THÉÂTRE / COMÉDIE DE VALENCE 2012-2013: LE MISANTHROPE de MOLIÈRE, mise en scène de Jean-François SIVADIER le 17 AVRIL 2013.

La scène des portraits © B.Enguerand

Depuis janvier dernier, cette production du Misanthrope de Molière effectue une grande tournée en France, avant de passer le mois de mai à l’Odéon à Paris. La salle de la Comédie de Valence était pleine en ce 17 avril. Saluons donc au passage les choix de programmation et l’action de la Comédie de Valence sur le territoire valentinois, qui a su créer un vrai public, passionné, et qui a su éduquer aux différentes facettes du théâtre par une programmation diversifiée, intelligente, très contemporaine. De plus, Richard Brunel, son directeur, très sensible à l’éducation artistique et culturelle, laboure les écoles et les établissements scolaires du territoire: il est en train de construire un vrai public de spectateurs avertis. On ne peut que s’en féliciter et c’est donc avec plaisir qu’on se rend dans ce lieu chaleureux où voisinent jeunes et retraités, tous amoureux du théâtre.
Je compte Jean-François Sivadier comme l’un des vrais protagonistes de la vie théâtrale en France; il a ces dernières années apporté un authentique sang neuf à cette belle endormie qu’est la scène théâtrale française. Il s’est fait connaître en 1997 avec son “Italienne avec orchestre“, un spectacle qui a beaucoup marqué l’amateur d’opéra qui sommeille(?) en moi. J’avais beaucoup aimé La Vie de Galilée et La Mort de Danton (les deux en 2005) et plus récemment sa désopilante et déglinguée Dame de chez Maxim’s (2009) et sa Traviata d’Aix en 2010. C’est dire que ce Misanthrope m’attirait, notamment après l’extraordinaire travail d’Ivo van Hove à la Schaubühne (vu l’an dernier aux ateliers Berthier) qui est resté ma référence récente.

Le dispositif scénique

Sivadier en fait d’abord un jeu de tréteaux, avec des clins d’oeil évidents à la Commedia dell’Arte, utilisant des matériaux pauvres (c’est presque de l’Arte Povera) pour construire un décor monumental et impressionnant (Daniel Jeanneteau, Christian Tirole, Jean-François Sivadier), sacs poubelles réduits à l’état de confettis jonchant le sol, chaises d’école arrangés en lustres, rideaux légers noirs au fond ou blancs en travers de la scène dans lesquels les comédiens se roulent, un décor évocateur de luxe fait de matériaux ordinaires, un décor qui est méditation sur “être et apparence”, thème de la pièce. De même les costumes très habiles (Virginie Gervaise), à mi chemin entre les costumes XVIIème et des costumes contemporains, suggérant les rubans, les extravagances évoquées par les couleurs flashy(bas d’Oronte), rhingraves suggérées par des pantalons un peu kilts,  et des perruques traditionnelles et monumentales (Cécile Kletschmar) qu’on met et enlève, y compris sur des costumes modernes (même si d’un rouge agressif, comme Philinte) . Seules les femmes restent (un peu) plus traditionnelles, avec quand même des costumes un peu déglingués (Arsinoé), de la couleur du décor (Célimène) ou en rouge  pour Philinte, Acaste -plutôt orange- et Arsinoé (ce semble être une couleur qui fasse signe) quant au noir ou au brun, il est réservé aux autres (Célimène, Alceste, Clitandre). Seule Eliante est en bleu ciel, diaphane.
Comme sur les tréteaux, (et un peu comme chez Peter Brook), les comédiens attendent leur tour en fond de scène, assis ou autour d’une table: l’espace théâtral n’est pas vide, il est au contraire encombré (fontaines, jets d’eaux, tas de chaise) il semble qu’on soit dans un parc dont on dessine les parcours au balai. Sur cet espace, on court,  on glisse, on danse, on chante dans un perpétuel mélange de musique baroque (Vivaldi par exemple) et actuelle (« should I stay or should I go »).
Au début surtout, la mise en scène ne cesse de travailler sur le “clin d’œil au public”, à commencer par l’adresse en alexandrins, prononcée par Vincent Guédon, saluant le public et l’avertissant d’éteindre les mobiles.
Le Misanthrope est sans doute la pièce qui s’adapte le mieux à une lecture contemporaine, les jeux de salon, les codes sociaux, la sclérose sociétale, les pièges de la séduction sont des universaux sur lesquels tout metteur en scène peut “surfer”. L’actualité de Molière, l’incroyable puissance du texte apparaissent d’autant plus et frappent avec la même vigueur aujourd’hui qu’hier. Les phénomènes de cour et de réseau sont encore et toujours d’une terrible actualité, lorsque l’on brandit un journal avec le portrait de Berlusconi. Et toutes les tirades sur le mensonge ou la vérité sonnent tellement actuelles: est-il un spectateur dans la salle qui ne pense à certain Ministre du budget?
Alors Sivadier (et Nicolas Bouchaud, qui avec Véronique Timsit, a collaboré à la mise en scène) propose une vision qui est à la fois évocatrice du XVIIème et parfaitement en phase avec notre temps, gestuelle, mouvements, chutes se réfèrent évidemment au théâtre de farce qui fonde la première époque de la comédie de Molière: les personnages secondaires, et notamment les marquis sont farcesques par leurs habits, lorsqu’ils se retrouvent en sous-vêtements, lorsqu’ils enfilent leur perruques monumentales, Alceste qui chante, qui se déglingue, qui glisse, est évidemment au centre de la farce; Oronte est une caricature magnifiquement habitée par Cyril Bothorel dont la seule présence physique maigre et dégingandée est jouissance pure.  Quant à l’alexandrin, il est si bien en place et si naturellement présent qu’on l’oublie, sauf quand on ménage des effets comiques (“treuve”), le texte est dit avec une telle fluidité par tous que l’alexandrin devient part du plaisir, part du jeu, et jamais forcé, jamais gênant, et malgré tout toujours présent.
La scène I de l’acte I est partiellement vue comme une sorte de prologue, aux deux tiers le rideau latéral tombe et semble dire, la pièce commence. Et elle commence fort. Toute la première partie(actes I et II) est d’un niveau exceptionnel: du rythme, de l’action, des trouvailles, cela vibre, cela vit, cela virevolte: c’est un total bonheur qu’on ne retrouve pas, hélas aux actes III et IV, où cela devient plus sérieux, plus grinçant, et où tous les acteurs ne portent pas le texte avec un égal bonheur. Certes, la pièce est une comédie grinçante, tire vers l’amertume voire le drame personnel, mais ce changement assez brusque me paraît peut-être un peu malheureux. On traverse quelques trous noirs qui rendent l’ensemble du spectacle un peu inégal pour mon goût. Heureusement, l’acte V, fait de tous les coups de théâtre et de trouvailles scéniques superbes retrouve l’inventivité initiale. L’image d’Alceste traçant au balai sur le sol un cercle et tournant dans une sorte de vide, est vraiment étonnante et marque le spectateur.
Évidemment, l’ensemble du spectacle est porté par la performance extraordinaire de Nicolas Bouchaud. Il compose un Alceste comme on en rêve, excessif, ridicule, buté, pathétique, mais aussi pitoyable, erratique, paumé. Il est tout à la fois et constitue évidemment la colonne vertébrale d’un spectacle qui tient en grande partie grâce à lui. Non seulement la performance physique est étonnante, mais plus encore la performance vocale: comme un chanteur, il colore à l’infini une voix a priori suave et douce, il module le volume jusqu’à des hurlements à peine supportables, ce qu’il fait de sa voix m’a totalement bluffé.

Norah Krief (Célimène) et Nicolas Bouchaud (Alceste) © Br.Enguerand

Face à lui, la Célimène de Norah Krief est totalement inhabituelle: très peu “coquette”, très peu séductrice, beaucoup plus femme “de tête”, libre et décidée à le rester, avec un jeu souvent distancié, assez digne et absolument pas dans l’ensemble un personnage moliéresque traditionnel qui pècherait lui-aussi par excès. Elle n’est pas “la coquette”, mais une femme qui se libère et qui joue avec les hommes, qui calcule ses pas dans la société. Elle sait le type d’appui social dont elle a besoin dans une société tout de même dominée par les hommes et elle manœuvre plus peut-être qu’elle ne joue. D’une certaine manière, elle fait preuve d’une certaine  sincérité à la fois avec Alceste et dans sa manière de gérer son parcours social et sa place: j’ai beaucoup aimé sa scène avec Arsinoé.
Philinte (Vincent Guédon), habillé d’un costume “normal” mais d’un rouge criard  joue malgré le rouge cet équilibre qui semble lui coller à la peau depuis le XVIIème. Il a une élégance notoire dans la manière de dire le texte, qu’il manie avec une certaine ironie, dans la manière aussi de s’effacer ou de se fondre dans le groupe, notamment avec les marquis  ou devant Célimène. Philinte cherche non pas à épouser les vices du temps, mais les traverse avec distance, il s’en sert surtout pour “avoir la paix”, plaçant l’exigence de sincérité là où il y a enjeu, au contraire d’Alceste qui en arrive à lui même agir comme ce monde auquel il en veut tant (avec Eliante, il se conduit non seulement comme un mufle, mais il lui propose un marché de dupes faisant voler en éclats cette exigence de sincérité à tout prix qu’il affiche comme un drapeau). Philinte, à la voix qui ne s’élève jamais, qui accepte les débordements d’Alceste de manière stoïque et fataliste, sait aussi entrer dans la folie de cour, notamment dans la scène des portraits : il prend du monde ce qui lui permet de le traverser sans encombres.

Nicolas Boucaud et Vincent Guédon © B.Enguerand

Le Philinte de Vincent Guédon utilise le monde (mais nul ne dit qu’il s’en accommode) juste ce qu’il faut pour flotter, et ne cesse de jouer ce que les autres attendent de lui, mais on sent dans sa manière de dire, sa manière de jouer, sa manière d’être une autonomie très construite.
J’ai dit combien Cyril Bothorel donnait à Oronte un véritable profil, avec une vraie dégaine, de cette dégaine que seuls les gens très bien en cour peuvent se permettre sans qu’on les juge. Molière d’ailleurs analyse avec une acuité chirurgicale ce monde qui ne se construit qu’en réseau et qui fait payer cher les services non rendus, ce même monde (de gauche ou de droite) qu’on retrouve aujourd’hui à grenouiller de manière veule autour du pouvoir.
Sur les autres personnages, j’ai un peu plus de réserves: l’Arsinoé de Christèle Tual ne m’a pas convaincu, même si son entrée dans une sorte de char divin (fait de bric et de broc comme le reste) est assez réussie. Elle ne me dit rien et son costume défraichi un peu excessif des gens qui n’ont plus que le costume pour briller ne l’aide pas non plus (Cornelia Kirchhoff à la Schaubühne avait une autre allure, une autre tenue!). Les marquis Acaste et Clitandre jouent leur rôle avec efficacité (Stephen Butel en Acaste a de bons moments) dans une mise en scène où ils ne sont pas ridicules, mais des archétypes de courtisans, c’est à dire d’animaux de cour.

Philinte (Vincent Guédon) et Eliante (Anne-Lise Heimburger) © B.Enguerand

Quant à Eliante (Anne-Lise Heimburger), elle joue un peu trop la discrète et n’affiche pas une personnalité marquée, comme si le personnage n’avait pas vraiment intéressé Sivadier.
D’immenses qualités s’affichent dans cette production qui veut montrer un monde déglingué, à la ville comme sur la scène, comme si la scène était la métaphore d’une situation sociétale déliquescente, des qualités marquées dans la mise en scène, mise en espace, mise en texte, en dépit de moments centraux un peu “vides”, qui donnent l’impression que le texte se suffit à lui même sans que l’on sente la présence forte du metteur en scène, sans vraies idées, sans vraie lumière. C’est dommage, car lorsqu’il reprend les rênes, la scène explose.
Du point de vue du jeu, Sivadier travaille avec une troupe de comédiens qui l’accompagnent et qui traversent ses diverses productions, c’est un vrai bonheur que cette cohésion, dominé par un impérial Nicolas Bouchaud, qui s’empare du rôle et de l’espace pour les plier à son jeu, qui n’est jamais dans le surjeu, qui réussit à nous agacer, nous époustoufler, mais aussi nous attendrir: cet Alceste n’est pas tout d’une pièce, c’est un polymorphe qu’on finit par aimer, malgré soi. Alors, Sivadier ne détrône pas dans mon coeur et mon souvenir la production d’Ivo van Hove à la Schaubühne (rien que penser à Judith Rosmair me fait fondre de nostalgie), mais ce Misanthrope est à voir, notamment pour Bouchaud qui est l’une des immenses références de notre théâtre.
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Nicolas Bouchaud (Alceste) et Vincent Guédon (Philinte) © France 3/ Culturebox

 

FESTIVAL D’AIX 2011: LA TRAVIATA, de Giuseppe VERDI, le 9 Juillet dir.mus: Louis LANGREE, ms en scène: Jean-François SIVADIER, avec Natalie DESSAY


© Pascal Victor / ArtcomArt

Une Traviata attire toujours les foules.
Dans l’offre très diversifiée du Festival d’Aix 2011, la production proposée (Mise en scène Jean-François Sivadier, avec Natalie Dessay, et le London Symphony Orchestra dirigé par Louis Langrée) a de quoi remplir les salles. De fait, une longue file de candidats aux places de dernière minute, serpente sur la place de l’Archevêché.
Mais cette Traviata ne sera pas le spectacle de l’année : malgré deux confirmations, d’une part que Natalie Dessay est une très grande artiste, d’autre part que Jean-François Sivadier un metteur en scène aux qualités éminentes.
La carrière de Natalie Dessay a explosé dans les rôles de soprano léger colorature, Olympia dans les Contes d’Hoffmann, La Reine de la nuit furent ses chevaux de bataille, Sophie (Le Chevalier à la Rose) qu’elle interpréta à Vienne sous la direction de Carlos Kleiber, Blondchen de l’Enlèvement au Sérail ou Lakmé, mais aussi Fiakermilli de Arabella ou Zerbinetta de Ariadne auf Naxos de Strauss, furent de très grands moments de sa carrière également. Elle y déployait des qualités à peu près uniques de précision et d’intelligence, mais aussi une voix très pure, qui semblait destinée à atteindre des notes aiguës inaccessibles. Mais Natalie Dessay  n’entendait pas construire toute une carrière sur des rôles qui la plupart du temps d’offrent pas de grandes possibilités dramatiques et l’intérêt qu’elle a toujours montré pour le travail théâtral  en scène plaidait pour un élargissement de son répertoire.   Evidemment les grands rôles de Bel canto romantique l’ont très tôt intéressée : mais là aussi, certains restent inaccessibles à cette voix tout de même assez petite, même si elle est capable d’acrobaties stratosphériques. On l’a entendue dans Sonnambula, dans Lucia (d’abord dans sa version française, puis dans sa version italienne) où elle continue de remporter de très grands succès. On l’a entendue aussi, plus surprenant, dans Musetta, où elle fut éblouissante scéniquement, devant se battre avec l’orchestre puccinien, et dans Ophélie de l’Hamlet d’Ambroise Thomas où elle fut bouleversante et plus récemment dans Manon de Massenet ou Mélisande. Elle s’est attaquée récemment à Traviata, dans le cadre du festival de Santa Fé en 2009.


© Pascal Victor / ArtcomArt

Inutile de souligner à quelle artiste nous avons affaire, elle se prête au jeu de l’intelligente mise en scène de Jean-François Sivadier, tour à tour star de salons un peu glauques, chanteuse de Music Hall, femme fragile dans la veste trop grande d’Alfredo, puis petit corps malingre dans un troisième acte tout à fait extraordinaire. Face à une interprétation d’une telle vérité, qu’importe que la voix ne soit pas tout à fait celle qu’on attend habituellement, que les notes soient souvent prise en dessous et qu’il y ait des moments vraiment très tendus, la couleur donnée est telle, la souffrance et la fatalité sont tellement présentes dans chaque note qu’on s’en moque.

© Pascal Victor / ArtcomArt

Charles Castronovo, qui est son Alfredo, a un timbre chaud et une belle couleur de ténor. Je l’ai déjà entendu dans Mireille, et dans Alfredo à Berlin avec Anja Harteros, autre Violetta d’exception. Il était alors visiblement plus à l’aise, car là aussi, quelques aigus sont tendus, voire carrément ratés, mais l’artiste a le physique du rôle s’il n’en a pas le relief. A côté de Dessay, il reste bien pâle.
Ludovic Tézier  campe un Germont plutôt  jeune il fait vaguement penser à Verdi. La rencontre avec Natalie Dessay et le long duo du deuxième acte est vraiment, au niveau de la mise en scène et du travail sur le rapport des deux personnages, un très grand moment. Son chant est comme toujours très contrôlé, très dominé (trop ?) avec une couleur vraiment adaptée au chant italien, mais on aimerait que la voix sorte un peu plus : elle est souvent « ingoiata » comme disent des italiens : elle reste en arrière gorge et il manque un peu de cet éclat qu’on aime chez les barytons de Verdi, encore que le rôle de Germont ne soit évidemment pas comparable à d’autres rôles de barytons verdiens (Luna ou Iago par exemple). On a revu avec plaisir Adelina Scarabelli dans Annina qui fit de somptueuses Despina de Cosi fan tutte sur les grandes scènes d’Europe dans les années 80. Le reste de la distribution est honorable, mais pas homogène. Bonne prestation du chœur « Estonian Philharmonic Chamber Choir » (direction Mikk Üleoja) qui est désopilant lorsqu’il chante le fameux air des gitanes, et qui se prête à cette interprétation plutôt «chambriste ».


En répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

La déception pour ma part vient de l’orchestre, non que le LSO soit à critiquer, tout est évidemment en place, et c’est une chance d’avoir dans la fosse cette phalange de très grande tradition, même si cette tradition est plus symphonique que lyrique (encore que  le LSO  fut l’étourdissant orchestre de la Carmen d’Abbado, en scène comme au disque) mais la direction de Louis Langrée reste désespérément terne. D’abord, l’orchestre reste trop discret : on m’entend quelquefois à peine. Il y a certes fort à parier que le son est retenu pour permettre aux voix, et notamment à celle de Natalie Dessay, de s’épanouir sans risque d’être couvertes, mais tout de même, on ne sent ni rythme, ni palpitation, ni vibration à l’unisson de ce qui se passe en scène. L’univers verdien semble étranger à Langrée, alors que sa direction de Don Giovanni l’an dernier était vraiment convaincante et a laissé un grand souvenir. Cette année, c’est un raté pour mon goût et c’est dommage.
C’est d’autant plus dommage que la mise en scène de Jean-François Sivadier est d’une grande intelligence, avec des trouvailles captivantes, dans un dispositif scénique unique (une arrière scène, des coulisses, où un rideau tour à tour ouvert ou fermé sépare les êtres des apparences : l’entrée de Violetta, sorte de meneuse de revue qui étire ses membres avant l’entrée en scène est vraiment une idée tout à fait remarquable, tout comme l’isolement de Violetta ou des deux amants dans le cercle lumineux d’une poursuite comme dans un récital de chanteurs de variété. Jouant sur le monde du théâtre, de la danse (avec des allusions à l’univers de Pina Bausch), mais aussi à l’opéra (les mouvements du chœur des gitanes, renvoient à ceux des chœurs de Carmen), et Dessay porte en scène le destin de toutes les héroïnes broyées (Violetta, Mimi…) . L’idée de représenter le monde de Violetta comme celui d’un monde déjanté, où les hommes cherchent la chair fraîche, (la vision des hommes regardant la salle avant le début, comme cherchant les futures proies, est assez forte). Tout le deuxième acte est porté par l’intense dialogue Germont/Violetta, où Dessay fait merveille en enfant cherchant un père, perdue dans la veste blanche d’Alfredo, qui est une sorte de fil « rouge ? » témoignage de la présence de cet amour jusqu’au bout. Quant au troisième acte, il est encore marqué par la performance de la chanteuse, perdue dans ce vaste espace, debout devant le proscenium, sorte de mort d’Isolde avant la lettre. Sublime.

Ce spectacle ne satisfait donc pas tout à fait les attentes, mais est loin d’être un travail négligeable. Sans doute Natalie Dessay a-t-elle raison de ne pas chanter trop souvent Violetta, – Verdi n’est pas pour elle- sans doute aussi son partenaire n’était-il pas à la hauteur (à moins qu’on ait voulu souligner une différence d’âge et de maturité entre les deux, c’est réussi dans ce cas) sans doute enfin l’orchestre et surtout son chef n’étaient pas au rendez-vous. Mais enfin on a été souvent ému, quelquefois bouleversé, et le public debout a hurlé sa joie.

© Pascal Victor / ArtcomArt