BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: LA JUIVE de Jacques-Fromental HALEVY le 26 JUIN 2016 (Dir.mus:Bertrand de BILLY; Ms en scène Calixto BIEITO)

 

La Juive Acte III ©Wilfried Hösl
La Juive Acte III ©Wilfried Hösl

Voir deux fois La Juive en une saison est assez exceptionnel pour qu’on s’y arrête. Contrairement à ce que certains affirment, l’opéra de Halévy le vaut bien, et vaut bien des œuvres de la même période qu’on représente plus fréquemment ; évidemment la nature même de l’histoire de cette jeune sacrifiée sur l’autel des croyances, des luttes religieuses et au final de l’obscurantisme sonne aujourd’hui à nos oreilles de manière plus aiguë qu’il y a seulement une décennie.

Le travail de Calixto Bieito choisit la voie hiératique : décor unique, un mur qui rappelle celui qui sépare Israël des territoires palestiniens, béton gris, qui va servir de fond, de séparateur et comme les lattes de bois dans Lear ( qui est aussi de Rebecca Ringst ) des pièces de béton vont s’abaisser pour créer un espace nouveau, permettant un jeu haut/bas et rappelant par son esthétique étouffante certaines perspectives  du Musée juif de Berlin. Tout va se jouer autour de cet espace essentiel, installé sur une tournette, avec l’autre face du mur désespérément identique. On n’échappe pas aux murs, dans ce monde qui continue d’en construire.

A l’occasion des représentations lyonnaises j’ai pu rappeler quelques points de l’histoire de cette œuvre très populaire au XIXème dans le monde entier,  disparue des scènes après 1934 et réapparue à Vienne en 1999, puis à Paris en 2007 avec le grand Neil Shicoff, encore inégalé parmi les interprètes modernes du juif Éléazar.

Il n’est pas fortuit que réapparaisse l’œuvre qui montre les fanatismes dans leurs œuvres jusqu’au sacrifice consenti d’une jeune fille que ni son père adoptif ni son vrai père ne peuvent ou ne veulent sauver, à cause du jusqu’au-boutisme des postures dans un monde ou la simple humanité n’a plus sa place.

Au XIXème le genre “Grand Opéra” par son côté pittoresque, ses décors monumentaux et ses costumes chamarrés étouffait un peu la portée intellectuelle et humaine du message. C’était d’abord du grand spectacle, dont le rôle était un peu celui du « musical » aujourd’hui. Sans aucun mépris pour le genre, puisque certains « musicals » historiques ont une portée humaine et morale immense, comme West Side Story. Bieito, et le chef Bertrand de Billy ont décidé d’éliminer tout pittoresque et toute “distraction” de la représentation. Se concentrant sur l’essentiel, Bieito en fait une vraie tragédie, dans la lignée de son récent Lear, et sacrifiant volontairement la dramaturgie de la première partie qui pose les éléments du drame d’une manière peut-être plus “romantique” et touffue. Sans éliminer le personnage de Léopold, il le rend pratiquement invisible et inexistant et du même coup même le public munichois, qui ne connaît pas l’œuvre lui fait un accueil passable aux saluts, comme si c’était un personnage secondaire. Rien dans la dramaturgie ne le met en valeur : le monde est universellement gris et noir, et seule la robe verte de Rachel l’isole et l’identifie, mais pour le reste des personnages, il est difficile, notamment au début, d’identifier qui est où, qui fait quoi et qui est qui.

C’est bien ce qui frappe dans ces premières scènes dont l’ouverture a été ôtée pour revenir à la représentation de la première, pour s’ouvrir sur le Te Deum initial violemment sonorisé qui fête la victoire de Léopold sur les hussites, et prendre un tour immédiatement dramatique puisque le chœur a les yeux bandés et  force des enfants de manière assez violente à être baptisés. Têtes plongées dans l’eau, enfants en sous-vêtements et mouvements suffisamment brusques pour avoir choqué certains spectateurs.

Acte I Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl
Acte I Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl

Immédiatement Bieito expose la situation par l’image : une population aveugle, des conversions forcées, une violence immédiate alors que c’est la fête : on fête la victoire mais c’est aussi bientôt Pâques, que ce soit Pessa’h ou les Pâques chrétiennes, et l’espérance devrait être portée par ces rameaux verts que la foule agite (et dont elle fouette aussi Rachel) et par la couleur de la robe de Rachel : le vert, couleur symbole dans les trois religions révélées et marquant l’espérance, mais aussi la Passion, est porté dans ses deux signification par Rachel, seule tache verte dans un univers gris ou noir. Une violence immédiate, disais-je, qui s’abat sur Eléazar et Rachel, alors qu’ils sont « comme les autres » : c’est, exposé de manière crue, le refus initial et définitif de la différence qui est non dans les faits mais dans les têtes.

Rameaux...Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl
Rameaux…Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl

En même temps, il me semble difficile pour un public qui ne connaît pas l’œuvre de déterminer clairement par la dramaturgie ce qui se passe, car même Brogni est fondu dans la foule, et donc l’uniformisation des foules correspond à une universalité de la barbarie. Certes, la volonté de Bieito est de montrer à la fois la banalité (Eléazar et sa fille) du non conforme (et son absence de justification) et l’universalité conformiste du refus. La manière dont il présente le couple Rachel/Samuel-Léopold est aussi singulière, puisque de ce groupe uniforme émerge Leopold pendu à des échelons de fer fichés dans le béton (une position difficile pour chanter un rôle particulièrement périlleux en soi) et Rachel en équilibre instable sur une marche, comme si leur relation ne pouvait se définir que dans l’acrobatie, au sens propre.

Le mur...©Wilfried Hösl
Le mur…©Wilfried Hösl

Le mur est uniforme, semblable des deux côtés comme s’il n’y avait aucune issue possible, il arrête l’horizon, mais il sépare aussi les êtres dont il empêche les rencontres : les duos se passent souvent d’un côté ou de l’autre, comme à l’aveugle.
Dans cette vision si épurée, si hiératique, le genre Grand Opéra est oublié : le style en est volontairement à l’opposé : les espaces sont tous similaires, aucun pittoresque, aucun « grandiose », et l’aire de jeu est un pur espace tragique. Rien de romantique ni d’échevelé, mais une concentration sur l’action dramatique et la progression vers la chute. Pendant toute la première partie, le plateau ne change pas, et seul le mur dressé fait décor. Il faut attendre la seconde partie, la chute proprement dite, pour que le plateau se transforme, pour que les personnages taraudés par le drame soient moins distanciés : le mur se disloque, les morceaux de béton s’abaissent pour devenir comme ces masses bétonnées qui empêchent le passage sur certaines routes de Palestine occupée, murs horizontaux plutôt que verticaux. Car Bieito de manière sarcastique renvoie dos à dos les juifs et les autres, tant ce béton rappelle le sort qu’Israel réserve aux territoires palestiniens et ainsi nous rappelle que le pourchassé devient à son tour celui qui frappe, qui sépare ou qui pourchasse.

Alors qu’Olivier Py faisait de Brogni tout de blanc vêtu un substitue pontifical et une sorte de médiateur politique chargé de réconcilier les hommes et d’installer une paix sociale, Bieito affiche immédiatement son impossible office: habillé comme les autres, il est comme les autres et impuissant. Malgré sa bonne volonté, il ne peut agir contre l’aveuglement collectif, et doit s’y soumettre.
Bieito prend appui sur le livret et sur ses ambiguïtés, notamment le fait que Scribe ne prend pas partie, Eléazar et Brogni étant tous deux responsables du sacrifice de Rachel, et qu’il n’y a pas de bons ou de méchants : Léopold est en proie à ses désirs et ses passions et finalement « récupéré par le système » comme on dirait aujourd’hui : son histoire individuelle est dérisoire, voire minable il laisse Rachel s’accuser et préserve sa vie. Il disparaît très vite de l’intrigue, en ayant pourtant un rôle parmi les plus difficiles au niveau musical. Mais c’est justement l’anecdote qui fait la première partie de l’œuvre, c’est le pittoresque. Le Grand Opéra, c’est la première partie.
La seconde partie est concentrée sur Rachel, qui va cristalliser sur sa personne, et à son corps défendant, les nœuds et les haines. D’abord par Eudoxie, qui vient lui dire en somme « puisque tu vas mourir de toute manière, sauve au moins Léopold ». Puis par Brogni, dont elle est la fille qu’il croit morte, et dont elle sent intuitivement que quelque chose la lie à lui (et vice versa), et enfin par Eléazar, qui l’utilise pour aller jusqu’au bout de sa vengeance après avoir hésité. Rachel est un personnage biface, elle est chrétienne, mais aussi juive par éducation et meurt en juive. On est donc ce qu’on devient par imprégnation et culture familiale, on ne naît pas ce qu’on est. On n’est pas juif ou chrétien par nature, mais on l’est par culture. Belle leçon sur l’éducation et la culture qui n’est pas encore bien comprise aujourd’hui.

Éléazar (Roberto Alagna) Brogni (Ain Anger) ©Wilfried Hösl
Éléazar (Roberto Alagna) Brogni (Ain Anger) ©Wilfried Hösl

Alors, la deuxième partie du travail de Bieito est plus humaine, assurément : les individus se révèlent, Eudoxie, déchirante et suppliante aux pieds de Rachel, Brogni, suppliant envers Eléazar dont il lave les pieds, symbole fort et chrétien. Les symboles, les allusions s’accumulent, jusqu’au moment où Rachel va être sacrifiée, où sur la vidéo (utilisée comme dans Lear) on voit un agneau qu’on sacrifie, établissant ainsi un parallèle entre le sacrifice d’Abraham et celui de Rachel, Eléazar devenant alors une sorte de substitut prophétique d’Abraham. Et Rachel gagnant du même coup son statut de  « vraie juive ».
Ainsi la scène finale atroce prend son sens. Enfermée dans une cage de fer comme ces suppliciés du Moyen Orient abandonnés à Daesh, elle va être brûlée vive – la scène est d’un saisissant, voir insupportable réalisme, elle devient victime des hommes après avoir gagné le statut de martyr. Bieito dans cette deuxième partie mêle approche psychologique et contextes religieux, montrant – c’est une évidence encore plus lumineuse aujourd’hui – que le fanatisme religieux est destructeur et le message religieux, même lorsqu’il prêche humanité et tolérance, n’y peut rien (Brogni). Tuer au nom de(s) Dieu(x) est une constante barbare de la vie des sociétés et de l’Histoire, depuis le sacrifice d’Abraham ou d’Iphigénie.
À cette approche très dénudée et débarrassée de toute fioriture, correspond une approche musicale délicate, approfondie et particulièrement raffinée. Il ne nous appartient pas de juger de la qualité de la musique de Halévy. D’autres l’ont fait (Wagner ou Berlioz) qui sont plus avisés. Cette musique ne me paraît pas moins intéressante que certaines œuvres du temps et d’une certaine manière plus proche d’une musique « de l’avenir », dans certains moments ont inspiré Wagner et même ses successeurs. Daniele Rustioni à Lyon avait opté pour une approche dynamique et énergique, tout en produisant un son d’une lisibilité cristalline. Même lisibilité chez De Billy, mais sa lecture soigne moins la dynamique que la couleur, ralentissant le tempo, en faisant de l’œuvre une sorte de cérémonie quelquefois plus intimiste et quelquefois funèbre. Cette « Juive » est sombre avant que d’être dramatique. Celle de Rustioni avait une sorte de jeunesse désespérée qui n’était pas sans séduction.
Ainsi, De Billy fait le choix de supprimer l’ouverture qui n’existait pas à la création pour la remplacer par le Te Deum initial, avec orgue et chœur sonorisés et écrasants : ce Te Deum sonne prophétique, il sonne « Dieu », avec toute la construction antinomique initiale où le Te Deum, action de grâce, sert en même temps de prétexte à forcer au baptême des enfants avec une violence concentrée assez insupportable, un Te Deum qui d’ailleurs rend grâce de la victoire sur les Hussites, autre révolte à connotation religieuse. Nous sommes donc bien dans un monde traversé par les luttes religieuses et les fanatismes des uns et des autres. L’Orchestre est à la fois très détaillé, fortement marqué par les drames intérieurs, marquant une certaine réserve dans le rendu qui marque, comme chez Bieito, l’abandon d’un son « multicolore » qui rappellerait trop le Grand Opéra. Dans la deuxième partie, plus tendue, l’orchestre de De Billy est plus volumineux, plus contrasté, avec un Bayerisches Staatsorchester des grands jours. Enfin, De Billy, toujours très soucieux des chanteurs, les accompagne avec constance et attention, les laissant respirer, d’autant que des remplacements ont émaillé la préparation du spectacle.

Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl
Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl

On sait qu’il est particulièrement difficile de distribuer le Grand Opéra, La Juive n’y échappe pas, avec dans les principaux rôles deux ténors et deux sopranos chacun aux antipodes du spectre, une basse profonde et quelques barytons. À Lyon, on avait privilégié une distribution plutôt jeune, pour une salle aux dimensions moyennes. Pour une salle comme Munich, faite pour le grand spectacle et les voix larges, il est clair qu’on avait privilégié de « grandes voix » comme celle de Kristine Opolais dans Rachel. Cette dernière ayant déclaré forfait, c’est Aleksandra Kurzak plus habituée à des rôles au volume moins exposé et qui était distribuée initialement dans Eudoxie, qui a repris la partie.
On pouvait nourrir des doutes, parce que la soprano polonaise est plutôt spécialisée dans des rôles d’agilité plus légers, et pourtant ceux-ci se sont effacés tant l’engagement de l’artiste, sa présence, le volume vocal et le sens dramatique dont elle a fait preuve ont fait merveille. Certes, au début, on a nourri quelques craintes car la voix semblait ne pas sortir et manquer de projection, mais peu à peu, à mesure que le drame se nouait, Kurzak a su prendre le virage dramatique du rôle et a montré quelles réserves sa voix avait. Un seul problème, la diction : elle était, de tout le plateau, celle dont le français était le moins clair ; c’est gênant pour un spectateur français ou dans un contexte français, moins pour un public bavarois. Il reste que pour Rachel on pense traditionnellement à des « grands lyriques » ce que Kurzak n’est pas. Elle s’en sort néanmoins avec tous les honneurs et même plus.

Acte III,2 Rachel (Aleksandra Kurzak) Eudoxie ( Vera-Lotte Böcker) ©Wilfried Hösl
Acte III,2 Rachel (Aleksandra Kurzak) Eudoxie ( Vera-Lotte Böcker) ©Wilfried Hösl

Du même coup, Eudoxie a dû être confiée à une autre chanteuse que Kurzak, et c’est une jeune soprano allemande, Vera-Lotte Böcker, en troupe à Mannheim et qui a chanté le rôle cette saison à Mannheim qui a été appelée. Outre que la diction est très honorable, elle a fait preuve d’un sens dramatique affirmé, elle est même bouleversante dans la scène II de l’acte III avec Rachel. Du point de vue du chant, elle n’a peut-être pas la précision de certains sopranos comme Annick Massis, qui reste pour moi l’Eudoxie modèle, entendue à Paris en 2007. Ce n’est pas toujours un son bien dessiné, mais les aigus sont dominés, et la voix très bien projetée. Nul doute qu’il sera intéressant de suivre cette artiste très engagée.
Ain Anger prête sa voix profonde, très sonore, à Brogni. Sa diction du français est claire, et son personnage difficile est bien incarné. Ce Brogni est volontairement anonyme, au sens où sa présence en scène n’est pas vraiment clarifiée par la mise en scène au moins au départ, tout comme celle de Léopold, on le verra. C’est dans la deuxième partie que les protagonistes se mettent en place pour dénouer les nœuds de l’action, et notamment pour Brogni au quatrième et cinquième acte. Son beau timbre, sa présence, la profondeur de l’expression en font un Brogni de très bonne facture. Il manque cependant un peu de personnalité (Scandiuzzi à Lyon, même avec une voix fatiguée, avait un tout autre charisme). Mais Bieito n’a visiblement pas voulu « imposer » des « personnages » ou des « rôles », et le Brogni qu’il veut est un personnage intérieur, renfermé voire méditatif qui frappé par le même drame qu’Eléazar : il a voulu en tirer d’autres conséquences. D’une certaine manière il a épousé la tolérance et l’humanité en entrant en religion, tandis qu’Eléazar a nourri son désir de vengeance que les circonstances lui offrent d’assouvir. D’où la scène du lavement de pieds qu’on a déjà évoquée face à Éléazar, qui fait partie de la symbolique traditionnelle chrétienne, et qui marque son humilité et son désir de contrition face à Éléazar.  Évidemment, la question de la tolérance est ambiguë dans le livret de Scribe, au sens où l’opéra est censé se positionner contre l’antisémitisme alors le personnage le plus humain est Brogni le chrétien, et le plus rigide Eléazar le juif.
Ainsi donc le Brogni de Ain Anger n’a pas la « surface » de ces grandes basses définitives comme un Grand Inquisiteur, par exemple, mais c’est plus une volonté de mise en scène qu’une question d’individualité de l’interprète.
Même problématique pour Léopold. Olivier Py marquait particulièrement sa distance par rapport au personnage, en faisant un « léger », tributaire de ses désirs et finalement revenant au bercail eudoxien après avoir été un peu inquiété pour son imprudence.

Rachel (Aleksandra Kurzak) Léopold (John Osborn) Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl
Rachel (Aleksandra Kurzak) Léopold (John Osborn) Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl

Ici, le personnage est assez neutre, lui aussi anonyme au départ, qui émerge de la foule pour former couple avec Rachel. Le Léopold de Bieito, comme tous les autres est un parmi d’autres semblables, en noir, n’émergeant pas de la foule, sauf lorsqu’il va entamer son air adressé à Rachel, perché et appuyé sur un échelon métallique fiché dans le béton, dans une position éminemment fragilisée et acrobatique, qui correspond symboliquement à sa situation, mais aussi qui correspond à la nature de l’air, puisque Léopold a dans cet opéra les airs les plus virtuoses et peut-être aussi les plus superficiels, par la forme, et par le fond. Rachel émerge aussi de la foule et le couple se retrouve en position d’équilibre instable à chanter un amour à la fois interdit et menacé et donc comme leur position, instable. Il est à noter que les deux personnages qui chantent les airs les plus ornementés sont Eudoxie et Léopold, c’est à dire, la cour, l’apparence, les faux semblants, mais que, des deux, Eudoxie est la plus vraie. Bieito d’une certaine manière règle son compte au ténor. Certes, John Osborn, une fois encore, montre la qualité d’un chant ornementé, aux aigus ravageurs, avec une diction française proche de la perfection, une sûreté dans les attaques, une qualité dans l’émission inégalables. En même temps,Bieito fait tout dans la mise en scène pour ne pas mettre en valeur le personnage, noyé dans les autres, dans tous les autres, et comme tous les autres. D’où une virtuosité qui tombe à plat et qui ne fait plus spectacle : là-aussi le Grand Opéra cède le pas car est effacé le côté démonstratif et spectaculaire, au point qu’aux applaudissements, Léopold ne recueille pas l’ovation habituelle. Le public, ignorant du déroulement de La Juive, n’a pas noté l’extrême difficulté de ce chant, non valorisé et volontairement noyé dans la masse ; c’est évidemment dommage pour l’artiste, mais c’est aussi intéressant sur le fonctionnement dramatique que Bieito a voulu installer.

Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl
Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl

Le traitement « fâcheux » des ténors n’est d’ailleurs pas limité à Léopold. Dans cette œuvre, deux ténors s’opposent comme deux sopranos, de tessitures sensiblement différentes. Le ténor « léger » c’est Léopold, léger par le caractère et léger par la voix. Mais n’est pas si léger qu’on le pense, tirant vers le lyrique, avec des agilités redoutables et des suraigus, comme nombre de ténors du Grand Opéra (Raoul des Huguenots par exemple). L’autre ténor est un ténor lyrique, dont la voix est plus large, moins « acrobatique » peut-être, mais exigeant des graves notables, des aigus eux aussi redoutables, et une négociation des intervalles pour le moins délicate, notamment dans les trente dernières minutes. Mais c’est aussi une voix paradoxale. On confie le rôle en général à des voix plus mûres, à des artistes dans la seconde moitié de leur carrière. Neil Shicoff a abordé Éléazar dans les dix dernières années de la sienne. Le personnage est plus mûr, c’est une figure paternelle, tout cela a sa logique. Toutefois, si l’air « Rachel quand du Seigneur » est un must de tout ténor (et tous le chantent dans des compilations pour ténor), ce n’est pas le cas de la cabalette qui le suit, indispensable pour comprendre le déroulement dramatique puisque c’est le moment où Éléazar choisit de ne pas sauver sa fille et de lui faire vivre le martyr, il la sacrifie comme Abraham est décidé au nom de Dieu à sacrifier son fils (d’où la vidéo très claire du sacrifice de l’agneau qui est projetée). Cette cabalette est redoutable par les intervalles ravageurs, avec des notes aiguës et suraiguës plus habituelles aux ténors plus « jeunes ». De fait, elle est souvent coupée. Un rôle difficile, qui demande beaucoup d’intériorité, mais aussi de la vaillance, et une tension de tous les instants.
Roberto Alagna abordait ce rôle que tout ténor lyrique français de référence rêve d’ajouter à son répertoire. Des grands ténors des trente dernières années, seuls Neil Shicoff et Chris Merritt l’ont affronté. Même Domingo n’a fait que chanter isolément « Rachel quand du Seigneur ». Il est vrai aussi que La Juive avait disparu des scènes pendant les années les plus importantes de sa carrière. Alagna affronte donc ce rôle, avec ses éminentes qualités.
Alagna est l’un des « ténors » de notre temps. C’est l’un des très grand du chant italien, et l’un des immenses du chant français : il le montre dans toute la première partie. Phrasé inégalable, diction de rêve, timbre solaire, d’une clarté incroyable, un chant d’une précision et d’une justesse miraculeuses. La scène de Pessa’h (acte II) est à ce titre une scène de référence. Pendant les deux premiers actes, Alagna est au sommet, comme on l’a entendu dans d’autres rôles français comme Le Cid.
Dans la deuxième partie et les trois derniers actes, là où il doit être le plus tendu et le plus virtuose, les choses ne vont malheureusement pas aussi bien, pour des raisons subjectives et objectives. Les raisons objectives sont d’abord que ce rôle long et tendu exige une endurance qui semble manquer à Alagna, la voix fatigue, et l’effort pour la conduire fait que l’interprétation s’en ressent. De même les exigences techniques du rôle ont semblé ce soir-là dépasser les possibilités actuelles du grand ténor. Dans « Rachel quand du Seigneur » on reconnaît le phrasé miraculeux, la pureté du timbre, mais il manque une tension, il manque une couleur hallucinée que Shicoff avait et qu’Alagna n’a pas encore : il faudra voir à ce titre les représentations de la saison prochaine au moment où le rôle aura été plus mûri. Mais pour la cabalette, les choses sont plus difficiles encore : aigus mal négociés, manque de rythme, intervalles difficiles, notes peu précises : l’héroïsme demandé n’est pas vraiment là et on entend la difficulté et les limites de la voix. D’ailleurs, elle a été coupée dans les représentations suivantes, mais on doit apprécier en ce soir de Première le cran de l’artiste qui l’a affrontée, tout en étant conscient de ses difficultés. Cela s’appelle de la générosité.
Mais, au-delà des capacités strictement techniques, (et pour de tels artistes, c’est même secondaire) il y a à mon avis des raisons subjectives qui tiennent au rôle et qui font qu’Alagna n’a pas forcément la voix qu’il faut pour Éléazar. Alagna n’est jamais si convaincant que dans les rôles solaires, auxquels son timbre s’adapte idéalement. Éléazar est tout sauf solaire : et Bieito l’a bien compris dans sa mise en scène noire, funèbre du début à la fin. Éléazar est un rôle tendu, sombre, halluciné, un rôle qui exige une expression de l’intériorité, qui exige de rentrer en soi, qui exige aussi une sorte d’aveuglement, de possession même au sens fort du terme, en bref, Éléazar est un ravagé, un lacéré. Qu’on le veuille ou non, le timbre d’Alagna n’a aucun de ces caractères, il évoque un tout autre univers que celui d’Éléazar. Alagna est un solaire, un diurne : il ouvre la bouche et « apriti Cielo !» (ouvre-toi Ciel !). Éléazar est un lunatique, un lunaire, un nocturne, un rongé de l’intérieur et le chant d’Alagna, qui a toujours une couleur de santé, voire de sérénité ne me paraît pas correspondre à ce rôle. Pour moi donc la raisons subjective, c’est que ce rôle ne lui correspond pas, et qu’il ne le fait pas (encore) sien.
À cela aussi correspond le traitement du personnage par Bieito. Là où un Py ou même un Audi l’identifiaient clairement, Bieito « l’anonymise » en lui faisant revêtir le costume le plus neutre possible, un costume-cravate gris, des cheveux gris, des lunettes et une serviette de rond-de-cuir, un look de petit fonctionnaire rabougri, qui ne fait plus « signe », il suit Rachel, qui elle est la seule « identifiable » avec sa robe verte, comme une ombre, avec les caractères d’une ombre. Bieito, comme pour Léopold, défait le rôle de son aura, de l’aura du ténor, de l’aura de la star qu’on attend, comme si la danseuse-étoile était noyée dans le corps de ballet. Ainsi défait des attributs opératiques habituels, presque « désalagnisé », Alagna ne semble pas vraiment à l’aise dans les atours, même si les qualités de l’artiste sont là et qu’il relève bravement le défi.
Comme souvent à Munich, les autres rôles le plus souvent au premier acte, sont très bien tenus et contribuent à la réussite d’ensemble. On notera d’abord le Ruggiero de Johannes Kammler, sonore et juvénile, l’Albert très bien dessiné de Tareq Nazmi, pilier de la troupe de Munich, et toujours à l’aise dans les rôles où il est distribué, et Christian Rieger en officier de l’Empereur, autre membre bien connu de la troupe.
Au total, nous nous trouvons face à une entreprise où la couleur de la mise en scène emporte tout : les costumes noirs ou gris de Ingo Krügler, les lumières, rasantes, contrastées, violentes de Michael Bauer contribuent également à une ambiance dérangeante, tendue, qui va à l’opposé du grand spectacle ou de la distraction. Si le Grand Opéra comme on l’a dit correspond à ce que serait le Musical aujourd’hui, on est aux antipodes, plutôt vers la cérémonie funèbre, vers une sorte de Requiem pour un martyr.
On est aussi aux antipodes de certaines productions de Bieito, échevelées, colorées (je pense à ce Mahagonny d’Anvers vu deux jours auparavant), qui offrent une profusion spectaculaire. Peut-être d’ailleurs assiste-t-on à une nouvelle phase du travail du metteur en scène espagnol, dans la veine du récent Lear parisien, plus marquée que Lear, plus terrible aussi, voire impitoyable, mais austère, mais réduite à l’essence des choses.
Et musicalement, la voie où s’engage Bertrand de Billy, entouré d’un orchestre des grands soirs et d’un chœur magnifiquement préparé par Sören Eckhoff est bien la même, où tout spectaculaire et tout pittoresque est effacé, et où la profondeur, l’intériorité et le raffinement sont privilégiés. Une direction très élégante, analytique, qui révèle plus qu’elle ne montre. Une révélation plutôt qu’une démonstration, voilà ce qu’est l’ambiance musicale, qui sacrifie un peu dynamisme et pulsion au profit d’un chemin plus difficile, peu complaisant, qui rend tout autant justice à une partition dont la richesse est grande. En trois mois deux visions contrastés d’une des œuvres phares du répertoire, avec ses qualités, et ses ambiguïtés. Le répertoire et les saisons, les mises en scènes s’inscrivent dans les tensions du moment. Gageons qu’une nouvelle carrière est lancée pour La Juive. [wpsr_facebook]

Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl
Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl

 

 

 

 

WIENER STAATSOPER 2014-2015: KHOVANTCHINA de Modest MOUSSORGSKI le 21 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Semyon BYCHKOV; Ms en scène: Lev DODINE)

Khovantchina © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Khovantchina © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

L’Opéra de Vienne est d’abord une institution, avec ses habitudes et sa tradition. Il y a un vrai choix artistique de Dominique Meyer, qui a clairement opté non pour des coups médiatiques, mais pour la solidité, pour un meilleur équilibre entre le quotidien du répertoire et les nouvelles productions, privilégiant la musique, les distributions solides, privilégiant une qualité moyenne améliorée plutôt que six ou sept coups au milieu de soirées plus médiocres, ce qui était le reproche qu’on pouvait faire à l’Opéra de Vienne il y a quelques années. Les nouvelles productions sont pensées en fonction de leur future durée, et non en fonction du moment. Il y a des productions qui, une fois présentées et reprises deux ou trois fois, semblent déjà démodées. Dans un théâtre où certaines remontent à 1958 (Tosca 514 représentations), 1963 (La Bohème, 414 représentations), 1968 (Rosenkavalier, 360 représentations), la durée de vie d’une production est évidemment une donnée plus sensible qu’à Paris ou à la Scala. À la Scala par exemple, à part La Bohème de Zeffirelli, – la même qu’à Vienne, et créée par le même Karajan- une production n’a guère plus qu’une dizaine d’années de vie, avec quelques reprises. À Paris, Le Nozze di Figaro de Strehler ont cette fonction muséale, bien que les décors aient été refaits pour l’entrée à Bastille, n’étant pas les décors originaux de 1973, le Faust de Lavelli (1975) avait cette fonction jusqu’au moment où Gérard Mortier a eu la mauvaise idée de se débarrasser des décors…… Mais Paris ou la Scala ont une programmation diversifiée, où la nouveauté joue un rôle plus structurel qu’à Vienne, à cause du système stagione, grand consommateur de productions nouvelles. Dans des théâtres moins importants (par exemple, le Teatro Real de Madrid ou le Comunale de Florence) les reprises sont moindres, et la nouvelle production s’affiche 6 ou 7 fois et disparaît la plupart du temps dans les oubliettes de l’histoire.
Une production ancienne n’est pas seulement un facteur d’économie, elle inscrit le théâtre dans une histoire, dans une tradition, dans une continuité, c’est évidemment le cas, on le verra,  du Rosenkavalier que j’ai revu le même week end.
Ainsi donc, une nouvelle production doit allier à la fois modernité pour que le public du jour puisse l’apprécier et l’accepter, mais aussi une modernité suffisamment relative pour qu’elle puisse durer et ne pas lasser un public 10 ans plus tard.  «  Moderne, oui, mais pas que » du moderne oui, mais du durable.
Je pense que les grandes mises en scènes résistent au temps : l’exemple du Faust de Lavelli, qui a duré une trentaine d’années, alors qu’il fut accueilli sous les huées violentes du public parisien d’alors – qui ressemble étrangement d’ailleurs par sa science de la vocifération à un certain public parisien d’aujourd’hui, on a dû le mettre dans du formol pour le ressortir à chaque fois…- , l’exemple de La Bohème de Zeffirelli, dont le deuxième acte 50 ans après provoque toujours les applaudissements à scène ouverte, comme le Rosenkavalier d’Otto Schenk. Au théâtre l’exemple de l’Arturo Ui de Heiner Müller toujours aussi fascinant, ou de l’Arlecchino servitore di due Padroni de Strehler en sont d’autres preuves
Dominique Meyer veille à la consolidation du répertoire et affiche une politique de production sereine assez loin des paillettes, une politique rassurante qui assure un public régulier. Avec Manuel Legris,  il a redonné au ballet un lustre qu’il avait perdu, il a redonné à des productions de répertoire emblématiques (comme le Rosenkavalier) une nouvelle jeunesse, et plusieurs reprises ont marqué (Ring avec Thielemann, Rosenkavalier avec Harteros) , ou même de nouvelles productions comme La Fanciulla del West avec Stemme et Kaufmann, ou probablement cette saison l’Elektra avec Stemme où tous les Stemmolâtres vont courir à Vienne, dans une mise en scène de Uwe Eric Laufenberg, un solide professionnel qui n’effarouchera sans doute personne..
Cette Khovantchina est donc la deuxième des nouvelles productions de la saison (après Idomeneo en octobre). Et c’est la deuxième production de cette œuvre à Vienne.
Présenté à Vienne lors d’une tournée en 1964 de l’Opéra de Belgrade, Khovantchina est entré au répertoire de l’Opéra de Vienne sous le règne de Claus Helmut Drese et Claudio Abbado en 1989, dans une belle production d’Alfred Kirchner dont il reste et CD et vidéo, mais dont la qualité n’atteint pas les grandes mises en scène de Boris qu’on a pu voir dirigées par Abbado, des Boris inoubliables (Lioubimov à Milan, Tarkovski à Vienne, Wernicke à Salzbourg). Abbado d’ailleurs n’a dirigé Khovantchina qu’à Vienne : à la Scala, Khovantchina  apparaît dans les années 60, en italien (direction Gavazzeni)  mais est représentée souvent lorsque le Bolchoï est accueilli à Milan, et la production de Khovantchina de Iouri Lioubimov en 1981 est dirigée par Rouslan Raïtchev . Mais  le goût d’Abbado pour Moussorgski est connu. Il avait organisé à Milan en 1981 un Festival Moussorgski (Boris – Abbado- , Khovantchina- Raïtchev-,  et la Foire de Sorochinsky dirigée par Riccardo Chailly) et un très gros congrès . Alors sa Khovantchina à Vienne fut et reste inoubliable. Dans ma mémoire et mon cœur, Abbado reste une référence dans cette œuvre et dans Moussorgski en général. Il tire de cette musique quelque chose qui a à voir avec la tristesse, la mélancolie, la souffrance, il y privilégie non le spectaculaire, mais l’intériorisation, la légèreté, le raffinement, il y fait entendre des sons rugueux (il se réfère toujours aux versions originales ou proches de l’original) , mais insérés dans un discours où le rugueux se confronte à l’élégant, comme souvent il le fait chez Mahler, ou comme souvent Mahler le fait, n’hésitant pas à accoler grotesque et ironie, mais toujours avec l’épanchement sublime de l’âme souffrante.

Le Moussorgski d’Abbado pleure, étreint, émeut, un Moussorgski non pas idiomatique au sens où il serait enchâssé dans son « être russe », mais un Moussorgski universel, le musicien qui fascinait Debussy dont la partition de Boris trônait sur le piano, une musique qui bouleverse et à laquelle on ne cesse de revenir non parce qu’elle est russe, mais parce qu’elle est grande. Il n’est pas de semaine où je ne réécoute le début de son Boris, ou le prélude ou le final de sa Khovantchina.
J’ai peu vu Khovantchina, ce n’est pas une œuvre fréquente : quatre productions. Ma première fois fut à Athènes, en plein air et en plein été à l’Odéon d’Hérode Atticus, lors d’une tournée de l’Opéra de Sofia au temps de sa splendeur, avec au pupitre Atanas Margaritov, excellent chef, et l’extraordinaire Nicolai Ghiuselev dans Dossifei . On utilisait alors l’édition de Rimsky Korsakov. Il existe un très bon disque de l’opéra de Sofia, avec les mêmes protagonistes.
Ensuite, j’ai entendu Abbado en 1989, et ce fut la révélation.
Et j’ai entendu Valery Gergiev à la Scala, en 1998, immense déception tant scénique (vieille production du Marinskij) que musicale : comme je ne pouvais y croire, j’y suis retourné une seconde fois… et ce furent deux soirées monstrueuses d’ennui.
Enfin cette production de Lev Dodine, dirigée par Semyon Bychkov. La production de Kirchner n’ayant été représentée que 22 fois (de 1989  à 1993, avec Claudio Abbado puis Ulf Schirmer) on eût pu penser à un(e) Wiederaufnahme (à une reprise retravaillée), mais sans doute a-t-on préféré donner plus de relief en proposant une nouvelle production.

Kuska (Marian Talaba)  © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Kuska (Marian Talaba) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Lev Dodine est un metteur en scène qui a compté dans les années 1990. Il apparaissait comme l’un des chefs de file des metteurs en scène de l’école russe, une sorte de Tcherniakov de l’époque. Il explosa dans le monde entier en 1990 avec Gaudeamus, une pièce sur l’armée aux temps de l’URSS, d’après Bataillon de construction de Sergueï Kaledine, faite avec les élèves de l’Institut théâtral de Leningrad. Je ne saurais trop encourager les spectateurs parisiens à courir à la MC93 du 22 au 25 mai prochains puisque Dodine reprend ce spectacle mythique avec de jeunes comédiens. Abbado lui a confié Elektra au Festival de Pâques de Salzbourg en 1995.

Depuis les années 2000,  Dodine à l’opéra n’a pas laissé de productions vraiment marquantes, et la production présente de Khovantchina  n’a pas été plus favorablement accueillie par la presse.
Et pourtant, même si ce n’est pas une production exceptionnelle, elle n’est pas aussi médiocre que ce que la presse allemande ou autrichienne a bien voulu dire. On lui a reproché pêle-mêle l’absence totale de jeu entre les personnages, un refus du théâtre et pour tout dire, un ennui lancinant et répétitif .
C’est que Dodine a choisi volontairement de traiter cette fresque historique non comme une histoire, mais comme une passion, un oratorio qui arriverait de scène en scène à l’holocauste final.
Ceux qui ont connu l’Opéra de Paris dans les années 70 (Et Dominique Meyer le premier !) se souviendront sans doute d’Oedipus Rex de Stravinski dans la production de Jorge Lavelli (avec Maria Casarès dans le récitant), avec ce chœur disposé dans des nacelles, verticalement, pendant que le drame se déroulait sur le plateau avec un minimum de moyens.
Dodine reprend plus ou moins le même principe : une structure de bois (un peu comme des croix entremêlées) verticale avec les protagonistes et les chœurs disposés verticalement, qui dans des sortes de tribunes, qui sur des nacelles apparaissant et disparaissant des dessous (décor d’Alexander Borovski).
Presque jamais aucun chanteur sur le plateau, mais dans des sortes de nacelles d’échafaudage à l’espace réduit, dialoguant entre eux de nacelle à nacelle, ou à deux ou trois (jamais plus) dans la même nacelle. Les chanteurs le plus souvent bien plantés de face, comme s’ils faisaient en permanence un discours au peuple (le public en l’occurrence).
Il en résulte un rythme non théâtral, mais musical, une sorte de litanie permanente que le dispositif dans sa verticalité accompagne, avec en arrière plan une arrière scène souvent éclairée de rouge, puisque le spectacle est tiraillé entre le Rouge et le Noir. Effectivement, on peut considérer que voir les personnages apparaître et disparaître sans cesse, sans aucun autre effet de théâtre, a quelque chose de frustrant, répétitif et ennuyeux.
Pourtant j’ai trouvé que ce spectacle était assis sur des références, enracinées dans l’histoire du spectacle vivant et dans l’art russe.
En réduisant l’espace dévolu à chaque scène, en plaçant clairement le chœur en arrière, comme un spectateur et un commentateur, en isolant les protagonistes, il se réfère à l’art de l’icône, et à l’art de l’icône russe, qui isole les scènes dans des sortes de vignettes, avec les scènes de foule où la foule est collée comme entre ciel et terre, dans une absence de perspective. Il y  a quelque chose qui rappelle cela dans ce travail. S’est-il souvenu du travail de Lioubimov sur Boris à la Scala en 1979, dont la référence, cette fois-ci explicite, était l’icône russe ? Je ne peux l’affirmer, mais cette verticalité, cette manière de disposer les foules, et la manière d’isoler les protagonistes non dans un rapport théâtral, mais presque pictural, m’a renvoyé à ces univers.

Effectivement, il y a peu ou pas d’interaction entre les personnages, mais c’est justement ce que veut Dodine, il veut des personnages de face, face au peuple, face au public, isolés comme des emblèmes, il veut un minimum de jeu, constituer des tableaux presque fixes faits de gris, noir et rouge, rouge du feu, rouge du sang. Même les fameuses danses persanes n’ont rien d’une chorégraphie orientale, mais d’un exercice minimal où les femmes se bousculent dans l’espace réduit d’une nacelle où le maître (Ivan Khovanski) est à peine visible dans l’amoncèlement, puis avec une chorégraphie vaguement copulatoire d’un goût discutable. Le meurtre lui même est loin d’avoir le réalisme qu’on pourrait attendre. En fait Dodine essaie de travailler sur une sorte d’abstraction et d’éloignement.
Cependant, le seul personnage qui semble l’intéresser de manière concrète c’est Marfa. Habituellement, Marfa est toujours vue comme une femme hiératique voilée du noir des vieux croyants. Ici au contraire, le personnage est plus complexe (comme d’ailleurs dans le livret), elle est à la fois entrée chez les vieux croyants, mais encore amoureuse d’Andreï Khovantski, et dans un rapport étrange à Dossifei, le chef des vieux croyants, où comme dans une secte, le maître a sa maîtresse préférée.

Dossifei (Ain Anger) et Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Dossifei (Ain Anger) et Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Dossifei torse nu et Marfa en combinaison au début du 4ème acte laissent peu de doute sur la nature de leurs rapports.
Ce qui intéresse visiblement Dodine, c’est la complexité du personnage de Marfa, à la fois soumise au maître, amoureuse de son ancien amant, et d’une indéniable sensualité là où on la représente toujours comme celle qui a renoncé au monde.
Ainsi donc, dans cette volonté d’abstraire la fresque historique, Dodine insère un seul destin individuel, un peu différent des autres, en une Marfa fortement érotisée, qui transforme les rapports avec les personnages et le regard du public et les rend moins  lisibles, mais plus subtils. Il est aidé en cela par l’engagement d’Elena Maximova, qui donne beaucoup de relief au rôle. Parallèlement, il efface presque complètement Andreï Khovantski, en faisant un personnage très secondaire, et ne donnant de vrai relief qu’à Ivan Khovantski (Ferruccio Furlanetto), Dossifei (Ain Anger),  Marfa (Elena Maximova) et dans une certaine mesure à Golitsin (excellent Herbert Lippert).
Ainsi donc cette mise en scène peu anecdotique et très concentrée laisse peu de loisir à l’œil de se distraire. On se demande d’ailleurs pourquoi baisser le rideau aussi souvent, puisqu’apparemment il n’y a pas de changements de décor, sinon pour bien séparer les tableaux, comme autant de moments, de stations de la Passion qui est racontée, une sorte de marche au supplice. Cela laisse d’autant plus d’espace à la musique.
Peut-être eût-il fallu à cette conception assez « essentielle » une vision musicale moins « épique » que celle de Semyon Bychkov. Sa direction très énergique, au tempo souvent assez rapide (prélude), laisse peu de place à l’intériorisation ou à la mélancolie, ou même à la méditation. L’orchestre est magnifiquement dirigé, avec un son plein, charnu, massif et en même temps une très grande présence de certains pupitres (les bois) et donc un très grand relief. Mais il manque à cette approche une couleur suffisamment crépusculaire pour mon goût. J’aime dans Khovantchina cette idée si chère à Moussorgski de la fin d’un monde, d’une époque, de la Russie médiévale. Cette Khovantchina qui raconte l’histoire de l’avènement d’une certaine modernité représentée par Pierre Le Grand, le grand absent toujours présent dans l’œuvre, et la disparition de la féodalité et d’une vision rigoriste et sans concession de l’orthodoxie (« l’orthodoxie ou la mort », que les plus rigoureux des orthodoxes encore aujourd’hui affirment),

L'Orthodoxie ou la Mort
L’Orthodoxie ou la Mort

ne connaît pas de moments de répit, de repli sur soi, elle avance inexorablement vers la fin tragique, cet holocauste très proche de l’hérésie cathare (qui rappelle le bûcher de Montségur), qui est d’ailleurs le moment le plus réussi musicalement. Une scène finale grandiose, terrible, où l’orchestre sonne merveilleusement et où le chœur est impressionnant (magnifique d’ailleurs de bout en bout, dirigé par Thomas Lang, auquel s’est ajouté le merveilleux Chœur Philharmonique slovaque de Jozef Chabroň et le Chœur d’enfants de l’Opéra de Vienne dirigé par Johannes Mertl) : le spectateur en est justement écrasé.
Je trouve pour tout dire que la direction de Bychkov, tout en étant parfaitement au point, parfaitement en place, tant du côté des volumes que des rythmes, manque un peu de couleur sauf au 2ème acte, très réussi. J’eus souhaité une vision musicale plus mystique. Elle est en cela l’opposé d’une conception à la Abbado, qui avait utilisé à la fois la version Chostakovitch, le final plus léger de Stravinski et les quelques moments de la version originale qui restent pour rendre les diverses colorations d’une ambiance . Ici, Bychkov n’utilise que la version Chostakovitch, qu’on estime la plus proche de la couleur voulue par Moussorgski, mais il ne rend pas pour mon goût totalement l’épaisseur de la partition.

Ivan Khovantski (Ferruccio Furlanetto) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Ivan Khovantski (Ferruccio Furlanetto) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Du côté du chant, la distribution ne connaît pas de failles majeures : Ferruccio Furnaletto reste impressionnant en Ivan Khovantski, même si la voix a connu des difficultés qui ont nécessité une annonce à la fin de l’opéra : la diction, le phrasé, la couleur, tout est remarquable et la présence aussi rappellent que Furlanetto a été un beau Boris.

Andrei Khovantski (Christopher Ventris) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Andrei Khovantski (Christopher Ventris) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Christopher Ventris est un Andrei Khovantski notable, même si le rôle est plus pâle, mais la présence vocale reste appréciable. Excellent Herbert Lippert dans Golizin, lumineux, à la diction claire, à la voix bien projetée. Moins convaincant pour mon goût le Schaklovity de Andrzej Dobber, au timbre moins séduisant (il ne fait pas oublier Kotscherga dans ce rôle).

 

 

 

 

 

 

L'écrivain (Norbert Ernst) et Schaklovity (Andrzej Dobber) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
L’écrivain (Norbert Ernst) et Schaklovity (Andrzej Dobber) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Signalons aussi l’écrivain public de Norbert Ernst, toujours impeccable, diction limpide, phrasé modèle, projection magnifique de cette voix claire spécialiste des rôles de composition et notons parmi les rôles de complément le très joli Kuska de Marian Talaba, une image marquante de la soirée.

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais c’est Ain Anger qui impressionne le plus dans Dossifei. La voix est puissante, immense même.

Ain Anger (Dossifei) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Ain Anger (Dossifei) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Tout en restant sombre, elle est particulièrement sonore. Le timbre n’a pas la séduction pour mon goût de certaines basses profondes russes (comme Ghiuzelev, dont il était question plus haut), mais le chanteur a la puissance et l’étendue, la présence imposante, qui en fait sans aucun doute la grande vedette de la soirée. Un Dossifei plus jeune, plus vigoureux, plus énergique, qui n’a rien des vieillards chenus un pied dans la tombe qu’on a l’habitude de voir dans ce rôle. Il est ce meneur de secte, tel qu’on en voit quelquefois dans l’actualité, à la fois énergique et séduisant qui traîne les âmes, les cœurs et les corps derrière soi.

Du côté féminin, jolies Emma de Caroline Wenborne et Susanna de Lydia Rathkolb, mais ce sont des parties très secondaires, émergeant à un seul moment de l’opéra, le rôle féminin essentiel (Marfa) étant tenu par Elena Maximova,

Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

qui s’est substituée à Elisabeth Kulman, cette dernière voulant prendre un peu de champ, et c’est un peu dommage.
Elena Maximova, on l’a dit, brille par son incontestable présence scénique et sa belle féminité. La voix de mezzo est très correcte, mais un peu plate, manquant de couleur et de personnalité et un tantinet de profondeur et n’a en aucun cas la présence hallucinante d’une Miltcheva (avec Sofia), d’une Lipovšek et d’une Semtchuk (les deux avec Abbado).
Au total, une bonne représentation, qui fait honneur à l’œuvre, mais qui ne bousculera pas mon Panthéon moussorgskien. Elle mérite néanmoins d’être vue, parce qu’elle est bien distribuée et bien dirigée, et que Khovantchina n’est pas si fréquent sur les routes du mélomane.[wpsr_facebook]

Khovantchina scène finale © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Khovantchina  © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: BORIS GODUNOV de Modest MUSSORGSKI le 28 MARS 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Calixto BIEITO)

Le choeur salue, le 28 mars 2014, Munich, National theater
Le choeur salue, le 28 mars 2014, Munich, National theater

On se reportera au compte-rendu de Juillet 2013, dans une distribution sensiblement différente et sous la direction de Kent Nagano, pour une analyse détaillée de la production.

Qu’est-ce qu’une interprétation russe ?
Me trouvant à Munich avec des amis proches, nous avons beaucoup échangé à propos de ce Boris Godunov, que quelques uns ont trouvé tout sauf russe. Pour eux, cela voulait dire  des moments de poésie ineffables, des étirements développés du son, un lointain écho de chants populaires, une respiration large, du cantabile : une interprétation à la Gergiev, quelquefois explosive, colorée et coloriste, mais aussi intimiste et lyrique. Évidemment le choix de Kirill Petrenko qui est aussi russe que Valery Gergiev, va tout à l’opposé.

Nota: À propos de Gergiev, il y a une polémique à Munich née de ses déclarations publiques soutenant Vladimir Poutine en Crimée. Comme le chef doit prendre en main les Münchner Philharmoniker sous peu, ça fait un peu désordre, même si Gergiev est là pour faire de la musique et que ses opinions politiques importent peu à mon avis. D’autres chefs ont des opinions tranchées, pas forcément politiquement correctes, notamment en Allemagne, et ils font carrière sans qu’on les ennuie…

Fin de l’incise.

Kirill Petrenko est tout sauf flamboyant : discret, refusant les interviewes, il dirige moins qu’un GMD habituel, mais il travaille chaque partition à fond, en liaison avec la production, d’une manière systématique qui peut désarçonner quand il va là où personne ne l’attend, comme dans ce Boris Godunov étonnant.
Ainsi voudrais-je ici compléter le long compte rendu de la saison dernière pour confier d’abord mon adhésion renouvelée à cette mise en scène centrée sur la bassesse du politique et sur  la violence qu’il génère dans une société en désarroi. L’actualité récente nous en donne des pelletées d’exemples.
Cette production est d’un tel niveau que la revoir à quelques mois de distance ne donne  pas l’impression de déjà vu mais plutôt celle d’une nouvelle exploration. Voilà un travail d’une puissance rare, comparable dans un tout autre genre aux Soldaten de Zürich, du même Calixto Bieito.
Cette mise en scène noire et sans espoir, qui ne laisse pas d’échappatoire ni au peuple, ni au destin des hommes de pouvoir, se déroule dans un noir de deuil : deuil de l’humanisme, deuil de tout ce qui fait la différence entre l’homme et l’animal : Bieito fait son deuil de l’homme.
Les applaudissements sont longs, nourris, mais jamais explosifs comme si un tel spectacle et ce qu’il montre, et ce qu’il dit, imposait la retenue et même une certaine angoisse.
À une production sans concession et dénuée de tout sentimentalisme (même le petit Fjodor jouant avec sa mappemonde est déjà engagé dans le mépris de l’autre : voir comment il lance la mappemonde sur Shuiskij), correspondait déjà une direction de Kent Nagano assez glaciale et presque chirurgicale.
Kirill Petrenko lui succède et reprend la production en imposant la même vision, mais encore plus marquée et plus définitive. C’est un chef très attentif à ce qui se passe sur scène, et qui cherche sans cesse une cohérence entre ce que dit la scène et ce que dit la fosse. La scène est noire et glacée, la fosse l’est tout autant, à un niveau tel qu’elle désarçonne l’auditeur qui attend du Boris Godunov un minimum de lyrisme, un peu de complaisance (usage du rubato, des sons tenus longuement, voire étirés), et de la rutilance:  il attend souvent une couleur dite russe, c’est à dire du Mussorgski mâtiné de Tchaïkovski, un peu comme j’essayais de l’expliquer ci-dessus.

Rien de tout cela ici.
Rien.
Rien qu’une froideur totale, rien qu’un refus systématique de ce qui pourrait ressembler à du décoratif. Kirill Petrenko dirige un Mussorsgki-Bauhaus : des lignes épurées, pas de gracieusetés, pas une seule concession au sentimentalisme, ni d’ailleurs au sentiment, pas d’espace pour la complaisance sonore, aucun espace pour le cantabile, complètement refusé : si le tempo n’est pas rapide, il le devient là où là où habituellement on s’attarde et on s’étend: c’est tellement net dans l’intervention initiale de Schtschelkalow (Markus Eiche) qui est souvent un moment suspendu, extraordinaire d’émotion contenue. Ici, l’émotion est soigneusement contournée, évitée, les notes ne sont pas tenues ni longues, c’est plus net, plus brutal, plus frustrant.
Cette approche du Boris est complètement autre. Le frisson vient certes, mais il vient essentiellement d’une tension quelquefois insupportable née d’un parti pris d’objectivité qui finit par créer du malaise : un Boris en version Sachlichkeit. Je me suis plusieurs fois retrouvé au bord des larmes, dressé sur mon fauteuil, non pas des larmes cathartiques, mais  de ces larmes qui vous viennent parce que vous êtes enfermé à ne pas pouvoir vous en sortir, des larmes de rage.
Tout en collant à ce que dit Bieito, tout en adhérant à cette vision qui place Poutine et Sarkozy comme premiers guignols politiques (bientôt suivis de tous les autres, de Blair à Hollande), Petrenko propose une vision de ce Mussorgski première version (1869) particulièrement rèche, avec des sons coupants, des interventions sonores brutales et sèches, notamment des vents (bois, cuivres), et quand il le faut un son plein, immense, en expansion, mais jamais attendri sur lui même, jamais complaisant, jamais éclatant ou rutilant (c’est toute la différence avec un Nagano qui concédait un doigt de rutilance). Cette version de 1869 est une version brute, sans concessions, peu gracieuse, mais puissante, mais inquiétante, mais profondément pessimiste. Il fait ainsi parler l’orchestre avec cette ironie et ce sarcasme qu’on voit quelquefois chez Mahler, notamment dans la 7ème, la moins populaire, la plus nocturne, ou le Rondo Burleske de la neuvième, celle de la mort.
Il semble nous dire : Mussorgski, c’est un homme de l’après, c’est un Stravinski débarrassé de ses volutes modern’style,  un créateur de sons, c’est un Berg avant l’heure. 
Il nous montre ainsi comment et pourquoi Mussorgski est un compositeur de référence pour le XXème, Debussy, Zemlinsky, Chostakovitch, Poulenc etc…
Sa direction affiche ses habituelles qualités, désormais bien connues, d’abord un souci de clarté presque géométrique, chaque note est nette, sculptée, dessinée, puis un souci d’équilibre avec la scène, sans jamais couvrir les chanteurs, mettant même quelquefois les voix au premier plan en refusant d’imposer la pâte orchestrale : on a quelquefois l’impression qu’on chante presque a capella, en entendant dans la fosse quelques notes isolées, comme des pointes acérées, ne « lâchant » l’orchestre que dans les grandes scènes de foule où le chœur extraordinaire, peut-être encore plus que cet été (toujours dirigé par Sören Eckhoff), impose un son prodigieux, énorme et paradoxalement sans éclat, lui aussi coupant et net, comme une guillotine.
L’orchestre répond aux sollicitations à un point tel qu’on comprend combien en quelques mois non seulement il l’a pris en main, et combien il a instauré un dialogue artistique intense et profond: il développe quand il faut un son d’une puissance inouïe, qui cependant n’est jamais trop fort. Accompagnant les voix en les soutenant, avec des indications très précises, il varie les volumes et la couleur donnant l’impression que l’orchestre parle, comme un chanteur. Rarement on a eu une telle osmose entre fosse et plateau.

Saluts, 28 mars 2014, De g.à d.Petrenko, Kotscherga, Siegel, Nakamura, Matorin
Saluts, 28 mars 2014, De g.à d.Petrenko, Kotscherga, Siegel, Nakamura, Matorin

Depuis Claudio Abbado qui imposait une lecture de Mussorgski bouleversante, à la fois poétique et nostalgique, d’une infinie tristesse,  je n’ai pas entendu une vision aussi neuve, aussi riche, aussi passionnante ni aussi intelligente, d’une infinie noirceur.
C’est bien l’analyse scrupuleuse de la partition qu’on voit derrière cette direction, une partition travaillée, fouillée, explorée de manière très précise, avec une logique décisive et des choix d’une rare netteté : il y a une ligne, il y a une direction, il y a une résolution . Ces amis dubitatifs qui m’accompagnaient étaient sonnés à la fin, reconnaissant d’abord l’extraordinaire beauté de l’ensemble, et en même temps son extraordinaire étrangeté : frustrés  devant un travail auquel ils n’adhéraient pas mais contraints de reconnaître l’extraordinaire nouveauté de l’approche. Je pense qu’une partie du public a ressenti le même type de sentiment ou d’impression, tiraillé entre le choc inévitable de la nouveauté, et la nostalgie de l’attendu.
Comme je suis heureux d’avoir été confronté à quelque chose de neuf, qui explore d’autres chemins, et qui m’a aussi quelquefois heurté : enfin on sort de la sagesse qui est conformisme musical, du culte narcissique de l’effet, enfin on rencontre une sorte de vision, dorique et sans fioritures, enfin quelqu’un qui a quelque chose d’autre à dire qu’un discours convenu ou attendu sur les œuvres. Et notamment sur cette œuvre-là, pour laquelle beaucoup d’auditeurs espèrent un peu de pittoresque et de spectaculaire.
Voilà une beauté presque mystique architecturée à la Le Corbusier, avec un filet de lumière filtrée. Il faut plonger en soi, pour pouvoir la percevoir, il faut plonger dans la méditation.
À cette direction du troisième type a répondu une distribution sensiblement différente de cet été,  faisant appel à l’excellente troupe pour l’ensemble des rôles de complément . On retrouve donc Angela Brower, Fjodor d’une grande fraîcheur,  qui fait percevoir néanmoins dans son chant  quelque chose de l’indifférence naissante de l’enfant gâté. Eri Nakamura est une formidable Xenia, déjantée, hors sol et Okka von der Damerau une honnête aubergiste, tout comme la nourrice de Heike Grötzinger. Du côté des hommes, signalons de nouveau le bon Missail de Ulrich Reβ et surtout l’excellent Innocent de Kevin Conners, dont l’intervention est à la fois tendue et terrible, est indéniablement douée de poésie. Un des moments les plus insupportables de la soirée.

L'ensemble de la distribution le 28 mars 2014
L’ensemble de la distribution le 28 mars 2014

Gerhard Siegel, de nouveau Shuiskij, m’est apparu en moins bonne forme que cet été, des problèmes de tenue vocale, de projection à l’aigu, quelques sons un peu difficiles, même si l’artiste reste prodigieux dans sa manière de dire le texte et de le distiller.
Markus Eiche est un remarquable Schtschelkalow , voix claire, bien timbrée, chaude, diction parfaite, on entend chaque mot, et on entend surtout la froideur millimétrée du politique aux gestes calculés. C’est aussi le cas de Dmytro Popov, un Grigorij vaillant,  très à l’aise en scène, aux aigus marqués, sachant colorer et doué d’un timbre particulièrement attachant, d’un vrai style et d’une vraie présence .
Vladimir Matorin en Varlaam confirme l’impression de cet été : son intervention est vraiment l’un des sommets de la soirée, avec son chant puissant, dynamique qui montre en même temps une grande capacité à varier l’expression et la couleur : chez Varlaam c’est ce qui fait tout le rôle et c’est justement ce que n’arrive pas à  réussir Ain Anger en Pimen, même s’il a remporté un gros succès, grâce à une voix large et bien posée :

Ain Anger
Ain Anger

c’est un jeune Pimen, ce qui est rare, et qui inverse le rapport à Boris, l’autre basse par rapport à l’été dernier (Kotscherga en Pimen, Tsymbaliuk en Boris). Pimen représente la mémoire, les temps immémoriaux des chroniques et son âge donne du poids à ses dires. Un jeune Pimen devient dans la vision très politique de Bieito un instrument conscient au service des boyards : à la fin, il semble être partie active du complot, non pour des raisons morales mais pour de pures raisons d’opportunité politique. Ain Anger dont la voix a d’éminentes qualités, cependant ne sait pas varier,ni interpréter, ni colorer : son chant est noblement monotone, sans expression, sans prise de risque. Un peu plat pour tout dire, alors qu’on attendrait là aussi un chant visionnaire et non une simple mise en notes.
J’ai vu il y a une quinzaine de jours Analotij Kotscherga à Milan dans La fiancée du Tsar (voir le compte rendu) et j’ai émis alors quelques doutes sur la stabilité de l’instrument vocal, ce que l’on peut comprendre pour un artiste ultra-septuagénaire; j’écrivais: Anatoli Kotscherga, il y a quelques années encore remarquable (dans Mazeppa à Lyon) par la profondeur et le métal, a perdu fortement en projection et en éclat. La voix de basse est devenue un peu voilée, même si elle garde une certaine puissance

Anatolij Kotscherga
Anatolij Kotscherga

Et dans sa première apparition lors de la scène du couronnement, seul sur la terrasse lointaine, elle ne fait pas l’effet d’un Boris habituel, elle est un peu éteinte –mais Tsymbaliuk, bien plus jeune, donnait un peu la même impression, celle d’un Boris écrasé, lointain et fatigué et la vision que propose Kotscherga est évidemment celle d’un Boris mur, résigné, vieilli. Mais quel renversement dans la scène avec Fjodor puis Shuiskij et dans la scène de la folie, puis dans toute la scène finale !
Anatolij Kotscherga était le Boris d’Abbado. Je me souviens qu’alors je le trouvais un peu indifférent, malgré une voix extraordinairement présente. 15 ou 20 ans après, non seulement c’est un grandiose Boris, mais il est complètement habité, halluciné, stupéfiant de vérité. La performance scénique et vocale est prodigieuse. À 72 ou 73 ans, c’est évidemment exceptionnel, et vraiment saisissant. La voix à peine voilée, dépasse en puissance celle des autres basses, elle s’ouvre, s’intensifie, se tend, se plie à l’expression. Il use d’une palette de couleurs incroyablement variée, tantôt tendre, tantôt apeuré, tantôt halluciné, tantôt Tsar, la voix toujours très contrôlée plonge le public dans une attention tendue, d’autant que l’orchestre notamment à la fin, le suit de manière à la fois mimétique et retenue, comme un chœur discret. Une incarnation totale, engagée, prenante, fantastique dans sa vérité et sa crudité, très différente de Tsymbaliuk, mais tout aussi impressionnante.

Anatolij Kotscherga
Anatolij Kotscherga

Je dois dire que l’intervention finale de l’orchestre celle du chœur font partie des moments les plus forts vécus sur un Boris. À y penser, j’en suis encore tout bouleversé. J’entends encore cette fin presque suspendue qui m’a arraché une expression d’étonnement, tant Petrenko refuse là aussi la langueur d’un final qui se prolongerait de manière narcissique, ce narcissisme dans lequel tant de chefs et non des moindres aiment se rouler.
Oui, j’ai vécu une grande soirée, étonnante, surprenante parce que j’ai été pris à revers, bien que je m’attendisse à la production, déjà connue, déjà aimée, déjà frappante. Ce qui m’a vraiment ému, c’est, dans une œuvre que j’adore depuis très longtemps, de découvrir des abîmes nouveaux, que l’on peut certes discuter, mais dont on ne peut discuter ni l’intelligence, ni la cohérence, ni la logique. Ce Mussorgski-là va à revers de tout ce qu’on a entendu jusque là : enfin de l’inconfort, enfin de l’inconnu, enfin un univers nouveau qui s’ouvre et dont le mélomane ne peut qu’être comblé. [wpsr_facebook]

Munich, 28 mars 2014
Munich, 28 mars 2014

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER de Richard WAGNER, le 15 mars 2013 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN, ms en scène Andreas HOMOKI)

Acte 1 ©Keystone

Il y a toujours beaucoup à dire d’une production wagnérienne, et peut-être encore plus quand elle n’a pas convaincu, ce qui est le cas. D’autant plus que le plus souvent, Der Fliegende Holländer a plutôt de la chance, et vu le cast réuni, on pouvait rêver, et rêver beaucoup mieux.
Depuis les années 80, l’œuvre a bénéficié à la Scala de deux productions (celle-ci est la troisième), en 1988, Michael Hampe, très classique dirigée par Riccardo Muti (c’était son premier Wagner) avec James Morris et Deborah Polaski et 2004, Yannis Kokkos, tout aussi classique mais plus jolie à voir dirigée par Guennadi Rojdetsvenski avec Juha Uusitalo et Eva Johansson. Du solide.
Cette année, c’est Andreas Homoki, actuel directeur de l’opéra de Zürich et ex directeur de la Komische Oper, qui assure la mise en scène (coproduite par Zürich et Oslo), Hartmut Haenchen qui dirige, avec Bryn Terfel et Anja Kampe. Du solide encore, d’autant que Daland est tenu par Ain Anger, et Erik par Klaus Florian Vogt pour toutes les représentations sauf la dernière. C’était Michael König, autre très bon ténor, qui était affiché pour cette dernière représentation: sans crier gare, sans avertir, la Scala affiche en réalité Marco Jentzsch qui a tenu le rôle à Zürich en décembre et janvier dernier. Enfin, autre surprise, alors que le programme, et notamment un article  très clair de Hartmut Haenchen évoque la préférence de Wagner pour une version en un acte sans entracte (aujourd’hui adoptée dans tous les théâtres ou presque) et aborde la question de la version en trois actes avec entractes (comme Muti l’avait fait en 1988) et la critique, la Scala propose ni l’un ni l’autre, mais une version en deux parties avec entracte après le premier acte, qui doit cacher des pesanteurs internes (syndicales dit-on) et sans doute une négociation avec le chef.
La mise en scène de Andreas Homoki éloigne volontairement toute référence aux légendes nordiques, et aux tempêtes de légende, elle fait de cette histoire une sorte de drame bourgeois, dans un décor clos, sinon unique, du moins agrémenté par un cube-cloisons de bois sombre qui tourne sur une tournette et présente panneaux économiques, tableaux (mer houleuse) ou carte géographique (de l’Afrique).
Évidemment, présentée ainsi, la mise en scène suscitera déjà un commentaire amer du spectateur agacé par le Regietheater (encore des absurdités!). La mise en scène de Homoki a sa logique, et sa cohérence, c’est loin d’être “n’importe quoi” comme on dit le plus souvent pour jeter aux oubliettes un travail de mise en scène.
Andreas Homoki part de la légende du Hollandais, qui se passe non en Norvège comme on le pense généralement, mais dans la région du Cap de Bonne Espérance: le capitaine hollandais a refusé de mouiller dans un port lors d’une terrible tempête, a blasphémé et défié les éléments, et comme punition non seulement il ne réussit pas à passer le fameux Cap, mais il est en plus condamné par Dieu à errer sur les mers jusqu’au Jugement Dernier et n’aborder la terre que tous les sept ans pour trouver la femme qui lui promettra amour et fidélité (jusqu’à la mort) et ainsi mettre fin à la malédiction.

Voilà qui explique donc la carte de l’Afrique du Sud (puis celle de l’Afrique entière) qu’on voit au début. Le décor clos, figure au départ (mais c’est peu clair) un navire, puis change (tout en restant globalement similaire structuré en espace unique : les changements de décor sont indiqués par cette structure centrale de bois qui tourne faisant apparaître tour à tour Afrique, mer houleuse, une horloge où le temps tourne à toute vitesse; les changements d’intérieur étant indiqués par des meubles qui varient: une table avec un télégraphe (nous sommes à la fin du XIXème), une salle avec des secrétaires derrière des machines à écrire (les fileuses…) , un canapé ou des fauteuils…Les ambiances changent sans vraiment changer: nous sommes dans un monde de la colonisation (Afrique du Sud) triomphante dont Daland est l’un des acteurs, où tout but poursuivi est économique: tous les personnages sont en noir habillés (hommes et femmes) comme des employés de banque des débuts du capitalisme,

Le Hollandais vu par Homoki ©Opernhaus Zurich/T+T Fotografie/Toni Suter + Tanja Dorendorf

sauf le Hollandais, sorte de Raspoutine un peu décalé dans sa pelisse en peau de bête (qu’il abandonnera lorsque l’amour de Senta lui sera donné, il laissera voir un costume très XIXème: le temps le rattrape avec l’amour!) et son haut de forme un peu désuet avec sa plume rouge : ce “look” est pris au film de Jim Jarmush Dead-man (1995) qui raconte l’errance d’un personnage (Johnny Depp)

Johnny Depp dans Dead-man

perdu dans un monde qui le pourchasse et condamné à errer dans l’Ouest américain avec un autre personnage nommé Nobody . C’est en soi une idée excellente, encore faut-il que le public non cinéphile puisse la saisir.

Dead-Man (avec Johnny Depp)film de Jim Jarmush

Erik aussi en habit de chasseur vert là où les autres sont en noir et blanc, est en décalage et  appartient à un monde différent, méprisé par les autres.

La Ballade ©Opernhaus Zurich/T+T Fotografie/Toni Suter + Tanja Dorendorf

Quant à Senta, elle ôte son habit d’employée pour apparaître en combinaison à la fin de la ballade (elle est prête à se donner…), qu’elle cachera sous une redingote pendant tout le reste de l’œuvre. La mise en scène oscille entre les fantasmes de Senta (thèse centrale de la mise en scène de Kupfer en 1978) et la vision d’un monde gouverné par le gain qui justifie l’attitude de Daland qui vend sa fille au plus offrant (après tout le mariage  aristocratique ou bourgeois a la plupart du temps été dicté par des accords économiques dans l’ancien régime et au XIXème). En ce sens Senta affirme la prééminence du désir personnel et non des contingences socio-économique, elle représente une sorte d’autonomie de la femme qui s’oppose envers et contre tout aux lois sociales et au conformisme en vigueur à l’époque.
D’un autre côté, la carte de l’Afrique complète qui apparaît au troisième acte et marque l’étendue de la conquête coloniale, puis à la place de la fameuse tempête, fait apparaître à la fois l’exploitation des noirs et aussi la révolte des zoulous (la carte de l’Afrique brûle) comme une menace transformée en cauchemar explique le contexte de l’histoire, qui fait apparaître le Hollandais comme venu de nulle part et qui repartira en disparaissant dans le nulle part et provoquera le suicide de Senta, avec la carabine d’Erik.
Tout ce propos a sa logique, sans forcément s’imposer : il manque à ce travail une vraie dynamique, on s’ennuie un peu, et une urgence que la musique devrait imposer. On ne rêve pas: toute référence à la légende, au monde fantasmatique de Senta est gommée et la soif d’irrationnel est loin d’être étanchée. On est face à une sorte de drame bourgeois qui ne dit pas son nom, et qui n’a rien de l’opéra romantique indiqué par le titre. C’est alors plat, et lourd, et sans magie. Bref, tout cela apparaît sans vraie justification, une logique, un travail précis, loin d’être stupide, mais qui tombe carrément à plat.
A un choix de mise en scène pareille devrait correspondre un choix musical plus radical, plus urgent, plus nerveux, où la version dite parisienne de 1841 devait s’imposer, en un acte, sans rédemption, brutal et vif, alors qu’est choisie la version de 1860 avec la rédemption (la mise en scène refuse l’idée de rédemption quand la musique l’indique) et que la Scala pour raisons internes impose un absurde entracte, alors qu’à Zürich dans la même mise en scène l’œuvre était présentée comme c’est logique, sans entractes sous la direction d’Alain Altinoglu.
Hartmut Haenchen propose une direction musicale très en place, très précise, avec un orchestre globalement bien préparé (quelques menues scories dans les bois ou les cuivres), mais sans vrais accents, sans vrai discours, un tempo assez rapide mais une direction sans relief, sans vraie musicalité qui me rappelle ce que Von Dohnanyi disait à l’orchestre de l’Opéra avant de renoncer au pupitre d’un Tannhäuser dans les années Lefort: “j’entends des notes, je n’entends pas de musique”, une direction peu animée, c’est à dire sans âme.
La distribution en revanche promettait beaucoup, Bryn Terfel, Anja Kampe, Klaus Florian Vogt et Ain Anger. IL paraît que Vogt était très bon dans les représentations précédentes. Michael König pouvait être un Erik magnifique, ce fut l’honnête Marco Jentzsch à la voix plus légère et moins engagée, et donc au poids très relatif. Une voix qui pouvait convenir à la salle au volume réduit de Zürich, mais qui se perd un peu dans une vaste nef telle que la Scala. Or les meilleurs Erik sont plus des futurs Siegmund que des ex-Tamino. Erik doit s’affirmer, et sa présence vocale doit en être la marque. Ici, peu de présence.
Le “Steuermann”, le pilote de Dominik Wortig, n’a pas la séduction de certains pilotes: le timbre n’est pas vraiment engageant, les aigus n’y sont pas, et l’air initial n’a aucune, mais aucune magie. Ain Anger, sans avoir un timbre d’une grande séduction, a une voix de basse impressionnante de puissance et de présence, son chant manque d’une certaine élégance (ah..Salminen!) mais pour Daland, cela peut convenir. C’est plutôt une bonne surprise.
Anja Kampe a remporté un beau succès critique à Zürich et à Milan, et il faut reconnaître un chant engagé, quelquefois intense, des aigus bien construits. Mais pour ma part, je ne suis pas sûr que Anja Kampe puisse chanter ainsi longtemps. Les moyens naturels ne sont pas ceux d’un soprano dramatique, les aigus sont très construits, le chant se prépare sans cesse aux aigus des scènes finales de l’acte II et de l’acte III, et la ballade reste en dessous de la fluidité attendue. A Zürich, pour elle également, la salle plus petite pouvait convenir sans que la voix de vire au cri. A la Scala, c’est plus difficile et la voix a tendance aux stridences. La prestation est évidemment très honorable, mais pas exceptionnelle dans ce rôle à mon avis.

Duo Senta/Hollandais ©Opernhaus Zurich/T+T Fotografie/Toni Suter + Tanja Dorendorf

Le cas de Bryn Terfel est différent: il n’a plus rien à prouver, il tout chanté, de Falstaff à Leporello, de Wotan à Hans Sachs et au Hollandais.

©Opernhaus Zurich/T+T Fotografie/Toni Suter + Tanja Dorendorf

Il m’est apparu cette fois bien moins convaincant que dans Falstaff, la voix manquait d’éclat, marquait la fatigue notamment dans le duo avec Senta et dans la scène finale. Certes, il garde des qualités éminentes de diction et d’interprétation, mais le poids vocal a ce me semble perdu de la présence et la puissance et l’aisance n’étaient pas au rendez-vous. Peut-être est-ce passager, peut-être aussi est-ce la fatigue de ses prestations successives depuis décembre dernier? Il reste qu’il m’est apparu en retrait.

 

 

 

 

Succès correct mais pas de triomphe à la Scala. On dit que le Fliegende Holländer de Bologne, sans stars, sous la direction de Stephan Anton Reck était en tous points plus convaincant. Je crois que pour cette fois, la mise en scène a un peu plombé l’ensemble et que la direction n’était pas assez engagée : malgré son titre, ce Fliegende Holländer n’a pas décollé.

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Les marins Acte 1 ©Opernhaus Zurich/T+T Fotografie/Toni Suter + Tanja Dorendorf