FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: COSÌ FAN TUTTE de W.A.MOZART le 8 JUILLET 2016 (Dir.mus: Louis LANGRÉE; Ms en scène: Christophe HONORÉ)

Dorabella (Kate Lindsey) Fiordiligi (Lenneke Rutien) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dorabella (Kate Lindsey) Fiordiligi (Lenneke Rutien) ©Pascal Victor / ArtComArt

Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnant que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai. (J.J Rousseau, Confessions, Livre VIII)

Les opéras de Mozart sont très souvent représentés, mais, et c’est paradoxal, les productions en sont rarement convaincantes, y compris musicalement. Des trois opéras de Da Ponte, seul Le Nozze di Figaro (vertu de Beaumarchais ?) ont connu des représentations exceptionnelles (Strehler, Solti, à Paris par exemple) mais qui peut citer un Don Giovanni qui fasse l’unanimité ? Strehler s’y frotté sans convaincre (Scala 1987), Chéreau n’a pas plus réussi (Salzbourg 1994) pour ne parler que de ceux qui me sont chers, mais combien d‘échecs cuisants!  De la trilogie Da Ponte, Cosi fan tutte est l’autre opéra délicat à mettre en scène, avec son intrigue faussement légère, ses dialogues ambigus et ses faux semblants. L’histoire même des représentations, avec le trou d’un siècle (le XIXème) qui range l’œuvre au rang des pochades, met en évidence plus que pour tout autre opéra la question de sa réception. Pochade il y a cent ans et chef d’œuvre aujourd’hui, fragilité des jugements humains pour une œuvre sur la fragilité des sentiments humains.
À certains moments, il me prend le désir d’un Così fan tutte à la Michael Hampe (il en existe une vidéo, production Salzbourg-Scala des années 80), soleil, Naples et perruques, avec de faux albanais qui ne trompent personne, mais auxquels tout le monde fait semblant de croire, sans trop se creuser la cervelle. Il y a dans Così un jeu sur le théâtre qu’avait bien saisi Luca Ronconi en son temps, voire Chéreau aussi sur la scène d’Aix, bien que ce ne soit pas sa mise en scène la plus convaincante, mais aussi d’autres jeux sur la vérité et le mensonge, en des constructions en abyme. Les Hermann à Salzbourg en 2004 présupposaient que les deux sœurs comprenaient immédiatement de qui elles étaient le jeu et que derrière les albanais il y avait leurs fiancés. Double « burla », double farce. Toujours à Salzbourg, mais quelques temps avant, en 2000, Hans Neuenfels en faisait une expérience d’entomologiste, où Alfonso, mettait en éprouvette de petits insectes interchangeables (nos couples), et mélangeait pour voir le résultat. Autant de visions, la plupart justes, mais pas toujours rendues avec la conviction voulue. De toutes les productions vues ces dernières années, celle de Claus Guth (Scala 2014)est sans doute la plus juste, la plus équilibrée, qui fait d’ailleurs des choix bien proches que ce qu’Honoré ressent confusément. Cela reste ma référence récente.

Cosi fan tutte, acte I ©Pascal Victor / ArtComArt
Cosi fan tutte, acte I ©Pascal Victor / ArtComArt

Alors, on imagine avec quelle curiosité je pouvais attendre la vision de Christophe Honoré, dont j’ai tant apprécié les Dialogues des Carmélites et Pelléas et Mélisande à Lyon.
Le Così qui nous été offert à Aix en Provence est dur, cruel : aucun personnage ne s’y rachète. Cette lecture qui privilégie les tensions, les frustrations et les ambiguïtés installe l’action dans un contexte qui surprend, l’Abyssinie italienne des années 30, celle de la colonisation fasciste, celle d’une Italie dominatrice à mille lieues de la Naples solaire souriante et légère de l’original. Ce qui frappe d’abord, c’est l’ambiance nocturne, avec ces feux installés qui ressemblent aux fanaux installés par les prostituées de la via Appia pour signaler leur présence. Alors que Così fan tutte est originellement une affaire de six personnages en quête d’amour( ?), ce Così s’installe dans une société coloniale, avec des dominants et des dominés, une société qui s’ennuie et qui trompe son ennui par l’exploitation notamment sexuelle des autochtones. Il y a donc beaucoup de personnages, des oisifs, des soldats désœuvrés dans un monde étouffant, dans la nuit tropicale moite et infinie. Six personnages en quête de rien.
Qui dit colonisation dit colonisateurs et colonisés, dit violence mentale et physique et en même temps un type de rapports humains pervertis : le désir de l’autre est quelquefois transgressif et le désir de l’altérité absolue est dans cette Abyssinie fasciste le désir de l’autre, de l’africain, de celui qui est à l’opposé de moi, que je méprise et que j’exploite. Mais le désir ignore ces frontières-là. C’est ce que Christophe Honoré se propose d’explorer, et c’est ce qui fait doute chez moi : il y a dans Così, quels que soient les points de vue, un espace typiquement « XVIIIème » qui est celui du jeu. Ce peut être un jeu à la Valmont-Merteuil, qui finit mal, un jeu à la Crébillon, moins définitif, mais peut-être plus excitant. Il y a dans ce Mozart là quelque chose des égarements du cœur et de l’esprit, quelque chose des fragilités, des sentiments vacillants, de la lutte des sentiments contre le désir, ou même de la lutte du désir contre les sentiments, ou du désir qui les révèle, y compris contre la volonté. Le cœur, celui qui a ses raisons que la raison ne connaît pas, est quand même le noyau de l’histoire : Honoré s’intéresse beaucoup plus au désir, Da Ponte aux fragilités du cœur.
Chez Honoré, le jeu grince dès le départ, ce qui pipe un peu les dés : Don Alfonso est un homme mur ravagé par l’alcool, désabusé, misogyne, un tantinet vulgaire qui lui aussi erre dans ce milieu oisif et cherche à se divertir, au sens pascalien du terme, les deux fiancés sont frustes, en terrain conquis : ils trompent leur oisiveté en lutinant l’autochtone. Rien de souriant ni de sympathique. Bien sûr, il y a dans Così fan tutte de quoi faire un film gris, voire noir, et beaucoup s’y sont essayés, mais pas que. Il y a un vaste espace pour toutes les ambiguïtés et tous les doutes : Così fan tutte, comme Don Giovanni est un Dramma giocoso : l’expression aujourd’hui lue de manière presque oxymorique laisse un espace pour le serio, pas forcément pour le serioso (entendu au sens de trop sérieux).
Ce qui me gêne dans le choix de Christophe Honoré, ce n’est pas qu’il pose les questions- il pose d’ailleurs les vraies questions-, c’est qu’il les résolve de manière univoque. Il nous impose dès le départ une réponse indiquant la voie à suivre, comme une sorte de mécanique implacable. Imposant un milieu surprenant (l’Abyssinie italienne à laquelle personne de pensait et personne ne pense plus) et imposant des comportements univoques (de militaires, de corps de garde, de violence exprimée ou rentrée, de colons), il verse des révélateurs pour produire un résultat au fond attendu. Mais dans ce Così plutôt sérieux, dont les personnages inspirent de moins en moins la sympathie, il ne peut échapper à la machine mise en place par Da Ponte, notamment au premier acte, aux lazzi, au jeu, qui devient étrange dans un décor nocturne par ailleurs très suggestif. J’avoue ne pas être du tout convaincu par ce choix de transfert de contexte, destiné à noircir les personnages et à exacerber leurs désirs au contact de l’altérité et du pouvoir local que ces personnages ont sur les gens : la scène du deuxième acte, où les deux femmes se frottent de manière sans équivoque à un serviteur noir est à ce titre emblématique, très bien faite, mais est-elle si justifiée ?

Abyssinie...©Pascal Victor / ArtComArt
Abyssinie…©Pascal Victor / ArtComArt

Et c’est bien ce qui me bloque et m’a fait écrire un tweet lapidaire qualifiant cette mise en scène  de « ratée » : la lettre aux chanteurs du programme impose un contexte dont je persiste à ne pas voir la pertinence : rien dans le texte de Da Ponte ne dit que les albanais sont refusés parce qu’ils sont albanais ou qu’une intrusion d’étrangers est malvenue. Les deux femmes expriment leur désagréable surprise à ce qu’on leur mette dans les pattes deux hommes qui pénètrent chez elles alors qu’elles sont dans la déploration du départ de leurs amants, ce n’est pas l’autre qu’elles refusent a priori, mais la présence mâle dans leur univers à ce moment-là. Bien sûr, Christophe Honoré a voulu exacerber les tensions, et marquer les possibles du désir (son allusion à Sade dans son texte est en ce sens cohérente), mais je trouve que la lecture de Sade enrichit des œuvres bien plus avant dans le temps, de la première moitié du XXème siècle par exemple, et paradoxalement moins des œuvres contemporaines du divin marquis. La transposition dans un monde aux relations de pouvoir ou de force, destinée à aiguiser le désir, ne répond pas pour moi aux possibles de ce texte-là, ironique toujours, sarcastique quelquefois, pastiche des drames bourgeois ou des tragédies lyriques. Mozart mime le pathétique avec un sourire permanent, même si amer quelquefois.
Du coup, la comédie, intrusive dans un contexte qui ne lui est pas favorable, apparaît être un chien dans un jeu de quilles, même si le clown peut être triste, elle dérange bien sûr, et c’est voulu, et cela ne fonctionne pas.
Je trouve donc que la transposition ne prend pas sens, parce que Così fan tutte n’est pas un opéra noir. C’est une œuvre sans doute amère, sans doute porte-t-elle un double sens, sans doute le rire ou le sourire sont-ils quelquefois forcés. Mais orienter toute l’œuvre vers une vision où tout concourt ici à dévaloriser les personnages, les hommes comme les femmes, est « una forzatura » diraient nos amis italiens une sorte de vente forcée: personne n’en réchappe. Du côté des femmes, il y a de la sensibilité au moins en plus du désir: mais les hommes, aussi bien Alfonso, ivrogne revenu de tout que les deux tourtereaux, que Guglielmo qui embroche dans un coin une prostituée, ou que Ferrando pas bien malin sont peu recommandables…ces femmes n’ont pas un goût très sûr, mais elles ont le goût qui leur correspond et n’ont que ce qu’elles méritent. On a beaucoup glosé sur le déguisement « parfait » en Dubats, ces soldats locaux employés par les italiens (Regio Corpo di Truppe Coloniali), où les blancs deviennent noirs méconnaissables :  certes, l’impossibilité de reconnaître leurs amants donne au désir ces femmes un exquis parfum d’exotisme, avec tous les fantasmes que l’homme noir peut éveiller. Mais la possibilité de les reconnaître, dans d’autres mises en scènes, donne aussi au jeu peut-être encore plus de profondeur. Toujours ce côté univoque et presque chimique de réaction en chaîne qui me dérange ici.
Seule la Despina (magnifiquement incarnée par Sandrine Piau) équivoque, plus dame que suivante (un peu dans le sillage de Haneke ou même Guth), revenue de tout, sans illusion sur personne, ni même sur elle-même, réussit à se détacher et à imposer un vrai personnage singulier, le seul peut-être à exister face à des couples sans grand intérêt et un Alfonso à la dérive.
Ce manque de légèreté et ce pessimisme structurel ont été exploités dans d’autres mises en scène, mais le propos ici a généré chez moi un certain ennui, notamment dans la première partie, à cause d’un manque de rythme, voire de vitalité. J’ai trouvé cela mortifère, et je ne sens pas Mozart ainsi, même en 1790…Amer oui, mortifère non.
Il y a sans aucun doute de jolis moments notamment dans la deuxième partie (celui de la douche notamment) parce que Honoré est un sculpteur de caractères, parce qu’il est attentifs aux gestes, aux regards, mais dans un espace ( avec de très beaux décors d’Alban Ho Van) qui n’a pas emporté ma conviction parce que l’œuvre ne semble jamais prendre son envol, dans une atmosphère sombre et lourde que la musique ne contribue pas à éclairer.

En effet, pour conduire un tel travail de mise en scène, il eût fallu à mon avis que la distribution fût sans failles, et que la musique n’allât pas son chemin, et un chemin au total assez fade.
Le ténor Joel Prieto est Ferrando, une voix agréable sans caractère particulier ; peu de lyrisme, peu d’expressivité, peu d’accents : una aura amorosa complètement anonyme. On demande pour Ferrando une certaine présence, une certaine élégance qu’on n’a pas ici, un chant plat qui ne réussit jamais à captiver.
Nahuel di Pierro entendu dans Il Viaggio a Reims n’avait pas vraiment marqué dans Lord Sydney, même si c’est un chanteur valeureux. Il ne marquera pas plus dans Guglielmo. Une certaine brutalité qui va certes avec le rôle que lui dessine Christophe Honoré, maislà aussi un chant assez anonyme : c’est là qu’on s’aperçoit combien Mozart est difficile, il faut le style, la diction, l’expression et la présence. Ce chant est correct, sans scories, mais sans rien de particulier non plus.

Rod Gilfry est Don Alfonso : même si le rôle est toujours à la limite du chant et du récitatif et ne demande pas d’effort particulier, il exige un art aigu du parlando, une vélocité de l’expression particulière et de la couleur vocale : la voix de Gilfry est fatiguée, ou du moins apparaît telle. Même si dans Alfonso ce peut être un atout, cela reste ici décevant du point de vue de l’expression. Autant j’avais bien aimé ce chanteur dans Saint François d’Assise (il est vrai assez loin de Don Alfonso), autant aussi sur cette même scène son Don Giovanni m’avait déçu. J’écrivais : « Don Giovanni vocalement sans relief et scéniquement « forcé ». Il est mal dans le rôle que veut lui faire jouer Tcherniakov. Là où il y a trois ans un Bo Skhovus à la voix vacillante était phénoménal de justesse et d’adéquation à ce Marlon Brando bis voulu par la mise en scène, Rod Gilfry reste un peu extérieur: il joue mais il n’est pas, il chante mais sans éclat ni accent, il n’est pas Don Giovanni, ni dans la vision de Tcherniakov, ni dans toute autre vision ». Si on remplaçait Don Giovanni par Don Alfonso, on aurait exactement la même impression. Don Alfonso (ah ! Gabriel Bacquier ! Ah, Ruggero Raimondi à la voix même usée jusqu’à la garde !) exige non seulement une implication, mais surtout un maniement de la langue impressionnant (un maniement qui rappelle ce qu’exige Falstaff), une aisance dans l’expression. Ici tout est caricatural, exagéré, il joue ou surjoue mais on n’y croit pas. Et puis cet Alfonso vulgaire et usé voulu par la mise en scène correspond-il à ce seigneur libertin ? Je préfèrerais un vieux Valmont, bien plus crédible dans l’imposition du pari, bien plus crédible aussi auprès de Despina.

Cosi fan tutte, acte I Despina (Sandrine Piau) ©Pascal Victor / ArtComArt
Cosi fan tutte, acte I Despina (Sandrine Piau) ©Pascal Victor / ArtComArt

La distribution féminine correspond mieux au niveau requis pour un festival, et même à ce qu’a voulu Christophe Honoré : on sent que dans cette œuvre  la psyché féminine l’intéresse plus en l’occurrence que son pendant masculin, sans doute aussi les qualités théâtrales des dames sont-elles bien plus convaincantes que celles de leurs collègues), même si je n’ai pas été emporté par la Fiordiligi de Lenneke Ruiten, au moins du point de vue du chant. Les qualités théâtrales sont, elles, notables. Elle montre une Fiordiligi d’un extraordinaire naturel, et d’une agilité scénique qui marque le spectateur. Si le ramage s’était rapporté au plumage, c’eût été sans doute un des clous de la soirée, et elle nous eût laissés pantois. Mais son chant reste plat, sans éclat particulier et sans caractère, même si correct. Ce n’est pas une Fiordiligi qui marque vocalement. Kate Lindsey a une voix plus personnelle, avec une belle chaleur et une belle rondeur, plus en phase avec l’œuvre et avec le caractère du personnage, même si Smanie implacabili n’a pas le relief qu’on attendrait. Sandrine Piau, on l’a déjà dit, est la seule vraie incarnation : elle incarne une Despina plus amie que suivante, désopilante dans ses déguisements successifs très couleur locale (très beaux costumes de Thibault Vancraenenbroek), même si la voix accuse certaines âpretés notamment à l’aigu. Il reste que des trois femmes, c’est elle qu’on va retenir, et qui ramasse la mise aux applaudissements.
Au-delà du chœur très épisodique, un Cape Town Opera Chorus dirigé par Marvin Kernelle très « couleur locale » et donc très vrai dans son comportement scénique, et bien en phase vocalement, le Freiburger Barockorchester était en fosse, ce qui garantissait niveau d’excellence et son légèrement rugueux qui convenait bien à l’ambiance voulue. Des cordes charnues, des cuivres impeccables, des bois de rêve qui confirment que nous avons là pour ce répertoire une des phalanges de référence : ils furent excellents. Mais j’ai été très déçu par la direction musicale, très précise, voire syncopée, de Louis Langrée. J’avais apprécié son Don Giovanni, je trouve son Così fan tutte assez anonyme, peu vital et pour tout dire sans prise de risque ni de direction claire. En ce sens, cette direction est à l’opposé de la mise en scène parce qu’elle est sans parti pris : ni marquée par la mise en scène : on aurait pu entendre dans la fosse quelque chose de plus sombre, ni par le « giocoso » : cela ne pétille pas non plus. C’est presque un pilotage automatique, tout ce qui est à faire est fait, mais sans accents ni personnalité.  Je pense que le manque d’engagement de la musique est pour beaucoup aussi dans l’impression d’ensemble distillée par la soirée : il eût fallu un Harnoncourt pour ce Così-là .
Une soirée qui laisse en bouche un goût d’inachevé. Un parti pris de mise en scène mené sans vraiment aller jusqu’au bout, comme au milieu du gué, qui commence par être « radical » et qui s’affadit à mesure malgré une direction d’acteurs très soignée, un parti pris de direction musicale justement sans parti pris malgré un orchestre superlatif, et un cast déséquilibré, qui n’est pas à la hauteur des attentes, malgré de fortes individualités. Le gracieux Mozart a encore frappé.[wpsr_facebook]

Dorabella (Kate Lindsey) Guglielmo (Nauel Di Pierro) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dorabella (Kate Lindsey) Guglielmo (Nauel Di Pierro) ©Pascal Victor / ArtComArt

FESTIVAL D’AIX 2011: LA TRAVIATA, de Giuseppe VERDI, le 9 Juillet dir.mus: Louis LANGREE, ms en scène: Jean-François SIVADIER, avec Natalie DESSAY


© Pascal Victor / ArtcomArt

Une Traviata attire toujours les foules.
Dans l’offre très diversifiée du Festival d’Aix 2011, la production proposée (Mise en scène Jean-François Sivadier, avec Natalie Dessay, et le London Symphony Orchestra dirigé par Louis Langrée) a de quoi remplir les salles. De fait, une longue file de candidats aux places de dernière minute, serpente sur la place de l’Archevêché.
Mais cette Traviata ne sera pas le spectacle de l’année : malgré deux confirmations, d’une part que Natalie Dessay est une très grande artiste, d’autre part que Jean-François Sivadier un metteur en scène aux qualités éminentes.
La carrière de Natalie Dessay a explosé dans les rôles de soprano léger colorature, Olympia dans les Contes d’Hoffmann, La Reine de la nuit furent ses chevaux de bataille, Sophie (Le Chevalier à la Rose) qu’elle interpréta à Vienne sous la direction de Carlos Kleiber, Blondchen de l’Enlèvement au Sérail ou Lakmé, mais aussi Fiakermilli de Arabella ou Zerbinetta de Ariadne auf Naxos de Strauss, furent de très grands moments de sa carrière également. Elle y déployait des qualités à peu près uniques de précision et d’intelligence, mais aussi une voix très pure, qui semblait destinée à atteindre des notes aiguës inaccessibles. Mais Natalie Dessay  n’entendait pas construire toute une carrière sur des rôles qui la plupart du temps d’offrent pas de grandes possibilités dramatiques et l’intérêt qu’elle a toujours montré pour le travail théâtral  en scène plaidait pour un élargissement de son répertoire.   Evidemment les grands rôles de Bel canto romantique l’ont très tôt intéressée : mais là aussi, certains restent inaccessibles à cette voix tout de même assez petite, même si elle est capable d’acrobaties stratosphériques. On l’a entendue dans Sonnambula, dans Lucia (d’abord dans sa version française, puis dans sa version italienne) où elle continue de remporter de très grands succès. On l’a entendue aussi, plus surprenant, dans Musetta, où elle fut éblouissante scéniquement, devant se battre avec l’orchestre puccinien, et dans Ophélie de l’Hamlet d’Ambroise Thomas où elle fut bouleversante et plus récemment dans Manon de Massenet ou Mélisande. Elle s’est attaquée récemment à Traviata, dans le cadre du festival de Santa Fé en 2009.


© Pascal Victor / ArtcomArt

Inutile de souligner à quelle artiste nous avons affaire, elle se prête au jeu de l’intelligente mise en scène de Jean-François Sivadier, tour à tour star de salons un peu glauques, chanteuse de Music Hall, femme fragile dans la veste trop grande d’Alfredo, puis petit corps malingre dans un troisième acte tout à fait extraordinaire. Face à une interprétation d’une telle vérité, qu’importe que la voix ne soit pas tout à fait celle qu’on attend habituellement, que les notes soient souvent prise en dessous et qu’il y ait des moments vraiment très tendus, la couleur donnée est telle, la souffrance et la fatalité sont tellement présentes dans chaque note qu’on s’en moque.

© Pascal Victor / ArtcomArt

Charles Castronovo, qui est son Alfredo, a un timbre chaud et une belle couleur de ténor. Je l’ai déjà entendu dans Mireille, et dans Alfredo à Berlin avec Anja Harteros, autre Violetta d’exception. Il était alors visiblement plus à l’aise, car là aussi, quelques aigus sont tendus, voire carrément ratés, mais l’artiste a le physique du rôle s’il n’en a pas le relief. A côté de Dessay, il reste bien pâle.
Ludovic Tézier  campe un Germont plutôt  jeune il fait vaguement penser à Verdi. La rencontre avec Natalie Dessay et le long duo du deuxième acte est vraiment, au niveau de la mise en scène et du travail sur le rapport des deux personnages, un très grand moment. Son chant est comme toujours très contrôlé, très dominé (trop ?) avec une couleur vraiment adaptée au chant italien, mais on aimerait que la voix sorte un peu plus : elle est souvent « ingoiata » comme disent des italiens : elle reste en arrière gorge et il manque un peu de cet éclat qu’on aime chez les barytons de Verdi, encore que le rôle de Germont ne soit évidemment pas comparable à d’autres rôles de barytons verdiens (Luna ou Iago par exemple). On a revu avec plaisir Adelina Scarabelli dans Annina qui fit de somptueuses Despina de Cosi fan tutte sur les grandes scènes d’Europe dans les années 80. Le reste de la distribution est honorable, mais pas homogène. Bonne prestation du chœur « Estonian Philharmonic Chamber Choir » (direction Mikk Üleoja) qui est désopilant lorsqu’il chante le fameux air des gitanes, et qui se prête à cette interprétation plutôt «chambriste ».


En répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

La déception pour ma part vient de l’orchestre, non que le LSO soit à critiquer, tout est évidemment en place, et c’est une chance d’avoir dans la fosse cette phalange de très grande tradition, même si cette tradition est plus symphonique que lyrique (encore que  le LSO  fut l’étourdissant orchestre de la Carmen d’Abbado, en scène comme au disque) mais la direction de Louis Langrée reste désespérément terne. D’abord, l’orchestre reste trop discret : on m’entend quelquefois à peine. Il y a certes fort à parier que le son est retenu pour permettre aux voix, et notamment à celle de Natalie Dessay, de s’épanouir sans risque d’être couvertes, mais tout de même, on ne sent ni rythme, ni palpitation, ni vibration à l’unisson de ce qui se passe en scène. L’univers verdien semble étranger à Langrée, alors que sa direction de Don Giovanni l’an dernier était vraiment convaincante et a laissé un grand souvenir. Cette année, c’est un raté pour mon goût et c’est dommage.
C’est d’autant plus dommage que la mise en scène de Jean-François Sivadier est d’une grande intelligence, avec des trouvailles captivantes, dans un dispositif scénique unique (une arrière scène, des coulisses, où un rideau tour à tour ouvert ou fermé sépare les êtres des apparences : l’entrée de Violetta, sorte de meneuse de revue qui étire ses membres avant l’entrée en scène est vraiment une idée tout à fait remarquable, tout comme l’isolement de Violetta ou des deux amants dans le cercle lumineux d’une poursuite comme dans un récital de chanteurs de variété. Jouant sur le monde du théâtre, de la danse (avec des allusions à l’univers de Pina Bausch), mais aussi à l’opéra (les mouvements du chœur des gitanes, renvoient à ceux des chœurs de Carmen), et Dessay porte en scène le destin de toutes les héroïnes broyées (Violetta, Mimi…) . L’idée de représenter le monde de Violetta comme celui d’un monde déjanté, où les hommes cherchent la chair fraîche, (la vision des hommes regardant la salle avant le début, comme cherchant les futures proies, est assez forte). Tout le deuxième acte est porté par l’intense dialogue Germont/Violetta, où Dessay fait merveille en enfant cherchant un père, perdue dans la veste blanche d’Alfredo, qui est une sorte de fil « rouge ? » témoignage de la présence de cet amour jusqu’au bout. Quant au troisième acte, il est encore marqué par la performance de la chanteuse, perdue dans ce vaste espace, debout devant le proscenium, sorte de mort d’Isolde avant la lettre. Sublime.

Ce spectacle ne satisfait donc pas tout à fait les attentes, mais est loin d’être un travail négligeable. Sans doute Natalie Dessay a-t-elle raison de ne pas chanter trop souvent Violetta, – Verdi n’est pas pour elle- sans doute aussi son partenaire n’était-il pas à la hauteur (à moins qu’on ait voulu souligner une différence d’âge et de maturité entre les deux, c’est réussi dans ce cas) sans doute enfin l’orchestre et surtout son chef n’étaient pas au rendez-vous. Mais enfin on a été souvent ému, quelquefois bouleversé, et le public debout a hurlé sa joie.

© Pascal Victor / ArtcomArt

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2010: DON GIOVANNI de MOZART (Louis LANGREE &Dimitri TCHERNIAKOV)(14 juillet 2010)

150720102173b.1279358108.jpgUne fois de plus, voilà ,un spectacle qui pose le problème de la “fidélité” à un livret, à une histoire, et même à une musique conçue comme un continuum et qui se voit interrompue scène à scène. Don Giovanni, dans l’optique de Mozart et Da Ponte, est l’histoire d’une chute, au terme d’une course effrénée qui va crescendo. Rien de tout cela ici, où Don Giovanni est un looser à la Brando dans “Dernier tango à Paris”. Les mises en scènes du Don Giovanni se succèdent, les plus grands s’y sont confrontés, et au total a-t-on une référence théâtrale absolue, comme pourrait l’être le Ring de Chéreau ou le Nozze di Figaro de Strehler? Ni Chéreau à Salzbourg avec Barenboim, ni Brook à Aix en 1998, ni Strehler à la Scala avec Muti, ni Ronconi à Bologne, ni Karajan à Salzbourg,  ni Zeffirelli à Vienne il y a déjà bien longtemps n’ont vraiment convaincu, même si la plupart de ces spectacles avaient de grandes qualités dramatiques ou esthétiques. Celui de Solti à Paris en 1975 était, souvenez-vous, assez piteux, avec en finale la ville de Séville brinquebalante qui engloutissait Don Giovanni (production à oublier de August Everding) mais Roger Soyer, mais José Van Dam, mais Kiri te Kanawa, mais Margaret Price, mais Stuart Burrows, mais Jane Berbié.

Les seuls qui m’aient assez convaincu sont celui, dans une esthétique un peu discutable,  de Luc Bondy au Theater an der Wien avec Abbado au début des années 1990, celui de Haneke à Paris il y a quelques années, et évidemment celui de Peter Sellars: comment oublier cette magnifique proposition très décoiffante, proposée à la Maison de la Culture de Bobigny (A l’époque, Sellars n’était pas le chéri des opéras officiels…) ?

150720102173b.1279358108.jpgC’est bien le rôle d’un Festival que d’ouvrir le public à des visions nouvelles d’une oeuvre, à des expériences à tenter, à des parcours possibles à suivre, sinon Aix pouvait conserver ad vitam aeternam les décors du Don Giovanni de Cassandre et proposer la production historique des années 60. C’est une autre option, celle de la mémoire et du conservatoire.
Bernard Foccroule a fait appel à Christof Loy pour Alceste, Robert Lepage pour Le Rossignol et Dimitri Tcherniakov pour Don Giovanni, trois styles, trois approches qui vont apporter au public des éclairages nouveaux et c’est bien là le moins pour un Festival de l’importance d’Aix en Provence.

Avant d’aborder la mise en scène, force est de reconnaître dans l’approche musicale une excellence et un relief qu’on n’avait pas mesurés dans Alceste avec le même orchestre et le même choeur. La musique, au moins à l’orchestre traversait Gluck d’une manière un peu indifférente: elle est bien présente dans Don Giovanni, et Louis Langrée joue le jeu de la mise en scène. Sa direction est à la fois vive et raffinée, elle a une épaisseur étonnante, et le chef joue des sonorités sèches qui s’accordent magnifiquement avec ce qu’on voit; il explique dans le programme de salle comment il a fait travailler l’orchestre avec des partitions non annotées, pour redonner de la fraîcheur et de la liberté à l’approche des musiciens; le résultat est qu’il y a longtemps que je n’avais pas entendu un Don Giovanni aussi intéressant, vivant, subtil, précis: voilà un travail magnifique qui fera date.

Le plateau en revanche n’est pas de ceux qui restent gravés dans la mémoire du mélomane: les trois dames sont hystériques à souhait mais leurs voix m’ont laissé complètement indifférent. Rien de mauvais, mais rien d’exceptionnel. Marlis Petersen (Donna Anna) a une personnalité vocale affirmée, mais les aigus sont un peu criés, et la voix est très froide. La Zerline de Kerstin Avemo est certes mignonne, mais vocalement quelconque, et l’Elvire de Kristine Opolais acceptable, mais c’est la performance d’actrice qu’on applaudit plus que le miracle vocal. Quand on se souvient d’autre Elvira, Te Kanawa bien sûr, mais aussi Ann Murray qui fut éblouissante dans ce rôle, miezux vaut ne pas entamer de comparaisons: nous avons là des chanteuses honnêtes, sans plus: de ce point de vue, le Festival d’Aix ne devrait pas oublier qu’il est justement un Festival, et qu’on est en droit d’attendre des voix qui sortent un peu des routines des saisons des théâtres. Du côté des hommes c’est un peu mieux: Bo Skovhus est totalement engagé dans le rôle, il en fait une composition extraordinaire, mais la voix manque de projection, elle est souvent couverte, et le timbre velouté de ce chanteur se reconnaît à peine, une vraie déception vocale. Il en va tout autrement de Kyle Ketelsen, exceptionnel à tous points de vue (c’est lui qui emporte les suffrages du public): le jeu est prodigieux, Leporello en mauvais garçon de la famille, c’est une trouvaille que Ketelsen soutient parfaitement, le chant est impeccable de style, de prononciation, de clarté, on tient là un très grand chanteur. On sait que Anatoli Kotscherga est encore aujourd’hui une basse d’immense envergure, il le prouve, tant la voix, notamment à la fin, est d’une hallucinante présence: un Commendatore magnifique. David Bizic et Colin Balzer complètent la distribution: ils font de Masetto pour l’un (une sorte de loubard parvenu) et d’Ottavio pour l’autre (un mafieux russe reconverti et un peu coincé – il se décoince sous le masque!-) des personnages très crédibles scéniquement, au chant très correct sans être là non plus exceptionnels. Au total une distribution plutôt ordinaire qui tient la route et qui surtout, est totalement au service de la mise en scène: c’est par leur jeu et leur engagement qu’ils rendent la prestation phénoménale, sûrement pas par leur chant.

Scéniquement phénoménaux, c’est bien la marque du travail d’orfèvre que Dimitri Tcherniakov a effectué avec les chanteurs, qui sont complètement engagés dans l’affaire et qui défendent avec ardeur le travail effectué. Le public d’ailleurs a accueilli l’ensemble avec chaleur. Tcherniakov a effectué un travail d’analyse et de théâtre proprement époustouflant, d’une précision rarement atteinte à l’opéra. Chaque scène est proprement sculptée, avec une virtuosité inouïe, chaque geste est juste, et l’ensemble des chanteurs est visiblement entré dans cette logique avec gourmandise.
Mais quelle logique? Tcherniakov a des références cinématographiques fortes, d’une part les films qui parlent de déconstruction sociale, civile et politique comme “Les Damnés” de Visconti, de relations familiales dans la grande bourgeoisie, comme la “Décade prodigieuse” de Chabrol où ceux qui parlent du sexe comme dernier rempart au désespoir métaphysique, comme le “Dernier Tango à Paris”. Don Giovanni porte d’ailleurs la redingote de Brando dans le film de Bertolucci. Je rajouterai “Théorème” de Pasolini, mais un Théorème où Don Giovanni serait une sorte d’ange exterminateur de cette famille aux fissures béantes.  On a vu dans cette reconstitution familiale des avatars dostoïevskiens, et c’est évident, mais j’y vois aussi un univers à la Elfriede Jelinek, qui est un écho encore plus proche de nous. Car Tcherniakov répond à la question simple: que nous dit aujourd’hui Don Giovanni, qui est il dans notre société en décomposition? Il est le révélateur d’un univers qui s’effrite. le rideau s’ouvre sur un conseil de famille présidé par le patriarche (il Commendatore) et se conclut par un conseil de famille qui condamne Don Giovanni, mais qui, aussitôt le héros à terre, se retrouve sans armure, sans protection dans la solitude la plus absolue (ce que dit d’ailleurs le livret: la mort de Don Giovanni n’arrange rien ni ne résout rien!). Tcherniakov a construit une histoire dans l’histoire, comme une sorte de film familial: chaque scène est une séquence, séparée de l’autre par un baisser de rideau, sur lequel sont projetées des diapos donnant la sanction temporelle (le lendemain…trois mois plus tard…trois jours après), comme dans les films muets, faisant s’étendre l’action sur plusieurs mois. Une diapo initiale explique les relations familiales: Donna Anna est la fille du Commendatore, fiancée à Don Ottavio à l’allure d’un apparatchik soviétique, Zerline est sa fille, fiancée à Masetto, sorte de mauvais garçon un peu vulgaire, Donna Elvira, mariée à Don Giovanni, est la cousine de Donna Anna et la nièce du Commendatore, et Leporello une sorte de jeune parasite déjanté, sans doute ami de la famille. Donna Anna est mangée par le désir, tout comme sa fille Zerline, et la première scène est transformée: elle insulte Don Giovanni parce qu’il la quitte et non parce qu’il cherche à abuser d’elle. En ce sens, Tcherniakov rejoint Haneke dans la lecture de l’ambiguïté évidente du personnage et de sa relation complexe à Don Giovanni et Don Ottavio. Une des scènes les plus marquantes est celle des masques où c’est Don Giovanni qui distribue des masques à tous, et qui libère ainsi tous les instincts (y compris Ottavio qui embrasse goulûment Masetto). Les relations entre Elvira et Don Giovanni sont vues d’une manière beaucoup plus complexe: Elvira, qui a Don Giovanni dans la peau, est à la fois l’Elvira traditionnelle, mais aussi celle qui joue avec Don Giovanni au chat et à la souris, tantôt complice, tantôt ennemie, tantôt les deux à la fois. Le couple Leporello et Don Giovanni n’a plus rien d’un jeu de maître et de valet, d’une certaine manière Leporello est une âme damnée assez méphistophélique, d’un cynisme qui en fait presque lui le grand seigneur méchant homme, alors que ce qui marque Don Giovanni c’est le désespoir total et destructeur: Don Giovanni bouscule l’ordre établi (que représente le Commendatore), mais plus il le bouscule plus il s’enfonce: voilà encore un Don Giovanni affaibli (en ce sens la voix un peu éteinte de Bo Skovhus fait merveille), comme chez Claus Guth dans la vision très intéressante qu’il a proposée récemment à Salzbourg.
On ne saurait citer toutes les idées  de ce travail (le personnage de Don Ottavio est beaucoup plus fouillé que dans la vision traditionnelle, celui de Donna Anna à la fois grande bourgeoise le jour et nymphomane la nuit, celui de Zerlina, qui est Donna Anna en version rock). Le Commendatore, patriarche gardien des valeurs perdues, devient à la fin de l’oeuvre un comédien payé par Ottavio pour détruire Don Giovanni: Ottavio le paie, le comédien ôte son faux bouc et ses habits de commandeur et s’en va pendant que Don Giovanni est à terre terrassé par une crise cardiaque.

150720102173.1279357691.jpgRien de métaphysique dans le travail de Tcherniakov,  mais une lecture sociale et psychique d’une famille en décomposition dont Don Giovanni n’est que le révélateur (là aussi,on n’est pas loin de la signification du livret de Da Ponte, ou même du Don Juan de Molière), et celle d’un Don Giovanni désabusé, autodestructeur, suicidaire, qui à mesure qu’on avance dans le drame se délite, s’isole, et ne trouve de justification que dans la violence charnelle (voir la dernière scène avec Elvire!): il n’y a plus de punition du ciel, mais rien qu’un épuisement qui conduit à l’explosion du personnage.

Au total, on ne peut nier les difficultés qu’une telle vision peut avoir à coller parfaitement au livret (on ne peut sans cesse construire les scènes sur l’ironie ou l’antiphrase) et il y a des moments    très “forcés”, je dirais vulgairement “tirés par les cheveux”. On pourra discuter à l’infini l’intérêt de tourner le dos à des principes musicaux (le continuum) ou théâtraux (c’est la dernière journée de Don Giovanni, celle de la crise ultime) assis depuis des siècles, et la transformation des personnages en membres d’une même famille, mais on ne peut nier la qualité et la profondeur du travail d’analyse dramaturgique qui a été mené, et l’extrême précision du travail théâtral. Contrairement à ce qui a été écrit çà et là, ce n’est absolument pas un ratage, c’est une proposition radicale, qui a sa logique, qui ne trahit pas l’esprit de l’oeuvre même si elle peut en trahir la lettre, et qui a prise sur le public, tant le spectacle captive par son inventivité et sa modernité. Je ne peux qu’encourager les éventuels lecteurs à aller sur le site d’Arte où le spectacle est encore proposé en “streaming”. Et pourquoi pas, à se précipiter à Aix pour voir les dernières représentations, ou faire dans le futur le voyage de Madrid (on aurait été étonné que Mortier ne s’associe pas à l’entreprise…), de Moscou (au Bolchoï) ou de Toronto.[wpsr_facebook]