D’après Molière, Mise en scène : Ivo Van Hove, avec : Hélène Devos, Fred Goessens, Marieke Heebink, Hans Kesting, Vanja Rukavina, Leon Voorberg, Eelco Smits, Anna Raadsveld, Dramaturgie Peter Van Kraaij, Décors : Jan Versweyveld, Costumes :Wojciech Dziedzic , Son : Roeland Fernhout, Marc Meulemans
On l’avait vu lors de son Macbeth de Verdi à Lyon (saison 2012-2013), et indirectement lors de son Misanthrope à Berlin et à l’Odéon, l’un des axes porteurs du travail d’Ivo van Hove est la lecture des classiques à l’éclairage des tics, des perversions sociales et des horreurs économiques (et autres) du monde aujourd’hui. C’était les prisons américaines dans Edward II, la bourgeoisie chic et surtout choc dans le Misanthrope et le monde de Wall Street et ses jeux de pouvoir dans Macbeth, idée un peu reprise dans l’Avare (Production de 2011/2012) qui est présenté à la MAC de Créteil pour quelques jours encore, dont il fait du sujet central non pas un individu mangé par une passion-obsession, mais l’argent qui, pour parodier Marceline dans Figaro « fait tout »: un basculement qui d’une certaine manière innocente l’individu et en fait le jouet d’un cancer social. Le Misanthrope était joué par les comédiens de la Schaubühne de Berlin, c’est cette fois avec ses comédiens néerlandais qu’il est revenu à Molière. L’espace de jeu conçu par Jan Versweyveld est une sorte de loft sans doute en hauteur entourant une sorte de cour intérieure sur laquelle donnent deux balcons. Au fond, l’espace privé des deux enfants, deux chambres et deux penderies, un gros réfrigérateur encastré, sur la droite un espace bar et au premier plan un salon.
Dispersés dans cet espace, un nombre important d’écrans plats, un énorme désordre: trainent au sol canettes, ordures, chaussures, linge, ordinateurs, sac plastiques. On sent que vit là une famille très bourgeoise, mais sans aucune ‘Heimkultur » comme disent les allemands, sans culture du chez soi, une vie bohème, désordonnée, de gens « branchés » et reliés à des sites sans doute boursiers. Tous les hommes pianotent sur un clavier, Cléante, Valère, Harpagon. Cléante passe en outre son temps à changer d’habits, à s’occuper de son look, on le voit au fond changer systématiquement de pantalon, de pull ou de chemise au fur et à mesure des scènes. Frosine l’entremetteuse est pendue à son portable, les deux jeunes filles, Elise, puis Mariane, sont étrangement presque interchangeables: un modèle physique à la mode, grande maigreur, élancées, presque des mannequins modernes anorexiques.
La première scène donne le rythme de l’ensemble: long silence, au fond un couple dort: ce sont Valère et Elise. Elle se lève va rapidement prendre quelque chose dans le frigo, et s’habille. Puis lui se lève, s’habille, va dans le frigo aussi, et allume un des écrans pour quelques minutes de jeu vidéo: la scène I peut alors commencer. Sur ce rythme lent, avec de longs silences, des échanges un peu pesants, l’ambiance est immédiatement lourde. Cette pesanteur sera un élément fort de l’ensemble du spectacle dont l’aspect « farce », si important souvent chez Molière, et notamment dans l’Avare est totalement effacé. Il y a de l’ironie, de la distance, mais rarement un comique démonstratif, sinon quelques rires qui fusent à l’occasion des quiproquos traditionnels. Le texte n’est jamais dit de manière appuyée, toujours fluide et naturel et sans jamais un surjeu théâtral. C’est patent au moment du fameux « Sans dot » qui devient une sorte de raisonnement sans être un exemple de comique de répétition. C’est aussi net dans l’entrée en scène d’Harpagon, qui dans une vision traditionnelle est explosive, mais qui ici est jouée avec un style de colère froide, qui sera la marque du jeu vraiment remarquable de Hans Kesting, un Harpagon qui n’a rien d’un vieillard, mais qui possède un physique d’acteur américain à la maturité sportive. Cet Harpagon là pourrait (s’il voulait dépenser inutilement) fréquenter les salles de sport pour cadres supérieurs dynamiques. Évidemment, cela change les rapports entre les personnages: il n’y a plus Harpagon et les autres, il y a Harpagon parmi les autres qui vivent tous sous le même toit et avec les mêmes modes. Dans ce monde-là l’argent joue un rôle évidemment déterminant: le personnage de Cléante en est particulièrement symbolique. Pour pouvoir vivre sa vie de jeune bourgeois à la mode, il doit emprunter, d’où la scène désopilante avec Frosine puis avec Harpagon où il découvre que son père, préteur inattendu, pratique des taux usuraires. Et dans la bouche de cet Harpagon là, les arguments qui lui sont opposés deviendraient presque raisonnables. Chacun se débrouille dans ce monde pour assurer son confort social et affectif avec les moyens du bord. Le jeune Valère n’est pas très sympathique jouant en permanence double jeu, assuré qu’il est de s’en sortir de toute manière.
Enfin, la cassette, la trop fameuse cassette objet de tous les soins et de tous les amours d’Harpagon devient dans ce contexte une clef USB ouvrant à on ne sait trop quel compte, qu’Harpagon dissimule dans ses chaussettes (rires) puis imprudemment sous un coussin du canapé, et qui va être découverte par le valet. Ivo van Hove a suivi l’intrigue, mais a complètement rompu avec ce qui est modes théâtraux propres au XVIIème et dramaturgie classique: d’une part le texte est évidemment légèrement adapté, les morceaux de bravoure éclatés, dilués, au profit d’un débit d’un rythme plus étal, plus régulier, où il n’y a pas d’un côté les « raisonnables » (enfants, Frosine, Maître Jacques), et de l’autre l’obsédé (Harpagon); ce qui frappe au contraire, c’est l’impression de clan, de « roulotte » à la manière des Parents terribles, et aussi des Enfants terribles de Cocteau. Ce qui relativise Harpagon, devenu plus chef de clan que malade que l’on isole. Ces enfants là sont des enfants gâtés, perturbés par le père, mais peut-être encore plus gâtés que perturbés: il revendiquent leur liberté affective, soit, mais ils revendiquent aussi leur confort, et dès que les joujous leur sont enlevé c’est la violence qui éclate.
Ainsi la scène de dépit amoureux, entre Cléante et Marianne n’est plus du dépit amoureux ici, mais tourne à l’explosif: Marianne est jetée littéralement contre le mur. Ivo van Hove s’est vraiment appuyé sur Cléante, (servi par l’excellent Eelco Smits) pour appuyer sa thèse; il est bien plus important dans cette mise en scène que dans une vision traditionnelle où Harpagon écraserait tout. Dans cette vision dramaturgique où la mécanique moliéresque est mise à mal au profit d’une mécanique plus proche d’un Tennessee Williams, toute la fin, avec son Deus ex machina et son Seigneur Anselme arrivant à point nommé pour arranger les choses ne tient pas, ne peut évidemment tenir: c’est la limite de l’actualisation quand, comme Van Hove, on en joue le jeu jusqu’au bout. Il faut donc, en cohérence avec la lecture et surtout en respectant les données essentielles du texte, faire autre chose.
Premier élément: les « autres » s’en vont, quittent la roulotte. Le ton est donné par Harpagon lui-même qui renie son fils Cléante et vide sa chambre en enveloppant tout dans un drap, cela se poursuit par le départ des autres, qui plient leurs affaires, qui prennent leurs valises, qui redressent matelas et lits. Deuxième élément: ils ont pris la cassette-USB et au lieu de la rendre, s’en vont avec: l’argent fait tout et a fini par tout pervertir. La vraie vie, ce n’est pas la vie affective toute seule, c’est la vie affective avec le fric.
Et Harpagon reste seul, monologuant de manière moins obsessionnelle que pathétique: il a tout perdu, la famille (le clan), l’argent, l’amour et notamment l’amour de sa fille Elise qu’il essaie de retenir d’une manière tellement animale qu’on se demande quel type de relation il entretient avec elle (très bonne Hélène Devos) : tous les autres doivent littéralement la lui arracher des mains. Pour gérer ce final tragique, Van Hove prend à la lettre le texte du monologue de la cassette en l’éclatant sur toute la fin, et, en en faisant le moteur, il en fait une chose sérieuse: tous les lecteurs de Molière savent bien l’ambivalence de ce monologue, pathétique expression du malheur humain vu par Harpagon. Dit dans le contexte d’une mécanique farcesque, il fait rire, dit dans un contexte dramatique, il crée l’angoisse. Une musique répétitive scandant le temps accompagne cette fin sombre et sans issue ou du moins, accompagne la seule issue possible: Harpagon se jette du balcon.
Ivo van Hove a fait de L’Avare une chose sérieuse, une chose qui nous concerne: les rapports humains les plus forts dans ce monde où l’argent fait tout se délitent et se détruisent, dans ce monde où les écrans deviennent les médiateurs du dialogue
(extraordinaire scène où Cléante et Harpagon dialoguent dos à dos chacun tourné vers son écran), où chaque moment d’autonomie et de solitude est scandé par une installation devant un écran, une imprimante, un joystick, avec les inévitables éléments d’accompagnement, la canette de Coca et les cacahuètes qu’on grignote: c’est CE monde qui devient une mécanique et non plus Harpagon par l’effet de Molière.
On pourra discuter cette lecture toujours plus radicale et amère de la société d’aujourd’hui, on pourra discuter cette lecture terrible de la comédie moliéresque, mais Van Hove n’a pas tort de souligner que parler d’argent aujourd’hui engage non l’individu, mais le monde régi par sa circulation (l’économie)et la conséquence sa sanctuarisation (l’horreur économique), sa fluidité (la consommation): quant à Harpagon, il n’est plus une cause, mais un produit, le produit d’une société sans autre valeur que l’argent, comme tous les autres personnages.
Au pays de l’équilibre et du bon sens, au pays de la raison-qui-triomphe-toujours, une telle lecture ne peut que déranger, ne peut que bousculer: la salle était un peu froide hier. Il a fallu un incident de surtitrage et une intervention très sympathique d’Hans Kesting en français pour la dérider: la farce faisait irruption dans le drame.
Au total, ce travail de Ivo van Hove est peut-être moins convaincant que celui sur le Misanthrope, sans doute plus adaptable par son organisation dramaturgique et aux problématiques plus familières à notre contexte social. Dans L’Avare, Van Hove est contraint de modifier le texte original, pour en faire une comédie dramatique, voire un drame. La proposition qui fait des textes de Molière des drames ou au moins des pièces sérieuses n’est pas neuve, celle de s’appuyer sur L’Avare pour soutenir cette thèse l’est plus en revanche; en cela la tentative est séduisante, et comme les acteurs sont remarquables, que la mise en scène est d’une grande intelligence, et que Molière tient le coup, la soirée est réussie.
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