On savait l’issue fatale proche, un communiqué sobre et touchant il y a quelques semaines avait averti que Stephen Gould, atteint d’un cancer incurable, devait abandonner la carrière avec une espérance de vie de 10 mois. Il avait dû renoncer à toutes ses apparitions au Festival de Bayreuth 2023 (Siegfried, Tannhäuser, Tristan), lui, fidèle parmi les fidèles, depuis un sublime Tannhäuser en 2004 sous la direction de Christian Thielemann, rôle dans lequel je l’ai découvert, puis retrouvé l’année suivante à Genève dans la fameuse production d’Olivier Py.
Le Tannhäuser de 2004 à Bayreuth, pour moi la plus grande réussite musicale de Christian Thielemann, urgente, brûlante, phénoménale d’énergie, était stupéfiant parce qu’enfin on retrouvait un Tannhäuser qui chantait avec la même réussite les parties lyriques et italianisantes, et celles plus rudes qui annoncent Tristan : c’était une voix à la fois adulte et juvénile, une sorte de voix introuvable. J’écoute encore très souvent l’enregistrement radio comme un modèle du genre.
À Bayreuth il fut Tannhäuser, Siegfried (de Siegfried et Götterdämmerung), Tristan et Siegmund (unique apparition en 2018 dans Die Walküre dirigée par Placido Domingo dans la production Castorf.
Il était l’un des ténors wagnériens les plus demandés des vingt dernières années, mais il était aussi un Kaiser exceptionnel dans Die Frau ohne Schatten ( comme à Vienne, en 2019) et nous l’avons vu aussi en Parsifal à Baden-Baden en 2018.
Il avait par ailleurs d’autres rôles à son répertoire comme celui de Peter Grimes (dans lequel nous l’avions vu à Genève en 2009) ou l’Otello de Verdi, c’est-à-dire les rôles parmi les plus exigeants du répertoire de ténor.
Stephen Gould n’a jamais été une star au sens Kaufmannien du terme, mais il a été à peu près sans rival dans les rôles qu’il a abordés, et c’était la référence auprès de tous les wagnériens parce qu’il avait les trois qualités nécessaires :
- La clarté : aussi bien dans son timbre toujours juvénile que dans sa diction absolument impeccable où chaque mot était compris et distillé.
- La ductilité et la souplesse d’une voix faite pour affronter aussi bien Siegfried, Tristan que Tannhäuser, ses rôles « chevaux de bataille » redoutables entre tous parce qu’ils exigent de la force, mais aussi surtout pour Tristan et Tannhäuser un certain lyrisme, qu’il possédait aussi intrinsèquement (voir son Parsifal et son Siegmund) : il y avait dans cette voix quand il le fallait une douceur ineffable
- Le sens de l’interprétation, car il était déchirant dans les personnages déchirés, comme Tannhäuser au troisième acte : qui chantait comme lui le récit du retour de Rome ? ou comme évidemment le troisième acte de Tristan, où ces dernières années il est resté inégalé. Il montrait cette qualité irremplaçable des très grands : l’humanité.
Cette humanité lui donnait cette ouverture qui lui faisait traverser des mises en scène différentes dans lesquelles il apparaissait toujours à l’aise, mais c’est sans doute Tobias Kratzer qui l’a immortalisé dans Tannhäuser où il en a fait un personnage bouleversant, un clown triste inadapté et notamment dans ce troisième acte de fin du monde qui marquera les mémoires.
En France, on l’a peu entendu, Tannhäuser en 2007 dans la production Carsen et sous la direction d’Ozawa, et tout à fait récemment à Lyon, il y a à peine un an, en Tannhäuser aussi où il remplaçait pour toute la série le ténor prévu initialement… Il y a des remplacements qui sont des bénédictions.
Mais pour ma part, j’ai un souvenir de lui qui dit beaucoup du personnage, de sa simplicité et de son engagement. En 2021, à Bayreuth il fut Tristan.
Ne cherchez pas dans les grimoires trace de ce Tristan qu’il n’y avait pas au programme du Festival, mais il fut Tristan dans le Tristan und Isolde pour enfants présenté dans le cadre des spectacles pour enfants du Festival décentré cette année-là au Reichshof, une petite salle du centre-ville, sans doute pour raisons de Covid. Stephen Gould, Tristan dans une production pour enfants, dans une toute petite salle à la fois cheap et sympathique (l’orchestre était au balcon parce qu’espace scénique ne permettait pas son installation) c’était à la fois inattendu et magnifique. Qu’un tel artiste participe à un spectacle de ce type (dont on ne dira jamais assez la pertinence) m’a personnellement beaucoup touché et m’a rendu Stephen Gould encore plus attachant.
Entre Tristan pour les enfants et Tannhäuser en clown pour adultes, c’est l’espace de rêve que nous a offert Stephen Gould, dont le sourire bienveillant marquait partout où on le voyait, sur scène et à la ville, et dont la perte nous rend si triste et qui laisse un tel vide, en nous rappelant aussi celle tout aussi prématurée du grand Johan Botha en 2016, à 51 ans…
Cliquer sur l’image: