UNE INTERVIEW DE CLAUDIO ABBADO DANS « DIE ZEIT » (20 JUIN 2013)

Devant l’ignorance de la presse quotidienne française pour les 80 ans de Claudio Abbado là où les journaux de plusieurs pays d’Europe l’ont au moins signalé et sinon développé (en Allemagne et en Italie, évidemment, mais aussi ailleurs), j’ai décidé de traduire l’interview que Julia Spinola a faite d’Abbado pour ses 80 ans dans l’hebdomadaire Die Zeit, qu’au moins les lecteurs intéressés puissent avoir à disposition. Je prie les vrais germanistes d’excuser les erreurs, mais je pense avoir rendu compte de l’essentiel.
Le lien vers l’article est de la Zeit est: http://www.zeit.de/2013/26/interview-claudio-abbado-80-geburtstag
A noter que Julia Spinola avait déjà réalisé une interview, mais dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, et je l’avais déjà traduite pour le blog

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Claudio Abbado : le flux du Tout

Pour ses 80 ans, une interview de Claudio Abbado sur son âge, son grand-père, ses randonnées dans la nature, la lecture des partitions et bien sûr, le plaisir de faire de la musique.

par Julia Spinola

Maestro Abbado, les grands chefs d’orchestre vivent souvent très vieux…

Je n’userai de l’adjectif « grand » que pour des cas exceptionnels, comme Furtwängler peut-être ou comme Toscanini. Je les admire tous les deux, mais les grands, ce sont les compositeurs.

Encore une fois, les grands chefs d’orchestre vivent souvent très vieux, vous allez avoir 80 ans et vous avez encore une grosse activité, que représente la musique pour vous ?

Musique n’a pour moi rien à faire avec Travail. C’est une grande, une profonde passion. J’ai la chance de partager cette passion avec des musiciens magnifiques, dans le monde entier. Je pense que c’est maintenant vraiment pour moi existentiel. Les hommes sont importants, le fait de faire de la musique ensemble, de cela je tire ma force.

Quand avez-vous pour la première fois senti cette force ?

Il y a eu un événement clé dans mon enfance. J’avais sept ans, j’étais à la Scala de Milan et j’ai entendu pour la première fois Nocturnes de Debussy. Antonio Guarneri dirigeait. Il y a un moment dans le deuxième Nocturne, Fêtes, pendant lequel du lointain subitement les trois trompettes interviennent. Ce moment m’a complètement ensorcelé. De ce moment-là j’ai su : un jour j’aimerais faire cela.

Vous vouliez être l’homme en Frac qui avec son petit bâton dans la main, fixe des yeux tout le monde ?

Non je vous jure, je ne pensais pas vraiment devenir chef! Mon souhait le plus brûlant était bien plus, c’était de fabriquer cette magie, quelle qu’elle soit. J’ai bien sûr joué du piano, puis appris la composition, et naturellement dirigé. Mais c’est toujours cela qui m’a stimulé. Et bien plus tard dans ma vie, cette situation s’est répétée avec mon fils Daniele.

Il est aujourd’hui metteur en scène de théâtre et d’opéra…

J’étais assis à côté de lui au concert et j’écoutais cette marche pleine de mystère dans Fêtes. Il a été aussi saisi que moi je le fus autrefois, la musique de Debussy est comme une promesse, une énorme promesse.

Est-ce que Debussy a tenu ce qu’il avait promis ?

Oui, donc au fond, je cherche jusqu’à aujourd’hui cette magie. Parfois je la trouve, alors je suis heureux, parfois pas. Mais je ne cesserai jamais d’y aspirer.

Vous avez grandi dans une famille de musiciens : votre père enseignait le violon au conservatoire de Milan. Vous avez reçu de votre mère  votre première leçon de piano. On y faisait beaucoup de musique de chambre. Aviez-vous une quelconque chance de ne pas devenir musicien ?

Oui, naturellement ! Parce que la musique pour moi dès le début avait non seulement une signification esthétique, mais aussi éthique et sociale. Ma mère Maria-Carmela était non seulement pianiste, mais aussi écrivain. Et la figure toute-puissante de mon enfance était surtout mon grand-père. Il enseignait à l’Université de Palerme l’histoire de l’antiquité et apprenait presque chaque année une nouvelle langue, ainsi était-il à mes yeux du moins. C’était un être extraordinaire. Il a par exemple traduit l’Évangile de l’araméen, et de là n’a pas tu le passage où l’on parle des frères du Christ. Il en a été excommunié par l’Église . Je crois qu’il en était assez fier. Je me souviens de longues promenades dans la montagne avec lui, au cours desquelles j’ai incroyablement appris – pour la vie, comme on dit si bien.

Comment apprend-on quelque chose pour la vie ?

Par le comportement qui est montré. Même quand, enfant, on ne comprend pas beaucoup. La beauté et la profondeur des pensées de mon grand-père me sont revenues bien plus tard. Par exemple il disait souvent : « la générosité rend riche.»

Mais cela vaut-il pour l’art ? Un chef d’orchestre peut-il être généreux et en même temps savoir exactement ce qu’il veut au niveau artistique ?

Qu’est-ce que la volonté ? La magie d’un instant musical vivant se laisse-t-il contraindre par les commandements d’un chef ? Elle arrive, ou justement, elle n’arrive pas. C’est quelque chose de très tendre, de très fragile. Pour cela le chef doit créer avec l’orchestre une atmosphère de franchise, de confiance mutuelle. C’est là son travail essentiel. Et on doit apprendre à s’écouter l’un l’autre. Écouter est si important. Dans la vie comme en musique. Et c’est une capacité qui disparaît de plus en plus.

La musique peut-elle nous apprendre à mieux nous écouter mutuellement ?

La musique nous apprend qu’entendre est fondamentalement plus important que dire. Cela vaut aussi bien pour le public que pour les exécutants. On doit très précisément écouter la musique pour comprendre comment on doit la jouer. Cela semble un cliché mais j’essaie d’étudier une partition exactement comme si je la regardais pour la première fois, même si je l’ai dirigée très souvent. Tout autre manière de faire serait trop simple et de plus bien ennuyeuse. De plus je me repasse mes partitions pendant mes randonnées dans la nature.

Vous vous promenez avec en tête des partitions aussi énormes que la 1ère de Bruckner ou la 6ème de Mahler en les écoutant et feuilletant page à page mentalement ?

Pas aussi concrètement, mais je vais souvent me promener avec des amis proches, et pendant que nous marchons la musique qui m’occupe sur le moment sonne en moi. Toujours et toujours, parce que la musique qui est grande est intarissable. Il n’y a en musique, comme dans la vie, pas de frontières. Il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir. Pierre Boulez est quelqu’un qui le comprend très bien. Lorsque nous nous rencontrons, nous parlons d’une manière très particulière et je dois dire très profonde sur les choses de la musique et sur le bonheur de faire de la musique. Peut-être seuls deux chefs d’orchestre peuvent ainsi se parler, je ne sais pas. Peut-être seuls Pierre Boulez et Claudio Abbado. C’est en tout cas quelque chose de précieux.

Qu’écouter soit plus important que parler, est-ce ça explique que vous parlez si peu durant les répétitions ? Cela vous a valu la réputation d’un Sphinx.

C’est vrai que dans les répétitions j’ai la parole rare. Bien sûr, j’essaie de mettre en place séparément les passages tels que je les ai appris dans la partition, je laisse aussi souvent les groupes jouer séparément, non pas parce qu’ils ont besoin d’une correction mais pour les autres, afin qu’ils entendent par exemple ce que les bois jouent à ce moment. Ensuite vient la grande arche, le flux du Tout, et c’est le plus important.

Comment ce flux apparaît-il ?

Du courage de ne rien vouloir. De la conviction que la musique est vraiment cela ou peut être  cela. Quand je travaille une œuvre, j’en suis toujours totalement amoureux. Je ne peux appeler cela autrement. Peut-être cette emphase ou cette intimité se communique-t-elle à l’orchestre, et au bout d’un moment, ils en tombent amoureux aussi. Ce doit être quelque chose comme ça.

Vous avez revêtu des fonctions directoriales à la Scala de Milan, au London Symphony Orchestra, à l’Opéra de Vienne, au Philharmonique de Berlin. La liste des orchestres que vous avez-vous-même créés est presque plus longue : l’European Comunity Youth Orchestra, le  Chamber Orchestra of Europe, l’Orchestra Filarmonica della Scala, le Gustav Mahler Jugendorchester, le Mahler Chamber Orchestra, votre orchestre d’élite pour le Lucerne Festival, dans lequel beaucoup de stars jouent, et comme dernier enfant, l’Orchestra Mozart in Bologna. Vous défiez-vous des structures institutionnelles plus qu’auparavant ?

Je ne le dirais pas comme cela. Il s’agit de conscience musicale, de continuité, et de confiance mutuelle. En outre travailler avec les jeunes m’a toujours intéressé. Ils ont encore un autre point de vue, ils sont encore pleinement libres pour la musique. Cela m’inspire, et ce n’est donc pas si altruiste. D’ailleurs il n’est pas judicieux de parler de beaucoup d’orchestres différents, car les intersections pour partie sont très grandes. Selon les répertoires les distributions changent. Il n’y pas d’orchestres de jeunes d’un côté et d’orchestres d’élite de l’autre. Nous sommes au contraire une grande famille dans laquelle justement on s’aide mutuellement. Mais aujourd’hui, on a besoin d’une étiquette qui aille pour tout. Cela ne m’intéresse pas.

Le travail avec les jeunes est-il aujourd’hui ce qu’était pour vous le travail politique avant ? Dans les années soixante et soixante-dix, avec vos amis le compositeur Luigi Nono et le pianiste Maurizio Pollini, vous vous êtes produits dans les usines.

Les affaires humaines sont à la fin toujours les affaires importantes. Nous voulions alors faire quelque chose pour la diffusion de la musique nouvelle qui était l’objet en Italie d’une grande résistance, ne l’oublions pas.  Nous n’étions pas que « politiques ». C’est pourquoi nous avions fondé un cycle de concerts « Musica del nostro tempo » et à Reggio Emilia, pas très loin de Bologne, nous tenions des ateliers qui avaient pour titre Musica/realtà.

…Pendant lesquels Pollini sur scène protestait contre la guerre du Vietnam, et où Nono philosophait sur la synthèse entre Avant-garde et classe ouvrière. Dans un télégramme il écrivit un jour : « J’aimerais être ensemble avec vous dans notre Moscou chérie. ». Comment cela sonne-t-il pour vous aujourd’hui ?

Un peu étrange, c’est resté ouvert. On ne devrait pas transfigurer les choses anciennes. Je regarde de toute façon plus vers le futur que vers le passé. Et le beau, c’est que tout avance. L’Orchestra Mozart fait à Bologne un projet de musicothérapie, Tamino, où les musiciens vont dans les jardins d’enfants ou dans les institutions pour handicapés. Dans un autre projet, Papageno, nous jouons dans les prisons. Songez que quelques mois après ce concert, les prisonniers m’ont fait un cadeau, un bateau, fait d’allumettes, mais incroyablement parfait. Et maintenant ils ont même créé un chœur en prison. Cela montre que la musique a changé quelque chose pour ces hommes dans une situation si terrible. Et nos projets pour le futur Centre Culturel de Bologne avancent.

Cela ne sonne pas si social : c’est Renzo Piano l’architecte, et il y doit y avoir auditorium, musée, cinémathèque…

Et pourquoi la bonne architecture ne devrait-elle pas être sociale ? Il y a aura aussi un espace horticole et une pépinière où les enfants pourront étudier les plantes. Comment les hommes traitent la nature, c’est vraiment un problème immense, peut-être notre plus grand. J’ai réfléchi il y a des années déjà comment on pourrait empêcher les grandes inondations qu’il y a toujours en Italie. Il y a en Suisse un concept génial. On construit de grands bassins et des digues, et quand l’eau vient de 3000m, on en tire de l’énergie hydroélectrique, fabuleux.

Votre amour pour la nature est proverbial. Pour votre retour à la Scala après dix sept ans vous avez demandé comme cachet que soient plantés par la ville vingt mille arbres. On vous l’a d’abord assuré, mais il ne s’est pas passé grand-chose.

Si si, ils ont commencé à planter des arbres, mais ils ont commencé à la périphérie et ils avancent maintenant vers le centre. Il est exact qu’on ne plante pas d’arbres dans les grandes rues, là où l’architecture est prépondérante.

Si vous aviez 20 ans aujourd’hui, y aurait-il quelque chose de plus urgent que la musique ?
Je pense que dans ma vie il y a beaucoup de choses très importantes. Mes relations avec mes enfants, avec mes petits-enfants et mes amis. Dans les choses importantes compte la musique aussi, mais j’ai aussi un grand amour pour la littérature, la peinture, pour tous les arts, sans eux je ne pourrais vivre.

Que pensez-vous de l’âge ? Est-ce que vos 80 ans sont l’occasion pour vous de changer votre vie ?
Ah, vous savez, cet hiver est morte ma sœur Luciana. Elle a fait beaucoup pour la musique d’aujourd’hui ; en l’espace de trois ans sont morts deux de mes frères et sœurs. D’abord mon plus jeune frère et maintenant elle. Je crois qu’il faut que je fasse un peu attention.

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BUON COMPLEANNO CLAUDIO/BON ANNIVERSAIRE CLAUDIO: 80 ANS DE MUSIQUE OU PRESQUE

 

©Marco Caselli Nirmal

La presse allemande et la presse italienne consacrent des articles (quelquefois importants) aux 80 ans de Claudio Abbado; je ne sais ce que va publier la presse en France, et au fond on s’en moque. Car Claudio est tout sauf un phénomène médiatique.
C’est au niveau des médias l’anti-Karajan.
J’ai personnellement un peu hésité à écrire ce soir, à la veille du 26 juin, car écrire sur Claudio Abbado  sans écrire sur un concert qu’il a dirigé est un peu comme une gageure, tant toute sa vie il a cherché à « se  cacher » derrière la musique. Je me souviens un jour à Berlin, nous parlions avec lui d’une exposition que nous voulions lui consacrer, et des panneaux ou espaces à dédier à ses musiciens fétiches, Verdi, Mahler… et lui de répondre « e gli altri, poveretti? ci hanno diritto anche loro! » (et les autres, les pauvres, ils y ont droit eux aussi) tant il refuse l’idée de musiciens « préférés » dans son parcours. Claudio Abbado est un visiteur de la musique dans sa globalité, même s’il n’a pas dirigé certains compositeurs, comme Puccini (sauf dans le disque fait avec Anna Netrebko où il dirige « O mio babbino caro de Gianni Schicchi…), – bien qu’il nous ait dit au temps de Vienne qu’il envisageait de faire Manon Lescaut.
Quelle contradiction ! Le chef le moins star et le plus discret est suivi depuis 18 ans par une association de fans, le Club Abbadiani Itineranti, qui essaient de le retrouver partout où il va. Si l’association est née il y a 18 ans , l’itinérance, elle, a commencé dès 1986, quand il a quitté la Scala, il y a 27 ans, et que les orphelins ont décidé d’aller écouter les opéras qu’il dirigeait à Vienne, se retrouvant à la Staatsoper, et voyageant ensemble, allant le saluer ensuite, voire quelquefois  le rejoindre au restaurant: je me souviens après une représentation de Don Carlo à Vienne, et peu après sa nomination à Berlin, qu’il nous avait dit de le rejoindre dans un restaurant italien près de la Stephansdom où nous avions retrouvé bonne part de la distribution (Mirella Freni, Nicolai Ghiaurov qui ne chantait pas, Agnès Baltsa, Luis Lima …) et nous étions restés jusqu’à 2h de matin à deviser tranquillement et joyeusement. Quand il fut nommé à Berlin, ce fut parmi nous une fête aussi incroyable qu’inattendue, et commencèrent bientôt les itinérances berlinoises (à une époque où Berlin était loin d’être à la mode comme aujourd’hui) qui continuent encore tous les ans. Je suis personnellement allé au Japon lors de sa dernière tournée (Tristan und Isolde, avec les Berliner Philharmoniker) alors qu’il sortait à peine de son opération et qu’il était terriblement affaibli, pour rencontrer les membres japonais du Club. Il y retourne avec le Lucerne Festival Orchestra cet automne, et ce sera des retrouvailles forcément émouvantes.
Il répète souvent que c’est la musique qui l’a sauvé, et de fait, il s’est plongé dans la musique dès qu’il a été en mesure de diriger après son opération en 2001, en annulant cette saison-là en tout et pour tout depuis octobre 2001 un seul concert (à Athènes).
Je pourrais ainsi continuer à raconter anecdotes et concerts, et ça deviendrait fastidieux. Je voudrais, en ce jour anniversaire, essayer de témoigner de ce qu’a représenté Abbado dans ma vie, depuis 37 ans que le le suis.
Fêter l’anniversaire de Claudio (il déteste être appelé Maestro), c’est aussi rentrer en soi  pour essayer de comprendre pourquoi ce personnage plutôt discret et timide déchaîne autour de lui un nuage affectif. Je crois qu’il y a  une simple explication: le regarder diriger. Regarder son visage, c’est comprendre que sa vie est là. Les sourires, les expressions extatiques, les gestes larges qui embrassent l’orchestre et font voler la musique, c’est là sa vie: il vit sur le podium comme Callas vivait  sur la scène et en ce sens nous avons presque acès . Non qu’Abbado ne s’intéresse pas au monde, c’est un passionné de foot (tifoso du Milan AC), il prend part aux débats de son temps et notamment depuis longtemps aux débats politiques, mais c’est clair, lors qu’il dirige, il est totalement lui même, détendu, disponible, il « communique » enfin, alors qu’il n’est pas un grand communiquant et qu’il évite les médias. Cette intensité dans la manière de diriger, c’est une intensité sereine, si l’on peut me permettre ce quasi oxymore, car c’est une intensité née du bonheur. Et ce bonheur, il le communique: les applaudissements et les sorties des concert sont un moment extraordinaire  de communion, qui se prolonge, souvent, qui créé des liens et les consolide: grâce à Abbado, j’ai ainsi connu ceux qui sont devenus des amis proches, grâce à Abbado, j’ai pu faire des voyages exceptionnels, grâce à Abbado surtout j’ai appris et j’apprends encore.
Je suis venu à la musique classique grâce aux disques de Pierre Boulez que j’achetais quand j’avais une douzaine d’années, c’est lui qui m’a ouvert la porte, j’appris l’opéra ( je l’aimais déjà) grâce à Rolf Liebermann qui m’a permis de découvrir le grand répertoire, et j’ai appris l’orchestre, compris la musique dans ses profondeurs et ses replis, grâce à Claudio Abbado. J’ai passé un temps infini à l’observer diriger, à écouter plusieurs fois le même concert, me concentrant tout à tour sur des pupitres différents: c’est notamment lui qui m’a permis de comprendre le rôle central des bois dans un orchestre, le dialogue entre les différents pupitres (quand on commence à regarder un orchestre, on a toujours l’impression au départ qu’à part les cordes, il n’y a que des comparses!), l’écoute des uns envers les autres, les équilibres, les prises de risques. Il m’a permis d’analyser telle ou telle lecture: il m’a permis de construire une grille de lecture, dont j’use d’ailleurs à chaque fois désormais sur tout concert ou tout opéra. Et puis son Mahler m’accompagne comme une référence absolue: il m’a guidé dans le labyrinthe Mahler.
Comme avec Boulez avec Chéreau à Bayreuth, Claudio m’a appris aussi à comprendre la subtilité des liens entre mise en scène et direction musicale, tant avec Stehler (Simon Boccanegra! Lohengrin!) qu’avec Luca Ronconi (Don Carlo, Wozzeck, Il Viaggio a Reims) ou même Vitez (Pelléas et Mélisande). C’est un chef d’opéra exceptionnel car avec lui le théâtre est sur scène et donc forcément dans la fosse.
C’est avec lui que j’ai vraiment découvert Andrei Tarkovski, à travers sa volonté de faire mieux connaître son cinéma(essentiellement lorsqu’il était à Vienne ou Tarkovski a fait la mise en scène de Boris Godunov) et de le faire découvrir au public. J’ai aimé aussi sa manière de construire des projets à Berlin où se mêlaient tous les arts (Promethée, Hölderlin): tout cela m’a conforté dans l’idée que la culture est un tout, que tout est source de savoir, et que la musique est en lien avec tout le reste du monde intellectuel: un seul exemple, au moment où il dirigeait Parsifal à Berlin, dans sa loge traînait un livre de Gustave Thibon (ce qui pour moi était totalement inattendu). Ce sont banalités que d’écrire cela, mais au cours d’une vie, les choses se construisent avec des briques, et tant de briques m’ont été apportées par Claudio.
Et puis, Claudio est un inventeur, qui stimule toutes les curiosités: il est un inventeur d’orchestres, avec lesquels il fait un bout de chemin, avant de les laisser voler de leurs propres ailes European Comunity Youth Orchestra, Gustav Mahler Jugendorchester, Filarmonica della Scala, Chamber Orchestra of Europe, Mahler Chamber Orchestra, Lucerne Festival Orchestra, Orchestra Mozart; de ces orchestres, il a tiré des musiciens fidèles qui le suivent (par exemple à Lucerne) ou qu’il appelle; il a exhumé des œuvres aujourd’hui jouées partout et il a créé des habitudes d’interprétations aujourd’hui jamais plus remises en question: il popularise Simon Boccanegra, dès 1971, dans la sublime mise en scène de Strehler, qu’il portera dans le monde entier,  il impose les versions révisées de Rossini par la Fondation Rossini de Pesaro, Barbier de Séville, Cenerentola, Italiana in Algeri,  il propose Carmen avec les dialogues et sans les récitatifs, à Edimbourg, il crée Don Carlo dans la version complète de 1867 (c’est lui qui a inséré pour la première fois le fameux lacrimosa qui suit la mort de Posa qu’on entend aujourd’hui partout) à défaut d’une version française qu’il n’a pu diriger sur scène faute de chanteurs, il impose Boris Godunov dans la version originale, en 1979 à la Scala dans une mise en scène de Youri Lioubimov, il fait découvrir Il viaggio a Reims, dans l’explosive réalisation de Ronconi pour Pesaro en 1984, puis à la Scala, puis à Vienne et en version semi-scénique à Berlin, il fait redécouvrir Fierrabras de Schubert à Vienne, en le proposant dans la mise en scène de Ruth Berghaus, sans compter sa Passion selon Saint Mathieu de Bach, magnifique méditation qui tenait compte de toutes les avancées des lectures baroques sans être vraiment « baroque ».
Oui, depuis 37 ans, il m’accompagne dans mon cheminement artistique et intellectuel, il a orienté mes choix artistiques et musicaux, il m’a installé dans mes passions, il m’a aidé à écouter en analysant, en discernant, en fouillant. Et quand je l’écoute diriger, encore il y a peu, je reste stupéfait de tant de jeunesse, de tant d’énergie qui nous inquiète quelquefois (il en fait trop! entends-je dire), mais qui nous entraîne et nous stimule. Il n’aime pas être appelé Maestro, mais c’est un maître.
Bon anniversaire Claudio!

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©Lucerne Festival

 

VU A LA TV: COSI’ FAN TUTTE de W.A.MOZART le 21JUIN 2013 AU TEATRO REAL (Dir.mus:Sylvain CAMBRELING, Ms en scène: Michael HANEKE)

Acte 1©Javier del Real

La rage au cœur, j’ai dû renoncer et à Madrid et à Bruxelles, et c’est avec beaucoup de curiosité et d’attente que j’ai regardé la retransmission du Teatro Real (Février 2013) de ce Cosi’ qui vient de triompher à Bruxelles,  l’ancien fief de Gérard Mortier. C’est Gérard Mortier alors à Paris qui avait eu l’idée de confier Don Giovanni à Michael Haneke qui rappelons-le est un homme de théâtre avant d’être un cinéaste, c’est à lui sans doute que revient le mérite de cette production de Cosi’ fan Tutte. Il est dommage qu’Haneke ait déclaré renoncer désormais à l’opéra, car sans doute aurait-on attendu dans un futur proche des Nozze di Figaro.
Étrange destin que Cosi’ fan Tutte, longtemps oublié ou négligé, considéré comme oeuvre mineure (même par Wagner) et monté comme une comédie plus que comme un Dramma giocoso (comme Don Giovanni). C’est à partir des années 1970 qu’on commence à lire le drame, plus que la joie. Je me souviens de la mise en scène de Ponnelle à Garnier (direction merveilleuse de Josef Krips, trois mois avant sa mort), assez moyenne, moins inventive que d’autres travaux du grand metteur en scène, mais tout de même: à la fin, les couples se reforment, mais les regards ne trompent pas, un regard long et pesant de Fiordiligi vers Ferrando, de Dorabella vers Guglielmo, et vice-versa. On sent que le mariage n’empêchera pas les couples adultères de se reformer. Et tout jeune spectateur ces regards m’avaient frappé. Aujourd’hui à lire toute la presse, un Cosi’ fan tutte plus dramma que giocoso semble une évidence et va finir par devenir un topos, alors qu’une lecture plus légère est tout aussi possible. Celle de Hans Neuenfels à Salzbourg il y a une quinzaine d’années (encore Mortier!) faisait de l’histoire une sorte d’expérience scientifique distanciée: Alfonso et Despina étant des sortes d’entomologistes (évoluant sur une boite translucide contenant deux immenses moustiques) et les couples étaient des insectes: on y faisait une simple expérience scientifique, avec des êtres interchangeables, tous habillés de la même tenue blanche.
Le regard des Hermann (Karl Ernst et Ursel), toujours à Salzbourg, mais à Pâques quelques années plus tard, était plus chargé, et donnait aux femmes (dont une magnifique Cecilia Bartoli) la même  duplicité que leurs fiancés, car elles avaient tout épié, tout écouté, tout compris, mélangeant gravité et légèreté.
Enfin Guth, il y a peu, toujours à Salzbourg, chargeait l’histoire de drame.
Donné pour la fête de la Musique sur Arte, ce Cosi’ fan tutte est tout sauf une fête car Haneke en chirurgien des âmes propose un parti pris de lecture d’une noirceur et d’un pessimisme rares en décapant l’histoire et en proposant une analyse qui prend aussi bien au XVIIIème siècle, mais plus celui des Liaisons Dangereuses, des Égarements du cœur et de l’Esprit, voire de Sade que celui de Marivaux (encore que Marivaux ne soit pas toujours si léger) qu’au XXème siècle, un XXème qui serait celui de Wozzeck, de Wedekind et de Thomas Bernhardt, un XXème de gais lurons quoi!
Nous sommes dans un monde où les masques et les déguisements tombent vite, où le jeu vire à l’aigre ou à un jeu de la vérité aux limites du supportable.
Nous sommes dans un monde enfin qui ne pardonne rien, où se sont délitées toutes les utopies sentimentales, où les femmes sont des objets de manœuvres, de désir, de plaisir, un monde où l’amour n’est que déchirement.

« La danse » ©Javier del Real

C’est Don Alfonso qui mène la danse, une sorte de Don Giovanni mature, revenu de tout et donc même de l’Enfer, magnifiquement personnifié par William Shimell, glacial, aux regards de verre, sans une ombre d’humanité: ce chanteur habitué des rôles noirs est en carrière depuis longtemps, et il fait là une composition exceptionnelle, jamais légère, car contrairement à l’habitude, l’enjeu est déterminant pour les êtres. A ses côtés une Despina qui n’est pas sa complice d’un moment, qui serait la soubrette légère qu’on verrait chez Marivaux, non, c’est l’âme damnée, sans doute victime elle aussi, dans le passé, de Don Alfonso avec lequel elle vit en couple: une victime devenue âme damnée que Haneke habille en Gilles ou en Pulcinella (géniale allusion à Watteau, et donc au monde de la Comédie Italienne, au monde de Marivaux, au monde des masques dans une œuvre où tous avancent masqués). Une Despina mélancolique et cruelle à la fois, une sorte de Lulu revenue de tout, sans l’ombre d’un sentiment, magnifiquement interprétée par la suédoise Kerstin Avemo.
Les couples sont personnifiés par de jeunes chanteurs dont il est difficile à la télévision de mesurer les voix: certes, dans l’ensemble, c’est une distribution homogène, sans voix exceptionnelles, mais tous avec le physique de l’emploi, avec une vraie musicalité, avec un engagement incroyable: ils sont les vrais instruments de Haneke, qui a fait travailler leurs gestes, leurs mouvements, leurs regards. Le travail sur le regard est vraiment stupéfiant dans cette mise en scène car tout part du regard, qui dit ce que le corps ne dit pas encore, qui dit ce que les gestes n’osent pas exprimer. Joli style et belle musicalité du Guglielmo un peu brusque de Andreas Wolf face à la Dorabella légère dont on devine qu’elle est née volage de Paola Gardina

Guglielmo/Dorabella ©Javier del Real

(le couple montre un sorte de mimétisme physique intéressant, une spécularité à fouiller). Paola Gardina, jeune femme italienne (naguère vainqueur au Concours Toti dal Monte pour Thisbé dans Cenerentola) doué d’un chant élégant (elle est habituée du bel canto et du chant baroque). Le Ferrando de Juan Francisco Gatell est moins « mâle » que d’ordinaire, mais ardent et passionné, son chant extrêmement contrôlé, son art des « smorzature », son très beau style et sa capacité à travailler les émotions le signalent comme un ténor avec lequel il va falloir compter: formé en Italie, ce jeune ténor argentin a la voix idéale pour Rossini et tout le répertoire XVIIIème. À suivre donc.

Fiordiligi, Ferrando, Don Alfonso ©Javier del Real

Enfin, last but not least,  Anett Fritsch (en troupe au Deutsche Oper am Rhein) en Fiordiligi se tire avec honneur des difficultés du rôle, avec un chant bien calibré, mais c’est surtout l’engagement du personnage qui frappe, le jeu d’une criante vérité, déchirant, se lançant dans l’amour d’une manière presque désespérée, une Fiordiligi presque suicidaire. Grand moment.

Mondanité, vacuité , drame ©Javier del Real

Tout cela se passe dans un magnifique décor de Christoph Kanter, divisé en deux espaces, l’un ressemblant à une Villa du XVIIIème devant un parc, où évoluent des invités à une party costumée (smokings, mais aussi habits du XVIIIème, d’une rare élégance, dus évidemment à la grande Moidele Bickel) à moins qu’ils ne soient volontairement mélangés pour souligner les parallèles entre le XVIIIème et nous; en tous cas le fond de scène est le lieu du jeu et de la mondanité un peu superficielle et formelle, où sont aussi ceux qui regardent le jeu de massacre comme des voyeurs, qui scrute ce premier plan  séparé de l’arrière par des immenses baies vitrées, un grand salon, froid, blanc, contemporain, éclairé par une cheminée monumentale à droite et avec un réfrigérateur à gauche derrière un miroir contenant des alcools, avec un immense canapé. Là c’est le lieu d’un autre jeu, celui des intimités bouleversées, des âmes massacrées, des déchirures, mais aussi le jeu de la vérité, effrayant. Les éclairages diurnes ou nocturnes particulièrement soignés selon ce qui  se déroule en scène ou en fond de scène,  de Urs Schönebaum semblent très réussis.

Image finale©Javier del Real

Je voudrais souligner l’image finale, ces gens qui se tiennent et se tirent, qui se veulent pas se marier ensemble et qui se refusent les uns aux autres après une scène de contrat de mariage digne d’un mariage forcé et qui m’a fait irrésistiblement penser dans un tout autre contexte à la montée au Walhalla du Rheingold de Chéreau, où tirés par Wotan, les dieux résistent et ne veulent pas monter. Même gestes, même tension, même avenir délétère.
Et tout cet ensemble est dirigé par Sylvain Cambreling (là où règne Mortier, Cambreling n’est jamais bien loin…). Je sais qu’il est de bon ton en France de mépriser ce chef français, systématiquement sous évalué. Ce que j’ai entendu à la télévision ne m’est pas apparu scandaleux, loin de là. Le chef suit l’action, adhère au parti pris de Haneke (lenteur, silences) sans être inerte comme on lui a reproché, mais l’orchestre sonne bien, avec une vraie lecture, soucieuse de cohérence avec la scène. L’ensemble m’est apparu loin d’être médiocre.
On peut reprocher à Haneke son parti pris, et sa rigoureuse manière d’aller jusqu’au bout d’une logique, on ne peut lui reprocher la qualité de ce travail décapant, précis, attentif, un jeu sculpté jusqu’au détail, travaillé dans les moindres recoins. Haneke met en scène les replis de l’âme humaine, les contradictions de l’amour, les jeux des êtres et des apparences, la surprenante découverte de soi, les intermittences du coeur et les diables amoureux. On peut imaginer un Cosi’ fan Tutte plus léger, où rien n’a vraiment d’importance, où tout passe, où l’on sait qu’épouser ne préjuge de rien, et où l’on s’amuse. Haneke a choisi de montrer la fragilité des sentiments, la vanité des discours, la ruine des valeurs, et surtout les mots qui cachent le vide et le désarroi. C’est aussi nous, cela, c’est aussi le monde, c’est aussi la société, et  Mozart en 1790 propose une école des amants (La scuola degli amanti, sous-titre de l’œuvre) qui est déjà école des désillusions.
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©Javier del Real

SALLE PLEYEL 2012-2013 : CLAUDIO ABBADO DIRIGE L’ORCHESTRA MOZART LE 11 JUIN 2013 (BEETHOVEN, MOZART, HAYDN, PROKOFIEV) avec RADU LUPU et REINHOLD FRIEDRICH

Saluts, debout devant Abbado  (à partir de la gauche) Jacques Zoon et Lucas Macias Navarro

Après le triomphe du concert du 14 avril dernier, le public est venu nombreux écouter Claudio Abbado avec cette fois son Orchestra Mozart. Le concert de l’an dernier avait un peu déçu certains (notamment la prestation de Radu Lupu et le son de l’Orchestra Mozart) et c’était l’occasion de voir des évolutions.
L’Orchestra Mozart est, on le sait, à géométrie variable selon les programmes ; formé de jeunes, mais aussi de chefs de pupitres et de solistes prestigieux, venus pour la plupart du Lucerne Festival Orchestra, on pouvait reconnaître ce soir Wolfram Christ, alto (ex-Berliner Philharmoniker), son fils Raphael (qui est le premier violon de l’Orchestra Mozart et qui appartient aussi au Lucerne Festival Orchestra)  Jacques Zoon à la flûte  (Lucerne Festival Orchestra, ex-Concertgebouw, ex-Boston Symphony Orchestra), Lucas Macias Navarro (Hautbois solo du Concertgebouw) , Alois Posch (Ex-Wiener Philhamoniker, actuellement à l’Orchestra Mozart et au Lucerne Festival Orchestra), Alessandro Carbonare à la clarinette (Accademia Nazionale di Santa Cecilia), Daniele Damiano au basson (Berliner Philharmoniker) , Martin Baeza à la trompette (Deutsche Oper Berlin et Lucerne Festival Orchestra) et le remarquable Raymond Curfs aux percussions (ex-Mahler Chamber Orchestra, et actuellement au Lucerne Festival Orchestra et à l’orchestre du Bayerischer Rundfunk). En bref, du beau monde et des musiciens familiers d’Abbado aux pupitres clefs. Notons enfin que Reinhold Friedrich, considéré comme l’un des plus grands trompettistes internationaux, était le soliste du concerto pour trompette de Haydn et qu’il est depuis 10 ans le trompette solo époustouflant du Lucerne Festival Orchestra
Le programme était apparemment  éclectique, comme quelquefois Abbado sait en composer avec des pièces assez brèves entourant la symphonie classique de Prokofiev…un programme faussement éclectique, contracté autour de la période 1790-1805 , avec le Prokofiev (Symphonie n°1 « classique » de 1917) qui s’appuie sur cette tradition même et notamment Haydn. Un faux éclectisme donc et un vrai programme!
«Les créatures de Prométhée », ouverture pour le seul ballet écrit par Beethoven,  est ce qui reste dans les répertoires et les programmes  aujourd’hui, le reste du ballet étant tombé dans l’oubli.  Elle met en valeur les cordes, que j’ai trouvées  plus soyeuses (comme on dit) que ce à quoi l’Orchestra Mozart nous a habitués, avec une souplesse plus marquée, et une grande ductilité. Le Beethoven d’Abbado est souvent moins  « beethovénien »  comme on dit, y dominent élégance et équilibre. C’était le cas. Et c’était évidemment réussi.
Plus de discussions sur le Concerto pour piano no 27 en si bémol majeur (K. 595) de Mozart, qui clôt en 1791 la série des concertos de Mozart pour piano et dont la création le 4 mars 1791 est l’une des dernières apparitions publiques du compositeur . Une très longue introduction, une atmosphère très douce, un brin mélancolique, quelquefois même enfantine. Certains ont trouvé les cordes plutôt rêches, je ne partage pas cette impression. L’ensemble dégage une atmosphère  d’une grande sérénité, d’une sorte d’équilibre retrouvé. Le Mozart d’Abbado est toujours d’une immense élégance, non dépourvue d’aspérités quelquefois, comme Mozart lui-même le construisait, et l’œuvre par sa retenue convient bien à Radu Lupu qui triomphe. Tous les amis croisés reconnaissent qu’on retrouve les qualités techniques de Lupu, et une vraie ligne interprétative alors que  la prestation l’an dernier nous avait fortement déçus. On retrouve surtout une véritable osmose entre orchestre et soliste, et une écoute mutuelle en cohérence. Cette sérénité qui marquerait presque une volonté de Mozart d’apparaître apaisé donne à cette première partie une réelle unité. D’ailleurs, Prokofiev mis à part, c’est bien à la période charnière XVIIIème-XIXème qu’Abbado se dédie ce soir, montrant des facettes diverses d’un classicisme musical  arrivé à un point de maturation et d’équilibre, avant qu’il ne bascule dans autre chose avec justement Beethoven.
La deuxième partie rendait hommage à la trompette de Reinhold Friedrich. On connaît en général mal la littérature pour trompette, mais le concerto pour trompette de Haydn est au moins connu pour son célèbre troisième mouvement. C’est l’un des derniers concertos de Haydn.
Un incident a mis un peu la salle en émoi souriant : Friedrich s’est aperçu dès les premières mesures que la trompette n’allait pas, et a fait des signes à Abbado, qui a fini par arrêter l’orchestre.
Qui connaît Reinhold Friedrich, qui l’a vu en orchestre sait que le personnage est plutôt très bon enfant, très sympathique et naturel, et surtout qu’il a un sens du groupe très marqué, c’est un vrai maître qui « accompagne » ses collègues des cuivres (souvent ses anciens élèves) , il est donc allé chercher un autre instrument ou essayer de réparer, pendant qu’un des trompettistes courait derrière la scène pour l’aider. On a attendu un peu , Abbado était souriant, voire rieur (notamment avec Zoon) et sans aucune tension. Friedrich est revenu avec (je crois) un autre instrument. Il était évidemment un peu nerveux, et peut-être un peu moins assuré que d’ordinaire, et notamment qu’à Bologne l’avant-veille à ce qui m’a été dit. Il bougeait beaucoup, se retournait vers les collègues, marquait les rythmes. L’orchestre a joué Haydn avec cette énergie juvénile, très rythmée, un son plein, très différent du Mozart apaisé qui précédait ; ce Haydn-là, « avait la pèche » comme on dit, et correspond bien à l’énergie toujours diffusée par Friedrich. Il a été comme d’habitude exceptionnel de souplesse, produisant des sons suraigus incroyables, avec des écarts et une tenue de souffle exceptionnels, et surtout un son d’une grande netteté. Le mouvement lent notamment est surprenant, on entend des sons à la trompette qu’on n’imaginerait pas d’un instrument plutôt associé à un rythme plutôt martial. En bref, un véritable exercice de virtuosité, non dénué d’une certaine ironie (avec des sons impossibles et à la limite de la dissonance), voire de distance, salué par le public. Friedrich est vraiment un musicien exceptionnel, mais aussi un homme toujours souriant, toujours plein de santé très aimé de ses collègues, même dans la difficulté comme aujourd’hui où perçait l’inquiétude sur la tenue de l’instrument.
Il y a des années et des années qu’Abbado n’avait pas programmé la Symphonie Classique de Prokofiev, un compositeur qu’il affectionne pourtant. On sait que Prokofiev l’a composée pendant la première guerre mondiale (création en 1917, à la veille de la révolution d’octobre ) pour répondre, ironiquement, à ceux qui lui reprochaient ses prises de risque, sa manière peu conventionnelle d’aborder les œuvres, de proposer des créations, ses dissonances, son « modernisme ». D’où son appellation de « Symphonie Classique ». La pièce est brève (une vingtaine de minutes), l’orchestre est tel qu’on le voyait à la fin du XVIIIème et propose effectivement une symphonie traditionnelle en quatre mouvements assez équilibrés qui se conforment strictement aux canons de la symphonie.
Et pourtant rien de moins classique que la symphonie de Prokofiev vue par Abbado. A chaque fois Claudio Abbado nous prend à revers : et c’est là où l’on mesure le renouvellement permanent, la volonté d’aller aux limites, l’époustouflante jeunesse de ce chef. Évidemment, vous l’aurez compris, parce que vous avez lu d’autres comptes rendus de ce blog sur Abbado, une fois de plus on n’a jamais entendu ça comme ça: insistance sur les dissonances, sur les écarts, une certaine brutalité là on l’on a souvent le souvenir d’un  équilibre sonore et mélodique, une primauté incroyable aux bois, qui deviennent ceux qui mènent la danse (Carbonare et sa clarinette ! Zoon ! Macias Navarro) l’incroyable subtilité (oui, subtilité !) des timbales de Curfs qui réussissent à murmurer. Une symphonie pleine de sève, de jeunesse, bouillonnante, explosante et jamais fixe, débordante et au total décoiffante.
Je ne cesse de penser quand je le vois diriger, à sa manière de laisser les musiciens s’exprimer, de les laisser faire de la musique, Abbado est un orchestrateur de liberté, d’une liberté qu’il accorde avec confiance aux instrumentistes parce qu’ils jouent ensemble, depuis longtemps, qu’ils se devinent mutuellement et se connaissent. Et pourtant face à des Berliner renouvelés dont il ne connaît aujourd’hui qu’à peine le quart des musiciens, il a aussi réussi en mai dernier une rencontre miraculeuse. C’est bien de musique qu’il s’agit, d’une manière d’aborder les partitions en considérant l’orchestre non comme un immense instrument au service d’une vision, mais comme un groupe d’individus réunis autour d’un projet  musical commun. Une telle approche rend la rencontre avec les orchestres une rencontre humaine autour d’un projet. C’est par exemple très différent chez Simon Rattle, et on le voit avec les mêmes Berliner: il construit lui-même une vision en dosant chaque son, sans sembler laisser d’espace de liberté : tout est calculé, chaque effet est calibré dans un grand projet d’ensemble. Il en résulte (et ce n’était pas vrai  aux temps de Birmingham) une impression de froideur, ou d’artifice, ou même d’ennui malgré l’extraordinaire capacité technique de l’orchestre.
Avec Abbado rien n’est jamais vraiment comme la veille, c’est toujours neuf, toujours dans le futur, le possible, ou plutôt dans l’impossible qui devient réalité à chaque concert . Ce soir, c’était Prokofiev qui frappait par sa nouveauté et son extraordinaire fraicheur. Délire évidemment dans le public.
Et puis, rare ces derniers temps : Abbado concède un bis : le quatrième mouvement de la Symphonie n°104 de Haydn « Londres », qu’il va jouer avec l’Orchestra Mozart en septembre. Signe que l’orchestre répète, signe aussi qu’il a besoin d’entendre sonner l’orchestre en concert pour répéter dans les conditions du direct, comme on dirait à la TV, mais signe subtil aussi d’une volonté de cohérence : on vient d’entendre un Prokofiev décoiffant, et on entend un Haydn éclairé par ce Prokofiev, fluidité, élégance bien sûr, mais surtout joie, exubérance avec des rythmes un peu syncopés, des sons inhabituels, des prises de risque dans lesquels l’orchestre tout entier s’engouffre. Eh, oui, la merveille, l’étonnement (au sens classique du XVIIème) dans ce programme si (faussement) « classique », mais on le sait, les classiques ne nous touchent que parce qu’ils été écrits « romantiquement » et Abbado est peut-être le dernier des grands chefs romantiques.
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Après le concert la photo souvenir: Daniele Damiano prend en photo les trompettes (dont Baeza et Friedrich) et Curfs le percussionniste

 

DE NEDERLANDSE OPERA 2012-2013: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 7 JUIN 2013 (Dir.mus Marc ALBRECHT; Ms en scène David ALDEN)

Festwiese © DNO

Die Meistersinger von Nürnberg n’est pas l’opéra le plus joué sur les scènes internationales; c’est pourtant une comédie, et donc a priori plus accessible à un large public, plus accessible en tous cas que Parsifal ou que Tristan. Mais voilà, c’est une œuvre qui requiert des forces importantes en termes de chœur, en termes de distribution (16 rôles) et qui pour le protagoniste (Hans Sachs) est épuisante et donc les théâtres hésitent à la programmer. A l’Opéra de Paris, depuis l’ouverture de Bastille, une seule présentation en version de concert à l’automne 2003, et la dernière production scénique remonte au  règne de Jean-Louis Martinoty, pendant la saison 1988-1989, dans une production de Herbert Wernicke venue de Hambourg.
L’œuvre est longue, aussi longue sinon plus que Götterdämmerung (4h30 minutes environ), et la plupart des wagnériens n’entrent dans cette partition foisonnante que plus tard, après Parsifal, Tristan ou le Ring. En Allemagne en revanche elle reste très populaire, et je me souviens qu’à Bayreuth, le public des Meistersinger est souvent différent, plus ouvert, plus populaire, en tous cas pendant très longtemps, il fut plus difficile d’obtenir des billets pour Meistersinger que pour d’autres titres.
Symboliquement, c’est aussi une œuvre plus complexe, puisque c’est la seule qui fut autorisée par les nazis jusqu’à la fin de la guerre et en tous cas la seule qui fut jouée jusqu’au bout à Bayreuth. C’est certes une comédie bon enfant, mais qui bascule à la toute fin par le discours de Hans Sachs  se terminant par une célébration de l’art allemand:
zerging’ im Dunst                                         S’en irait en fumée
Das heil’ge röm’sche Reich                          Le Saint Empire Romain Germanique
uns bliebe gleich,                                          Nous resterait encore
die heil’ge deutsche Kunst                           Le saint art allemand
C’est aussi une œuvre sur le chant et sa technique, une belle leçon que donne Wagner aux chanteurs puisque l’on nous montre d’acte en acte l’évolution de l’air de Walther, avec les corrections suggérées, jusqu’à la parfaite exécution finale. C’est enfin une méditation sur l’amour, ou sur la renonciation à l’amour par un Sachs déjà trop âgé. Plusieurs niveaux de lecture qui engagent les metteurs en scène à en embrasser telle ou telle.
J’ai plusieurs fois rendu compte de la dernière production  à Bayreuth de Katharina Wagner , très critiquée, qui reste un effort authentique pour lever l’ambiguïté sur le rapport du Festival de Bayreuth à cette œuvre et éclairer les aspects idéologiques de cet opéra; on attend avec intérêt celle de Stephan Herheim à Salzbourg. La production de David Alden, présentée par l’Opéra d’Amsterdam en ouverture du Festival de Hollande se place plutôt dans le sillon de celle de Katharina Wagner, même si elle est très différente et moins idéologique. Dans une interview, David Alden affirme qu’il ne faut pas toujours prendre Wagner au sérieux et que sa mise en scène travaille sur l’humour. Certes…mais un humour assez cauchemardesque dans sa représentation des bourgeois de Nuremberg, aux visages couverts de masques inquiétants, un Nachtwächter qui est en réalité la faucheuse. La Nuremberg d’Alden est une société fossilisée qui au premier acte ne cesse de se heurter à Walther à qui elle présente de manière agressive les Bibles, ou les livres contenant psaumes ou cantiques qu’on entonne,  et qu’elle vient d’utiliser à la messe. Ce thème du Livre et des règles est central dans le décor du premier acte où, après avoir descendu le Christ monumental de l’église du premier tableau et l’avoir glissé au fond,  l’on ouvre des caisses contenants bibles et manuscrits et différents objets rituels, ainsi qu’un tableau représentant Adam et Eve qui fait penser de loin à un Cranach .

Final Acte 2 © DNO

Malgré tout, les espaces relativement métalliques du décorateur Gideon Davey contiennent peu d’objets, et l’ensemble de l’opéra se déroule dans une boite blanche qui s’ouvre quelquefois vers le fond, sur plusieurs espaces plutôt distribués verticalement: un pont qui se lève des dessous fait apparaître l’espace des Maîtres au premier acte, le deuxième acte se déroule aussi sur deux niveaux, maison de Pogner au dessous, la rue au dessus avec l’étal du cordonnier et en un troisième niveau un escalier avec un pot de fleur sur lequel se dissimulent Walther et Eva, le troisième acte donnant au premier tableau la salle du cordonnier avec ses rayons remplis de boites de chaussures, et au second tableau une sorte de Biergarten avec une scène au fond où apparaîtront successivement les Maîtres, Sachs, puis le peuple, et sur lequel Beckmesser chantera son air.
David Alden propose le croisement de plusieurs regards sur l’œuvre. Tout d’abord, un discours sur les relations entre musique et scène, comme dans une comédie musicale où la chorégraphie joue un grand rôle: ici les étudiants apparaissent toujours selon une chorégraphie précise, avec des mouvements qui rappellent la comédie musicale. De même les ensembles ou même les chanteurs chantent le plus souvent de face. Ainsi, Alden souligne-t-il le rôle de la musique, qui souvent accompagne ou même décrit le mouvement, un peu comme au cinéma. Les techniques ou mouvement de cinéma d’animation l’ont visiblement beaucoup inspiré.

Acte 1: les règles inscrites dans la pierre, et les Maîtres en musiciens d’orchestre…© DNO

Tout ce travail est centré sur les groupes ou les ensembles, car les personnages principaux ne sont pas caricaturaux, ils sont au contraire presque « normaux », avec quelques signes extérieurs, Sachs porte une redingote verte, qui le distingue des costumes noirs ambiants, Pogner un col de fourrure et des signes extérieurs de richesse comme un bourgeois parvenu, Beckmesser est un dandy, cheveux longs genre petit marquis du XVIIème, costumes voyants, allure un peu féminine, les autres maîtres portent quelque peu l’habit qui correspond à leur nom, avec des objets qui leur correspondent ou des instruments de musique stylisés qui en font une sorte d’orchestre de dessin animé: au-delà des personnages principaux, les Maîtres se distinguent des autres bourgeois de Nuremberg, mais comme des sortes de caricatures, ce que ne sont ni Eva, ni Walther (encore que son armure soit bien voyante), ni Sachs.

Sachs et Beckmesser © DNO

Des mouvements sont souvent dictés  par les indications de la musique et  cherchent à mimer quelque chose de la comédie musicale sans tomber dans le cliché mais avec quelques éléments de décalage qui déclenchent les rires par la répétition (les bibles sous le nez de Walther, par exemple): la deuxième ligne de force de ce travail est bien la caricature, et notamment la caricature des groupes, groupe des maîtres, groupe des bourgeois  de Nuremberg, groupe des étudiants, ce qui contraint d’ailleurs l’excellent David (Thomas Blondelle) à des mouvements et des contorsions singulières. Des bourgeois, on l’a dit plutôt  inquiétants et fantomatiques, comme dans la scène finale du deuxième acte, scandée par l’apparition d’un Nachwächter « faucheuse » qui sont rejetés toujours vers le fond de scène, qui observent, qui commentent, qui n’interviennent jamais, mais qui sont toujours là et semblent conditionner l’action. Dans ce tableau qui semble un peu fixé, quelques éléments qui marquent les différences sociales: le chevalier Walther (partiellement en armure) face au parvenu Pogner, le dandy Beckmesser qui a quelque chose d’aristocratique (usurpé?) dans le comportement.
Ce sont les scènes de foule qui ont visiblement intéressé Alden, les scènes plus intimistes n’étant pas réglées de manière plus originale que dans une mise en scène classique.
La Festwiese va nous fournir le troisième axe de lecture: la fête de la Saint Jean (Johannistag, comme nous le souligne un écrit géant en fond de scène)  nous donne l’impression d’une fête populaire villageoise, avec Biergarten, et défilé de figures géantes en carton pâte représentant divers acteurs de la société du temps, l’ultime étant brûlée sur scène comme pour les feux de la Saint Jean: je dirais, avec la distance voulue que cela commence comme une sorte de fête à la Breughel. Mais sur la scène, fixée comme élément de spectacle avec un rideau qui s’ouvre et se ferme, d’abord les Maîtres, avec devant, étendue sur une table, Eva comme l’offrande (voir photo ci-dessus).

la « performance » finale de Beckmesser © DNO

Puis Beckmesser qui, comme chez Katharina Wagner, présente une performance, couché sur un lit,  il chante, et plus il chante et plus le public rit, il se déglingue et s’offre enfin dans sa vérité, celui d’un travesti,  il s’offre en combinaison, il est enfin lui même: c’est la vérité de la scène qui devient vérité de la vie.
Enfin, Sachs en costume rouge de Monsieur Loyal, prononce son discours final devant un pupitre et c’est le final « politique » qui entre en scène et bouscule toute la bonhomie  de la fête; derrière Sachs, les maîtres et tous les bourgeois inquiétants montés sur scène comme s’ils représentaient désormais une force presque menaçante que Beckmesser dans la dernière image s’empressera de repousser vers le fond.
Walther ne monte pas sur scène, il ne se prête pas à la représentation, il reste chanter parmi le peuple au pied de l’estrade, à distance de Sachs, des Maîtres, et de tout ce qui se profile sur la scène avec un Pogner dépité qui tient en main un collier de Maître inutile, pauvre breloque que refuse Walther, et qui finit par emmener Eva hors de scène laissant seul Beckmesser. Cette fin, on l’avait déjà vue chez Pierre Strosser, à Genève, plus violente encore avec une Eva prête à partir, valise en main et suivre Walther, et la politisation du discours de Sachs, devenu meneur d’hommes, elle allait encore plus loin chez Katharina Wagner qui en faisait une image de Hitler. Il reste que ces bourgeois fossilisés vus sur scène sont dans le programme de salle inscrits en photo sur fond de Stadion de Nuremberg, où avaient lieu les grandes fêtes nazies et que ce cube géométrique blanc qui encadre l’espace scénique pourrait en être une vague allusion.
On le voit, des points de vue se croisent, et il faut aussi le dire, pas toujours très clairement: on met du temps à vraiment entrer dans la logique de ce regard à facettes multiples, distancié, mais pas toujours, sarcastique, mais pas toujours, rarement humoristique, et pas vraiment souriant. Cela reflète toute l’ambiguïté de cette œuvre qui se dérobe à l’auditeur sous des allures simples et bon enfant. Il reste cette extraordinaire musique, très complexe, qui porte en elle bien des trouvailles symphoniques des décennies suivantes, qui invente une musique qui est authentique musique de scène, accompagnant les mouvements des chanteurs (Beckmesser, au troisième acte!), commentant les actions, jamais mise à distance, tantôt rutilante, tantôt flamboyante, tantôt intimiste, un immense chef d’œuvre qu’il faut écouter avec attention: après avoir écouté l’ouverture, écoutez donc le prélude du troisième acte, vous aurez la quintessence de la variété miroitante qui préside à ce chef d’œuvre.
Marc Albrecht réussit à rendre justice à cette complexité, dans une direction énergique, assez sonore et pleine de relief et à laquelle le Nederlands Philharmonisch Orkest rend bien justice si l’on oublie quelques menues scories aux cuivres (trombones). Les cordes d’abord un peu couvertes (mais c’est peut-être l’acoustique du théâtre, plutôt généreuse pour les instruments très sonores), finissent par apparaître vraiment bien travaillées, subtiles, et équilibrées. Le troisième acte est particulièrement réussi, avec une nette réserve sur le quintette où les cinq voix manquent d’équilibre et n’arrivent jamais à se fondre entre elles, le ténor est trop haut et met mal à l’aise (justesse!), Sachs s’entend peu, David et Magdalena sont trop en retrait, seule Eva est vraiment merveilleuse, mais cela ne fait pas un quintette.
Le chœur de l’opéra d’Amsterdam est toujours stupéfiant de ductilité et d’engagement scénique, ses interventions sont souvent exemplaires, et éblouissantes au dernier acte: la première partie de la Festwiese est vraiment exceptionnelle.
Quant aux solistes, il faut bien reconnaître que la distribution a connu des modifications qui pouvaient atténuer les envies de voyage: on attendait Thomas Johannes Mayer dans Hans Sachs et celui-ci a tout annulé depuis mars;

Hans Sachs (James Johnson) © DNO

c’est James Johnson qui assume le rôle, avec une voix un peu vieillie, un peu voilée, et quelques menus problèmes de justesse, mais qui s’en sort dans l’ensemble avec honneur, en dominant bien son troisième acte. Il est bien engagé dans la mise en scène avec un faux air ( involontaire) de Gérard Depardieu à s’y méprendre, il dégage une distance de bon aloi et une certaine émotion notamment dans sa manière d’aborder le deuxième acte sans se départir d’une certaine mesure ni jamais de vulgarité. J’ai cru voir notamment au premier acte une volonté du metteur en scène de lui donner des attitudes des postures qui rappelleraient Wagner, mais par petites touches; mais je suis bien en peine d’en avoir une réelle preuve, même si Alden dans une interview suppose que Sachs pourrait être une vision idéalisée de lui-même.
Le Pogner d’Alister Miles est vraiment convaincant, l’artiste est valeureux et montre encore une belle présence vocale, outre qu’il incarne un vrai personnage  de parvenu, dans son volumineux costume de nouveau riche à col de fourrure et des billets plein les poches.
La Eva de Agneta Eichenholz (qui a chanté Traviata à Genève récemment) est la très belle surprise de la soirée. Eva n’est pas toujours un personnage incarné sur scène, et pour ma part, depuis Lucia Popp il y a longtemps à Munich, je n’ai entendu qu’une Eva convaincante, Anja Harteros à Genève il y a déjà bien sept ou huit ans -rappelons au passage ces Meistersinger de Genève avec Klaus-Florian Vogt, Anja Harteros et Albert Dohmen (aujourd’hui on tomberait à genoux pour pareille distribution…)-. Eh bien Agneta Eichenholz est la troisième Eva marquante: elle est jeune, jolie, très naturelle dans son jeu et dans son chant, un chant au volume étonnant, à la présence chaleureuse, un chant très contrôlé (dans le quintette du 3ème acte, elle est vraiment magnifique) et surtout une vraie présence scénique. Cette jeune chanteuse a de l’avenir: je ne me souviens pas d’Eva à Bayreuth qui aient eu cette aura.
Le Walther de Roberto Saccà, chanteur germano-italien a une voix forte, bien projetée, qui fait un Walther tirant plus vers le Heldentenor que vers le lyrique. Il manque quelquefois de legato, a quelques petits problèmes de justesse (quintette!), mais dans l’ensemble compose un Walther honorable. Il m’avait beaucoup plus séduit dans le même rôle à Zürich avec Daniele Gatti au pupitre: il m’est apparu ici plus fatigué et un peu moins intéressant, même si dans l’ensemble son Walther passe la rampe, mais sans brio.
Adrian Eröd, Beckmesser, est l’un de ces chanteurs polymorphes, capables de composer un personnage, avec un chant particulièrement raffiné et contrôlé. Déjà son Beckmesser à Bayreuth où il a repris le rôle du fabuleux Michael Volle marquait d’une manière toute différente de Volle, tout en subtilité, tout en couleur, tout en diction. Voilà ici un chanteur dandy, élégant, jamais vulgaire, sachant donner cette touche d’humour qui le rend plutôt pathétique qu’antipathique; trouvaille magnifique de mise en scène, il entre chez Sachs avec une cape et un chapeau qui en font presque un des personnages de la « Ronde de Nuit » de Rembrandt, ce qui à Amsterdam, peut se justifier. Bon chanteur, acteur de composition remarquable, Adrian Eröd (en troupe à Vienne) est l’un des grands Beckmesser d’aujourd’hui, sans moyens exceptionnels, mais par la seule force de son intelligence de son jeu et de sa manière d’utiliser sa voix.

David, Walther, Eva, Magdalene © DNO

Bonne note aussi pour la Magdalene de Sarah Castle, qui réussit elle aussi à composer un joli personnage, avec une voix malheureusement un peu anonyme qui ne réussit pas à s’imposer (quintette) rousse, en costume marron, version tristounette d’une élégante Eva (qui échange son costume avec elle au deuxième acte) et l’échange des costumes ne change pas la nature des personnages: même dans le costume de Magdalene, Eva est resplendissante.
Enfin, le David de Thomas Blondelle a remporté tous les suffrages, ce jeune ténor belge de 31 ans membre de la troupe du Deutsche Oper Berlin a un joli timbre, et un très bon contrôle sur la voix et le souffle, le rôle de David dans Meistersinger n’est pas vocalement insignifiant, il faut une voix assez large, qui sache monter à l’aigu, qui sache aussi émettre des notes filées, et qui au total demande une variété dans l’émission et une diction exemplaires. Un bon David de Meistersinger, c’est un futur Tamino, ou un Mime ou un Loge ou même un Ottavio. Une vraie découverte, avec un vrai pouvoir sur le public car son jeu est très engagé, il bouge bien, il danse et en plus, il chante!
On le voit, ces Meistersinger dans cette mise en scène complexe à l’image de l’oeuvre, sont conformes à l’univers habituel des productions d’Amsterdam, jamais médiocres musicalement, et proposant toujours des visions scéniques intéressantes qui interrogent sans jamais vraiment décevoir. Une soirée à Amsterdam garantit presque toujours un vrai moment d’opéra: le public, qui ne remplissait malheureusement pas toute la salle, et pas les places les moins chères, spontanément debout, a fait très bon accueil à ce spectacle, qui sans être un miracle, est solide et rend justice à l’œuvre.
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SALLE DES FÊTES DU LIGNON à VERNIER (GENÈVE): RIGOLETTO de Giuseppe VERDI (Dir.mus: Harald SIEGEL; ms en scène Beat WYRSCH)

 

Vue sur le Lignon, à  l’entracte

Après la Scala, le Lignon.
Connaissez-vous Le Lignon? C’est un « quartier » de la périphérie de Genève, un quartier au sens où l’on entend les quartiers dans notre monde urbain, construit dans les années 60, autour d’une barre discontinue de 1,06 km, la plus longue barre d’Europe, très étudiée au niveau de l’agrément, de l’ensoleillement, des services, avec un aménagement paysager dans un méandre du Rhône, (arbres, parcs), des services (centre commercial) et occupée par plus de 150 nationalités: un vrai paysage urbain, impressionnant et où étrangement, on se sent bien.
Dans cet univers, on n’attendrait pas Verdi qui est plutôt l’apanage habituel du Grand Théâtre à quelques encablures. Et pourtant, la mairie de Vernier a le souci d’une programmation culturelle marquée et exigeante, avec un maire présent à la représentation pour soutenir l’opération, annuelle, qui consiste à présenter une des  nouvelles productions du Théâtre de Bienne/Soleure (près de Berne), un théâtre public de répertoire à l’allemande installé dans les villes de Bienne et de Soleure, au cœur d’une zone qui est comme on le sait largement bilingue (Bienne/Biel et Soleure/Solothurn,).
Le caractère de ce théâtre, à Bienne, c’est qu’il est minuscule, fosse profonde, scène réduite, 200 spectateurs. Un théâtre construit sans doute dans les années 50 ou 60, que j’ai eu la chance de connaître il y a une quinzaine d’années et qui est un théâtre certes à compétence régionale et peu comparable à ses voisins (Bâle par exemple), mais qui défend depuis longtemps avec honneur sa présence artistique sur le territoire des deux villes, Bienne et Soleure. Il présente une saison de théâtre en allemand, et une saison lyrique de sept titres cette année et de six titres  la saison prochaine (Turco in Italia, Die Fledermaus, Un ballo in maschera, Figaro¿,  Entführung aus dem Serail,La Damnation de Faust et une version de concert de Rheingold). C’est tout le théâtre, chœur (d’amateurs), orchestre, chanteurs et sans doute techniciens (car c’est une représentation scénique) soit une petite centaine de personnes qui s’est donc déplacé à Vernier, dans une salle des fêtes au cœur du quartier du Lignon, derrière le centre commercial. Si la salle (200 à 250 places) n’est pas pleine, la fréquentation est loin d’être indifférente néanmoins, un public plutôt mûr, quelque jeunes, et très polyglotte, fait de gens qui pour beaucoup attendent les airs connus et avec des mouvements divers très sympathiques quand ils entendent caro nome ou La donna è mobile. Ambiance bon enfant, avec un public  qui montre beaucoup d’intérêt. L’opération dure depuis plus de dix ans.
Voilà une opération qui engage fortement la municipalité, avec des édiles visiblement enthousiastes, dans un espace où jamais sinon ne viendrait l’opéra. Si vous n’allez pas à l’opéra, l’opéra ira à vous.
Le choix de travailler avec Bienne garantit de toute manière un niveau sérieux, qui montre qu’on ne se moque pas du public comme dans certaines opérations d’opéra spectaculaires mais sans tenue. Ici, tout a de la tenue, même si évidemment, nous ne sommes pas à la Scala.
Mais Verdi a fonctionné, vraiment bien fonctionné, et c’est l’essentiel: je me plains suffisamment souvent des Verdi qu’on voit dans de plus grands théâtres pour dire qu’ici l’émotion passe. Le chef, Harald Siegel est Kapellmeister du théâtre (le directeur musical est l’italien Franco Trinca) sa direction est précise, attentive, encore qu’un peu lente (mais il écoute et ménage les chanteurs) et il est très bien suivi par l’orchestre, d’une quarantaine de musiciens au son un peu grêle, mais très honorable dans l’ensemble; le chœur amateur de Valentin Vassiliev est très bien préparé, il prend visiblement beaucoup de plaisir à jouer le jeu de la mise en scène dans un espace scénique très réduit et chante avec beaucoup de relief.

Riccardo Mirabelli dans le Duc de Mantoue ©Théâtre Bienne Soleure

Les solistes font partie de la troupe du théâtre, et sont de diverses nationalités, le ténor, Riccardo Mirabelli est argentin d’origine italienne. Le personnage est campé, même si dans les aigus du Duc de Mantoue, on sent des tiraillements, de la fatigue et quelques scories, manque de legato, manque de projection, il reste que dans « Questa quella » les choses passent bien, y compris dans le duo avec Gilda, mais le troisième acte est plus problématique (appui, souffle, aigus)

©Théâtre Bienne Soleure

La jeune mexicaine Rosa Elvira Sierra a moins de problèmes techniques, la voix passe bien, les aigus (caro nome!) sont contrôlés, la scène finale est très émouvante, elle chante avec beaucoup d’engagement, avec une certaine présence scénique. Même si elle n’évite pas quelques problèmes de respiration et quelquefois n’arrive pas à lier sans interrompre pour reprendre le souffle. Ce sont des détails: l’ensemble est bien dominé et elle est une Gilda crédible.

Michele Govi ©Théâtre Bienne Soleure

Le Rigoletto de Michele Govi est sans doute des trois personnages principaux celui qui domine le mieux la technique, et qui s’en sort avec honneur. La voix n’est pas très puissante, mais le personnage est là, ainsi que l’expressivité, le jeu sur le souffle et la respiration, la prise de volume: il utilise bien la technique au service de la caractérisation du personnage.
Citons aussi la basse chinoise  Yongfan Chen-Hauser, un Sparafucile efficace (moins le Monterone de Dong-Hee Seo).
Au total une distribution homogène, qui défend l’œuvre avec engagement, et des petits rôles tenus très honorablement, ce qui n’est pas toujours le cas dans des théâtres régionaux, mais toujours signe d’une bonne maison.
Au niveau musical, compte tenu de l’espace de jeu réduit, de l’ensemble de l’effet produit sur le public et de l’émotion que certains ont su dégager, cela a fonctionné, Verdi a été bien défendu, avec une fraîcheur à noter.
Dans cet espace scénique réduit (qui reproduit celui de Bienne) la mise en scène de Beat Wyrsch, qui est en même temps le directeur du théâtre,  en costumes modernes est efficace dans sa manière d’occuper l’espace avec des solutions originales. On n’a jamais l’impression que la scène est réduite. Efficace aussi la manière de gérer aussi la structuration avec deux espaces différents, une salle et une scène avec un rideau qui s’ouvre et se ferme laissant voir tantôt la chambre du duc dans le palais, tantôt chambre de Gilda, ou les bords du lac de Mantoue: elle a le mérite d’être claire, de  faire lire et comprendre l’intrigue avec une grande netteté (il y a de toute manière un surtitrage allemand-français). Donc rien à redire.
Ce travail solide, respectable et efficace permet d’aller chercher un public peu familier des salles d’opéra et de lui offrir « au pied de la maison » un spectacle professionnel qui fonctionne et qui honore et artistes, et public. Il faut oser présenter de l’opéra (l’an prochain ce serait Entführung aus dem Serail) et on aimerait qu’un tel exemple soit suivi en France.
Alors j’encourage le public qui se trouve de l’autre côté des montagnes au dessus de Bienne/Soleure, qui n’a pas d’opéra  sinon à Mulhouse, à Dijon  à Strasbourg ou à Lyon, c’est à dire loin, de faire le saut de puce et d’aller à Bienne ou Soleure. Quant au public frontalier de France, guettez la programmation de Vernier, et aller découvrir de l’opéra sans prétention, mais sérieux, mais enthousiaste, mais authentiquement populaire, à mille lieues du commerce,  qui fait escale trois soirs durant dans cette salle des fêtes et ce cadre urbain époustouflant (qui va être restauré bientôt).
Hier soir j’étais heureux et je ne saurais trop remercier le bon samaritain qui m’a fait connaître ce lieu.
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Les saluts, le 4 juin 2013

 

ALEXANDER PEREIRA NOUVEAU SOVRINTENDENTE DU TEATRO ALLA SCALA

Alexander Pereira

C’est un manager sûr de lui et dominateur qui arrive à la Scala de Milan à la rentrée 2015. Remarquons d’abord que les délais sont fort courts (2 ans) pour préparer la première saison, mais Expo Universelle oblige, nul doute que Stéphane Lissner ne laisse pas derrière lui une terre brûlée. Le règne de Pereira à Salzbourg aura été bref, et il est encore trop tôt pour tirer un bilan de sa programmation. Autrichien, venu du privé (Olivetti), puis secrétaire général du Konzerthaus de Vienne, il devient en 1991 intendant de l’Opéra de Zurich qu’il va diriger jusqu’en 2011, un très long règne qui fait de Zurich une des scènes incontestables de l’univers lyrique: il va réunir une troupe de chanteurs particulièrement riches d’avenir (Kaufmann par exemple) retenir d’autres parmi les plus prestigieux (Matti Salminen ou Cecilia Bartoli ) et va attirer à Zurich des chefs de très bon niveau (Franz Welser-Möst, Daniele Gatti) avec une politique de production alternant des metteurs en scènes plutôt modernes (Claus Guth), mais aussi se garantissant les voix du public traditionnel pour des productions plus classiques. Certainement moins « moderne » que son successeur Andreas Homoki à Zürich, c’est un manager qui sait équilibrer l’offre et veille à une homogénéité vers le haut des distributions.  À Salzbourg d’ailleurs, il a beaucoup fait appel à des artistes ayant travaillé avec lui à Zürich.
Au contraire de Stéphane Lissner qui est un habile négociateur, très cordial, et plutôt florentin, et même si Alexander Pereira partage avec son prédécesseur un grand réseau, une très grande intelligence, très intuitive, il est plutôt un flamboyant, c’est Richelieu succédant à Mazarin, les deux ayant réussi à construire la France, avec des méthodes très différentes.
Le patron tout puissant Pereira s’est senti bridé à Salzbourg, où il a rencontré des oppositions de son conseil d’administration sur les dépassements budgétaires (60 Millions d’euros) et a eu des conflits avec Franz Welser-Möst qu’il connaissait pourtant bien après une longue collaboration à Zürich. Il laissait entendre depuis pas mal de mois que la Scala l’intéressait.
Nul doute que pour la Scala c’était le seul nom possible dans les candidats dont on connaissait les noms. Notamment pour sa surface et sa capacité éprouvée à Zürich à savoir récolter de l’argent et attirer des sponsors, ce qui en ce moment est plutôt nécessaire en Italie. Toutefois, malgré son lien à Cecilia Bartoli, je doute qu’il puisse la faire retourner à Milan après l’accueil scandaleux que quelques protestataires lui ont réservé. En revanche, nul doute que Daniele Gatti a des chances de succéder à Barenboim au poste de directeur musical.
Il cherchera sans doute à se concilier le public milanais plutôt conservateur, mais argenté, et sans doute la politique de productions sera-t-elle un peu plus « classique », ou du moins peu dérangeante et ce bon connaisseur de voix pourrait bien redonner à ce théâtre une identité vocale qu’il a un peu perdu. Dans tous les cas, il saura faire.
Saura-t-il se concilier le monde syndical ? Là est la grande inconnue: à Salzbourg comme à Zürich, ce n’est pas la question. À la Scala, c’est autre chose…même si désormais l’intendant non italien marque la fin définitive de l’exception italienne et libère le poste de Sovrintendente des influences politiques partisanes, et claniques.
Morale de l’histoire: pour la Scala, un grand manager succède à un autre, et le théâtre peut se considérer comme prémuni. Daniel Barenboim s’était récemment plaint dans une interview avec le journal viennois Der Standard de l’absence de perspectives due à l’incertitude sur le surintendant. L’affaire est classée, l’avenir est assuré. Avec en prime un salaire inférieur d’environ 100000€ à ce que touchait Lissner, puisqu’on avait reproché à Lissner des émoluements excessifs, qui avaient été négociés sans doute au moment de son arrivée, quand la Scala était aux abois.
Pour Salzbourg, c’est déjà plus difficile: depuis le départ de Mortier, il y a 12 ans, on a usé trois directeurs (il y a eu Peter Ruzicka, Jürgen Flimm, Alexander Pereira) et on cherche maintenant le quatrième. Il y a sans doute un problème non d’argent, mais de couleur du Festival et de stratégie , aucun des directeurs n’ayant réussi comme Mortier à donner une identité, même critiquée, au plus grand festival du monde (260000 spectateurs),  à donner de la cohérence à la partie théâtre et à la partie musique et à en faire un lieu de référence incontestable: il y aura toujours des grands chefs et des grands chanteurs, mais pour quelles productions et quelle ligne « éditoriale »?
La lecture de la presse autrichienne (Der Standard, Wiener Zeitung) montre que la nomination d’Alexander Pereira a fait immédiatement naître l’agitation à l’approche d’une réunion du Conseil administration (Kuratorium) la semaine prochaine, le 11 juin. En effet, le contrat de Pereira court jusqu’en 2016 et celui de la Scala commence en 2015: il s’agit d’une part de voir si Pereira peut cumuler (ce qu’il voudrait) et à quelles conditions, alors que certains suggèrent qu’il quitte Salzbourg dès 2013, d’autres en 2014. Une interview de Pereira au Standard de Vienne (7 juin 2013) laisse entendre qu’il pourrait emporter dans ses bagages des sponsors et des artistes qui lui sont très liés…
On le saura très vite comment cela va finir, notamment si Salzbourg a une solution immédiate de rechange (on parle beaucoup de Markus Hinterhäuser le pianiste, qui était responsable des concerts à Salzbourg, mais il devrait alors choisir entre Salzbourg et les Wiener Festwochen dont il est devenu le directeur en succédant à Luc Bondy). En bref, un jeu de chaises musicales, de menaces, de contrats, sachant que Pereira argumentera qu’il était à Zürich quand il préparait les saisons de Salzbourg et que cela n’a pas posé de problème…Cela laisse de belles polémiques en perspective mais Salzbourg n’en a jamais manqué, notamment depuis l’ère Mortier.
Les grands hôtels de luxe ont besoin d’architectes. Et les grands architectes du monde musical ne sont pas légion, c’est bien là le problème.

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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2012-2013 : LA GIOCONDA de Amilcare PONCHIELLI le 31 MAI 2013 (Dir.mus : Daniel OREN ; ms en scène Pier Luigi PIZZI)

La Gioconda, © Photo: Antoni Bofill/ONP

Il fallait évidemment faire rentrer La Gioconda au répertoire de l’Opéra de Paris. Qu’on aime ou non, c’est une des œuvres emblématiques du répertoire italien, et à ce titre, comme André Chénier ou d’autres, elle doit figurer dans les opéras présentés à Paris. Nicolas Joel a donc rendu justice au seul succès international de Ponchielli.
Mais si l’on regarde le répertoire de la Scala, et les reprises de La Gioconda, on constate qu’entre 1952 (direction Antonino Votto avec Maria Callas) et 1997 (direction Roberto Abbado avec Sylvie Valayre en alternance avec Eva Urbanova), il n’y a aucune reprise de cette oeuvre.
C’est que d’une part, Maria Callas a tellement marqué le rôle (peut-être encore plus que Traviata) et d’autre part c’est un rôle tellement tendu pour le soprano que peu de chanteuses s’y risquent, ou simplement peu de chanteuses peuvent s’y frotter, d’autant que l’œuvre n’est pas si fréquente dans les répertoires des théâtres non italiens, et que les chanteuses n’ont pas forcément envie de l’apprendre pour un rendement incertain. Saluons donc Violeta Urmana parce qu’elle a osé…
L’Opéra de Paris, conscient de ce que l’œuvre entre au répertoire, mais qu’elle ne sera sans doute pas reprise fréquemment, n’a pas opté pour une production propre, mais pour une production qui a voyagé un peu partout, littéralement passe-partout qui ne dérange personne et qui plaît au public (jolies images, jolis costumes, ambiance soignée) avec des chanteurs suffisamment  livrés à eux-mêmes pour qu’elle n’exige pas des mois de mise au point scénique comme dans ces satanées mise en scène « modernes ».
En une semaine, j’ai vu deux œuvres exactement contemporaines, Götterdämmerung créé en août 1876, et La Gioconda, créée en avril 1876: tout comme pour la confrontation des deux Vaisseaux – de Dietsch et de Wagner –  il y a peu, l’une est une  ouverture vers le futur, l’autre est assise sur les modes du passé (le grand opéra à la Meyerbeer avec foules et ballets), tout en proposant un style, et des formes -soyons justes- qui -librettiste Arrigo Boito oblige- annoncent le Verdi tardif (Otello) ou ce qu’on va appeler le vérisme. L’une est dans la radicalité, l’autre est dans l’évolution tranquille des styles.
On ne va pas crier à la médiocrité en regardant cette Gioconda, l’œuvre contient des moments forts (Airs « A te questo rosario », « Cielo e mar », « Suicidio ») et d’autres universellement célèbres comme la « Danza delle ore »,  mais rares sont ceux qui lient ces musiques célébrissimes – j’entendais derrière moi des expressions de surprise- à l’opéra de Ponchielli.
Si l’œuvre tient quand même depuis 137 ans, c’est qu’elle doit bien avoir des qualités.
L’histoire s’appuie, comme Il Giuramento de Mercadante ou Angelo du russe César Cui, sur Angelo Tyran de Padoue, de Victor Hugo:  c’est dire que la pièce de Hugo qui remonte à 1835 a inspiré beaucoup de librettistes. Hugo s’intéresse à deux figures de femmes issues de milieu différents, mais en proie toutes deux à l’adversité et prêtes toutes deux au sacrifice. La Gioconda est bien une héroïne qui marque « L’opéra ou la défaite des femmes » comme l’entend Catherine Clément(1) dans son célèbre essai.

La Cieca, Gioconda, Barnaba © Photo: Andrea Messana/ONP

C’est l’histoire d’une chanteuse des rues, Gioconda, qui protège sa mère aveugle, et qui amoureuse de Enzo Grimaldo, noble génois en délicatesse avec la Sérénissime, découvre qu’il en aime une autre, Laura, femme du membre du Conseil des Dix Alvise Badoero. Malgré son amour trahi, elle s’emploiera à sauver les deux amants, et finira par se suicider pour échapper à Barnaba, une sorte de méchant absolu qui préfigure le Jago d’Otello et qui trame toutes les trahisons.
La question qui se pose dans cette œuvre, et qui défie tous les programmateurs, c’est comment réussir à proposer une distribution qui ait à la fois la voix, la technique, les notes, et qui en plus ait une vraie puissance d’évocation, une vraie sensibilité qui puisse être exprimée par un chant dont l’expressivité soit suffisamment contrôlée pour dire quelque chose à entendre, et non pas seulement à écouter. C’est toute la difficulté du chant italien qui est là, patente. Revenons à Wagner: je l’ai écrit souvent, la puissance d’expression de la dramaturgie et de l’orchestre wagnériens est telle que le chant est toujours étayé par l’orchestre, et que des chanteurs ordinaires, ou moins expressifs ou moins engagés, disons passables,  ne sont pas forcément un obstacle à la réussite du résultat d’ensemble. Dans l’opéra italien, et notamment dans La Gioconda, la réussite de l’émotion passe forcément par le chant, très découvert, l’orchestre accompagnant le chant sans dire ou conduire, comme chez Wagner, l’histoire. Vous pouvez donc avoir des chanteurs qui font les notes, mais qui ne font pas de musique, c’est à dire qui ne font pas du chant un outil d’émotion mais seulement un outil de performance.
C’est bien la question qui se pose dans cette distribution très honorable mais dont une seule chanteuse réussit à être exactement là où il faut, sur l’équilibre entre émotion et performance, c’est Marie-José Montiel, La Cieca, (la mère aveugle de Gioconda) qui est totalement juste. Juste dans l’expressivité, juste dans une technique très contrôlée, juste dans le ton, juste dans la diction, juste dans la couleur, avec une voix magnifiquement projetée (même si ce n’est pas tout à fait la voix du rôle) en place et qui naturellement remporte un indescriptible triomphe, mérité. C’est la seule qui réussisse à diffuser de l’émotion, qui réussisse à imposer le personnage, qui chante comme on doit chanter le chant italien. Merci merci merci de montrer au public ce que doit être l’italianità.
Pour tous les autres, à commencer par Violeta Urmana, on se situe dans un autre univers.
Bien sûr, Violeta Urmana a une voix, et malgré des stridences souvent insupportables dans le suraigu (et de plus en plus marquées à mesure que la voix fatigue), elle honore le contrat. Bien sûr elle a des graves somptueux et faciles ( elle a commencé comme mezzo!) et un registre central large voire charnu. Mais dès que le registre passe à l’aigu, la voix se tend, se serre, devient plus métallique, plus fixe, plus stridente et elle ne dit plus rien.
De plus, Urmana n’a jamais été une chanteuse très expressive, très engagée, et donc, pour La Gioconda, c’est insuffisant, nous n’y sommes pas. Elle montre des moyens importants, mais où est la sensibilité? où est la fragilité du personnage? où est l’expression? Dans ce merveilleux moment qu’est « Enzo adorato, ah, come t’amo », c’est un vent glacial qui passe alors que tout ne devrait être que frissons et larmes ! Évidemment l’orchestre de Daniel Oren va aussi son rythme sans jamais produire un son qui parle tant soit peu au cœur et ne soutient pas la sensibilité même s’il porte la ligne de chant.
Dans La Gioconda, il faut une de ces voix qui portent en elles le drame, la fragilité, la tragédie, et Urmana n’est pas de celles-là: je ne parle pas de Callas, hors concours, mais écoutons comment Zinka Milanov par exemple, contrôle chaque note et la fait littéralement trembler.

Acte IV © Photo: Antoni Bofill/ONP

Marcelo Alvarez de son côté fait bien son métier de ténor vedette, qui chante le rôle pour la première fois; mais que donne-t-il de plus? Là aussi, Alvarez ne fait pas de faute de chant, fait sonner la voix, fait très bien son métier; mais pas un moment d’émotion, pas un moment de véritable engagement vocal. Oui, certes, on tient là un ténor qui fait les notes, mais rien de plus alors que La Gioconda exige ce plus pour fonctionner pleinement.
Elena Bocharova qui a repris le rôle Laura que chantait Luciana d’Intino dans les premières représentations à Paris à un beau timbre de mezzo mais une voix curieusement peu homogène: un aigu très rond, marqué, volumineux, mais des difficultés à faire entendre les graves et une ligne dans l’ensemble discontinue où graves et centre disparaissent quelquefois. Le grand duo entre Gioconda et Laura de l’acte II passe, mais sans véritablement secouer, sans marquer: ce duo, préfigurant par exemple celui d’Adriana Lecouvreur et de la Princesse de Bouillon devrait être l’un des sommets de l’opéra, il est ici banalisé.
Le méchant Barnaba de Claudio Sgura est bien pâle. Non  que le timbre soit désagréable, il est même joli, mais que joli sans doute, et très peu expressif. Il n’y a rien d’engagé dans ce chant neutre, assez propre mais sans puissance, sans projection, sans relief, sans vrai intérêt. Certes, la diction est correcte (il est italien!), mais c’est un méchant qui a des difficultés à exister et dans La Gioconda , c’est vraiment rédhibitoire, d’autant que l’autre méchant,  l’Alvise d’Orlin Anastassov est aussi une grosse déception . Le timbre de basse est intéressant voire quelquefois somptueux, mais jamais cette voix n’impose sa présence,sa profondeur,  sa puissance, et le chant reste ici aussi peu expressif, la personnalité scénique ne peut être seulement donnée par le mouvement du costume d’un rouge éclatant: cela reste extérieur, Anastassov n’a rien des grands jaloux du répertoire. Dommage.

La Gioconda, © Photo: Andrea MessanaONP

Ainsi voit-on à la fois les difficultés réelles aujourd’hui à distribuer une œuvre qui plus que toute autre exige des chanteurs qui sachent composer, colorer, marquer clairement leur rôle, en bref de la tripe et ainsi doit-on malgré tout reconnaître que malgré toutes ces insuffisances et ces regrets l’œuvre s’en sort et le succès est là, ce qui veut dire aussi que l’on a quelque part répondu au défi et atteint ses objectifs: mais surtout que cela fonctionne envers et contre tout.
Il en est de même pour la direction musicale. Daniel Oren connaît ce type de répertoire, il a dirigé du Grand Opéra à la française, il est considéré comme l’une des baguettes les plus sûres pour le répertoire italien de la deuxième moitié du XIXème et notamment pour le vérisme, et donc se trouve très à l’aise avec Ponchielli. Il est certain qu’en matière de rythme et d’éclat, il n’y a rien à redire. Seulement, et c’est aussi pour moi une réserve permanente chez ce chef, je ne trouve jamais vraiment une approche  « sensible », une musicalité évocatoire, un vrai sens de la nuance et cette direction est cohérente avec ce que je remarque chez la plupart des chanteurs, une démarche globalement justifiée, un rendu de l’œuvre qui permet au public de vraiment la découvrir mais un manque de ces raffinements qui font les grandes soirées. Je me souviens que Gianandrea Gavazzeni faisait  presque de Fedora de Giordano une œuvre intéressante (et pourtant, Dieu sait…) tant il s’en approchait avec subtilité. Ici, ce n’est pas ce qui est rendu. Ceci étant, orchestre impeccable, bien préparé, au point. Pas une scorie.

Final acte II © Photo: Antoni Bofill/ONP

Enfin, la « mise en scène » de Pier Luigi Pizzi n’en est évidemment pas une, c’est une mise en espace, mise en foule, avec des effets de couleurs (rouge, gris, blanc, noir) très bienvenus et un espace minimal scandé de quais et de ponts vénitiens, juste pour évoquer le lieu, et des jeux d’escaliers qui font un peu penser aux Vespri Siciliani de John Dexter /Josef Svoboda dans les années 70 et à Garnier. C’est incontestablement efficace pour l’œil, et très élégant parce que Pizzi est un esthète. Ce fut un immense décorateur, l’un des plus grands de la fin du XXème siècle; c’est un metteur en scène bien moins convaincant, car en matière de direction d’acteurs, de lecture de l’œuvre, on reste à peu près au degré zéro. Qu’importe, le respect dû à l’un des plus grands artistes de la scène des cinquante dernières années et le résultat au moins plaisant et honorable de ce spectacle en l’occurrence nous suffisent (et nous préservent de Giancarlo Del Monaco tant aimé ces dernières années à Bastille…).
Au total, il s’est passé ce soir la même chose qu’aux Vespri Siciliani de la Scala à l’ouverture de saison 1989-1990, dirigés par Riccardo Muti (il y a un enregistrement) et mis en scène par …Pier Luigi Pizzi: c’est Patrick Dupont qui remporta le plus grand succès de la soirée…dans le ballet. Ce soir, pour ce ballet bien choréographié par Gheorghe Iancu et bien détaché de l’œuvre (et c’est heureux), ce sont les deux danseurs Letizia Giuliani et Angel Corella qui ont raflé le triomphe le plus éclatant du public (avec La Cieca de Marie José Montiel, pour être juste) dans un ballet très bien dirigé avec attention et souplesse, par Daniel Oren.
Une soirée digne, avec les risques inhérents aux grandes distributions actuelles du répertoire italien. Quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a.

Apostille: j’ai entendu Maria Callas une seule fois, dans son dernier concert parisien, avec Giuseppe Di Stefano au Théâtre des Champs Elysées. C’était vraiment bouleversant parce que pathétique. Mais voilà, Callas entama « Suicidio » et quelque chose du passé s’éleva, comme un « reste de chaleur tout prêt à s’exhaler », comme un ultime souffle, des accents, une vie  soudain surgie et je compris que Callas n’interprétait pas un rôle, elle était ce rôle, j’ai compris pendant quelques minutes (j’avais 19 ans) qu’elle était la tragédie incarnée. Cette voix finie s’élevait et subitement imposait ce que j’appelle une sorcellerie évocatoire. J’en soupire encore aujourd’hui, en écrivant ces lignes.

(1) Catherine Clément, L’opéra ou la défaite des femmes, Coll. Figures, Grasset, Paris, 1992

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Salut final le 31 mai 2013