VU A LA TV: COSI’ FAN TUTTE de W.A.MOZART le 21JUIN 2013 AU TEATRO REAL (Dir.mus:Sylvain CAMBRELING, Ms en scène: Michael HANEKE)

Acte 1©Javier del Real

La rage au cœur, j’ai dû renoncer et à Madrid et à Bruxelles, et c’est avec beaucoup de curiosité et d’attente que j’ai regardé la retransmission du Teatro Real (Février 2013) de ce Cosi’ qui vient de triompher à Bruxelles,  l’ancien fief de Gérard Mortier. C’est Gérard Mortier alors à Paris qui avait eu l’idée de confier Don Giovanni à Michael Haneke qui rappelons-le est un homme de théâtre avant d’être un cinéaste, c’est à lui sans doute que revient le mérite de cette production de Cosi’ fan Tutte. Il est dommage qu’Haneke ait déclaré renoncer désormais à l’opéra, car sans doute aurait-on attendu dans un futur proche des Nozze di Figaro.
Étrange destin que Cosi’ fan Tutte, longtemps oublié ou négligé, considéré comme oeuvre mineure (même par Wagner) et monté comme une comédie plus que comme un Dramma giocoso (comme Don Giovanni). C’est à partir des années 1970 qu’on commence à lire le drame, plus que la joie. Je me souviens de la mise en scène de Ponnelle à Garnier (direction merveilleuse de Josef Krips, trois mois avant sa mort), assez moyenne, moins inventive que d’autres travaux du grand metteur en scène, mais tout de même: à la fin, les couples se reforment, mais les regards ne trompent pas, un regard long et pesant de Fiordiligi vers Ferrando, de Dorabella vers Guglielmo, et vice-versa. On sent que le mariage n’empêchera pas les couples adultères de se reformer. Et tout jeune spectateur ces regards m’avaient frappé. Aujourd’hui à lire toute la presse, un Cosi’ fan tutte plus dramma que giocoso semble une évidence et va finir par devenir un topos, alors qu’une lecture plus légère est tout aussi possible. Celle de Hans Neuenfels à Salzbourg il y a une quinzaine d’années (encore Mortier!) faisait de l’histoire une sorte d’expérience scientifique distanciée: Alfonso et Despina étant des sortes d’entomologistes (évoluant sur une boite translucide contenant deux immenses moustiques) et les couples étaient des insectes: on y faisait une simple expérience scientifique, avec des êtres interchangeables, tous habillés de la même tenue blanche.
Le regard des Hermann (Karl Ernst et Ursel), toujours à Salzbourg, mais à Pâques quelques années plus tard, était plus chargé, et donnait aux femmes (dont une magnifique Cecilia Bartoli) la même  duplicité que leurs fiancés, car elles avaient tout épié, tout écouté, tout compris, mélangeant gravité et légèreté.
Enfin Guth, il y a peu, toujours à Salzbourg, chargeait l’histoire de drame.
Donné pour la fête de la Musique sur Arte, ce Cosi’ fan tutte est tout sauf une fête car Haneke en chirurgien des âmes propose un parti pris de lecture d’une noirceur et d’un pessimisme rares en décapant l’histoire et en proposant une analyse qui prend aussi bien au XVIIIème siècle, mais plus celui des Liaisons Dangereuses, des Égarements du cœur et de l’Esprit, voire de Sade que celui de Marivaux (encore que Marivaux ne soit pas toujours si léger) qu’au XXème siècle, un XXème qui serait celui de Wozzeck, de Wedekind et de Thomas Bernhardt, un XXème de gais lurons quoi!
Nous sommes dans un monde où les masques et les déguisements tombent vite, où le jeu vire à l’aigre ou à un jeu de la vérité aux limites du supportable.
Nous sommes dans un monde enfin qui ne pardonne rien, où se sont délitées toutes les utopies sentimentales, où les femmes sont des objets de manœuvres, de désir, de plaisir, un monde où l’amour n’est que déchirement.

“La danse” ©Javier del Real

C’est Don Alfonso qui mène la danse, une sorte de Don Giovanni mature, revenu de tout et donc même de l’Enfer, magnifiquement personnifié par William Shimell, glacial, aux regards de verre, sans une ombre d’humanité: ce chanteur habitué des rôles noirs est en carrière depuis longtemps, et il fait là une composition exceptionnelle, jamais légère, car contrairement à l’habitude, l’enjeu est déterminant pour les êtres. A ses côtés une Despina qui n’est pas sa complice d’un moment, qui serait la soubrette légère qu’on verrait chez Marivaux, non, c’est l’âme damnée, sans doute victime elle aussi, dans le passé, de Don Alfonso avec lequel elle vit en couple: une victime devenue âme damnée que Haneke habille en Gilles ou en Pulcinella (géniale allusion à Watteau, et donc au monde de la Comédie Italienne, au monde de Marivaux, au monde des masques dans une œuvre où tous avancent masqués). Une Despina mélancolique et cruelle à la fois, une sorte de Lulu revenue de tout, sans l’ombre d’un sentiment, magnifiquement interprétée par la suédoise Kerstin Avemo.
Les couples sont personnifiés par de jeunes chanteurs dont il est difficile à la télévision de mesurer les voix: certes, dans l’ensemble, c’est une distribution homogène, sans voix exceptionnelles, mais tous avec le physique de l’emploi, avec une vraie musicalité, avec un engagement incroyable: ils sont les vrais instruments de Haneke, qui a fait travailler leurs gestes, leurs mouvements, leurs regards. Le travail sur le regard est vraiment stupéfiant dans cette mise en scène car tout part du regard, qui dit ce que le corps ne dit pas encore, qui dit ce que les gestes n’osent pas exprimer. Joli style et belle musicalité du Guglielmo un peu brusque de Andreas Wolf face à la Dorabella légère dont on devine qu’elle est née volage de Paola Gardina

Guglielmo/Dorabella ©Javier del Real

(le couple montre un sorte de mimétisme physique intéressant, une spécularité à fouiller). Paola Gardina, jeune femme italienne (naguère vainqueur au Concours Toti dal Monte pour Thisbé dans Cenerentola) doué d’un chant élégant (elle est habituée du bel canto et du chant baroque). Le Ferrando de Juan Francisco Gatell est moins “mâle” que d’ordinaire, mais ardent et passionné, son chant extrêmement contrôlé, son art des “smorzature”, son très beau style et sa capacité à travailler les émotions le signalent comme un ténor avec lequel il va falloir compter: formé en Italie, ce jeune ténor argentin a la voix idéale pour Rossini et tout le répertoire XVIIIème. À suivre donc.

Fiordiligi, Ferrando, Don Alfonso ©Javier del Real

Enfin, last but not least,  Anett Fritsch (en troupe au Deutsche Oper am Rhein) en Fiordiligi se tire avec honneur des difficultés du rôle, avec un chant bien calibré, mais c’est surtout l’engagement du personnage qui frappe, le jeu d’une criante vérité, déchirant, se lançant dans l’amour d’une manière presque désespérée, une Fiordiligi presque suicidaire. Grand moment.

Mondanité, vacuité , drame ©Javier del Real

Tout cela se passe dans un magnifique décor de Christoph Kanter, divisé en deux espaces, l’un ressemblant à une Villa du XVIIIème devant un parc, où évoluent des invités à une party costumée (smokings, mais aussi habits du XVIIIème, d’une rare élégance, dus évidemment à la grande Moidele Bickel) à moins qu’ils ne soient volontairement mélangés pour souligner les parallèles entre le XVIIIème et nous; en tous cas le fond de scène est le lieu du jeu et de la mondanité un peu superficielle et formelle, où sont aussi ceux qui regardent le jeu de massacre comme des voyeurs, qui scrute ce premier plan  séparé de l’arrière par des immenses baies vitrées, un grand salon, froid, blanc, contemporain, éclairé par une cheminée monumentale à droite et avec un réfrigérateur à gauche derrière un miroir contenant des alcools, avec un immense canapé. Là c’est le lieu d’un autre jeu, celui des intimités bouleversées, des âmes massacrées, des déchirures, mais aussi le jeu de la vérité, effrayant. Les éclairages diurnes ou nocturnes particulièrement soignés selon ce qui  se déroule en scène ou en fond de scène,  de Urs Schönebaum semblent très réussis.

Image finale©Javier del Real

Je voudrais souligner l’image finale, ces gens qui se tiennent et se tirent, qui se veulent pas se marier ensemble et qui se refusent les uns aux autres après une scène de contrat de mariage digne d’un mariage forcé et qui m’a fait irrésistiblement penser dans un tout autre contexte à la montée au Walhalla du Rheingold de Chéreau, où tirés par Wotan, les dieux résistent et ne veulent pas monter. Même gestes, même tension, même avenir délétère.
Et tout cet ensemble est dirigé par Sylvain Cambreling (là où règne Mortier, Cambreling n’est jamais bien loin…). Je sais qu’il est de bon ton en France de mépriser ce chef français, systématiquement sous évalué. Ce que j’ai entendu à la télévision ne m’est pas apparu scandaleux, loin de là. Le chef suit l’action, adhère au parti pris de Haneke (lenteur, silences) sans être inerte comme on lui a reproché, mais l’orchestre sonne bien, avec une vraie lecture, soucieuse de cohérence avec la scène. L’ensemble m’est apparu loin d’être médiocre.
On peut reprocher à Haneke son parti pris, et sa rigoureuse manière d’aller jusqu’au bout d’une logique, on ne peut lui reprocher la qualité de ce travail décapant, précis, attentif, un jeu sculpté jusqu’au détail, travaillé dans les moindres recoins. Haneke met en scène les replis de l’âme humaine, les contradictions de l’amour, les jeux des êtres et des apparences, la surprenante découverte de soi, les intermittences du coeur et les diables amoureux. On peut imaginer un Cosi’ fan Tutte plus léger, où rien n’a vraiment d’importance, où tout passe, où l’on sait qu’épouser ne préjuge de rien, et où l’on s’amuse. Haneke a choisi de montrer la fragilité des sentiments, la vanité des discours, la ruine des valeurs, et surtout les mots qui cachent le vide et le désarroi. C’est aussi nous, cela, c’est aussi le monde, c’est aussi la société, et  Mozart en 1790 propose une école des amants (La scuola degli amanti, sous-titre de l’œuvre) qui est déjà école des désillusions.
[wpsr_facebook]

©Javier del Real

OPÉRA DE PARIS 2011-2012 : DON GIOVANNI de W.A.MOZART le 15 mars 2012 (Dir.mus : Philippe JORDAN, Ms en scène : Michael HANEKE)

Voilà une production de l’ère Mortier reproposée par Nicolas Joel, créée pour Garnier en 2006,  passée à Bastille en 2007 (Don Giovanni attire plus de public), et qui reste une des réussites de l’ère Mortier, on a pu le vérifier encore ce soir. Elle est fondée sur une radicale transposition du contexte d’une Séville mythique à une tour de bureaux où Don Giovanni serait devenu un cadre supérieur harceleur (non! les bureaux ne sont pas ceux du FMI il y a quelques années…!). Ce qui a fait dire à un Monsieur entendu au passage “c’est une insulte à Mozart”.
Disons-le d’emblée, je suis souvent sévère avec l’Opéra de Paris, mais cette fois, c’était vraiment la fête. Une fête musicale d’abord.
Philippe Jordan a dirigé l’opéra des opéras avec un sens dramatique marqué, une vraie tension, accompagnant parfaitement le plateau, en cohérence avec le discours de la mise en scène. On connaît ses qualités de précision, on connaît aussi son attention aux chanteurs. Mais on lui reproche quelquefois d’être un peu trop sage, de ne pas s’engager dans une vraie lecture. Ici, dès l’ouverture, on entend vraiment une couleur, un destin, et on est immédiatement accroché. Pour moi, avec certains Strauss (Capriccio à Vienne), c’est là un de ses meilleurs moments.
Il est accompagné par une distribution qui non seulement ne dépare pas, mais s’impose comme un plateau de très haut niveau avec pour ma part deux découvertes . D’abord, Bernard Richter, Ottavio exceptionnel, qui impose une voix claire, veloutée, puissante, dans cet Ottavio on entend Tamino, et Belmonte, et on devine dans quelques années Titus ou Lohengrin. Technique de fer, contrôle sur la voix, notes filées, tenue de souffle. Pour ma part, le meilleur Ottavio depuis très longtemps. Rien que pour lui, allez-y!
Ensuite la délicieuse Gaëlle Arquez en Zerlina, qui est toute jeune débutante, issue du Conservatoire de Paris. Elle a la projection, la suavité vocale, le contrôle, la fraîcheur, bref, elle a tout d’une grande: car sa Zerline existe fortement, et vocalement et scéniquement: quel bonheur! Il faut vraiment mettre à actif de l’opéra d’avoir affiché cette très jeune chanteuse, car elle n’a rien de la débutante sur le plateau, et on devine immédiatement une voix de très grande qualité et une artiste intelligente. Cela nous change des Zerline passe partout!
Patricia Petibon n’a pas très bien commencé: attaques erronées, voix mal posée, projection problématique. Elle n’a pas à mon avis la réserve de volume suffisante pour “Or sai che l’onor” qui reste un peu juste et insuffisamment dramatique, en bref son premier acte ne m’a pas convaincu. Le deuxième acte en revanche est bien meilleur, et elle nous gratifie d’un magnifique “Non mi dir”. Et quelle belle actrice, tellement engagée, tellement juste!
Véronique Gens est en revanche une magnifique Elvira de bout en bout, puissance, clarté, projection, énergie, sens aigu de l’interprétation vocale, engagement. Son “Mi tradi” est bouleversant de vérité. Elle est bien meilleure que Frittoli dans ce même rôle en décembre à la Scala. Elle aussi est toute entière dans la mise en scène, et les duos avec Don Giovanni sont d’une rare intensité.
Nahuel Di Pierro, jeune basse de moins de 30 ans, argentin, qui est passé par l’atelier lyrique de l’opéra, est tout à fait correct dans Masetto, mais la voix n’est pas encore faite pour le volume de Bastille ( son Masetto s’entendrait sans doute mieux à Garnier). Son interprétation scénique est très engagée (c’est une constatation qu’on peut faire de tout le plateau), mais du côté vocal c’est, comme on dit “un peu jeune”. En tous cas, afficher deux si jeunes chanteurs sur un tel plateau dans Masetto et Zerline, c’est vraiment une bonne idée.
On a plaisir à entendre Paata Burchuladze dans le Commendatore, on reconnaît sa voix de bronze dès le début. A la fin, elle semble voilée, ou amplifiée, et c’est un peu gênant. Dommage.
David Bizic, si je me souviens bien était le Masetto dans la production de 2006 aux côtés du Leporello de Luca Pisaroni. Il  manque dans Leporello de puissance et de largeur, et de relief. Il est un peu en retrait, même si sa prestation est très honorable, et n’appelle pas de reproche particulier, sinon de ne pas être  un Leporello qui s’impose vraiment vocalement surtout face à Mattei.
Car Peter Mattei était ce soir dans une forme éblouissante, meilleur qu’à la Scala. Il incarne totalement le personnage, il en a la violence, il en a l’élégance, il en a aussi la puissance: la voix est splendide, pleine de couleurs, le timbre est d’une rare beauté. Quel chanteur! Et quel acteur! La prestation scénique est tout simplement époustouflante : il habite littéralement la mise en scène. C’est sans conteste le meilleur Don Giovanni d’aujourd’hui.
On le voit, de nombreux sujets de satisfaction dans la distribution et dans la fosse. Mozart, un Mozart à la fois énergique, dramatique, déchirant et tendu était dans la salle ce soir.

 

 

Mais il faut reconnaître que l’approche de Michael Haneke, sa manière de diriger les acteurs, n’y est évidemment pas étrangère. Je ne sais s’il est venu régler son travail ( en tous cas il n’a pas salué), mais son travail est le résultat d’une construction dramaturgique serrée. Si on voit sur toutes les scènes allemandes et ailleurs des transpositions, celle-ci est particulièrement heureuse, parce qu’elle permet une grande lisibilité des rapports sociaux , notamment Masetto et Zerlina, qui n’ont plus rien de paysans d’opérettes, mais qui font partie de l’équipe de nettoyage des bureaux de cette multinationale où évolue Don Giovanni. Haneke a proposé dans le programme des biographies contemporaines qui reconstituent des rapports entre les personnages du même ordre que dans l’original, mais qui éclairent particulièrement la violence des relations .
Certes on reconnaît à la fois le pessimisme et le cynisme affiché dans certains de ses films, et on reconnaît son univers jusqu’auboutiste, sans concession. Qui conduit à des rapports humains terribles, violents, pervers. Mais c’est aussi Don Giovanni…
Le rapport Leporello/Don Giovanni est un rapport de domination, mais aussi de similitude, et leur relation passe aussi par le sexe, sans doute une sorte de passage obligé. Don Giovanni, ivre de sexe a utilisé Leporello qui se laisse faire: on lit dans le travail scénique toute cette complexité. On sent d’ailleurs que Haneke avant d’être cinéaste, a fait de la mise en scène de théâtre et a été dramaturge: il a un sens de l’espace, du temps (notamment ses longs silences entre les scènes pesants, tendus) particulièrement aigus.
Don Giovanni qui veut tout tout de suite, et le veut avec talent, a aussi dans la mise en scène des moments de vide, suicidaires (il ouvre une fenêtre sur le vide, avant d’entamer l’air du Champagne et de revenir à la jouissance). Il est aussi suspendu dans une sorte de solitude désirante très bien construite lorsqu’il chante “deh vieni alla finestra” comme un monologue, en respirant le manteau abandonné d’Elvira et s’en enveloppant.
Quant aux femmes, Anna est la fille du propriétaire de l’entreprise: son père veut lui faire épouser Ottavio, fils du propriétaire de l’entreprise concurrente, et Elvira est l’une des conquêtes de Don Giovanni quand il ne travaillait pas au siège.
Haneke installe une logique dans les rapports entre les personnages, d’une cruauté quelquefois aiguë, par exemple lorsque les masques du final de l’acte I sont contraints de se vêtir en personnel de nettoyage, masqués d’un masque de Mickey qui dégonfle tout le dramatisme au départ. Violence également lorsque Don Giovanni dans la même scène dénude une jeune fille au nom de la liberté de manière glaciale et sadique.
Ce qui frappe aussi dans cette mise en scène, c’est la manière dont Haneke a compris une grande vérité mozartienne, qui rend musicalement et scéniquement les femmes beaucoup plus complexes que les hommes. Les plus beaux airs sont pour elles, et elles se débattent toutes dans des frustrations douloureuses, dans des contradictions, pensons aux deux sœurs de Cosi fan tutte, qui découvrent qu’elles n’aiment plus leur propre fiancé, mais celui de la soeur, et qui quand même vont revenir à l’homme qu’elles n’aiment plus à la fin, pour que tout finisse “bien”, pensons au désir frémissant de la comtesse pour Chérubin, pensons aussi dans ces mêmes Nozze au clan des femmes qui se retrouve au 4ème acte: Marcellina, la Comtesse, Susanna, et même Barbarina, pensons enfin à cette Elvira, prête à tout pour reconquérir celui qu’elle aime, et se soumettant à toutes les humiliations, – la scène finale est terrible à ce propos – et à cette Anna, qui n’aime pas Ottavio, cherche des manœuvres dilatoires pour éviter l’union et qui est rongée par le désir de Don Giovanni, tout en le poursuivant pour l’effacer de son corps et de son esprit. Pensons aussi à ce final, où la mort de Don Giovanni est ritualisée, il est porté par la foule du peuple  vers la fenêtre par laquelle on le jette dans le vide, et à la scène ultime l’ensemble  où chacun, n’ayant plus de “pharmakos” de bouc émissaire sur lequel rejeter ses désirs et ses fantasmes, finit par s’écrouler: sans Don Giovanni, la vie est vide pour eux, et surtout pour elles. Et seul reste debout et sur le proscenium tout ce peuple qui va vivre sans Don Giovanni, dans une sorte de normalité. Le grand seigneur méchant homme n’est plus, mais ce qu’il a semé reste.
En transposant ainsi, Haneke permet des moments de “giocoso”: notamment quand la modernité change l’image qu’on pouvait avoir de scènes fort connues: on a parlé de Masetto et Zerline “techniciens de surface”, on pourrait aussi voir dans l’usage effréné du whisky (Elvire) l’addiction et la désespérance, mais surtout la terrible ironie  qui distille des rires dans le public. Les sandwichs partagés entre Don Giovanni et Leporello dans le festin final sont aussi l’occasion pour le public de rire, de ce festin piteux, dans ce hall glacial. En fait Haneke nous ménage beaucoup d’instants où le sourire perce, ou le rire s’exprime. c’est bien un “dramma giocoso”.
Au total, ce travail est vraiment d’une justesse et d’une attention remarquables, il crée à la fois  liberté de ton, lisibilité accrue des rapports entre les êtres et des rapports sociaux, il ne trahit jamais ni Mozart ni le sens de l’œuvre. Cette extrême fidélité est même étonnante: c’est un grand hommage à Mozart que de montrer ainsi les permanences des rapports sociaux et des rapports de classe et une sorte de permanence de l’humanité dégradante et dégradée, les permanences aussi de ces visions de femmes pétries de désir pour celui-là même qui les bafoue, c’est là toute la complexité des âmes.
Un seul regret, je trouve que scéniquement cela passait mieux à Garnier, avec plus de proximité, plus de présence et donc plus de choc aussi. Pour un travail scénique aussi pointilleux, Bastille nous perd un peu.
Michael Haneke, ce fut une idée de Gérard Mortier, merci à lui.

[wpsr_facebook]