Voilà une production de l’ère Mortier reproposée par Nicolas Joel, créée pour Garnier en 2006, passée à Bastille en 2007 (Don Giovanni attire plus de public), et qui reste une des réussites de l’ère Mortier, on a pu le vérifier encore ce soir. Elle est fondée sur une radicale transposition du contexte d’une Séville mythique à une tour de bureaux où Don Giovanni serait devenu un cadre supérieur harceleur (non! les bureaux ne sont pas ceux du FMI il y a quelques années…!). Ce qui a fait dire à un Monsieur entendu au passage « c’est une insulte à Mozart ».
Disons-le d’emblée, je suis souvent sévère avec l’Opéra de Paris, mais cette fois, c’était vraiment la fête. Une fête musicale d’abord.
Philippe Jordan a dirigé l’opéra des opéras avec un sens dramatique marqué, une vraie tension, accompagnant parfaitement le plateau, en cohérence avec le discours de la mise en scène. On connaît ses qualités de précision, on connaît aussi son attention aux chanteurs. Mais on lui reproche quelquefois d’être un peu trop sage, de ne pas s’engager dans une vraie lecture. Ici, dès l’ouverture, on entend vraiment une couleur, un destin, et on est immédiatement accroché. Pour moi, avec certains Strauss (Capriccio à Vienne), c’est là un de ses meilleurs moments.
Il est accompagné par une distribution qui non seulement ne dépare pas, mais s’impose comme un plateau de très haut niveau avec pour ma part deux découvertes . D’abord, Bernard Richter, Ottavio exceptionnel, qui impose une voix claire, veloutée, puissante, dans cet Ottavio on entend Tamino, et Belmonte, et on devine dans quelques années Titus ou Lohengrin. Technique de fer, contrôle sur la voix, notes filées, tenue de souffle. Pour ma part, le meilleur Ottavio depuis très longtemps. Rien que pour lui, allez-y!
Ensuite la délicieuse Gaëlle Arquez en Zerlina, qui est toute jeune débutante, issue du Conservatoire de Paris. Elle a la projection, la suavité vocale, le contrôle, la fraîcheur, bref, elle a tout d’une grande: car sa Zerline existe fortement, et vocalement et scéniquement: quel bonheur! Il faut vraiment mettre à actif de l’opéra d’avoir affiché cette très jeune chanteuse, car elle n’a rien de la débutante sur le plateau, et on devine immédiatement une voix de très grande qualité et une artiste intelligente. Cela nous change des Zerline passe partout!
Patricia Petibon n’a pas très bien commencé: attaques erronées, voix mal posée, projection problématique. Elle n’a pas à mon avis la réserve de volume suffisante pour « Or sai che l’onor » qui reste un peu juste et insuffisamment dramatique, en bref son premier acte ne m’a pas convaincu. Le deuxième acte en revanche est bien meilleur, et elle nous gratifie d’un magnifique « Non mi dir ». Et quelle belle actrice, tellement engagée, tellement juste!
Véronique Gens est en revanche une magnifique Elvira de bout en bout, puissance, clarté, projection, énergie, sens aigu de l’interprétation vocale, engagement. Son « Mi tradi » est bouleversant de vérité. Elle est bien meilleure que Frittoli dans ce même rôle en décembre à la Scala. Elle aussi est toute entière dans la mise en scène, et les duos avec Don Giovanni sont d’une rare intensité.
Nahuel Di Pierro, jeune basse de moins de 30 ans, argentin, qui est passé par l’atelier lyrique de l’opéra, est tout à fait correct dans Masetto, mais la voix n’est pas encore faite pour le volume de Bastille ( son Masetto s’entendrait sans doute mieux à Garnier). Son interprétation scénique est très engagée (c’est une constatation qu’on peut faire de tout le plateau), mais du côté vocal c’est, comme on dit « un peu jeune ». En tous cas, afficher deux si jeunes chanteurs sur un tel plateau dans Masetto et Zerline, c’est vraiment une bonne idée.
On a plaisir à entendre Paata Burchuladze dans le Commendatore, on reconnaît sa voix de bronze dès le début. A la fin, elle semble voilée, ou amplifiée, et c’est un peu gênant. Dommage.
David Bizic, si je me souviens bien était le Masetto dans la production de 2006 aux côtés du Leporello de Luca Pisaroni. Il manque dans Leporello de puissance et de largeur, et de relief. Il est un peu en retrait, même si sa prestation est très honorable, et n’appelle pas de reproche particulier, sinon de ne pas être un Leporello qui s’impose vraiment vocalement surtout face à Mattei.
Car Peter Mattei était ce soir dans une forme éblouissante, meilleur qu’à la Scala. Il incarne totalement le personnage, il en a la violence, il en a l’élégance, il en a aussi la puissance: la voix est splendide, pleine de couleurs, le timbre est d’une rare beauté. Quel chanteur! Et quel acteur! La prestation scénique est tout simplement époustouflante : il habite littéralement la mise en scène. C’est sans conteste le meilleur Don Giovanni d’aujourd’hui.
On le voit, de nombreux sujets de satisfaction dans la distribution et dans la fosse. Mozart, un Mozart à la fois énergique, dramatique, déchirant et tendu était dans la salle ce soir.
Mais il faut reconnaître que l’approche de Michael Haneke, sa manière de diriger les acteurs, n’y est évidemment pas étrangère. Je ne sais s’il est venu régler son travail ( en tous cas il n’a pas salué), mais son travail est le résultat d’une construction dramaturgique serrée. Si on voit sur toutes les scènes allemandes et ailleurs des transpositions, celle-ci est particulièrement heureuse, parce qu’elle permet une grande lisibilité des rapports sociaux , notamment Masetto et Zerlina, qui n’ont plus rien de paysans d’opérettes, mais qui font partie de l’équipe de nettoyage des bureaux de cette multinationale où évolue Don Giovanni. Haneke a proposé dans le programme des biographies contemporaines qui reconstituent des rapports entre les personnages du même ordre que dans l’original, mais qui éclairent particulièrement la violence des relations .
Certes on reconnaît à la fois le pessimisme et le cynisme affiché dans certains de ses films, et on reconnaît son univers jusqu’auboutiste, sans concession. Qui conduit à des rapports humains terribles, violents, pervers. Mais c’est aussi Don Giovanni…
Le rapport Leporello/Don Giovanni est un rapport de domination, mais aussi de similitude, et leur relation passe aussi par le sexe, sans doute une sorte de passage obligé. Don Giovanni, ivre de sexe a utilisé Leporello qui se laisse faire: on lit dans le travail scénique toute cette complexité. On sent d’ailleurs que Haneke avant d’être cinéaste, a fait de la mise en scène de théâtre et a été dramaturge: il a un sens de l’espace, du temps (notamment ses longs silences entre les scènes pesants, tendus) particulièrement aigus.
Don Giovanni qui veut tout tout de suite, et le veut avec talent, a aussi dans la mise en scène des moments de vide, suicidaires (il ouvre une fenêtre sur le vide, avant d’entamer l’air du Champagne et de revenir à la jouissance). Il est aussi suspendu dans une sorte de solitude désirante très bien construite lorsqu’il chante « deh vieni alla finestra » comme un monologue, en respirant le manteau abandonné d’Elvira et s’en enveloppant.
Quant aux femmes, Anna est la fille du propriétaire de l’entreprise: son père veut lui faire épouser Ottavio, fils du propriétaire de l’entreprise concurrente, et Elvira est l’une des conquêtes de Don Giovanni quand il ne travaillait pas au siège.
Haneke installe une logique dans les rapports entre les personnages, d’une cruauté quelquefois aiguë, par exemple lorsque les masques du final de l’acte I sont contraints de se vêtir en personnel de nettoyage, masqués d’un masque de Mickey qui dégonfle tout le dramatisme au départ. Violence également lorsque Don Giovanni dans la même scène dénude une jeune fille au nom de la liberté de manière glaciale et sadique.
Ce qui frappe aussi dans cette mise en scène, c’est la manière dont Haneke a compris une grande vérité mozartienne, qui rend musicalement et scéniquement les femmes beaucoup plus complexes que les hommes. Les plus beaux airs sont pour elles, et elles se débattent toutes dans des frustrations douloureuses, dans des contradictions, pensons aux deux sœurs de Cosi fan tutte, qui découvrent qu’elles n’aiment plus leur propre fiancé, mais celui de la soeur, et qui quand même vont revenir à l’homme qu’elles n’aiment plus à la fin, pour que tout finisse « bien », pensons au désir frémissant de la comtesse pour Chérubin, pensons aussi dans ces mêmes Nozze au clan des femmes qui se retrouve au 4ème acte: Marcellina, la Comtesse, Susanna, et même Barbarina, pensons enfin à cette Elvira, prête à tout pour reconquérir celui qu’elle aime, et se soumettant à toutes les humiliations, – la scène finale est terrible à ce propos – et à cette Anna, qui n’aime pas Ottavio, cherche des manœuvres dilatoires pour éviter l’union et qui est rongée par le désir de Don Giovanni, tout en le poursuivant pour l’effacer de son corps et de son esprit. Pensons aussi à ce final, où la mort de Don Giovanni est ritualisée, il est porté par la foule du peuple vers la fenêtre par laquelle on le jette dans le vide, et à la scène ultime l’ensemble où chacun, n’ayant plus de « pharmakos » de bouc émissaire sur lequel rejeter ses désirs et ses fantasmes, finit par s’écrouler: sans Don Giovanni, la vie est vide pour eux, et surtout pour elles. Et seul reste debout et sur le proscenium tout ce peuple qui va vivre sans Don Giovanni, dans une sorte de normalité. Le grand seigneur méchant homme n’est plus, mais ce qu’il a semé reste.
En transposant ainsi, Haneke permet des moments de « giocoso »: notamment quand la modernité change l’image qu’on pouvait avoir de scènes fort connues: on a parlé de Masetto et Zerline « techniciens de surface », on pourrait aussi voir dans l’usage effréné du whisky (Elvire) l’addiction et la désespérance, mais surtout la terrible ironie qui distille des rires dans le public. Les sandwichs partagés entre Don Giovanni et Leporello dans le festin final sont aussi l’occasion pour le public de rire, de ce festin piteux, dans ce hall glacial. En fait Haneke nous ménage beaucoup d’instants où le sourire perce, ou le rire s’exprime. c’est bien un « dramma giocoso ».
Au total, ce travail est vraiment d’une justesse et d’une attention remarquables, il crée à la fois liberté de ton, lisibilité accrue des rapports entre les êtres et des rapports sociaux, il ne trahit jamais ni Mozart ni le sens de l’œuvre. Cette extrême fidélité est même étonnante: c’est un grand hommage à Mozart que de montrer ainsi les permanences des rapports sociaux et des rapports de classe et une sorte de permanence de l’humanité dégradante et dégradée, les permanences aussi de ces visions de femmes pétries de désir pour celui-là même qui les bafoue, c’est là toute la complexité des âmes.
Un seul regret, je trouve que scéniquement cela passait mieux à Garnier, avec plus de proximité, plus de présence et donc plus de choc aussi. Pour un travail scénique aussi pointilleux, Bastille nous perd un peu.
Michael Haneke, ce fut une idée de Gérard Mortier, merci à lui.
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