyon avait opté pour une approche dynamique et énergique, tout en produisant un son d’une lisibilité cristalline. Même lisibilité chez De Billy, mais sa lecture soigne moins la dynamique que la couleur, ralentissant le tempo, en faisant de l’œuvre une sorte de cérémonie quelquefois plus intimiste et quelquefois funèbre. Cette « Juive » est sombre avant que d’être dramatique. Celle de Rustioni avait une sorte de jeunesse désespérée qui n’était pas sans séduction.
Ainsi, De Billy fait le choix de supprimer l’ouverture qui n’existait pas à la création pour la remplacer par le Te Deum initial, avec orgue et chœur sonorisés et écrasants : ce Te Deum sonne prophétique, il sonne « Dieu », avec toute la construction antinomique initiale où le Te Deum, action de grâce, sert en même temps de prétexte à forcer au baptême des enfants avec une violence concentrée assez insupportable, un Te Deum qui d’ailleurs rend grâce de la victoire sur les Hussites, autre révolte à connotation religieuse. Nous sommes donc bien dans un monde traversé par les luttes religieuses et les fanatismes des uns et des autres. L’Orchestre est à la fois très détaillé, fortement marqué par les drames intérieurs, marquant une certaine réserve dans le rendu qui marque, comme chez Bieito, l’abandon d’un son « multicolore » qui rappellerait trop le Grand Opéra. Dans la deuxième partie, plus tendue, l’orchestre de De Billy est plus volumineux, plus contrasté, avec un Bayerisches Staatsorchester des grands jours. Enfin, De Billy, toujours très soucieux des chanteurs, les accompagne avec constance et attention, les laissant respirer, d’autant que des remplacements ont émaillé la préparation du spectacle.

Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl
Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl

On sait qu’il est particulièrement difficile de distribuer le Grand Opéra, La Juive n’y échappe pas, avec dans les principaux rôles deux ténors et deux sopranos chacun aux antipodes du spectre, une basse profonde et quelques barytons. À Lyon, on avait privilégié une distribution plutôt jeune, pour une salle aux dimensions moyennes. Pour une salle comme Munich, faite pour le grand spectacle et les voix larges, il est clair qu’on avait privilégié de « grandes voix » comme celle de Kristine Opolais dans Rachel. Cette dernière ayant déclaré forfait, c’est Aleksandra Kurzak plus habituée à des rôles au volume moins exposé et qui était distribuée initialement dans Eudoxie, qui a repris la partie.
On pouvait nourrir des doutes, parce que la soprano polonaise est plutôt spécialisée dans des rôles d’agilité plus légers, et pourtant ceux-ci se sont effacés tant l’engagement de l’artiste, sa présence, le volume vocal et le sens dramatique dont elle a fait preuve ont fait merveille. Certes, au début, on a nourri quelques craintes car la voix semblait ne pas sortir et manquer de projection, mais peu à peu, à mesure que le drame se nouait, Kurzak a su prendre le virage dramatique du rôle et a montré quelles réserves sa voix avait. Un seul problème, la diction : elle était, de tout le plateau, celle dont le français était le moins clair ; c’est gênant pour un spectateur français ou dans un contexte français, moins pour un public bavarois. Il reste que pour Rachel on pense traditionnellement à des « grands lyriques » ce que Kurzak n’est pas. Elle s’en sort néanmoins avec tous les honneurs et même plus.

Acte III,2 Rachel (Aleksandra Kurzak) Eudoxie ( Vera-Lotte Böcker) ©Wilfried Hösl
Acte III,2 Rachel (Aleksandra Kurzak) Eudoxie ( Vera-Lotte Böcker) ©Wilfried Hösl

Du même coup, Eudoxie a dû être confiée à une autre chanteuse que Kurzak, et c’est une jeune soprano allemande, Vera-Lotte Böcker, en troupe à Mannheim et qui a chanté le rôle cette saison à Mannheim qui a été appelée. Outre que la diction est très honorable, elle a fait preuve d’un sens dramatique affirmé, elle est même bouleversante dans la scène II de l’acte III avec Rachel. Du point de vue du chant, elle n’a peut-être pas la précision de certains sopranos comme Annick Massis, qui reste pour moi l’Eudoxie modèle, entendue à Paris en 2007. Ce n’est pas toujours un son bien dessiné, mais les aigus sont dominés, et la voix très bien projetée. Nul doute qu’il sera intéressant de suivre cette artiste très engagée.
Ain Anger prête sa voix profonde, très sonore, à Brogni. Sa diction du français est claire, et son personnage difficile est bien incarné. Ce Brogni est volontairement anonyme, au sens où sa présence en scène n’est pas vraiment clarifiée par la mise en scène au moins au départ, tout comme celle de Léopold, on le verra. C’est dans la deuxième partie que les protagonistes se mettent en place pour dénouer les nœuds de l’action, et notamment pour Brogni au quatrième et cinquième acte. Son beau timbre, sa présence, la profondeur de l’expression en font un Brogni de très bonne facture. Il manque cependant un peu de personnalité (Scandiuzzi à Lyon, même avec une voix fatiguée, avait un tout autre charisme). Mais Bieito n’a visiblement pas voulu « imposer » des « personnages » ou des « rôles », et le Brogni qu’il veut est un personnage intérieur, renfermé voire méditatif qui frappé par le même drame qu’Eléazar : il a voulu en tirer d’autres conséquences. D’une certaine manière il a épousé la tolérance et l’humanité en entrant en religion, tandis qu’Eléazar a nourri son désir de vengeance que les circonstances lui offrent d’assouvir. D’où la scène du lavement de pieds qu’on a déjà évoquée face à Éléazar, qui fait partie de la symbolique traditionnelle chrétienne, et qui marque son humilité et son désir de contrition face à Éléazar.  Évidemment, la question de la tolérance est ambiguë dans le livret de Scribe, au sens où l’opéra est censé se positionner contre l’antisémitisme alors le personnage le plus humain est Brogni le chrétien, et le plus rigide Eléazar le juif.
Ainsi donc le Brogni de Ain Anger n’a pas la « surface » de ces grandes basses définitives comme un Grand Inquisiteur, par exemple, mais c’est plus une volonté de mise en scène qu’une question d’individualité de l’interprète.
Même problématique pour Léopold. Olivier Py marquait particulièrement sa distance par rapport au personnage, en faisant un « léger », tributaire de ses désirs et finalement revenant au bercail eudoxien après avoir été un peu inquiété pour son imprudence.

Rachel (Aleksandra Kurzak) Léopold (John Osborn) Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl
Rachel (Aleksandra Kurzak) Léopold (John Osborn) Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl

Ici, le personnage est assez neutre, lui aussi anonyme au départ, qui émerge de la foule pour former couple avec Rachel. Le Léopold de Bieito, comme tous les autres est un parmi d’autres semblables, en noir, n’émergeant pas de la foule, sauf lorsqu’il va entamer son air adressé à Rachel, perché et appuyé sur un échelon métallique fiché dans le béton, dans une position éminemment fragilisée et acrobatique, qui correspond symboliquement à sa situation, mais aussi qui correspond à la nature de l’air, puisque Léopold a dans cet opéra les airs les plus virtuoses et peut-être aussi les plus superficiels, par la forme, et par le fond. Rachel émerge aussi de la foule et le couple se retrouve en position d’équilibre instable à chanter un amour à la fois interdit et menacé et donc comme leur position, instable. Il est à noter que les deux personnages qui chantent les airs les plus ornementés sont Eudoxie et Léopold, c’est à dire, la cour, l’apparence, les faux semblants, mais que, des deux, Eudoxie est la plus vraie. Bieito d’une certaine manière règle son compte au ténor. Certes, John Osborn, une fois encore, montre la qualité d’un chant ornementé, aux aigus ravageurs, avec une diction française proche de la perfection, une sûreté dans les attaques, une qualité dans l’émission inégalables. En même temps,Bieito fait tout dans la mise en scène pour ne pas mettre en valeur le personnage, noyé dans les autres, dans tous les autres, et comme tous les autres. D’où une virtuosité qui tombe à plat et qui ne fait plus spectacle : là-aussi le Grand Opéra cède le pas car est effacé le côté démonstratif et spectaculaire, au point qu’aux applaudissements, Léopold ne recueille pas l’ovation habituelle. Le public, ignorant du déroulement de La Juive, n’a pas noté l’extrême difficulté de ce chant, non valorisé et volontairement noyé dans la masse ; c’est évidemment dommage pour l’artiste, mais c’est aussi intéressant sur le fonctionnement dramatique que Bieito a voulu installer.

Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl
Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl

Le traitement « fâcheux » des ténors n’est d’ailleurs pas limité à Léopold. Dans cette œuvre, deux ténors s’opposent comme deux sopranos, de tessitures sensiblement différentes. Le ténor « léger » c’est Léopold, léger par le caractère et léger par la voix. Mais n’est pas si léger qu’on le pense, tirant vers le lyrique, avec des agilités redoutables et des suraigus, comme nombre de ténors du Grand Opéra (Raoul des Huguenots par exemple). L’autre ténor est un ténor lyrique, dont la voix est plus large, moins « acrobatique » peut-être, mais exigeant des graves notables, des aigus eux aussi redoutables, et une négociation des intervalles pour le moins délicate, notamment dans les trente dernières minutes. Mais c’est aussi une voix paradoxale. On confie le rôle en général à des voix plus mûres, à des artistes dans la seconde moitié de leur carrière. Neil Shicoff a abordé Éléazar dans les dix dernières années de la sienne. Le personnage est plus mûr, c’est une figure paternelle, tout cela a sa logique. Toutefois, si l’air « Rachel quand du Seigneur » est un must de tout ténor (et tous le chantent dans des compilations pour ténor), ce n’est pas le cas de la cabalette qui le suit, indispensable pour comprendre le déroulement dramatique puisque c’est le moment où Éléazar choisit de ne pas sauver sa fille et de lui faire vivre le martyr, il la sacrifie comme Abraham est décidé au nom de Dieu à sacrifier son fils (d’où la vidéo très claire du sacrifice de l’agneau qui est projetée). Cette cabalette est redoutable par les intervalles ravageurs, avec des notes aiguës et suraiguës plus habituelles aux ténors plus « jeunes ». De fait, elle est souvent coupée. Un rôle difficile, qui demande beaucoup d’intériorité, mais aussi de la vaillance, et une tension de tous les instants.
Roberto Alagna abordait ce rôle que tout ténor lyrique français de référence rêve d’ajouter à son répertoire. Des grands ténors des trente dernières années, seuls Neil Shicoff et Chris Merritt l’ont affronté. Même Domingo n’a fait que chanter isolément « Rachel quand du Seigneur ». Il est vrai aussi que La Juive avait disparu des scènes pendant les années les plus importantes de sa carrière. Alagna affronte donc ce rôle, avec ses éminentes qualités.
Alagna est l’un des « ténors » de notre temps. C’est l’un des très grand du chant italien, et l’un des immenses du chant français : il le montre dans toute la première partie. Phrasé inégalable, diction de rêve, timbre solaire, d’une clarté incroyable, un chant d’une précision et d’une justesse miraculeuses. La scène de Pessa’h (acte II) est à ce titre une scène de référence. Pendant les deux premiers actes, Alagna est au sommet, comme on l’a entendu dans d’autres rôles français comme Le Cid.
Dans la deuxième partie et les trois derniers actes, là où il doit être le plus tendu et le plus virtuose, les choses ne vont malheureusement pas aussi bien, pour des raisons subjectives et objectives. Les raisons objectives sont d’abord que ce rôle long et tendu exige une endurance qui semble manquer à Alagna, la voix fatigue, et l’effort pour la conduire fait que l’interprétation s’en ressent. De même les exigences techniques du rôle ont semblé ce soir-là dépasser les possibilités actuelles du grand ténor. Dans « Rachel quand du Seigneur » on reconnaît le phrasé miraculeux, la pureté du timbre, mais il manque une tension, il manque une couleur hallucinée que Shicoff avait et qu’Alagna n’a pas encore : il faudra voir à ce titre les représentations de la saison prochaine au moment où le rôle aura été plus mûri. Mais pour la cabalette, les choses sont plus difficiles encore : aigus mal négociés, manque de rythme, intervalles difficiles, notes peu précises : l’héroïsme demandé n’est pas vraiment là et on entend la difficulté et les limites de la voix. D’ailleurs, elle a été coupée dans les représentations suivantes, mais on doit apprécier en ce soir de Première le cran de l’artiste qui l’a affrontée, tout en étant conscient de ses difficultés. Cela s’appelle de la générosité.
Mais, au-delà des capacités strictement techniques, (et pour de tels artistes, c’est même secondaire) il y a à mon avis des raisons subjectives qui tiennent au rôle et qui font qu’Alagna n’a pas forcément la voix qu’il faut pour Éléazar. Alagna n’est jamais si convaincant que dans les rôles solaires, auxquels son timbre s’adapte idéalement. Éléazar est tout sauf solaire : et Bieito l’a bien compris dans sa mise en scène noire, funèbre du début à la fin. Éléazar est un rôle tendu, sombre, halluciné, un rôle qui exige une expression de l’intériorité, qui exige de rentrer en soi, qui exige aussi une sorte d’aveuglement, de possession même au sens fort du terme, en bref, Éléazar est un ravagé, un lacéré. Qu’on le veuille ou non, le timbre d’Alagna n’a aucun de ces caractères, il évoque un tout autre univers que celui d’Éléazar. Alagna est un solaire, un diurne : il ouvre la bouche et « apriti Cielo !» (ouvre-toi Ciel !). Éléazar est un lunatique, un lunaire, un nocturne, un rongé de l’intérieur et le chant d’Alagna, qui a toujours une couleur de santé, voire de sérénité ne me paraît pas correspondre à ce rôle. Pour moi donc la raisons subjective, c’est que ce rôle ne lui correspond pas, et qu’il ne le fait pas (encore) sien.
À cela aussi correspond le traitement du personnage par Bieito. Là où un Py ou même un Audi l’identifiaient clairement, Bieito « l’anonymise » en lui faisant revêtir le costume le plus neutre possible, un costume-cravate gris, des cheveux gris, des lunettes et une serviette de rond-de-cuir, un look de petit fonctionnaire rabougri, qui ne fait plus « signe », il suit Rachel, qui elle est la seule « identifiable » avec sa robe verte, comme une ombre, avec les caractères d’une ombre. Bieito, comme pour Léopold, défait le rôle de son aura, de l’aura du ténor, de l’aura de la star qu’on attend, comme si la danseuse-étoile était noyée dans le corps de ballet. Ainsi défait des attributs opératiques habituels, presque « désalagnisé », Alagna ne semble pas vraiment à l’aise dans les atours, même si les qualités de l’artiste sont là et qu’il relève bravement le défi.
Comme souvent à Munich, les autres rôles le plus souvent au premier acte, sont très bien tenus et contribuent à la réussite d’ensemble. On notera d’abord le Ruggiero de Johannes Kammler, sonore et juvénile, l’Albert très bien dessiné de Tareq Nazmi, pilier de la troupe de Munich, et toujours à l’aise dans les rôles où il est distribué, et Christian Rieger en officier de l’Empereur, autre membre bien connu de la troupe.
Au total, nous nous trouvons face à une entreprise où la couleur de la mise en scène emporte tout : les costumes noirs ou gris de Ingo Krügler, les lumières, rasantes, contrastées, violentes de Michael Bauer contribuent également à une ambiance dérangeante, tendue, qui va à l’opposé du grand spectacle ou de la distraction. Si le Grand Opéra comme on l’a dit correspond à ce que serait le Musical aujourd’hui, on est aux antipodes, plutôt vers la cérémonie funèbre, vers une sorte de Requiem pour un martyr.
On est aussi aux antipodes de certaines productions de Bieito, échevelées, colorées (je pense à ce Mahagonny d’Anvers vu deux jours auparavant), qui offrent une profusion spectaculaire. Peut-être d’ailleurs assiste-t-on à une nouvelle phase du travail du metteur en scène espagnol, dans la veine du récent Lear parisien, plus marquée que Lear, plus terrible aussi, voire impitoyable, mais austère, mais réduite à l’essence des choses.
Et musicalement, la voie où s’engage Bertrand de Billy, entouré d’un orchestre des grands soirs et d’un chœur magnifiquement préparé par Sören Eckhoff est bien la même, où tout spectaculaire et tout pittoresque est effacé, et où la profondeur, l’intériorité et le raffinement sont privilégiés. Une direction très élégante, analytique, qui révèle plus qu’elle ne montre. Une révélation plutôt qu’une démonstration, voilà ce qu’est l’ambiance musicale, qui sacrifie un peu dynamisme et pulsion au profit d’un chemin plus difficile, peu complaisant, qui rend tout autant justice à une partition dont la richesse est grande. En trois mois deux visions contrastés d’une des œuvres phares du répertoire, avec ses qualités, et ses ambiguïtés. Le répertoire et les saisons, les mises en scènes s’inscrivent dans les tensions du moment. Gageons qu’une nouvelle carrière est lancée pour La Juive. [wpsr_facebook]

Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl
Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl