WIENER STAATSOPER 2014-2015: KHOVANTCHINA de Modest MOUSSORGSKI le 21 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Semyon BYCHKOV; Ms en scène: Lev DODINE)

Khovantchina © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Khovantchina © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

L’Opéra de Vienne est d’abord une institution, avec ses habitudes et sa tradition. Il y a un vrai choix artistique de Dominique Meyer, qui a clairement opté non pour des coups médiatiques, mais pour la solidité, pour un meilleur équilibre entre le quotidien du répertoire et les nouvelles productions, privilégiant la musique, les distributions solides, privilégiant une qualité moyenne améliorée plutôt que six ou sept coups au milieu de soirées plus médiocres, ce qui était le reproche qu’on pouvait faire à l’Opéra de Vienne il y a quelques années. Les nouvelles productions sont pensées en fonction de leur future durée, et non en fonction du moment. Il y a des productions qui, une fois présentées et reprises deux ou trois fois, semblent déjà démodées. Dans un théâtre où certaines remontent à 1958 (Tosca 514 représentations), 1963 (La Bohème, 414 représentations), 1968 (Rosenkavalier, 360 représentations), la durée de vie d’une production est évidemment une donnée plus sensible qu’à Paris ou à la Scala. À la Scala par exemple, à part La Bohème de Zeffirelli, – la même qu’à Vienne, et créée par le même Karajan- une production n’a guère plus qu’une dizaine d’années de vie, avec quelques reprises. À Paris, Le Nozze di Figaro de Strehler ont cette fonction muséale, bien que les décors aient été refaits pour l’entrée à Bastille, n’étant pas les décors originaux de 1973, le Faust de Lavelli (1975) avait cette fonction jusqu’au moment où Gérard Mortier a eu la mauvaise idée de se débarrasser des décors…… Mais Paris ou la Scala ont une programmation diversifiée, où la nouveauté joue un rôle plus structurel qu’à Vienne, à cause du système stagione, grand consommateur de productions nouvelles. Dans des théâtres moins importants (par exemple, le Teatro Real de Madrid ou le Comunale de Florence) les reprises sont moindres, et la nouvelle production s’affiche 6 ou 7 fois et disparaît la plupart du temps dans les oubliettes de l’histoire.
Une production ancienne n’est pas seulement un facteur d’économie, elle inscrit le théâtre dans une histoire, dans une tradition, dans une continuité, c’est évidemment le cas, on le verra,  du Rosenkavalier que j’ai revu le même week end.
Ainsi donc, une nouvelle production doit allier à la fois modernité pour que le public du jour puisse l’apprécier et l’accepter, mais aussi une modernité suffisamment relative pour qu’elle puisse durer et ne pas lasser un public 10 ans plus tard.  «  Moderne, oui, mais pas que » du moderne oui, mais du durable.
Je pense que les grandes mises en scènes résistent au temps : l’exemple du Faust de Lavelli, qui a duré une trentaine d’années, alors qu’il fut accueilli sous les huées violentes du public parisien d’alors – qui ressemble étrangement d’ailleurs par sa science de la vocifération à un certain public parisien d’aujourd’hui, on a dû le mettre dans du formol pour le ressortir à chaque fois…- , l’exemple de La Bohème de Zeffirelli, dont le deuxième acte 50 ans après provoque toujours les applaudissements à scène ouverte, comme le Rosenkavalier d’Otto Schenk. Au théâtre l’exemple de l’Arturo Ui de Heiner Müller toujours aussi fascinant, ou de l’Arlecchino servitore di due Padroni de Strehler en sont d’autres preuves
Dominique Meyer veille à la consolidation du répertoire et affiche une politique de production sereine assez loin des paillettes, une politique rassurante qui assure un public régulier. Avec Manuel Legris,  il a redonné au ballet un lustre qu’il avait perdu, il a redonné à des productions de répertoire emblématiques (comme le Rosenkavalier) une nouvelle jeunesse, et plusieurs reprises ont marqué (Ring avec Thielemann, Rosenkavalier avec Harteros) , ou même de nouvelles productions comme La Fanciulla del West avec Stemme et Kaufmann, ou probablement cette saison l’Elektra avec Stemme où tous les Stemmolâtres vont courir à Vienne, dans une mise en scène de Uwe Eric Laufenberg, un solide professionnel qui n’effarouchera sans doute personne..
Cette Khovantchina est donc la deuxième des nouvelles productions de la saison (après Idomeneo en octobre). Et c’est la deuxième production de cette œuvre à Vienne.
Présenté à Vienne lors d’une tournée en 1964 de l’Opéra de Belgrade, Khovantchina est entré au répertoire de l’Opéra de Vienne sous le règne de Claus Helmut Drese et Claudio Abbado en 1989, dans une belle production d’Alfred Kirchner dont il reste et CD et vidéo, mais dont la qualité n’atteint pas les grandes mises en scène de Boris qu’on a pu voir dirigées par Abbado, des Boris inoubliables (Lioubimov à Milan, Tarkovski à Vienne, Wernicke à Salzbourg). Abbado d’ailleurs n’a dirigé Khovantchina qu’à Vienne : à la Scala, Khovantchina  apparaît dans les années 60, en italien (direction Gavazzeni)  mais est représentée souvent lorsque le Bolchoï est accueilli à Milan, et la production de Khovantchina de Iouri Lioubimov en 1981 est dirigée par Rouslan Raïtchev . Mais  le goût d’Abbado pour Moussorgski est connu. Il avait organisé à Milan en 1981 un Festival Moussorgski (Boris – Abbado- , Khovantchina- Raïtchev-,  et la Foire de Sorochinsky dirigée par Riccardo Chailly) et un très gros congrès . Alors sa Khovantchina à Vienne fut et reste inoubliable. Dans ma mémoire et mon cœur, Abbado reste une référence dans cette œuvre et dans Moussorgski en général. Il tire de cette musique quelque chose qui a à voir avec la tristesse, la mélancolie, la souffrance, il y privilégie non le spectaculaire, mais l’intériorisation, la légèreté, le raffinement, il y fait entendre des sons rugueux (il se réfère toujours aux versions originales ou proches de l’original) , mais insérés dans un discours où le rugueux se confronte à l’élégant, comme souvent il le fait chez Mahler, ou comme souvent Mahler le fait, n’hésitant pas à accoler grotesque et ironie, mais toujours avec l’épanchement sublime de l’âme souffrante.

Le Moussorgski d’Abbado pleure, étreint, émeut, un Moussorgski non pas idiomatique au sens où il serait enchâssé dans son « être russe », mais un Moussorgski universel, le musicien qui fascinait Debussy dont la partition de Boris trônait sur le piano, une musique qui bouleverse et à laquelle on ne cesse de revenir non parce qu’elle est russe, mais parce qu’elle est grande. Il n’est pas de semaine où je ne réécoute le début de son Boris, ou le prélude ou le final de sa Khovantchina.
J’ai peu vu Khovantchina, ce n’est pas une œuvre fréquente : quatre productions. Ma première fois fut à Athènes, en plein air et en plein été à l’Odéon d’Hérode Atticus, lors d’une tournée de l’Opéra de Sofia au temps de sa splendeur, avec au pupitre Atanas Margaritov, excellent chef, et l’extraordinaire Nicolai Ghiuselev dans Dossifei . On utilisait alors l’édition de Rimsky Korsakov. Il existe un très bon disque de l’opéra de Sofia, avec les mêmes protagonistes.
Ensuite, j’ai entendu Abbado en 1989, et ce fut la révélation.
Et j’ai entendu Valery Gergiev à la Scala, en 1998, immense déception tant scénique (vieille production du Marinskij) que musicale : comme je ne pouvais y croire, j’y suis retourné une seconde fois… et ce furent deux soirées monstrueuses d’ennui.
Enfin cette production de Lev Dodine, dirigée par Semyon Bychkov. La production de Kirchner n’ayant été représentée que 22 fois (de 1989  à 1993, avec Claudio Abbado puis Ulf Schirmer) on eût pu penser à un(e) Wiederaufnahme (à une reprise retravaillée), mais sans doute a-t-on préféré donner plus de relief en proposant une nouvelle production.

Kuska (Marian Talaba)  © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Kuska (Marian Talaba) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Lev Dodine est un metteur en scène qui a compté dans les années 1990. Il apparaissait comme l’un des chefs de file des metteurs en scène de l’école russe, une sorte de Tcherniakov de l’époque. Il explosa dans le monde entier en 1990 avec Gaudeamus, une pièce sur l’armée aux temps de l’URSS, d’après Bataillon de construction de Sergueï Kaledine, faite avec les élèves de l’Institut théâtral de Leningrad. Je ne saurais trop encourager les spectateurs parisiens à courir à la MC93 du 22 au 25 mai prochains puisque Dodine reprend ce spectacle mythique avec de jeunes comédiens. Abbado lui a confié Elektra au Festival de Pâques de Salzbourg en 1995.

Depuis les années 2000,  Dodine à l’opéra n’a pas laissé de productions vraiment marquantes, et la production présente de Khovantchina  n’a pas été plus favorablement accueillie par la presse.
Et pourtant, même si ce n’est pas une production exceptionnelle, elle n’est pas aussi médiocre que ce que la presse allemande ou autrichienne a bien voulu dire. On lui a reproché pêle-mêle l’absence totale de jeu entre les personnages, un refus du théâtre et pour tout dire, un ennui lancinant et répétitif .
C’est que Dodine a choisi volontairement de traiter cette fresque historique non comme une histoire, mais comme une passion, un oratorio qui arriverait de scène en scène à l’holocauste final.
Ceux qui ont connu l’Opéra de Paris dans les années 70 (Et Dominique Meyer le premier !) se souviendront sans doute d’Oedipus Rex de Stravinski dans la production de Jorge Lavelli (avec Maria Casarès dans le récitant), avec ce chœur disposé dans des nacelles, verticalement, pendant que le drame se déroulait sur le plateau avec un minimum de moyens.
Dodine reprend plus ou moins le même principe : une structure de bois (un peu comme des croix entremêlées) verticale avec les protagonistes et les chœurs disposés verticalement, qui dans des sortes de tribunes, qui sur des nacelles apparaissant et disparaissant des dessous (décor d’Alexander Borovski).
Presque jamais aucun chanteur sur le plateau, mais dans des sortes de nacelles d’échafaudage à l’espace réduit, dialoguant entre eux de nacelle à nacelle, ou à deux ou trois (jamais plus) dans la même nacelle. Les chanteurs le plus souvent bien plantés de face, comme s’ils faisaient en permanence un discours au peuple (le public en l’occurrence).
Il en résulte un rythme non théâtral, mais musical, une sorte de litanie permanente que le dispositif dans sa verticalité accompagne, avec en arrière plan une arrière scène souvent éclairée de rouge, puisque le spectacle est tiraillé entre le Rouge et le Noir. Effectivement, on peut considérer que voir les personnages apparaître et disparaître sans cesse, sans aucun autre effet de théâtre, a quelque chose de frustrant, répétitif et ennuyeux.
Pourtant j’ai trouvé que ce spectacle était assis sur des références, enracinées dans l’histoire du spectacle vivant et dans l’art russe.
En réduisant l’espace dévolu à chaque scène, en plaçant clairement le chœur en arrière, comme un spectateur et un commentateur, en isolant les protagonistes, il se réfère à l’art de l’icône, et à l’art de l’icône russe, qui isole les scènes dans des sortes de vignettes, avec les scènes de foule où la foule est collée comme entre ciel et terre, dans une absence de perspective. Il y  a quelque chose qui rappelle cela dans ce travail. S’est-il souvenu du travail de Lioubimov sur Boris à la Scala en 1979, dont la référence, cette fois-ci explicite, était l’icône russe ? Je ne peux l’affirmer, mais cette verticalité, cette manière de disposer les foules, et la manière d’isoler les protagonistes non dans un rapport théâtral, mais presque pictural, m’a renvoyé à ces univers.

Effectivement, il y a peu ou pas d’interaction entre les personnages, mais c’est justement ce que veut Dodine, il veut des personnages de face, face au peuple, face au public, isolés comme des emblèmes, il veut un minimum de jeu, constituer des tableaux presque fixes faits de gris, noir et rouge, rouge du feu, rouge du sang. Même les fameuses danses persanes n’ont rien d’une chorégraphie orientale, mais d’un exercice minimal où les femmes se bousculent dans l’espace réduit d’une nacelle où le maître (Ivan Khovanski) est à peine visible dans l’amoncèlement, puis avec une chorégraphie vaguement copulatoire d’un goût discutable. Le meurtre lui même est loin d’avoir le réalisme qu’on pourrait attendre. En fait Dodine essaie de travailler sur une sorte d’abstraction et d’éloignement.
Cependant, le seul personnage qui semble l’intéresser de manière concrète c’est Marfa. Habituellement, Marfa est toujours vue comme une femme hiératique voilée du noir des vieux croyants. Ici au contraire, le personnage est plus complexe (comme d’ailleurs dans le livret), elle est à la fois entrée chez les vieux croyants, mais encore amoureuse d’Andreï Khovantski, et dans un rapport étrange à Dossifei, le chef des vieux croyants, où comme dans une secte, le maître a sa maîtresse préférée.

Dossifei (Ain Anger) et Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Dossifei (Ain Anger) et Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Dossifei torse nu et Marfa en combinaison au début du 4ème acte laissent peu de doute sur la nature de leurs rapports.
Ce qui intéresse visiblement Dodine, c’est la complexité du personnage de Marfa, à la fois soumise au maître, amoureuse de son ancien amant, et d’une indéniable sensualité là où on la représente toujours comme celle qui a renoncé au monde.
Ainsi donc, dans cette volonté d’abstraire la fresque historique, Dodine insère un seul destin individuel, un peu différent des autres, en une Marfa fortement érotisée, qui transforme les rapports avec les personnages et le regard du public et les rend moins  lisibles, mais plus subtils. Il est aidé en cela par l’engagement d’Elena Maximova, qui donne beaucoup de relief au rôle. Parallèlement, il efface presque complètement Andreï Khovantski, en faisant un personnage très secondaire, et ne donnant de vrai relief qu’à Ivan Khovantski (Ferruccio Furlanetto), Dossifei (Ain Anger),  Marfa (Elena Maximova) et dans une certaine mesure à Golitsin (excellent Herbert Lippert).
Ainsi donc cette mise en scène peu anecdotique et très concentrée laisse peu de loisir à l’œil de se distraire. On se demande d’ailleurs pourquoi baisser le rideau aussi souvent, puisqu’apparemment il n’y a pas de changements de décor, sinon pour bien séparer les tableaux, comme autant de moments, de stations de la Passion qui est racontée, une sorte de marche au supplice. Cela laisse d’autant plus d’espace à la musique.
Peut-être eût-il fallu à cette conception assez « essentielle » une vision musicale moins « épique » que celle de Semyon Bychkov. Sa direction très énergique, au tempo souvent assez rapide (prélude), laisse peu de place à l’intériorisation ou à la mélancolie, ou même à la méditation. L’orchestre est magnifiquement dirigé, avec un son plein, charnu, massif et en même temps une très grande présence de certains pupitres (les bois) et donc un très grand relief. Mais il manque à cette approche une couleur suffisamment crépusculaire pour mon goût. J’aime dans Khovantchina cette idée si chère à Moussorgski de la fin d’un monde, d’une époque, de la Russie médiévale. Cette Khovantchina qui raconte l’histoire de l’avènement d’une certaine modernité représentée par Pierre Le Grand, le grand absent toujours présent dans l’œuvre, et la disparition de la féodalité et d’une vision rigoriste et sans concession de l’orthodoxie (« l’orthodoxie ou la mort », que les plus rigoureux des orthodoxes encore aujourd’hui affirment),

L'Orthodoxie ou la Mort
L’Orthodoxie ou la Mort

ne connaît pas de moments de répit, de repli sur soi, elle avance inexorablement vers la fin tragique, cet holocauste très proche de l’hérésie cathare (qui rappelle le bûcher de Montségur), qui est d’ailleurs le moment le plus réussi musicalement. Une scène finale grandiose, terrible, où l’orchestre sonne merveilleusement et où le chœur est impressionnant (magnifique d’ailleurs de bout en bout, dirigé par Thomas Lang, auquel s’est ajouté le merveilleux Chœur Philharmonique slovaque de Jozef Chabroň et le Chœur d’enfants de l’Opéra de Vienne dirigé par Johannes Mertl) : le spectateur en est justement écrasé.
Je trouve pour tout dire que la direction de Bychkov, tout en étant parfaitement au point, parfaitement en place, tant du côté des volumes que des rythmes, manque un peu de couleur sauf au 2ème acte, très réussi. J’eus souhaité une vision musicale plus mystique. Elle est en cela l’opposé d’une conception à la Abbado, qui avait utilisé à la fois la version Chostakovitch, le final plus léger de Stravinski et les quelques moments de la version originale qui restent pour rendre les diverses colorations d’une ambiance . Ici, Bychkov n’utilise que la version Chostakovitch, qu’on estime la plus proche de la couleur voulue par Moussorgski, mais il ne rend pas pour mon goût totalement l’épaisseur de la partition.

Ivan Khovantski (Ferruccio Furlanetto) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Ivan Khovantski (Ferruccio Furlanetto) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Du côté du chant, la distribution ne connaît pas de failles majeures : Ferruccio Furnaletto reste impressionnant en Ivan Khovantski, même si la voix a connu des difficultés qui ont nécessité une annonce à la fin de l’opéra : la diction, le phrasé, la couleur, tout est remarquable et la présence aussi rappellent que Furlanetto a été un beau Boris.

Andrei Khovantski (Christopher Ventris) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Andrei Khovantski (Christopher Ventris) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Christopher Ventris est un Andrei Khovantski notable, même si le rôle est plus pâle, mais la présence vocale reste appréciable. Excellent Herbert Lippert dans Golizin, lumineux, à la diction claire, à la voix bien projetée. Moins convaincant pour mon goût le Schaklovity de Andrzej Dobber, au timbre moins séduisant (il ne fait pas oublier Kotscherga dans ce rôle).

 

 

 

 

 

 

L'écrivain (Norbert Ernst) et Schaklovity (Andrzej Dobber) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
L’écrivain (Norbert Ernst) et Schaklovity (Andrzej Dobber) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Signalons aussi l’écrivain public de Norbert Ernst, toujours impeccable, diction limpide, phrasé modèle, projection magnifique de cette voix claire spécialiste des rôles de composition et notons parmi les rôles de complément le très joli Kuska de Marian Talaba, une image marquante de la soirée.

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais c’est Ain Anger qui impressionne le plus dans Dossifei. La voix est puissante, immense même.

Ain Anger (Dossifei) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Ain Anger (Dossifei) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Tout en restant sombre, elle est particulièrement sonore. Le timbre n’a pas la séduction pour mon goût de certaines basses profondes russes (comme Ghiuzelev, dont il était question plus haut), mais le chanteur a la puissance et l’étendue, la présence imposante, qui en fait sans aucun doute la grande vedette de la soirée. Un Dossifei plus jeune, plus vigoureux, plus énergique, qui n’a rien des vieillards chenus un pied dans la tombe qu’on a l’habitude de voir dans ce rôle. Il est ce meneur de secte, tel qu’on en voit quelquefois dans l’actualité, à la fois énergique et séduisant qui traîne les âmes, les cœurs et les corps derrière soi.

Du côté féminin, jolies Emma de Caroline Wenborne et Susanna de Lydia Rathkolb, mais ce sont des parties très secondaires, émergeant à un seul moment de l’opéra, le rôle féminin essentiel (Marfa) étant tenu par Elena Maximova,

Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

qui s’est substituée à Elisabeth Kulman, cette dernière voulant prendre un peu de champ, et c’est un peu dommage.
Elena Maximova, on l’a dit, brille par son incontestable présence scénique et sa belle féminité. La voix de mezzo est très correcte, mais un peu plate, manquant de couleur et de personnalité et un tantinet de profondeur et n’a en aucun cas la présence hallucinante d’une Miltcheva (avec Sofia), d’une Lipovšek et d’une Semtchuk (les deux avec Abbado).
Au total, une bonne représentation, qui fait honneur à l’œuvre, mais qui ne bousculera pas mon Panthéon moussorgskien. Elle mérite néanmoins d’être vue, parce qu’elle est bien distribuée et bien dirigée, et que Khovantchina n’est pas si fréquent sur les routes du mélomane.[wpsr_facebook]

Khovantchina scène finale © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Khovantchina  © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: LOHENGRIN (für Kinder/pour enfants) le 30 JUILLET 2014 (Dir.mus: Boris SCHÄFER; Ms en scène: Maria-Magdalena KWASCHIK)

Dispositif général © BF Medien Gmbh 2014 / Jörg Schulze
Dispositif général © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

 

Depuis 2010, le Festival de Bayreuth propose, parallèlement aux représentations dans le Festspielhaus, des représentations pour enfants des opéras de Wagner, entreprise assez lourde qui mobilise un orchestre, un chef, une salle de répétition où ont lieu des représentations.
Les productions (jusqu’ici Tannhäuser, le Ring, Meistersinger, Tristan und Isolde) font ensuite l’objet de DVD.
Pour ces représentations du Festival mais qui ne sont pas le festival, une structure de production, BF Media, a été montée : c’est elle qui notamment avait eu la responsabilité des opéras du jeune Wagner l’an dernier.
Cette année, c’est Lohengrin qui est présenté. Le principe en est simple : une version réduite d’environ 1h20, un orchestre d’une trentaine de musiciens, un chef, une mise en scène autonome et des chanteurs engagés dans le Festival.
Il y a peu de spectateurs (au maximum 200), avec gradins et places réservées aux enfants sur un tapis qui constitue les premiers rangs, qui crée une grande relation de proximité avec la scène, notamment avec les enfants, qui sont plus de la moitié du public pour ces 10 représentations du 25 juillet au 7 août.
Un programme très bien fait, avec le résumé de l’action, des jeux, des dessins, et des explications très claires sur l’œuvre et sa genèse, est distribué au public.
C’est un spectacle qui n’est pas à négliger, loin de là : il ne s’agit pas d’un travail rapide et sans intérêt, mais d’un vrai spectacle, qui révèle sur l’œuvre des points dramaturgiques importants. Dans la version présentée, de Daniel Weber, travaillée musicalement par Marko Zdralek, c’est le premier acte, qui pose clairement les enjeux, qui constitue la moitié du spectacle, la réduction des actes II et III fait apparaître en creux les longueurs de la dramaturgie wagnérienne, car malgré les coupures, tout y est. On alterne texte parlé et texte chanté : les chanteurs parlent, expliquent aux enfants l’histoire, suscitent leurs réactions, et surtout ils chantent, et ils chantent bien, et à pleine voix, et comme à l’opéra.

Lohengrin et son Cygne © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Lohengrin et son Cygne © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Il en résulte un spectacle qui fonctionne, avec ses moments d’émotion, avec son rythme (c’est raconté comme un conte de fées) avec un peu de distance souriante (arrivée de Lohengrin sur une sorte de gros vélo-char illuminé dominé par un enfant-cygne). Le décor, minimaliste, est géré et déplacé par les enfants du chœur Bayreuther Kinder- und Spatzenchor an der Hochschule für evangelische Kirchenmusik, qui va prend la place du chœur habituel pour les rares moments où il intervient (très bien réglés d’ailleurs) : décor (Alexander Schulz) de praticables en bois facilement déplaçables qui structurent l’espace, et qui constituent aussi des caisses où l’on trouve les objets, où l’on place les vaincus (combat Lohengrin-Telramund très bien réglé et intelligemment conclu, corps de Telramund mis en boite au troisième acte). Les costumes ont été élaborés par des élèves des écoles de Bayreuth, bien faits, bien identifiables, comme ce chapeau d’Ortrud fait de serpents entremêlés (tout cela est très bien illustré dans le programme de salle). La mise en scène de Maria-Magdalena Kwaschik raconte l’histoire, conçue comme un récit. Cela visiblement passionne les enfants qui restent silencieux et qui bougent à peine (leur âge va de quatre/cinq ans à une douzaine d’années).
Musicalement, c’est l’orchestre de Francfort/Oder (Brandenburgisches Staatsorchester Frankfurt(Oder) dirigé par un jeune chef, Boris Schäfer, installé au fond sur des gradins derrière l’espace scénique, un accompagnement de bon niveau, même si l’on entend quelques scories dans les cuivres (comme chez leurs collègues du Festival…), avec un vrai sens dramatique et des moments très lyriques.

Lohengrin (Norbert Ernst) © BF Medien Gmbh 2014 / Jörg Schulze
Lohengrin (Norbert Ernst) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Norbert Ernst, chante Lohengrin. C’est le Loge du Ring de Castorf. Même si la voix n’a pas l’étendue nécessaire pour affronter le rôle au théâtre, il chante avec une grande élégance et on reconnaît ses qualités de diction, de couleur et de phrasé, très beaux filati, très bon contrôle vocal, et un personnage de chevalier blanc sympathique qui convient très bien pour les enfants. Ces derniers ont apprécié son humour gentil et ses entrées dans son char à pédale tout illuminé.

Elsa (Christiane Kohl) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Elsa (Christiane Kohl) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Elsa, c’est Christiane Kohl, la troisième Norne dans le Ring, une voix ronde, bien lyrique, qui remplit la salle, un peu en retrait au niveau théâtral.

Ortrud et Telramund © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Ortrud et Telramund © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Telramund, c’est Jukka Rasilainen, qui n’est pas distribué au Festival cette année mais qui y a chanté Kurwenal dans la production Marthaler, et aussi Telramund, Amfortas et le Hollandais. Son Telramund est magnifique : il en fait un méchant de guignol, avec clins d’œil aux enfants, et il est de plus bien chanté : dans une salle aussi réduite, pour que les enfants comprennent, il faut un chanteur qui ait le sens du phrasé, une impeccable diction et qui sache communiquer. Il a toutes ses qualités.
Ortrud, Alexandra Petersamer est l’une des Walkyries (Rossweisse) du Ring de Castorf comme elle le fut du précédent. Son Ortrud est solide, la voix est large, bien projetée, homogène avec de très beaux aigus.
Le roi Heinrich a un rôle dans cette mise en scène essentiellement fonctionnel : il est  interprété par le bariton-basse Raimund Nolte qui ne chante pas au festival, mais que les parisiens ont vu dans Melot dans le dernier Tristan parisien dirigé par Philippe Jordan.
Au total, un vrai moment de théâtre et d’opéra, très séduisant, voire émouvant, qui a rencontré un très gros succès (impossible d’avoir des places), très mérité comme en ont témoigné les applaudissements nourris des (jeunes) spectateurs. [wpsr_facebook]

Telramund vaincu © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Telramund vaincu © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER les 27 JUILLET et 10 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une Catastorf…voilà comment certains ont qualifié le travail de Frank Castorf sur ce Ring.  Une fois de plus, la polémique a fait rage, comme on devait s’y attendre en voyant Frank Castorf monter sur la colline verte. Les deux enfants terribles du théâtre allemand, Hans Neuenfels (73 ans) et Frank Castorf (63 ans), au crépuscule de leur carrière, ont réussi à faire frémir le public, comme de vieux messieurs indignes. Mais si le Lohengrin de l’un est en train de devenir un classique, le Ring de l’autre fait encore frémir, d’autant, comme il fallait s’y attendre, que Castorf, jamais avare de déclarations tonitruantes et de provocations, a accusé l’administration du Festival d’y faire régner une ambiance digne de la DDR, et il s’y connaît !
Mais peu importe.
Peu importent les polémiques auxquelles Bayreuth depuis ses débuts est habitué. De décadence annoncée en décadence annoncée, nous devrions en être au 36ème dessous. Mais le scandale du jour (et ce fut vrai avec Wieland, avec Chéreau et avec d’autres) devient souvent le triomphe de demain.
Castorf a donc fait scandale.
Et pourtant, ce Rheingold  est un travail théâtral exemplaire, virtuose même. Au delà des choix idéologiques ou des partis pris, nul ne peut nier qu’il s’agit d’un travail techniquement bluffant, gestion des groupes, en vidéo et en « chair et os » (puisque le spectacle est simultanément sur scène et en vidéo : ce qui ne se voit pas en scène est représenté en direct en vidéo), jeu des acteurs-chanteurs d’une stupéfiante justesse, gestion des espaces, distribués très habilement dans le décor construit sur la tournette. En effet, le décor, extraordinaire de réalisme imagé d’Alexander Denić, tourne sur lui-même présentant toutes les faces d’un Motel du Texas, piscine, terrasses, chambres, bar-station service Texaco, réalisme imagé parce que ce réalisme-là est la somme d’un certain type d’images d’une Amérique vue à travers les films noirs de série B, voire Z, à travers les Comics (abus de couleurs criardes, de figures de femmes pulpeuses comme on ne peut en voir qu’au cinéma, dans les livres d’images pour ados boutonneux ou les romans photo), un hyperréalisme qui propose un concentré de clichés américains (y compris la route 66, qui ne passe pas au Texas d’ailleurs), avec son cortège de bagarres, de bar détruits par des sauvages (les géants) ou même de Ketchup : Frank Castorf nous démontre ce que nous savions déjà (depuis Chéreau), à savoir que cette histoire n’est qu’une histoire de médiocres, petits malfrats avides d’une parcelle d’or ou de puissance régnant sur un corps de prostituées. Wotan n’est qu’un petit maquereau et Alberich le chef d ‘une troupe déglinguée faite de femmes perdues ou de gays en déshérence nocturne. D’ailleurs, là où flotterait la bannière du Texas, Mime, dès qu’Alberich est vaincu, hisse le drapeau arc en ciel en signe de libération, qui flottera ostensiblement au vent lorsque les notes de la marche triomphale vers le Walhalla commenceront à sonner. On a l’arc en ciel qu’on peut.
Cette performance de toute la compagnie, c’est d’abord une performance de troupe de théâtre, un voyage de comédiens-chanteurs pour lesquelles parler de performance vocale serait ou superflu, ou inutile, ou à côté de la plaque (tournante en l’occurrence). En effet, tout est subordonné au jeu théâtral, à commencer par la diction, marquée par un débit plus accéléré comme dans les séries américaines, une sorte de diction aplatie, très fluide, mais très claire, une diction de conversation qui surprend d’abord, puis convainc totalement.
À cette manière de dire le texte correspond en écho une direction musicale elle aussi d’une fluidité rare, d’une clarté inouïe, et accompagnant chaque mot comme si elle le répétait en son. L’attention de Kirill Petrenko au plateau, nous l’avions déjà constatée plusieurs fois à Munich ou à Lyon, mais il y a ici un engagement musical aux côtés du travail scénique qu’il faut remarquer, en ces temps de polémiques contre Frank Castorf. La finesse du rendu sonore, les mille petits détails qu’on avait oubliés ou auxquels on n’avait jamais fait cas, tel solo de tel instrument, tel rendu particulièrement grinçant ou ironique dans une mise en scène où l’ironie est un concept central (appuyée dans les programmes de salle de plus en plus indigents de Bayreuth – par des citations de Vladimir Jankelevitch). Tout contribue à éclairer un propos global.
Détailler la performance de tel ou tel chanteur dans un tel contexte est inutile (même si on s’y essaiera), car c’est vraiment d’ensemble qu’il s’agit. Dans cette mise en scène, Rheingold ne saurait être un concerto pour Wotan et troupe connexe comme on le voit souvent, Wotan est “un parmi d ‘autres” identifiable par son costume rose fuchsia mais qui n’a pas de rôle prépondérant. Alberich et les géants font partie du paysage, un paysage noyé sous les détails polymorphes d’un décor étonnant, vieilles affiches de films (Tarzan..), lecture par le barman (excellent rôle muet de Patric Seibert, assistant de Castorf) de Sigurd, un comic allemand des années 50 (Sigurd…évidemment le bien nommé), barbecue autour duquel se sont réunies les filles du Rhin, au bord d’une piscine cheap dans laquelle flotte l’or et des paillettes dont elles s’enduisent tour à tour. Un barbecue avec ketchup et moutarde, dont s’enduira Alberich renonçant à l’amour au milieu de ces pulpeuses dames l’excitant à plaisir (merci Chéreau), et au milieu d’une bataille de lancer de ketchup: il s’autodétruit; enduit de moutarde, il est lui-même un remède contre l’amour, il a à peine besoin d’y renoncer…. C’est délirant. Du délire, certes, mais une remise à plat de cette histoire de vol, qui devient non un vol mythologique, mais un larcin, comme si l’or-métal n’était plus l’objet du désir, dans un monde où l’Or Noir l’a supplanté (nous sommes dans un Motel station-service Texaco). Alors, tout est dérision, dans un monde pareil, une dérision évidemment soulignée par les silhouettes des personnages : par exemple, l’apparition d’Erda en vison blanc, lamé et cigarette  restera l’un de ces moments exceptionnels, qui lutine son vieil amour Wotan sous les yeux courroucés de Fricka qui n’a de cesse de la chasser, Freia en combinaison latex, qui se laisse recouvrir de lingots et qui finit par couvrir sa tête du Tarnhelm, le Tarnhelm et l’Anneau dans le tiroir caisse du barman, là où l’on met dans ce type de bar le revolver indispensable. Et ce twist au ralenti, entamé par les déjantés du coin, quand les premières notes de l’entrée triomphale des Dieux au Walhalla se mettent à sonner. Bref, tout est détourné, mais tout prend sens en même temps. D’un petit larcin au fin fond du Texas, va se déclencher une histoire planétaire, d’une histoire de petits malfrats, géants, dieux, nains, tous pourris, tous pareils, tous sans intérêt sinon celui d’une bande dessinée vite lue vite avalée. Le Ring, qui est une manière de création du monde, naît de bagarres de petits minables et donc dans la création point immédiatement la ruine…
Évidemment, il y a dans cette translation scénique des parties plus difficiles à rendre : le Nibelheim se réduit à une roulotte argentée des années 50, on n’y descend pas, et Alberich ne règne pas avec son anneau sur une armée d’esclaves. Alberich et Mime sont immédiatement faits prisonniers, attachés à un poteau de la station service, et puis vite libérés comme s’ils étaient d’emblée soumis au diktat de Wotan, une bande a vaincu l’autre.

Nibelheim...© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Nibelheim…© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une étonnante placidité règne dans cette scène, la remontée du Nibelheim se fait assis sur une chaise longue, Alberich avec son canard, Wotan, Loge face au public. Ils ne font rien…La transformation en dragon, ou en grenouille, sont deux vidéos banales. On sent qu’ici les solutions scéniques ont été plus difficiles, mais en même temps la scène se passe, dans la même ambiance, comme si passer des dieux au Nibelheim ne changeait rien. Tous les mêmes.

Quant au Walhalla, c’est  « vu à la TV », le palais de Randolf Hearst (est-ce un hasard si c’est lui qui invente le comic strip ?), et c’est en fait plus un Walhalla dans les têtes qu’un Walhalla réel. Et quand Donner frappera à la fin de son marteau laisant apparaître le Walhalla, c’est l’enseigne au néon « Golden Motel » qui s’allumera.
Ce travail acrobatique installe la nature du prologue, séparé de l’histoire qui va commencer dans la Walkyrie: une narration dans la narration, mais une narration caricature, réduite à objet de lecture pour adolescents, d’histoire-cliché où la bande dessinée, mais aussi le cinéma sont interpelés

Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

(Froh est une copie de Michael Douglas dans ses pires films) où cow-boys, maquereaux, barman , prostituées et femmes faciles se croisent : Wotan apparaît couché dans un lit entre Fricka et Freia et elles se l’arrachent, les filles du Rhin dépendent aussi de lui, elle lui téléphonent pour lui raconter le vol de l’or etc…. Les relations de pouvoir existent, le rôle central et moteur de Wotan apparaît, au détour d’un tableau, d’un geste, d’un mouvement autour de lui, mais pour Castorf, c’est clair, il n’y en a pas un pour racheter l’autre et donc tous pourris.
Alors certes, il faut avoir les yeux partout, et essayer de ne pas perdre le fil musical. Pour le spectateur, c’est acrobatique : car ce qui se passe sur scène n’est qu’une partie du jeu, les vidéos en dévoilant l’autre partie, la partie cachée des ellipses du récit. Quand les personnages disparaissent, on les voit sur l’écran, les arrières plans deviennent premier plan, les images expliquent, illustrent confirment, inventent : c’est prodigieux de drôlerie, d’inventivité, de vivacité, de vie. Ce travail sue l’intelligence et l’invention et va jusqu’au bout des intuitions  introduites par d’autres, comme Chéreau ou Kupfer, va jusqu’au bout d’une logique qui fait des ces dieux, ces nains, et ces géants (qui cassent tout comme les éléphants dans le magasin de porcelaine) les facettes d’une même humanité dérisoire. Une provocation ? non ! Simplement un reflet à peine déformant de notre humanité minable, sans noblesse, sans autre moteur que le désir multiforme.

Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans ce petit monde, Loge est vu (en costume rouge) comme le Levantin, l’oriental tel qu’on le rêve, barbichette, cheveux frisés noirs de geai, celui qui va vous vendre des tapis dans un bazar, agitant sans cesse son briquet (eh oui, le feu..), celui qui négocie, qui marchande, dont on a besoin et qu’on rejette en même temps (Loge n’a pas le droit aux pommes de Freia, il doit toujours se débrouiller par lui-même pour s’en sortir). Mais à la fin, le tableau risque de finir en apocalypse : tandis que les Dieux sont sur une terrasse, prostrés par le Walhalla (Wotan Fricka et Donner d ‘un côté, et perchés en hauteur Froh et Freia),  le barman vient de verser sur le sol de l’essence des pompes, Loge est devant la station service, il allume son briquet, pour faire tout exploser : mais au dernier moment, il renonce tandis que dernière image, les filles du Rhin sur l’écran nagent au fond de l’eau en contemplant la caméra d’un regard halluciné.

Évidemment, ce qui se tient sur scène est tenu d’une manière très serrée musicalement. Kirill Petrenko suit chaque parole et on l’imagine de la fosse avec sa précision coutumière, mais il ne faut pas attendre de sa direction des effets tonitruants, c’est une direction d’une tenue prodigieuse, d’une modestie étonnante au service d’une entreprise globale. C’est un parti pris de musique d’accompagnement, d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans effets, une  musique explicative comme le seraient sur scène certaines vidéos. Tel instrument qui apparaît surprenant, ici hautbois, là une attaque de violons, ailleurs des contrebasses (sublimes). Il faut revenir sur ce prélude, au crescendo imperceptible, d’une fluidité rare, et en même temps d’une clarté telle qu’on a l’impression (voulue par Wagner) de la naissance du son, venu des profondeurs (ah ! cette fosse…). C’est une direction musicale au service de l’entreprise, et non démonstrative  ou autocélébrative: il ne s’agit pas de dire « vous allez voir ce que vous allez voir, c’est mon Wagner à moi ! », mais de s’insérer dans une globalité, de prendre sa place, toute sa place, pour donner le rythme musical qui correspond à ce rythme scénique. En prenant en compte le credo wagnérien qui s’applique dans cette salle, à savoir la profonde solidarité fosse-plateau, le son jamais ne s’impose, mais contribue à un ensemble. Une direction contributive. C’est tout simplement prodigieux, les journaux ont écrit phénoménal : du bonheur à l’état pur.
Alors dans un travail de ce type, il est difficile de rendre compte des voix comme dans un opéra traditionnel, voire un Rheingold ordinaire (s’il y en a…). Pour sûr, ceux qui ont entendu la retransmission radio ont perçu çà et là des trous, des faiblesses. Mais pour ceux qui sont dans la salle, l’impression est autre, elle est celle d’une construction commune, où chacun avec ses défauts et ses qualités, apporte une brique.
Le Donner de Markus Eiche est remarquable et dans son jeu (cow boy tout de noir vêtu), diction impeccable, belle projection. On connaît les qualités éminentes de ce chanteur qu’il démontre une fois de plus. Froh est Lothar Odinius, autre chanteur de haute qualité d’élégance et de projection, comme les spectateurs de l’opéra de Lyon le savent, avec une belle sûreté dans la voix, et Loge est Norbert Ernst, régulièrement invité à Bayreuth, élégance, phrasé, ironie mordante dans l’expression, jeu prodigieux de vérité et de distance, un des ténors de caractère qui à l’opéra de Vienne où il est en troupe continue la tradition des Heinz Zednik.
Du côté des dames, la Fricka de Claudia Mahnke est un beau personnage, mais la voix est plus banale, sans grand relief, elle s’en tire avec honneur, mais sans brio. La Freia de Elisabet Strid est plus présente vocalement, mais reste aussi en retrait sonore, même si elle campe un personnage exceptionnel de vérité.

Apparition d'Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Apparition d’Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La plus impressionnante, c’est l’Erda de  Nadine Weissmann: une voix profonde, bien projetée, une silhouette fascinante qui s’impose immédiatement et qui par sa seule présence impose silence et tension.

Premier tableau: les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Premier tableau: les filles du Rhin et Alberich © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant aux filles du Rhin elles sont remarquables et dans leur jeu et dans leur chant, malgré quelques stridences de Woglinde (Mirella Hagen), mais des trois la plus impressionnante par son intelligence physique et surtout sa voix profonde, imposante, au merveilleux phrasé, la Flosshilde d’Okka von der Dammerau, en troupe à Munich (elle y était une magnifique Charlotte des Soldaten).
L’Alberich de Oleg Bryjak qui reprend le rôle cette année, est présent, dans son personnage de gros pervers de la première scène. Mais la voix reste pour mon goût trop claire et n’arrive pas à l’imposer, un Alberich léger, un brave mauvais garçon assez ridicule avec son goût immodéré pour la moutarde dont il s’enduit abondamment, et lui qui va renoncer à l’amour  a fait d’un canard en plastique pour enfants une sorte de doudou qu’il reprend à chaque crise : une voix qui correspond sans doute au rôle dans cette mise en scène, mais sans le poids habituel conféré à un Alberich. Ce qui n’est pas le cas de Mime (Burkhard Ulrich), qui est moins appuyé que les Mime habituels moins ténor de caractère, à la voix nasale et plaintive qui remplit les scènes. Burkhard Ulrich, dans son costume tout doré cherche par tous les moyens à chiper quelque chose à son frère, et notamment des copeaux d’or, et chante comme un personnage ordinaire, sans forcer, sans grimacer, et d’une manière non dépourvue d’élégance lui aussi comme les autres.
Les géants en ouvriers furibards, qui cassent tout sur leur passage (pauvre bar ! pauvre barman !), sont bien en place vocalement, sans être impressionnants, Sorin Coliban en Fafner sans doute est-il des deux le mieux en place, aves la voix la mieux projetée, tandis que le Fasolt de Wilhelm Schwinghammer en Fasolt gagnerait à plus de présence,  de puissance et d’assise vocale pour tout dire.
Quant à Wotan, c’est Wolfgang Koch, qui a pris le rôle par là où souvent on ne le prend pas, non pas en chef vocal incontesté avec une large voix sonore, mais par le dialogue, par la conversation en musique, un dialogue où dominent un sens du mot, une intelligence expressive, une distance et une élégance du phrasé qu’on entend rarement dans Wotan à ce point de perfection. Comme l’orchestre de Petrenko, la voix de Wotan refuse l’effet et l’autopromotion, elle préfère sans cesse revenir au sens, à la couleur, au dire, à la parole. C’est un Wotan qui chante comme dans Mozart, phrasé, sensibilité, poids des mots. Grands moments que ses interventions.
Voilà un Rheingold pétillant, effervescent, quelquefois délirant, qu’on suit avec difficulté peut-être (il faut avoir les yeux partout, et les oreilles rivées au plateau), un Rheingold qui distancie l’histoire sans trop la prendre au sérieux, comme dans les Comics, où le pétrole texan est toujours présent mais jamais central et où les personnages pris dans une agitation permanente, laissent glisser et passer tout ce qui sera déterminant plus tard. Voilà un Rheingold chanté correctement, mais dirigé d’une manière exceptionnelle, qui a stupéfié et émerveillé le public à un point rarement entendu dans la salle. Voilà un Rheingold mis en scène avec une rigueur et une précision incroyables, de ce travail scénique se détermine une direction musicale complètement en phase et en même temps vive, inventive, diverse, colorée, et un esprit de troupe, cohérente et engagée, au service de ce merveilleux dessin animé . Beau travail. Grand art. De l’Or.

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RHEINGOLD II le 10 août :

Et la magie vous reprend…

 J’avais vu deux Ring de Chéreau successifs, j’avais aussi vu des répétitions générales, puis les spectacles. C’étaient des péchés de jeunesse.

Comme Rossini, j’accomplis mes péchés de vieillesse et me voilà dans mon deuxième Ring à Bayreuth, à peine 10 jours après la fin du premier. Follie, dirait Violetta, mais je suis entouré de gens raisonnables qui font des aller-retour Salzbourg ou Prague pendant les jours libres, et au fond, une fois en Franconie, une fois perdus dans cette ville de Festival improbable, une fois en vacances et loin des soucis, tout est permis.
Les Festivals ont cela de particulier que vous ne pensez qu’à la représentation du soir et ne fait événement que le fait d’avoir croisé un membre de la communauté des wagnériens avec un béret Wagner, ou d’avoir vu déposer un os à moelle fleuri ou une rose blanche sur la tombe de Russ (le chien de Wagner, endormi à côté de ses maîtres). Bien entendu, je n’invente rien…
Alors, folie pour folie, ayant eu la chance de pouvoir voir deux Rings, et le premier m’ayant tout de même fortement secoué, me voilà reparti pour l’aventure.
Et Rheingold a été comme la première fois, une magnifique surprise, oui encore une surprise, pleine de vie, d’une fluidité rare, avec une troupe remarquablement engagée. J’ai trouvé l’orchestre peut-être encore plus fin, encore plus précis que la première fois (mais ce n’est peut-être qu’une impression), avec cette fois-ci  des moments suspendus où l’émotion a pris le pas sur l’analyse : image magnifique que celle de Loge remontant de Nibelheim, dans une image rougeoyante du matin, allumant une cigarette avec un fil sonore ténu à l’orchestre qui donnait à cette image banale en soi une poésie indicible.
La virtuosité de la mise en scène reste évidente, avec des moments prodigieux de vie (les tentatives de fuite de Freia, cherchant une solution, au téléphone, fouillant nerveusement dans la valise pour chercher son passeport, se dissimulant sous les couettes, tout cela dans un rythme endiablé), d’autres d’ironie : les géants, brutes épaisses, avec Fafner à l’étrange barbe presque goudronneuse et Fasolt plus humain, qui essaient de tout casser dans le malheureux bar mais qui ne sont pas au total bien méchants,  des géants qui ressembleraient à des mauvais garçons de journal de Mickey, des Rapetou.
L’installation très claire du parallèle Wotan/Alberich, qui sont tous deux propriétaires d’une station service, mais l’un avec Mercedes décapotable, l’autre avec roulotte miteuse installe du même coup un rapport de domination inversé, car Wotan est dominant d’emblée, sans or et sans anneau. Car l’or est conservé, l’or fait le costume de Mime, mais l’or n’est plus un enjeu; l’enjeu, c’est seulement Tarnhelm et Anneau conservés dans la caisse du bar…
Autre élément qui me fait encore gamberger : dans ce monde, Wotan reste celui dont on reconnaît la puissance, Alberich ne résistant pratiquement pas, comme si ils étaient déjà complices et qu’ils allaient mener ensemble la suite de l’histoire. Il reste que le passage au Nibelheim est pour moi un peu cryptique dans sa réalisation, c’est bien moins clair que le reste, mais cela permet de se réserver pour de futures visions.

Une idée vraiment séduisante est la libération de Mime qui dès que son frère est prisonnier veut vivre sa vie, qui s’enferme dans la roulotte et évidemment, annonce Siegfried. Les idées fusent, et il faut les attraper au vol, combien d’éléments m’avaient échappé à la première vision !
Du point de vue vocal, les hommes (et notamment les Dieux) me paraissent plus au point que les voix féminines, notamment Fricka (plus intéressante dans la Walkyrie) et Freia. Freia a une voix courte et sans grâce, alors que le rôle gagnerait à être plus valorisé du point de vue vocal, il ne faut jamais oublier que derrière une Freia, il y a au loin une Sieglinde.

Alberich est vocalement assez peu convaincant, ce qui est gênant vu l’importance du rôle ; il reste que nous sommes face à un Alberich faible et sans relief, et donc la voix peut correspondre au dessein de la mise en scène. Disons que c’est un heureux hasard
Enfin, musicalement, il y a un choix extraordinairement clair d’accompagner la scène, au sens d’un accompagnement musical cinématographique. La musique vit au rythme des pulsions de la scène. Grâce à Petrenko, on est de plain pied dans la Gesamtkunstwerk  car sa direction est inséparable de ce qu’on voit…et ce doit être d’autant plus étrange lorsqu’on entend cela en radio. Sans doute cette direction peut-elle apparaître insuffisamment spectaculaire ou démonstrative, mais en précision, en fluidité, en discours, en clarté, elle ne peut que convaincre, j’en ai eu encore la confirmation, après la deuxième écoute, c’est toujours inattendu, passionnant, vivant : voilà une direction profonde, fouillée, cherchant à donner du sens et pas seulement du son (suivez mon regard…).
Kirill Petrenko a encore été accueilli par un délire indescriptible aux saluts, et ce n’est que justice : cette direction est miraculeuse.

C’est donc reparti, avec le sourire, avec la joie chevillée au cœur.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, le 26 juillet 2011 (dir.mus: Sebastian WEIGLE, ms en scène: Katharina WAGNER)

Comme Eva est un rôle ingrat!  Le rôle est scéniquement et vocalement assez plat pendant deux actes, et la chanteuse surtout sollicitée au dernier acte où les aigus du fameux quintette sont ravageurs, ainsi que la scène avec Sachs qui précède. Pour ma part, je me souviens de deux Eva très différentes, Lucia Popp, avec Wolfgang Sawallisch à Munich, et Anja Harteros, à Genève il y a quelques années, deux magnifiques personnalités, deux Eva très présentes. Cette année, comme l’an dernier c’est Michaela Kaune qui chante Eva à Bayreuth. L’an dernier c’était passable, cette année c’est un peu plus difficile : les aigus que cette voix n’a pas vraiment naturellement sont tirés et mobilisent toute l’énergie, d’où des sons métalliques et des difficultés dans les passages. On l’oubliera assez vite dans ce rôle qui ne lui convient pas : pas de poésie, interprétation plate, difficultés techniques. A ses côtés, la Magdalena de Carola Guber est carrément inexistante : on ne l’entend simplement pas. On n’entend pas beaucoup non plus (à Bayreuth c’est un comble) Burkhard Fritz, le nouveau Walther qui succède à Klaus Florian Vogt. Autant Vogt avait une voix sonore, autant Fritz, qui s’applique et qui sait chanter, a une voix trop petite pour le rôle (il disparaît dans les ensembles) et des aigus lui aussi difficiles (c’est très perceptible dans l’air final). L’interprétation scénique est tout à fait satisfaisante dans ce rôle d’artiste insupportable et mauvais garçon, mais on est assez déçu de la prestation vocale, en dépit, je le répète, d’évidente qualités. Je doute que Walther apporte quelque chose d’intéressant pour sa carrière.
James Rutherford en Hans Sachs manque de personnalité vocale. Le timbre est voilé, la puissance limitée, même si cette année certains moments sont vraiment musicalement très réussis (les plus retenus, les plus lyriques : début du second acte, magnifique, et première moitié du troisième acte). Il est aidé par l’orchestre qui l’a vraiment accompagné de manière exceptionnelle.
Encore une fois, j’ai aimé le David de Norbert Ernst, ténor de caractère techniquement parfait, à la voix claire, bien posée, très bien contrôlée, et bien sûr le magnifique Beckmesser d’Adrian Eröd, qui sans moyens exceptionnels, mais avec un phrasé modèle, un texte dit à la perfection, et des qualités d’acteur exceptionnelles, très sollicitées dans cette mise en scène propose un personnage complexe, polymorphe, d’une présence ahurissante. Une interprétation de très grand niveau. On signalera aussi le Pogner de Georg Zeppenfeld, basse de très grande qualité, l’une des meilleures basses en Allemagne aujourd’hui (il fut le Sarastro d’Abbado) et dans l’ensemble le reste de la distribution n’appelle pas de réserves (un bon point pour Friedemann Röhlig, Nachtwächter toujours efficace).
Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est comme toujours exceptionnel, et notamment dans les parties moins spectaculaires (le tout début par exemple), et la direction de Sebastian Weigle m’est apparue un peu plus intéressante que l’an dernier, notamment dans les parties plus lyriques, mais elle manque tout de même de relief (c’est frappant dans l’ouverture) : le final du second acte semble toujours aussi brouillon on ne sent toujours pas le crescendo qui doit gouverner toute la fin de l’acte. C’est dommage.
Quant à la mise en scène de Katharina Wagner, last but not least, elle garde tout son intérêt et son intelligence. C’est une mise en scène sur le conformisme et l’originalité : sur le conformisme en art (y compris dans la fausse marginalité artistique représentée par Walther – puisque les rôles sont inversés à la fin, Sachs et Walther étant les conformistes et Beckmesser celui qui dit non et qui fuit le totalitarisme- et sur le conformisme du public qui siffle l’artiste qui sort du rang, et qui applaudit aux valeurs télévisuelles et consensuelles. Un conformisme qui mène tout droit au totalitarisme (Hans Sachs en métaphore d’Hitler, est à la fois inquiétant et tellement juste). Un regard à rebours sur une œuvre qui a symbolisé largement l’âme et la culture allemandes (et qui fut la préférée des nazis, jamais interdite à Bayreuth, au contraire de Parsifal): voilà où la culture allemande nous a menés, semble dire Katharina Wagner, notamment dans ce terrible bal des gloires germaniques ou quand Sachs brûle tous ces oripeaux culturels et reste seul, illuminé par une flamme qui rappelle étrangement, par ses jeux d’ombre et de lumière, les films de propagande des grands rassemblements de Nuremberg, réunis autour du bûcher de la pensée..

Ce spectacle fourmille d’idées, les chanteurs sont magnifiquement dirigés, les mouvements sont d’une redoutable précision. Katharina Wagner est un authentique metteur en scène, qui affronte bravement les huées du public (de ce même public qui hue les travaux originaux à la fin de sa mise en scène des Maîtres), et dont le travail mérite tout notre intérêt. J’ai écrit précédemment combien ce spectacle gagnait à être revu. Avec une distribution vraiment à la hauteur, et un chef moins banal, c’eût été un très grand soir. Notons tout de même que – fait rarissime – il y avait des gens qui vendaient des billets « biete Karte » alors qu’on voit habituellement des « Suche Karte » (je cherche un billet). Alors, si vous avez des velléités de Bayreuth cette année, n’hésitez pas, vous trouverez des places pour ces Maîtres Chanteurs et vous le ne regretterez sans doute pas.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG le 2 août 2010 (Sebastian WEIGLE – Katharina WAGNER)

 

020820102257.1281000874.jpgLe sort m’a attribué cette année non pas des billets pour le nouveau Lohengrin, dirigé par Andris Nelsons, mis en scène par Hans Neuenfels, avec Jonas Kaufmann, Annette Dasch, Evelyn Herlitzius et Hans Joachim Ketelsen remplaçant Lucio Gallo, mais pour les Meistersinger, avec un Hans Sachs nouveau, le jeune britannique James Rutherford. J’ai déjà écrit l’an dernier sur cette production : à la revoir, on l’apprécie de plus en plus. Elle pose directement la problématique de l’artiste et du social, et s’affiche comme ouvertement idéologique, refusant de s’intéresser à la relation Eva-Stolzing (s’intéressant d’ailleurs un peu plus à la relation Sachs-Eva) c’est-à-dire évitant de traiter les relations entre individus, mais traitant bien plutôt la situation artistique et idéologique.

Du point de vue théâtral, les scènes d’ensemble sont assez bien traitées, la « Festwiese » finale manquant peut-être de mouvement, mais la partie finale est une telle explosion d’idées diverses que l’on n’y prête pas trop attention.
On peut rappeler le concept : au départ Hans Sachs et Walther von Stolzing sont les non conformistes, Beckmesser étant un personnage totalement coincé, engoncé dans la tradition et le conformisme bourgeois. Sachs refuse les rituels des maîtres, marche pieds nus, lui le cordonnier, et Walther est une véritable « tête à claques » pendant presque les deux premiers actes dans leur ensemble. Tout bascule au final du second acte, sorte de happening général (avec allusion à la Campbell Soup de Warhol) qui confine à l’anarchie, Sachs et Walther réalisent qu’ils ne veulent pas voir l’art mener à ça : Walther commence à nettoyer les peintures qu’il a gribouillées. Beckmesser au contraire se décoince ! Et c’est tout l’enjeu du troisième acte que de voir comment Sachs et Walther se « normalisent » au point de devenir l’un une sorte d’Hitler (Sachs), l’autre (Walther) un médiocre promoteur de l’art officiel., pendant que Beckmesser se lance dans la
performance échevelée, et fuit devant cette normalisation artistique encadrée par Sachs.

kthrina.1281001402.jpgBeaucoup de huées pour la mise en scène à la fin. La nouveauté venait donc de ce jeune anglais, James Rutherford, succédant à Franz Hawlata (génial acteur, mais sans voix), puis à Alan Titus (voix vieillie et acteur peu à l’aise dans le personnage voulu par la mise en scène ). La performance n’est pas concluante. Il est visiblement lui aussi mal à l’aise avec ce que la mise en scène lui demande (notamment à la fin), et ne bouge pas vraiment avec bonheur. Le chant n’est pas vraiment tout à fait au rendez-vous. Non qu’il chantât mal, mais la voix est engorgée, opaque, sans vraie projection, ce qui gêne beaucoup notamment au premier acte et dans les longs monologues. L’absence de personnalité scénique et aussi sans doute de maturité rendent son chant complètement inexpressif. Le reste de la distribution est honorable, avec trois magnifiques prestations, 

– d’abord le Beckmesser d’ Adrian Eröd, en tous points remarquable: c’est lui qui, avec Klaus Florian Vogt, emporte tous les suffrages : expressivité, intelligence du jeu et du chant, voix claire, bien projetée, une vraie performance, alors qu’il m’avait moins impressionné l’an dernier. En tous cas, voilà un chanteur à ne pas manquer. eroed.1281001429.jpg

– ensuite, Klaus Florian Vogt est vraiment l’un des plus beaux Walther qui soient, la voix est saine, lumineuse, solaire, puissante et il compose un personnage délirant !

– enfin, David (Norbert Ernst) est excellent à tous égards, et remporte un triomphe mérité (décidément, nous sommes dans une années à ténors).

On reste plus réservé sur les prestations de chanteuses : Michaela Kaune est une Eva correcte, mais sans vraie poésie, Magdalene (Carola Guber) semble cette année avoir plus de difficulté, sons désagréables, voix inégale et peu homogène.

Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est éblouissant comme toujours, et l’orchestre dirigé par Sebastian Weigle, directeur musical à Francfort, reste comme l’an dernier un peu plat, sans mettre en exergue certains pupitres (les bois notamment). Même si tout cela sonne fort bien dans la salle, on reste avec l’ impression mitigée d’un travail très professionnel sans touche vraiment personnelle.

Il reste que la soirée a été bonne, et comme d’habitude, malgré les plaintes, les remarques acerbes, les critiques des productions, on n’a qu’une seule envie, c’est de revenir…

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