THÉÂTRE À LA VOLKSBÜHNE DE BERLIN: DER GEIZIGE/L’AVARE d’après MOLIÈRE le 17 MAI 2014 (Ms en scène: Frank CASTORF, avec Martin WUTTKE)

Zum totlachen...à mourir de rire
Zum totlachen…à mourir de rire

La Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz est un beau théâtre. Architecture des années 30, entrée en marbre, salle en bois brillant. Rapport scène-salle parfaitement équilibré.
C’est le royaume de Frank Castorf depuis des années. Ensemble avec Christoph Marthaler d’abord, puis seul, contesté, provocateur, mais gloire qui affiche avec orgueil sur le toit du bâtiment OST (Est) pour montrer d’où il vient et surtout où est le théâtre et quelle histoire il porte…

La salle
La salle

Car la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, comme le Berliner Ensemble, comme le Deutsches Theater, comme le Maxim Gorki Theater, est situé dans l’ex-Berlin Est. Exactement dans une zone tampon entre les gigantesques bâtiments qui entourent Alexanderplatz, le quartier à peu près préservé qui entoure les Hackesche Höfe  (pas trop loin de la Synagogue sur Oranienburgstrasse) et les quartiers plus populaires et plus alternatifs qui entourent Prenzlauer Berg. Bref, loin de rien de ce qu’est Berlin ex-Est et déjà à peine un peu excentré.
Dans ce théâtre, que Castorf a marqué son identité par une variété d’approches et de lieux de représentation, par un design assez agressif (voir le site on a l’impression que tout bouge tout le temps, , on est à l’évidence dans un lieu qui n’est pas très sage, à la fois alternatif et officiel, comme si le théâtre à Berlin avait besoin d’un défouloir d’Etat : c’est le rôle de la Volksbühne. Et on s’y sent diablement bien.
En 2012, Frank Castorf a décidé de monter une trilogie Moliéresque avec une unité de style voulue (même décor de Bernd Neumann qui fait aussi les costumes) : Le Malade Imaginaire, joué et mis en scène par Martin Wuttke, Don Juan, mis en scène par Pollesch, L’Avare (Der Geizige) qu’il a mis en scène, interprété par Martin Wuttke.
Martin Wuttke, c’est l’acteur qui joue Ui depuis bientôt 20 ans dans La résistible ascension d’Arturo Ui au Berliner Ensemble, dans la mise en scène de Heiner Müller, qu’on a vue à Avignon, à Paris plusieurs fois, et dans le monde entier, jouée régulièrement à Berlin depuis plus 350 fois à raison de 3 à 4 représentations l’an, toujours complètes. C’est une des grandes stars de la scène allemande, que je tiens comme l’un des plus grands acteurs de théâtre que je connaisse, et qui est aussi le héros d’un feuilleton policier populaire en Allemagne Tatort (Lieu/Scène du crime). C’est lui qui joue Harpagon.
Frank Castorf, le public parisien, toujours à la pointe de l’innovation et de la disponibilité intellectuelle, l’a hué et insulté copieusement lors de la Dame aux Camélias à l’Odéon. C’est lui qui met en scène en scène le Ring de Wagner à Bayreuth actuellement. Autant dire un amateur, un provocateur, qui fait n’importe quoi.
Castorf a l’habitude de ne pas présenter d’un texte de théâtre le texte et rien que le texte, mais le texte et tous ses possibles, et toutes ses sources, et tout son futur, ou du moins ce que Castorf voit de son futur. Il a une vision pleinement dramaturgique du théâtre et offre à voir un foisonnement, à partir du texte original, dans lequel il insère d’autres textes, des musiques, d’autres scènes, et un texte original qu’il transforme à la mode des thèmes et variations….C’est donc une variation sur l’Avare de Molière qui nous est proposée : et d’ailleurs, l’affiche précise bien L’Avare, d’après Molière…une représentation performance de 4h15, en deux parties assez distinctes.

Martin Wuttke  & Sophie Rois ©Thomas Aurin
Martin Wuttke & Sophie Rois ©Thomas Aurin

Frank Castorf pousse le texte dans ses retranchements, et donc n’hésite pas à aller au-delà, à prendre aussi ce qui est fondamental chez Molière, à savoir la farce et la commedia dell’arte, mais à prendre des comédiens ce qu’ils sont, ce pourquoi le public les connaît : ici, à un moment, Harpagon-Wuttke fait le très fameux geste-croix gammée que tout le public connaît d’Arturo Ui ou bien fait des allusions lourdes évidemment à son statut de Commissaire dans le feuilleton Tatort
Pour apprécier le théâtre de Castorf il faut d’abord aimer profondément le théâtre, garder aussi une très grande distance par rapport à ce qu’on voit, et surtout être disponible, c’est à dire prêt à tout, et surtout prêt à ne pas toujours comprendre, pour mieux avoir à réfléchir ensuite. À un spectacle de Castorf ou bien l’on part (cf : Paris, Odéon), ou bien on aime. Pas de juste milieu. C’est un théâtre du risque, du triomphe comme du four. Rien d’indifférent et donc que du bonheur.

Ce soir, deux ans après la première, une soirée de répertoire à l’occasion d’une reprise de la trilogie Molière, salle remplie à 60% (mais c’était la finale de la coupe d’Allemagne de foot) quelques départs dans la deuxième partie, mais un long, un très long triomphe avec les gens debout à la fin de la représentation, qui étaient tous souriants et heureux.

Une partie de la troupe © Thomas Aurin
Une partie de la troupe © Thomas Aurin

Il en faut des précautions pour vous expliquer que dans cet Avare, on parle de révolution française, d’esprit des lumières, du feuilleton Tatort, de la Mort de Marat, Harpagon-Marat assassiné dans sa baignoire, que Marianne est vêtue…en Marianne (à la fin) avec son joli bonnet phrygien et que la moitié de la seconde partie se passe dans les coulisses, retransmise en direct en vidéo, dans l’ambiance sombre des arrières scènes.
Il faut des précautions pour vous raconter que la première partie au contraire est centrée autour de la farce, autour d’un personnage clairement inspiré de Louis de Funès qui en a la rigueur et les excès et autour des conflits de générations traduits en scène par le fait que les enfants Cléante et Elise osent s’asseoir en son absence sur le fauteuil du père, en n’hésitant pas à se déculotter et à s’y frotter les parties intimes.
Ainsi donc deux parties bien distinctes : une première partie où certes le texte est « enrichi » de commentaires ou de précisions, mais qui garde le fil de l’intrigue qui se noue totalement (jusqu’à l’annonce du désir d’épouser Marianne et jusqu’à la présentation), et une deuxième partie bien plus sombre, aux éclairages timides, avec des vidéos en direct de l’arrière scène, théâtre d’ombres, d’évocations de meurtres (Marat), de scènes de baignoire où les amants s’ébrouent, de poursuites, de lectures de textes divers issus du siècle des lumières, mais qui se terminera comme la pièce de Molière après avoir flirté avec la politique, la révolution, et des allusions plus récentes.
Frank Castorf joue de tout et se joue de tout : travaillant sur la possibilité d’un texte et non sur un texte, il procède par allusions, par sauts et gambades, passant d’un geste qui va rappeler le rôle fétiche de son acteur-star à une lecture de textes de Marat. De tous, seuls Harpagon et Anselme ont des habits « traditionnels » de père de commedia dell’arte, dont l’ambiance est bien marquée par les costumes féminins, par ces rayures rouges et blanches agressives qui caractérisent leurs jupes (ou le rideau de scène qui porte l’expression « Zum Totlachen » « À mourir de rire »). C’est bien cette alternance entre un rire explosif et souvent gras (avec un art du clystère consommé dont Harpagon use avec une Marianne stéatopyge) comme dans la farce ou la commedia dell’arte dans un décor de tréteaux, de Bernd Neumann, presque pliable et fragile, avec un cadre de scène dominé par un fronton où la mort est étendue à la madame Récamier, qui correspond à une deuxième partie où mort, assassinat, sang se mélangent aux rires. La pièce dans ce cadre grêle de bois fragiles est faite de cloisons de bois rappelant les décors de salon bourgeois des pièces de boulevard, mais les cloisons fines et instables, une table ronde bien bancale : enfin un théâtre qui sent son provisoire, qui sent son Illustre théâtre.
Au service de ces heures folles, une troupe de comédiens (à peu près les mêmes qu’à la création) dominé par des jeunes qui isole évidemment l’Harpagon vieux (ou faussement vieux vu l’usage qui est fait de sa perruque) de Martin Wuttke.
Le conflit des générations est marqué par les costumes, les filles (Elise, Lilith Stangenberg désopilante, Frosine entremetteuse et séductrice de Kathrin Angerer, Margarita Breitkreiz en Mariane pas si timide et assez délurée) toutes en rayures blanches et rouges, tous les valets étant malicieusement joués par Sophie Rois, les garçons (Valère de Maximilian Brauer et Cléante très engagé de Franz Beil) vêtus de la même manière, collants noirs, culotte courte et bouffante (sorte de gros slip) et vestes  à paillettes à la Gary Glitter, mais avec des perruques Louis XIV pur style. Les plus vieux, Axel Wandtke (Anselme, mais aussi Maître Simon) vêtus de noir avec une fraise, et Harpagon (Martin Wuttke), vêtu de noir lui aussi en Harpagon traditionnel.
Il faut évidemment conclure sur l’hallucinante performance de Martin Wuttke, qui joue aussi Don Juan et Le malade imaginaire. On connaît son côté ironiquement cabot : il parle, il éructe, il ronfle, il crie, il gronde, il grimpe au mur, il virevolte, il varie son débit et son volume, il joue sur sa voix : bref, il a vu Louis de Funès, c’en est quelquefois une réincarnation émouvante, et il tient la scène, dans son petit justaucorps noir et dans ce corps incroyablement mobile, incroyablement réactif, incroyablement vif : il tient le rythme aussi en cassant les rythmes, les conversations, les scènes, il est ridicule et il fait peur, il est pitoyable et il est grandiose, il est l’excès absolu voulu par le personnage moliéresque et n’est jamais émouvant par le personnage qu’il incarne au-delà du possible, mais par son être même, par sa performance même, par son être à la scène.
On peut alors comprendre pourquoi ce spectacle singulier et dérangeant a quelque chose de fascinant et de violent, et qu’il finit par vous envahir.
Oui, j’étais moi-aussi debout, applaudissant à tout rompre, souriant, et surtout, régénéré par ce théâtre de la vitalité, ce viatique à mourir de rire, une incroyable vie à mourir de rire. Il faut s’y plonger pour comprendre cette gifle délicieuse qu’on reçoit.
Et je pensais à Paris et à ces imbéciles qui sifflaient et hurlaient à la Dame aux Camélias…à mourir de rire.
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Frosine (Kathrin Angerer), Harpagon (Martin Wuttke) Cléante (Franz Beil)
Frosine (Kathrin Angerer), Harpagon (Martin Wuttke) Cléante (Franz Beil)

THÉÂTRE À LA MAC-CRÉTEIL 2013-2014: L’AVARE de MOLIÈRE par le TONEELGROEP AMSTERDAM (Mise en scène Ivo VAN HOVE)

Hans Kesting (Harpagon) © Jan Versweyveld

D’après Molière,  Mise en scène :  Ivo Van Hove, avec :  Hélène Devos, Fred Goessens, Marieke Heebink, Hans Kesting, Vanja Rukavina, Leon Voorberg, Eelco Smits, Anna Raadsveld, Dramaturgie  Peter Van Kraaij, Décors : Jan Versweyveld, Costumes :Wojciech Dziedzic , Son :  Roeland Fernhout, Marc Meulemans

On l’avait vu lors de son Macbeth de Verdi à Lyon (saison 2012-2013), et indirectement lors de son Misanthrope à Berlin et à l’Odéon, l’un des axes porteurs du travail d’Ivo van Hove est la lecture des classiques à l’éclairage des tics, des perversions sociales et des horreurs économiques (et autres) du monde aujourd’hui. C’était les prisons américaines dans Edward II, la bourgeoisie chic et surtout choc dans le Misanthrope et le monde de Wall Street et ses jeux de pouvoir dans Macbeth, idée un peu reprise dans l’Avare (Production de 2011/2012) qui est présenté à la MAC de Créteil pour quelques jours encore, dont il fait du sujet central non pas un individu mangé par une passion-obsession, mais l’argent qui, pour parodier Marceline dans Figaro “fait tout”: un basculement qui d’une certaine manière innocente l’individu et en fait le jouet d’un cancer social. Le Misanthrope était joué par les comédiens de la Schaubühne de Berlin, c’est cette fois avec ses comédiens néerlandais qu’il est revenu à Molière.
 L’espace de jeu conçu par Jan Versweyveld est une sorte de loft sans doute en hauteur entourant une sorte de cour intérieure sur laquelle donnent deux balcons. Au fond, l’espace privé des deux enfants, deux chambres et deux penderies, un gros réfrigérateur encastré, sur la droite un espace bar et au premier plan un salon.

La famille © Jan Versweyveld

Dispersés dans cet espace, un nombre important d’écrans plats, un énorme désordre: trainent au sol canettes, ordures, chaussures, linge, ordinateurs, sac plastiques. On sent que vit là une famille très bourgeoise, mais sans aucune ‘Heimkultur” comme disent les allemands, sans culture du chez soi, une vie bohème, désordonnée, de gens “branchés” et reliés à des sites sans doute boursiers. Tous les hommes pianotent sur un clavier, Cléante, Valère, Harpagon. Cléante passe en outre son temps à changer d’habits, à s’occuper de son look, on le voit au fond changer  systématiquement de pantalon,  de pull ou de chemise au fur et à mesure des scènes. Frosine l’entremetteuse est pendue à son portable, les deux jeunes filles, Elise, puis Mariane, sont étrangement presque interchangeables: un modèle physique à la mode, grande maigreur, élancées, presque des mannequins modernes anorexiques.
La première scène donne le rythme de l’ensemble: long silence, au fond un couple dort: ce sont Valère et Elise. Elle se lève va rapidement prendre quelque chose dans le frigo, et s’habille. Puis lui se lève, s’habille, va dans le frigo aussi, et allume un des écrans pour quelques minutes de jeu vidéo: la scène I peut alors commencer.  Sur ce rythme lent, avec de longs silences, des échanges un peu pesants, l’ambiance est immédiatement lourde. Cette pesanteur sera un élément fort de l’ensemble du spectacle dont l’aspect “farce”, si important souvent chez Molière, et notamment dans l’Avare est totalement effacé. Il y a de l’ironie, de la distance, mais rarement un comique démonstratif, sinon quelques rires qui fusent à l’occasion des quiproquos traditionnels. Le texte n’est jamais dit de manière appuyée, toujours fluide et naturel et sans jamais un surjeu théâtral. C’est patent au moment du fameux “Sans dot” qui devient une sorte de raisonnement sans être un exemple de comique de répétition. C’est aussi net dans l’entrée en scène d’Harpagon, qui dans une vision traditionnelle est explosive, mais qui ici est jouée avec  un style de colère froide, qui sera la marque du jeu vraiment remarquable de Hans Kesting, un Harpagon qui n’a rien d’un vieillard, mais qui possède un physique d’acteur américain à la maturité sportive. Cet Harpagon là pourrait (s’il voulait dépenser inutilement) fréquenter les salles de sport pour cadres supérieurs dynamiques. Évidemment, cela change les rapports entre les personnages: il n’y a plus Harpagon et les autres, il y a Harpagon parmi les autres qui vivent tous sous le même toit et avec les mêmes modes. Dans ce monde-là l’argent joue un rôle évidemment déterminant: le personnage de Cléante en est particulièrement symbolique. Pour pouvoir vivre sa vie de jeune bourgeois à la mode, il doit emprunter, d’où la scène désopilante avec Frosine puis avec Harpagon où il découvre que son père, préteur inattendu, pratique des taux usuraires. Et dans la bouche de cet Harpagon là, les arguments qui lui sont opposés deviendraient presque raisonnables. Chacun se débrouille dans ce monde pour assurer son confort social et affectif avec les moyens du bord. Le jeune Valère n’est pas très sympathique jouant en permanence double jeu, assuré qu’il est de s’en sortir de toute manière.
 Enfin, la cassette, la trop fameuse cassette objet de tous les soins et de tous les amours d’Harpagon devient dans ce contexte une clef USB ouvrant à on ne sait trop quel compte, qu’Harpagon dissimule dans ses chaussettes (rires) puis imprudemment sous un coussin du canapé, et qui va être découverte par le valet. Ivo van Hove a suivi l’intrigue, mais a complètement rompu avec  ce qui est modes théâtraux propres au XVIIème et dramaturgie classique: d’une part le texte est évidemment légèrement adapté, les morceaux de bravoure éclatés, dilués, au profit d’un débit d’un rythme plus étal, plus régulier, où il n’y a pas d’un côté les “raisonnables” (enfants, Frosine, Maître Jacques), et de l’autre l’obsédé (Harpagon); ce qui frappe au contraire, c’est l’impression de clan, de “roulotte” à la manière des Parents terribles, et aussi des Enfants terribles de Cocteau. Ce qui relativise Harpagon, devenu plus chef de clan  que malade que l’on isole. Ces enfants là sont des enfants gâtés, perturbés par le père, mais peut-être encore plus gâtés que perturbés: il revendiquent leur liberté affective, soit, mais ils revendiquent aussi leur confort, et dès que les joujous leur sont enlevé c’est la violence qui éclate.

Cléante, Marianne et Harpagon (au fond) © Jan Versweyveld

Ainsi la scène de dépit amoureux, entre Cléante et Marianne n’est plus du dépit amoureux ici, mais  tourne à l’explosif: Marianne est jetée littéralement contre le mur. Ivo van Hove s’est vraiment appuyé sur Cléante, (servi par l’excellent Eelco Smits) pour appuyer sa thèse; il est bien plus important dans cette mise en scène que dans une vision traditionnelle où Harpagon écraserait tout. Dans cette vision dramaturgique où la mécanique moliéresque est mise à mal au profit d’une mécanique plus proche d’un Tennessee Williams, toute la fin, avec son Deus ex machina et son Seigneur Anselme arrivant à point nommé pour arranger les choses ne tient pas, ne peut évidemment tenir: c’est la limite de l’actualisation quand, comme Van Hove, on en joue le jeu jusqu’au bout. Il faut donc, en cohérence avec la lecture et surtout en respectant les données essentielles du texte, faire autre chose.

Harpagon vide les affaires de Cléante © Jan Versweyveld

Premier élément: les “autres” s’en vont, quittent la roulotte. Le ton est donné par Harpagon lui-même qui renie son fils Cléante et vide sa chambre en enveloppant tout dans un drap, cela se poursuit par le départ des autres, qui plient leurs affaires, qui prennent leurs valises, qui redressent matelas et lits.
Deuxième élément: ils ont pris la cassette-USB et au lieu de la rendre, s’en vont avec: l’argent fait tout et a fini par tout pervertir. La vraie vie, ce n’est pas la vie affective toute seule, c’est la vie affective avec le fric.

Et Harpagon reste seul, monologuant de manière moins obsessionnelle que pathétique: il a tout perdu, la famille (le clan), l’argent, l’amour et notamment l’amour de sa fille Elise qu’il essaie de retenir d’une manière tellement animale qu’on  se demande quel type de relation il entretient avec elle (très bonne Hélène Devos) : tous les autres doivent littéralement la lui arracher des mains. Pour gérer ce final tragique, Van Hove prend à la lettre le texte du monologue de la cassette en l’éclatant sur toute la fin, et, en en faisant le moteur, il en fait une chose sérieuse: tous les lecteurs de Molière savent bien  l’ambivalence de ce monologue, pathétique expression du malheur humain vu par Harpagon. Dit dans le contexte d’une mécanique farcesque, il fait rire, dit dans un contexte dramatique, il crée l’angoisse. Une musique répétitive scandant le temps accompagne cette fin sombre et sans issue ou du moins, accompagne la seule issue possible: Harpagon se jette du balcon.
Ivo van Hove a fait de L’Avare une chose sérieuse, une chose qui nous concerne: les rapports humains les plus forts dans ce monde où l’argent fait tout se délitent et se détruisent, dans ce monde où les écrans deviennent les médiateurs du dialogue

Cléante et Harpagon dialoguent © Jan Versweyveld

(extraordinaire scène où Cléante et Harpagon dialoguent dos à dos chacun tourné vers son écran), où chaque moment d’autonomie et de solitude est scandé par une installation devant un écran, une imprimante, un joystick, avec les inévitables éléments d’accompagnement, la canette de Coca et les cacahuètes qu’on grignote: c’est CE monde qui devient une mécanique et non plus Harpagon par l’effet de Molière.
On pourra discuter cette lecture toujours plus radicale et amère de la société d’aujourd’hui, on pourra discuter cette lecture terrible de la comédie moliéresque, mais Van Hove n’a pas tort de souligner que parler d’argent aujourd’hui engage non l’individu, mais le monde régi par sa circulation (l’économie)et la conséquence sa sanctuarisation (l’horreur économique), sa fluidité (la consommation): quant à Harpagon, il n’est plus une cause, mais un produit, le produit d’une société sans autre valeur que l’argent, comme tous les autres personnages.

© Jan Versweyveld

Au pays de l’équilibre et du bon sens, au pays de la raison-qui-triomphe-toujours, une telle lecture ne peut que déranger, ne peut que bousculer: la salle était un peu froide hier. Il a fallu un incident de surtitrage et une intervention très sympathique d’Hans Kesting en français pour la dérider: la farce faisait irruption dans le drame.
Au total, ce travail de Ivo van Hove est peut-être moins convaincant que celui sur le Misanthrope, sans doute plus adaptable par son organisation dramaturgique et aux problématiques plus familières à notre contexte social. Dans L’Avare, Van Hove est contraint de modifier le texte original, pour en faire une comédie dramatique, voire un drame. La proposition qui fait des textes de Molière des drames ou au moins des pièces sérieuses n’est pas neuve, celle de s’appuyer sur L’Avare pour soutenir cette thèse l’est plus en revanche; en cela la tentative est séduisante, et comme les acteurs sont remarquables, que la mise en scène est d’une grande intelligence, et que Molière tient le coup, la soirée est réussie.
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MAC Créteil, 9 novembre 2013

 

THÉÂTRE / COMÉDIE DE VALENCE 2012-2013: LE MISANTHROPE de MOLIÈRE, mise en scène de Jean-François SIVADIER le 17 AVRIL 2013.

La scène des portraits © B.Enguerand

Depuis janvier dernier, cette production du Misanthrope de Molière effectue une grande tournée en France, avant de passer le mois de mai à l’Odéon à Paris. La salle de la Comédie de Valence était pleine en ce 17 avril. Saluons donc au passage les choix de programmation et l’action de la Comédie de Valence sur le territoire valentinois, qui a su créer un vrai public, passionné, et qui a su éduquer aux différentes facettes du théâtre par une programmation diversifiée, intelligente, très contemporaine. De plus, Richard Brunel, son directeur, très sensible à l’éducation artistique et culturelle, laboure les écoles et les établissements scolaires du territoire: il est en train de construire un vrai public de spectateurs avertis. On ne peut que s’en féliciter et c’est donc avec plaisir qu’on se rend dans ce lieu chaleureux où voisinent jeunes et retraités, tous amoureux du théâtre.
Je compte Jean-François Sivadier comme l’un des vrais protagonistes de la vie théâtrale en France; il a ces dernières années apporté un authentique sang neuf à cette belle endormie qu’est la scène théâtrale française. Il s’est fait connaître en 1997 avec son “Italienne avec orchestre“, un spectacle qui a beaucoup marqué l’amateur d’opéra qui sommeille(?) en moi. J’avais beaucoup aimé La Vie de Galilée et La Mort de Danton (les deux en 2005) et plus récemment sa désopilante et déglinguée Dame de chez Maxim’s (2009) et sa Traviata d’Aix en 2010. C’est dire que ce Misanthrope m’attirait, notamment après l’extraordinaire travail d’Ivo van Hove à la Schaubühne (vu l’an dernier aux ateliers Berthier) qui est resté ma référence récente.

Le dispositif scénique

Sivadier en fait d’abord un jeu de tréteaux, avec des clins d’oeil évidents à la Commedia dell’Arte, utilisant des matériaux pauvres (c’est presque de l’Arte Povera) pour construire un décor monumental et impressionnant (Daniel Jeanneteau, Christian Tirole, Jean-François Sivadier), sacs poubelles réduits à l’état de confettis jonchant le sol, chaises d’école arrangés en lustres, rideaux légers noirs au fond ou blancs en travers de la scène dans lesquels les comédiens se roulent, un décor évocateur de luxe fait de matériaux ordinaires, un décor qui est méditation sur “être et apparence”, thème de la pièce. De même les costumes très habiles (Virginie Gervaise), à mi chemin entre les costumes XVIIème et des costumes contemporains, suggérant les rubans, les extravagances évoquées par les couleurs flashy(bas d’Oronte), rhingraves suggérées par des pantalons un peu kilts,  et des perruques traditionnelles et monumentales (Cécile Kletschmar) qu’on met et enlève, y compris sur des costumes modernes (même si d’un rouge agressif, comme Philinte) . Seules les femmes restent (un peu) plus traditionnelles, avec quand même des costumes un peu déglingués (Arsinoé), de la couleur du décor (Célimène) ou en rouge  pour Philinte, Acaste -plutôt orange- et Arsinoé (ce semble être une couleur qui fasse signe) quant au noir ou au brun, il est réservé aux autres (Célimène, Alceste, Clitandre). Seule Eliante est en bleu ciel, diaphane.
Comme sur les tréteaux, (et un peu comme chez Peter Brook), les comédiens attendent leur tour en fond de scène, assis ou autour d’une table: l’espace théâtral n’est pas vide, il est au contraire encombré (fontaines, jets d’eaux, tas de chaise) il semble qu’on soit dans un parc dont on dessine les parcours au balai. Sur cet espace, on court,  on glisse, on danse, on chante dans un perpétuel mélange de musique baroque (Vivaldi par exemple) et actuelle (« should I stay or should I go »).
Au début surtout, la mise en scène ne cesse de travailler sur le “clin d’œil au public”, à commencer par l’adresse en alexandrins, prononcée par Vincent Guédon, saluant le public et l’avertissant d’éteindre les mobiles.
Le Misanthrope est sans doute la pièce qui s’adapte le mieux à une lecture contemporaine, les jeux de salon, les codes sociaux, la sclérose sociétale, les pièges de la séduction sont des universaux sur lesquels tout metteur en scène peut “surfer”. L’actualité de Molière, l’incroyable puissance du texte apparaissent d’autant plus et frappent avec la même vigueur aujourd’hui qu’hier. Les phénomènes de cour et de réseau sont encore et toujours d’une terrible actualité, lorsque l’on brandit un journal avec le portrait de Berlusconi. Et toutes les tirades sur le mensonge ou la vérité sonnent tellement actuelles: est-il un spectateur dans la salle qui ne pense à certain Ministre du budget?
Alors Sivadier (et Nicolas Bouchaud, qui avec Véronique Timsit, a collaboré à la mise en scène) propose une vision qui est à la fois évocatrice du XVIIème et parfaitement en phase avec notre temps, gestuelle, mouvements, chutes se réfèrent évidemment au théâtre de farce qui fonde la première époque de la comédie de Molière: les personnages secondaires, et notamment les marquis sont farcesques par leurs habits, lorsqu’ils se retrouvent en sous-vêtements, lorsqu’ils enfilent leur perruques monumentales, Alceste qui chante, qui se déglingue, qui glisse, est évidemment au centre de la farce; Oronte est une caricature magnifiquement habitée par Cyril Bothorel dont la seule présence physique maigre et dégingandée est jouissance pure.  Quant à l’alexandrin, il est si bien en place et si naturellement présent qu’on l’oublie, sauf quand on ménage des effets comiques (“treuve”), le texte est dit avec une telle fluidité par tous que l’alexandrin devient part du plaisir, part du jeu, et jamais forcé, jamais gênant, et malgré tout toujours présent.
La scène I de l’acte I est partiellement vue comme une sorte de prologue, aux deux tiers le rideau latéral tombe et semble dire, la pièce commence. Et elle commence fort. Toute la première partie(actes I et II) est d’un niveau exceptionnel: du rythme, de l’action, des trouvailles, cela vibre, cela vit, cela virevolte: c’est un total bonheur qu’on ne retrouve pas, hélas aux actes III et IV, où cela devient plus sérieux, plus grinçant, et où tous les acteurs ne portent pas le texte avec un égal bonheur. Certes, la pièce est une comédie grinçante, tire vers l’amertume voire le drame personnel, mais ce changement assez brusque me paraît peut-être un peu malheureux. On traverse quelques trous noirs qui rendent l’ensemble du spectacle un peu inégal pour mon goût. Heureusement, l’acte V, fait de tous les coups de théâtre et de trouvailles scéniques superbes retrouve l’inventivité initiale. L’image d’Alceste traçant au balai sur le sol un cercle et tournant dans une sorte de vide, est vraiment étonnante et marque le spectateur.
Évidemment, l’ensemble du spectacle est porté par la performance extraordinaire de Nicolas Bouchaud. Il compose un Alceste comme on en rêve, excessif, ridicule, buté, pathétique, mais aussi pitoyable, erratique, paumé. Il est tout à la fois et constitue évidemment la colonne vertébrale d’un spectacle qui tient en grande partie grâce à lui. Non seulement la performance physique est étonnante, mais plus encore la performance vocale: comme un chanteur, il colore à l’infini une voix a priori suave et douce, il module le volume jusqu’à des hurlements à peine supportables, ce qu’il fait de sa voix m’a totalement bluffé.

Norah Krief (Célimène) et Nicolas Bouchaud (Alceste) © Br.Enguerand

Face à lui, la Célimène de Norah Krief est totalement inhabituelle: très peu “coquette”, très peu séductrice, beaucoup plus femme “de tête”, libre et décidée à le rester, avec un jeu souvent distancié, assez digne et absolument pas dans l’ensemble un personnage moliéresque traditionnel qui pècherait lui-aussi par excès. Elle n’est pas “la coquette”, mais une femme qui se libère et qui joue avec les hommes, qui calcule ses pas dans la société. Elle sait le type d’appui social dont elle a besoin dans une société tout de même dominée par les hommes et elle manœuvre plus peut-être qu’elle ne joue. D’une certaine manière, elle fait preuve d’une certaine  sincérité à la fois avec Alceste et dans sa manière de gérer son parcours social et sa place: j’ai beaucoup aimé sa scène avec Arsinoé.
Philinte (Vincent Guédon), habillé d’un costume “normal” mais d’un rouge criard  joue malgré le rouge cet équilibre qui semble lui coller à la peau depuis le XVIIème. Il a une élégance notoire dans la manière de dire le texte, qu’il manie avec une certaine ironie, dans la manière aussi de s’effacer ou de se fondre dans le groupe, notamment avec les marquis  ou devant Célimène. Philinte cherche non pas à épouser les vices du temps, mais les traverse avec distance, il s’en sert surtout pour “avoir la paix”, plaçant l’exigence de sincérité là où il y a enjeu, au contraire d’Alceste qui en arrive à lui même agir comme ce monde auquel il en veut tant (avec Eliante, il se conduit non seulement comme un mufle, mais il lui propose un marché de dupes faisant voler en éclats cette exigence de sincérité à tout prix qu’il affiche comme un drapeau). Philinte, à la voix qui ne s’élève jamais, qui accepte les débordements d’Alceste de manière stoïque et fataliste, sait aussi entrer dans la folie de cour, notamment dans la scène des portraits : il prend du monde ce qui lui permet de le traverser sans encombres.

Nicolas Boucaud et Vincent Guédon © B.Enguerand

Le Philinte de Vincent Guédon utilise le monde (mais nul ne dit qu’il s’en accommode) juste ce qu’il faut pour flotter, et ne cesse de jouer ce que les autres attendent de lui, mais on sent dans sa manière de dire, sa manière de jouer, sa manière d’être une autonomie très construite.
J’ai dit combien Cyril Bothorel donnait à Oronte un véritable profil, avec une vraie dégaine, de cette dégaine que seuls les gens très bien en cour peuvent se permettre sans qu’on les juge. Molière d’ailleurs analyse avec une acuité chirurgicale ce monde qui ne se construit qu’en réseau et qui fait payer cher les services non rendus, ce même monde (de gauche ou de droite) qu’on retrouve aujourd’hui à grenouiller de manière veule autour du pouvoir.
Sur les autres personnages, j’ai un peu plus de réserves: l’Arsinoé de Christèle Tual ne m’a pas convaincu, même si son entrée dans une sorte de char divin (fait de bric et de broc comme le reste) est assez réussie. Elle ne me dit rien et son costume défraichi un peu excessif des gens qui n’ont plus que le costume pour briller ne l’aide pas non plus (Cornelia Kirchhoff à la Schaubühne avait une autre allure, une autre tenue!). Les marquis Acaste et Clitandre jouent leur rôle avec efficacité (Stephen Butel en Acaste a de bons moments) dans une mise en scène où ils ne sont pas ridicules, mais des archétypes de courtisans, c’est à dire d’animaux de cour.

Philinte (Vincent Guédon) et Eliante (Anne-Lise Heimburger) © B.Enguerand

Quant à Eliante (Anne-Lise Heimburger), elle joue un peu trop la discrète et n’affiche pas une personnalité marquée, comme si le personnage n’avait pas vraiment intéressé Sivadier.
D’immenses qualités s’affichent dans cette production qui veut montrer un monde déglingué, à la ville comme sur la scène, comme si la scène était la métaphore d’une situation sociétale déliquescente, des qualités marquées dans la mise en scène, mise en espace, mise en texte, en dépit de moments centraux un peu “vides”, qui donnent l’impression que le texte se suffit à lui même sans que l’on sente la présence forte du metteur en scène, sans vraies idées, sans vraie lumière. C’est dommage, car lorsqu’il reprend les rênes, la scène explose.
Du point de vue du jeu, Sivadier travaille avec une troupe de comédiens qui l’accompagnent et qui traversent ses diverses productions, c’est un vrai bonheur que cette cohésion, dominé par un impérial Nicolas Bouchaud, qui s’empare du rôle et de l’espace pour les plier à son jeu, qui n’est jamais dans le surjeu, qui réussit à nous agacer, nous époustoufler, mais aussi nous attendrir: cet Alceste n’est pas tout d’une pièce, c’est un polymorphe qu’on finit par aimer, malgré soi. Alors, Sivadier ne détrône pas dans mon coeur et mon souvenir la production d’Ivo van Hove à la Schaubühne (rien que penser à Judith Rosmair me fait fondre de nostalgie), mais ce Misanthrope est à voir, notamment pour Bouchaud qui est l’une des immenses références de notre théâtre.
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Nicolas Bouchaud (Alceste) et Vincent Guédon (Philinte) © France 3/ Culturebox