BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LULU d’Alban BERG le 29 MAI 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Dr. Schön (Bo Skhovus) et Lulu (Marlis Petersen) © Wilfried Hösl
Dr. Schön (Bo Skhovus) et Lulu (Marlis Petersen) © Wilfried Hösl

Cette production de Lulu, alliant Dmitri Tcherniakov et Kirill Petrenko, était très attendue. Se demander si elle a tenu ses promesses, c’est déjà répondre…alors mieux vaut ne pas se le demander et se laisser porter vers l’ailleurs que cette production propose…
Au lendemain du spectacle, il trotte en tête. Beaucoup de spectateurs autour de moi sont sortis tendus. La dernière image et la fin «en suspension » saisit de surprise le public. Il est vrai que Lulu n’est pas si fréquent sur les scènes, même si ces dernières années on l’a vu en Europe dans plusieurs grandes salles, comme la Scala (mise en scène Peter Stein, en coproduction avec Lyon) ou à Bruxelles (dans le prodigieux travail de Warlikowski), voire à Oslo (dans la mise en scène circassienne de Stefan Herheim). L’œuvre est difficile musicalement et théâtralement. Depuis 1979, création de la version en trois actes par Pierre Boulez dans la production de Patrice Chéreau, il est clair que l’œuvre a conquis les scènes, alors que les productions restaient rares auparavant.
Il est d’ailleurs intéressant de voir comment Lulu est devenu, comme par exemple Die Frau ohne Schatten, un des must de notre temps lyrique, alors qu’il n’en a pas toujours été ainsi loin de là.
Lulu est un témoignage extraordinaire de la vitalité et de la liberté de création qui a marqué le début du XXème siècle. Si l’œuvre de Berg remonte à 1935, l’original théâtral de Frank Wedekind est de 1913, l’œuvre se présente comme une tragédie en 5 actes réunissant L’esprit de la terre (« Erdgeist ») et La Boite de Pandore (« Die Büchste von Pandora »), une « Monstretragödie » : la tragédie, comme on le sait, aime les monstres, de Phèdre à Médée, et Lulu s’en veut un avatar de ces héroïnes tragiques qui font les légendes et nos rêves ou nos cauchemars
Avec le volontaire double sens érotique de l’expression « La Boite de Pandore », l’allusion à un vagin « puits sans fond » qui ne demande qu’à être rempli sans jamais être rassasié, le sexe est ce qui fonde l’histoire de Lulu. Wedekind s’est intéressé très tôt à la sexualité, notamment dans sa première œuvre, l’éveil du Printemps, (1891) sur la sexualité adolescente.
L’autre composante de Lulu, à laquelle on pense moins, est la composante clownesque, ou circassienne, dont on a dans l’œuvre de Berg une trace au premier acte dans la présentation de la « ménagerie », qui rappelle non sans étonner le prologue de I Pagliacci, ou chez des personnages comme l’athlète. Wedekind a travaillé pour un cirque, le cirque Herzog, et a fréquenté le milieu parisien lié au Grand Guignol et à la Pantomime, héritée de l’univers de la Foire au XVIIIème, dont Lulu est tirée puisque le sujet est celui d’une Pantomime de Félicien Champsaur, « Lulu, roman clownesque » (1888).
Lulu « bête de foire » se rapprocherait alors d’œuvres littéraires ou cinématographiques qui ont pour thème l’univers forain. Lulu d’ailleurs a très tôt inspiré le cinéma (1929, Lulu de Papst) qui a marqué pour toujours le physique du personnage (la mythique Louise Brooks).
Mais là où l’on pense « univers des années 30 », c’est bien plutôt celui du « décadentisme » fin de siècle dans laquelle cette histoire prend ses racines.
Aussi faut-il lire et la mise en scène de Tcherniakov, et l’approche de Petrenko à ce prisme-là. Lulu, ou la tragédie décadente d’une bête de foire.

Palais de glaces et ménagerie © Wilfried Hösl
Palais de glaces et ménagerie © Wilfried Hösl

Je ne suis pas loin de penser que le décor (unique) conçu par Dmitri Tcherniakov lui-même soit une allusion claire à cette attraction de foire qu’on appelle le palais des mirages ou le palais des glaces, sorte de labyrinthe de verre dans lequel on se perd, et où l’on voit à l’infini les reflets des gens qui s’y perdent et des chemins (im)possibles pour en sortir. Et la ménagerie, c’est justement cette humanité perdue dans le labyrinthe, dont le sexe est la seule issue, un sexe ciment du couple vécu dans la violence, la possession, la bestialité et jamais la tendresse.

Violence © Wilfried Hösl
Violence © Wilfried Hösl

Dmitri Tcherniakov, travaille volontiers sur les destins, les figures, les individus ; on l’a vu dans son Macbeth, on l’a vu aussi dans sa Traviata, voire dans son Parsifal où il isole trois destins centraux (Amfortas, Parsifal, Kundry) .Il a résolument décidé de travailler Lulu en dehors de tout contexte historique ou temporel, au contraire de ce que faisait Peter Stein ou même Patrice Chéreau : il concentre le propos sur la manière dont Lulu met les hommes à genoux et à nu, et sur la bête dont on va observer les mœurs et le parcours, Lulu, dont les noms changent pendant la pièce, elle est Eva, elle est Mignon, elle est Nelly, elle est une « namenlose » (comme Kundry) une figure, une idée (l’idée de la femme, comme l’évoque son portrait, non pas un vrai portrait monumental comme on le voit la plupart du temps, mais une silhouette peinte sur le plexiglas qu’on efface facilement, dans laquelle les uns ou les autres (à commencer par le peintre et à finir par Geschwitz) sont vus en transparence et qui va rester tout au long présente de manière obsessionnelle. Car Lulu n’existe pas, elle est ce que les autres projettent en elle, elle est les autres, et n’est que trace, que silhouette, que trait effaçable.

Lulu, son portrait,  et (dissimulé) der Gymnasiast (Acte II) © Wilfried Hösl
Lulu, son portrait, et Schön,et au fond, la fiancée de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl

Toute l’action va se concentrer sur un espace scénique réduit, conséquence de la présence envahissante du « palais des glaces » qui sert d’arrière plan pendant les scènes, et revient au premier plan pendant les intermèdes, où les autres, la ménagerie présentée au départ (des couples d’une banalité très étudiée), vont tour à tour s’aimer, danser, se heurter, se battre aussi, se détruire pour finir au troisième acte presque fossilisés, en sous-vêtements, hommes et femmes à terre ou debout, des vivants-morts au milieu desquels Lulu cherche ses clients.
Il ne faut pas chercher dans ce travail un quelconque spectaculaire ou des moments qui seraient esthétiquement séduisants, pas de clair de lune bouleversant ou d’escalier monumental comme chez Chéreau, mais un espace vide, et transparent ces cloisons de plexiglas, et des reflets, reflets des gens, reflets de l’orchestre, reflets du chef, reflets de la salle travaillés selon les éclairages, qui seuls, changent. Le monde comme un reflet, et non plus comme une réalité, le monde sans épaisseur, réduit à des images vacillantes.

Lulu et Schön © Wilfried Hösl
Lulu et Schön © Wilfried Hösl

Au premier plan, sur un espace réduit : le jeu, les personnages, les conflits, le sexe et la violence. Avec une Lulu qui va être pendant l’essentiel de l’opéra de blanc vêtue (costumes volontairement neutres d’Elena Zaytseva, qui mettent par contraste en valeur ce que porte Lulu) : blanc de pureté ? Certes non, mais de ce blanc dont on voit souvent les vedettes du cirque qui attirent la lumière ; elle finit d’ailleurs (comme Kundry) en combinaison légère et tout le costume du troisième acte oscille entre le mythe (avec sa toque, au lever de rideau de l’acte III, elle m’a fait penser à Marlene Dietrich) et le cirque (la même toque pourrait faire partie d’un costume de cirque). Mais quelle que soit la situation, que Lulu soit en majesté ou qu’elle soit en déréliction, ceux qui en ont fait le centre de leur cercle et de leur univers continuent de la suivre.

Lulu et ses disciples © Wilfried Hösl
Lulu et ses disciples © Wilfried Hösl

Tcherniakov a d’ailleurs composé une magnifique image de cette dépendance, de cette addiction de tous ceux qui ne peuvent s’en passer regroupés autour d’elle et cherchant à la toucher, comme en un tableau religieux.

Tcherniakov a insisté sur les rapports entre les différents personnages, empreints de violence et de tension, la mort du peintre, égorgé et christique derrière le portrait en transparence de Lulu qu’il a lui même peint en est un exemple, mais bien entendu aussi la mort de Schön, qui survient presque par hasard, mais qui est amenée par la dégradation des rapports entre Schön et Lulu après leur mariage.

Mort de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl
Mort de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl

Schön passe du statut de père/souteneur, de sugardaddy à celui de mari : le couple tue la relation, faite désormais de soubresauts de violence et de sexe, et d’une féroce jalousie qui voit surgir de partout des amants potentiels, avec des scènes de vaudeville, comme lorsque le Gymnasiast sort de sa cachette sous les chaises, ou de tragédie, comme lorsque Schön découvre son fils Alwa avec Lulu, qu’il l’entraîne en arrière scène et qu’il le frappe violemment (les cloisons de plexiglas permettent de tout voir) . Le travail sur l’évolution de cette relation, sur le personnage de Schön, même, magnifiquement incarné par Bo Skovhus, à qui ce type de rôle convient particulièrement, est d’une très grande crudité et en même temps d’une très grande précision.
Le personnage de Geschwitz est aussi très étudié, une Geschwitz jeune, ce n’est pas si habituel, à la voix triomphante et claire (une Daniela Sindram exceptionnelle), à la fois acceptée et rejetée, errante et présente.
Chaque personnage est caractérisé de manière éminente, précise, si le Medizinalrat est vite éliminé, le peintre est merveilleusement dessiné, assoiffé d’amour, assoiffé de Lulu, mais aussi bien l’Athlète, un personnage vieilli, aux muscles défraichis (excellent Martin Winkler), que l’étrange Schigolch (donné cette fois à un chanteur mur mais pas âgé comme souvent – à la Scala c’était Franz Mazura), sorte de vagabond, de voyageur qui surgit avec ses lunettes de voiture sur le front (Pavlo Hunka): tous composent une véritable ménagerie, c’est à dire des typologies presque animalières qui apparaissent et disparaissent dans ce palais de verre qui semble quelquefois une cage d’où ces animaux dénaturés ne sortent pas.
Il semble d’ailleurs que si le deuxième acte m’est apparu musicalement le plus impressionnant, c’est le troisième acte qui du point de vue scénique est peut-être le plus convaincant.
La scène initiale, le salon parisien, semble être une sorte de fantasme de Lulu, au premier plan assise, pendant que les autres personnages au second plan en rang d’oignon conversent ou du moins lancent leurs répliques, comme si Lulu se souvenait, ou qu’elle rêvait. En tous cas elle est absente, elle est ailleurs, elle a dépassé ce moment, elle est déjà au-delà : du coup, tout ce qui pourrait être anecdotique, romanesque ou même vaudevillesque comme le changement de costume, ou les réactions des personnages à l’annonce que les actions de la société de la Jungfrau se sont écroulées, voire les menaces mêmes du marquis (excellent Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), tout cela semble laisser Lulu indifférente.

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Tout ce beau monde, pendant l’intermède musical qui suit entre les deux scènes, se déshabille pour composer une humanité (?) figée, seul décor des bas fonds de Londres, au milieu de laquelle Lulu va chercher ses clients.
Ses compagnons, Schigolch, Alwa, Geschwitz errent pendant que Lulu cherche ses clients, comme des sortes de fantômes, encore une fois d’animaux assoiffés. Tcherniakov fait défiler les clients, et la violence s’accroît (le premier fuit, le second, le nègre, tue Alwa) sans que la scène change de nature ou qu’il se passe vraiment quelque chose. La meurtre d’Alwa par exemple semble être un moment ordinaire…tout passe et Tcherniakov réussit parfaitement à marquer le refus de l’événementiel comme si tout valait tout, ou plutôt que toute valeur avait délaissé ce monde.
La rencontre avec Jack l’Eventreur cependant n’est pas traitée selon l’habitude. Ici, Lulu trouve le poignard dans la poche de son client, le regarde et se tue, un peu comme Tristan avec Melot. Elle reconquiert ainsi sa mort, plutôt que d’accepter celle anonyme des prostituées de Whitechapel. Elle reconquiert en même temps, dans la déchéance la plus totale, sa grandeur d ‘héroïne tragique et son propre destin. Celle qui au contraire tombe, c’est Geschwitz, qui a tout donné, argent, liberté, amour, qui n’a rien reçu sinon le coup de poignard de Jack l’Eventreur et qui en une ultime image aussi déchirante que vaine, s’approprie le corps sans vie de Lulu dans une étreinte ultime, pendant que les dernières notes s’égrènent, presque en suspension, interrompues par le silence et le noir final qui surprennent visiblement le public.

Voilà un travail surprenant, dispositif unique, espace réduit, motifs récurrents : il n’y a plus rien des ambiances différentes, l’atelier du peintre, le salon de Lulu, la maison de Schön, le salon parisien, les bas fonds de Londres. Plus de lieux sinon un seul qui est le lieu tragique, cet espace permanent rempli par quelques chaises, disposées autant que de besoin, et dans lequel tout se passe. Tcherniakov a opté pour la concentration, il a opté aussi pour le théâtre, en s’appuyant visiblement sur les sources théâtrales. Il bâtit plus une pièce de théâtre musicale une tragédie avec musique qu’un opéra. La précision du jeu, les trouvailles dans les relations entre les personnages, la caractérisation de chacun, tout montre un vrai travail sur le texte, très attentif, millimétré et en même temps inattendu.
J’ai lu plusieurs fois que ce travail était raté, fait à la va vite, voire bâclé. On peut ne pas partager cette option au total assez minimaliste (à l’opposé d’un Py à Genève par exemple) mais tellement forte, tellement concentrée, tellement tendue et préférer d’autres travaux de Tcherniakov, mais qu’on ne dise pas qu’il a bâclé son travail.
Un metteur en scène digne de ce nom – comme l’est Tcherniakov, ne peut bâcler une Lulu, même s’il peut la rater. Mais ce n’est pas le cas : au lieu de faire une fresque une parabole mythique, il a travaillé là au millimètre, en respectant le livret sans jamais s’en écarter. C’est loin de tout ce qu’on a pu voir jusque là, et surtout ce n’est pas forcément à la mode. Ça gène forcément le consommateur…

Avec ce travail très hiératique en somme, sans complaisance et sans lustre, avec cette vision sèche, noire, désespérante pour l’humanité ambiante, Kirill Petrenko lui aussi surprend. On retrouve bien sûr ses qualités habituelles de précision et de netteté. On entend tout, chaque moment est accompagné, contrôlé, dominé. Et d’abord le volume, très contenu, très maîtrisé, qui fait de bien des moments un opéra de chambre. Il y a quelque chose du concerto à la mémoire d’un Ange dans cette manière d’aborder le son et de l’      adoucir à l’extrême. Malgré ce concerto à la mémoire de Lulu, plus intimiste, plus contenu, Petrenko ne renonce pas à souligner l’extraordinaire variété des couleurs de cette musique. Il choisit les intermèdes musicaux, plus spectaculaires (y compris scéniquement) pour mettre en valeur l’orchestre et les aspects les plus symphoniques, mais aussi les sources et les échos de cette musique, qu’il souligne en dirigeant à dessein ici comme Strauss, là comme Wagner. Jamais on avait entendu Lulu sonner comme les grands anciens ou les grands modèles, il y a des moments où les violons tremblent et vacillent comme dans certains instants straussiens, il y a des moments où cela sonne comme dans Salomé, il y en a d’autres où l’on se dit que Wagner est là, tutélaire. Et cette diversité d’ambiances, elle se conjugue avec les moments plus habituels chez Berg, plus « seconde école de Vienne », comme si défilaient en une symphonie de couleurs diverses, de reflets scintillants, cinquante ans de musique et d’ombres portées.

Car ce qui m’a frappé dans cette direction, c’est qu’elle est très diverse, très miroitante de couleurs, de différences de volumes, d’accents, d’insistance sur certaines phrases, de refus du lyrisme là où l’on s’y attend, d’une froideur glaçante par moments, d’un lyrisme époustouflant inattendu à d’autres : Kirill Petrenko a su rendre justice à l’ensemble d’une partition incroyablement riche (certains soutiennent, et peut-être n’ont-ils pas tort que Lulu est supérieur à Wozzeck), d’une très grande complexité, et c’est cette diversité et cette complexité qu’on entend ici, comme rarement on les a entendues.
Bien entendu, Petrenko triomphe, comment pourrait-il en être autrement, mais il triomphe parce qu’il a su par la tension insufflée à la musique correspondre à la tension scénique, il a su rendre ce qu’il y a de grand, ce qu’il y a de pittoresque, ce qu’il y a de petit et médiocre sur scène, en faisant de l’orchestre à la fois un protagoniste et un accompagnateur, il a su donner une incroyable variété à sa lecture, qui est tout sauf monolithique ou unidirectionnelle. Il est suivi par un orchestre comme souvent impeccable, aucune scorie ce soir avec des cordes incroyables de précision, des bois presque électriques, et un ensemble parfaitement au point mais aussi et cela s’entend, parfaitement habité, qui dessine un paysage, une ambiance, un univers. C’est grandiose, et en même temps comme toujours avec Petrenko d’une unité étonnante avec ce que l’on voit : ce qu’on voit sur scène, on l’entend en fosse. L’oeil écoute et l’oreille voit.
Mais Petrenko est un vrai directeur d’opéra et il accompagne avec une attention presque tatillonne chaque chanteur et un plateau complètement soumis à la fosse : il dispose de chanteurs acteurs exceptionnels qui se donnent en scène d’une manière définitive, et doit, pour leur permettre de jouer en toute liberté, d’être d’une attention totale pour qu’ils se sentent en pleine sécurité.

Matthias Klink (Alba) et Daniela Sindram (Geschwitz) et en reflet, Schön agonisant © Wilfried Hösl
Matthias Klink (Alba) et Daniela Sindram (Geschwitz) et en reflet, Schön agonisant © Wilfried Hösl

Il n’y a pas grand chose à redire sur le plateau réuni, fait comme souvent à Munich de nombreux membres de l’excellente troupe : Christian Rieger (Medizinalrat, Bankier, Professor) Heike Grötzinger, Christof Stephinger, ou Rachael Wilson, belle figure du Gymnasiast ou du Groom : on retrouve même dans les petits rôles Cornelia Wulkopf, qui fut de la troupe de Munich, mais surtout du Ring de Chéreau depuis 1977.
Rainer Trost dans le peintre (et le nègre) rappelle qu’il fut un temps l’un des ténors mozartiens les plus en vus, l’un des espoirs du chant mozartien. La voix est claire, l’émission parfaite, la diction exemplaire; l’Alwa de Matthias Klink, très sollicité scéniquement, n’a pas tout à fait la même suavité vocale, mais une sorte de force qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. Je me souviens d’Alwa plus « caractérisés », ténors de caractère à la Kenneth Riegel : l’Alwa de Klink est plus naturel, plus présent aussi et très engagé dans le jeu. C’est vraiment une belle performance.

Lulu & Schön © Wilfried Hösl
Lulu & Schön © Wilfried Hösl

J’ai déjà évoqué Bo Skovhus, avec sa voix irrégulière, quelquefois triomphante, et des aigus tenus, avec un certain éclat même, et des trous, des moments où cette voix disparaît. Mais au-delà de la technique, il y a une interprétation. Skhovus sait habiter ses rôles et il n’est jamais aussi bon que dans les personnages tiraillés, contradictoires, étranges. La performance est à la hauteur, il incarne un Schön nerveux, affectueux quelquefois, un Schön plus engagé que certains interprètes qui soignent plutôt le parallèle avec Jack au troisième acte, que Tcherniakov refuse (alors que Chéreau le marquait). Franz Mazura avec Chéreau a marqué le rôle, distant, froid, élégant, tout de violence rentrée. Skhovus ici est plutôt extraverti, plutôt démonstratif, et surtout très humain.
J’ai entendu rarement Daniela Sindram, et elle m’avait marqué dans le Rienzi de Bayreuth en 2013, où elle chantait Adriano. Elle est une Geschwitz jeune, passionnée et désespérée. Là aussi s’impose la comparaison avec une Yvonne Minton, chez Chéreau, une Geschwitz plus mûre, plus intérieure  (on verra ce que fait dans Geschwitz Jennifer Larmore, magnifique choix, dans la Lulu d’Amsterdam en juin): je me souviens, j’ai encore dans l’oreille sa dernière réplique, sorte de lamento désespéré « Ich bin dir nah, bleib dir nah, in Ewigkeit »: comme Minton disait « Ewigkeit », jamais aucune Geschwitz que j’ai pu voir depuis ne l’a dit. Pas plus Daniela Sindram. Mais elle a d’autres qualités, de jeunesse, d’engagement, avec une voix fraiche et triomphante et des aigus incroyables de puissance. Geschwitz n’est pas un rôle de travesti et ne peut être joué comme un travesti, même si elle s’habille en homme, c’est un rôle de femme qui doit garder quelque chose de la féminité. C’est pourquoi je préfère que les metteurs en scène habillent Geschwitz en femme, et non en homme comme c’est le cas ici ; je trouve que cela complexifie l’interprétation et distancie un peu trop. C’est en tous cas un rôle passionnant, et sûrement le plus douloureux de l’opéra. Peut-être Sindram, qui du point de vue vocal est excellente, gagnerait à faire mûrir le rôle en elle, même si son dernier geste est sublime d’émotion et de justesse.
J’avais écouté Marlis Petersen au début de la saison en Susanna avec Levine à New York, elle y était délicieuse, et surtout elle laissait voir l’ambiguïté du personnage sa fraicheur et sa rouerie. Dans Lulu, c’est encore mieux. C’est un rôle qu’elle sculpte et qu’elle habite. Ce n’est pas la première fois qu’elle le chante, mais on sent le travail qu’elle a mené avec Tcherniakov, par l’engagement et la conviction qu’elle y met. Comme Kampe dans Kundry (on aura compris par mes lourdes allusions que je trace des ponts entre les visions de ces deux rôles par Tcherniakov…), elle se jette à corps perdu dans le rôle, tout à tour élégante, distante, terrible, livrée à toutes les addictions, et notamment sexuelles, bestiale aussi. Magnifique bête de cirque, jusqu’au bout, elle délivre une interprétation de très haut niveau, étonnante à bien des points de vue.

Lulu & Schön © Wilfried Hösl
Lulu & Schön © Wilfried Hösl

La qualité des moments parlés et la justesse du ton montrent qu’elle fait du théâtre, qu’elle dit son texte comme au théâtre. Il y a là une vérité, des accents, des couleurs, des partis pris qui frappent. Vocalement, c’est un peu plus irrégulier, mais le rôle est terrible, à cheval entre le soprano colorature (Dessay y a pensé, sans jamais avoir le courage ou l’audace de s’y jeter) et le soprano lyrique. Marlis Petersen est un colorature, elle en a le répertoire, mais la voix a plus de corps que chez certains colorature : elle peut chanter Donna Anna, toutes ne le peuvent pas. Il faut avoir une voix suffisamment corsée pour dominer l’orchestre, même si Petrenko retient le son. Marlis Petersen a les qualités et elle tient ses aigus d’une manière étonnante, même si certains notamment au troisième acte semblent être à la limite et même si les réserves semblent quelquefois épuisées : mais ce n’est jamais crié, c’est toujours chanté, avec un vrai contrôle du chant. Marlis Petersen, originaire de Souabe, a découvert l’opéra à Pforzheim : un lieu comparable en France est improbable, mais c’est la vertu de la province allemande d’avoir des théâtres dans les villes improbables. En France, dans les villes comparables, on étrangle les théâtres comme à Chambéry, parce qu’apporter la culture à la population, c’est, n’est-ce pas, inconcevable, que dis-je, pornographique !

Début de l'acte III © Wilfried Hösl
Début de l’acte III © Wilfried Hösl

Or donc, revenons à Marlis Petersen pour affirmer qu’elle dépasse de loin les Lulu actuelles, même si Patricia Petibon est aussi une Lulu qui compte aujourd’hui. Et même physiquement, grande, bien plantée, avec une vraie silhouette, elle change de l’image de petit oiseau fragile qu’on a pu avoir quelquefois (que Stratas, la géniale Stratas avait su développer, ou même Christine Schäfer, autre magnifique interprète du rôle). Cette Lulu là comptera et ce n’est pas un hasard si le public munichois rappelle sans fin et Kirill Petrenko et Marlis Petersen, ce sont les piliers de la soirée.
Une soirée qui m’a séduit musicalement et marqué scéniquement, plus que je ne le pensais en sortant du théâtre: c’est le signe que quelque chose fonctionne et que ce qu’on y voit marque de manière presque subliminale. Dmitri Tcherniakov a résolument opté pour un travail plus épuré et à la fois plus « théâtral », très fouillé et intelligent et très différent de ce que j’ai pu voir ces dernières années (Py, Herheim, Stein) , avec moins de profusion, moins de spectaculaire, moins de contexte, mais peut-être plus de profondeur, plus de cruauté, plus de lacération. C’est vraiment une très grande réussite dans la conduite des acteurs, qui par sa rigueur mène à l’émotion et il est étonnant que deux mois après avoir travaillé sur Parsifal et de quelle manière, il nous emmène à la fois ailleurs, dans un style radicalement autre, tout en faisant sentir quelles lointaines parentés il trouve entre les deux personnages féminins sur lesquels il a travaillé et avec quelle maestria : Kundry et Lulu…

Rendez-vous sur Staatsoper.tv (le streaming du Bayerische Staatsoper : https://www.staatsoper.de/tv.html) le 6 juin prochain, mais aussi prochainement sur ARTE.
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Lulu, être et transparence © Wilfried Hösl
Lulu, être, portrait et transparence © Wilfried Hösl

 

THÉÂTRE AU PICCOLO TEATRO DELLA CITTA’ DI MILANO 2014-2015 / TEATRO GRASSI: THE LEHMAN TRILOGY de STEFANO MASSINI, Mise en scène LUCA RONCONI

Cadre général avec funambule © Marasco
Cadre général avec funambule © Marasco

J’ai un peu de retard sur mes comptes rendus d’opéras, mais après avoir assisté à « The Lehman Trilogy » au Piccolo Teatro de Milan, j’ai décidé de brûler la politesse à tous les autres spectacles et de vous parler de ce moment de théâtre intense vécu dans la Milan bariolée de l’EXPO 2015, avec ce système d’écho particulier entre ce que dit notre monde d’aujourd’hui ( la foire) et ce que raconte ce travail (la faille)
D’abord, je voudrais confier mon émotion à retourner après une quinzaine d’années au Piccolo Teatro de via Rovello, la salle historique du Piccolo, appelée aujourd’hui Teatro Grassi en hommage à Paolo Grassi qui en fut, avec Giorgio Strehler, le co-directeur avant d’aller à la Scala. Pour ceux qui sont un peu jeunes pour connaître cette histoire, Paolo Grassi est celui qui a accompagné de 1972 à 1977 Claudio Abbado dans la nouvelle politique que le jeune chef d’alors voulait imprimer à la Scala, et ces 5 ans, les amoureux de la Scala savent qu’ils furent déterminants: c’est ce qui reste de l’histoire des Sovrintendenti du théâtre milanais depuis bientôt 40 ans. Grassi, c’est celui qui disait que la Scala était un arbre à l’envers avec les feuilles à l’orchestre et les racines au poulailler. C’est celui qui pensait que le théâtre est une machine toute concentrée sur ce seul moment, le lever du rideau chaque soir. C’est celui qui enfin (et d’abord !) a fondé avec Giorgio Strehler le Piccolo Teatro de Milan en 1947, faisant de Milan une capitale du théâtre autant que de l’opéra. Car le Piccolo Teatro, c’est le moteur qui a fait tourner le théâtre italien, voire le théâtre européen pendant des dizaines d’années et a porté à l’étranger ce savoir faire unique d’un théâtre à la fois esthétique et dramaturgique, hérité de Brecht et de Jouvet, mais aussi dépositaire d’une tradition qui a contribué à inventer le théâtre moderne, la Commedia dell’Arte, que Strehler a reportée au monde, symbolisée par ce monument insurpassable qu’est Arlecchino servitore di due padroni, de Carlo Goldoni. Peter Stein, Patrice Chéreau, ne l’oublions pas, ont aussi partagé un moment leur vie avec ce théâtre…
Aujourd’hui, où le théâtre en Italie est dans une situation tragique, grâce à la sollicitude d’un Berlusconi, qui a massacré la culture et les institutions culturelles (mais Renzi aujourd’hui fait-il mieux ?), il faut rappeler qu’il y a quarante ans, chaque tournée du Piccolo dans le monde entier était un événement, chaque création de Strehler un joyau.
Malgré la situation d’aujourd’hui d’une Scala un peu pâlichonne et d’un Piccolo orphelin, il faut dire, rappeler, crier que Milan était un des phares de la culture européenne, et pas seulement une capitale de la mode ou d’une EXPO 2015. A l’époque, les paillettes avaient nom Brecht, Goldoni, Lessing, Goethe. Je vous laisse imaginer ce qu’était la vie du public milanais de l’époque, qui passait d’Abbado à Strehler, quand il ne les voyait pas réunis sur la scène pour un Simon Boccanegra encore aujourd’hui inégalé ou pour un Macbeth encore aujourd’hui inégalé.

La Cerisaie, Strehler/Damiani
La Cerisaie, Strehler/Damiani

À l’évocation de cet âge d’or de la culture à Milan, je vibre encore, même si je n’ai pu en vivre en première personne que les tout derniers feux. Mais le jeune fou de théâtre que j’étais a pu voir à l’Odéon le fameux Arlecchino, Il giardino dei Ciliegi (La Cerisaie) dans le merveilleux décor de Luciano Damiani avec une Valentina Cortese inoubliable, et aussi La Tempesta (La tempête) de Shakespeare, des spectacles fondateurs qui vous bousculent et vous bouleversent toute une vie durant.
Vous comprendrez qu’entrant dans le Cortile, et se glissant vers la petite salle souterraine du Piccolo (500 places, étouffante sans air conditionné en cette journée presque estivale), tout m’assaillait, à commencer par les affiches de quelques uns des spectacles vus lors de mes années milanaises, La Grande Magia (Eduardo de Filippo), Minna von Barnhelm (vu aussi à Paris), le merveilleux Campiello et les Baruffe Chiozzotte de Goldoni, mais aussi Faust (Goethe) qui devait être donné en version complète et qui ne fut jamais vraiment achevé, ou Elvira (de Jouvet), ces deux derniers joués par Giorgio Strehler lui même, qui était moins acteur que metteur en scène et qui avait ce côté agaçant et cabot qui en énervait tant. Allez sur le site très bien fait du Piccolo, et sachez que l’archive du Piccolo consacré à Strehler est un monde à lui seul.

Luca Ronconi en travail à la table
Luca Ronconi en travail à la table

Ce soir, c’est Ronconi qu’on honore, Luca Ronconi, arrivé au Piccolo en 1999 après la mort de Strehler, aujourd’hui réuni avec le vieux rival dans la mort et l’hommage, Ronconi dont la disparition m’a bouleversé, tant il est lui aussi lié à mes années de jeunesse. Je l’ai écrit dans le texte hommage rédigé dans ce blog, j’ai découvert la force du théâtre à 15 ans avec suffocation en voyant l’Orlando Furioso dans un Pavillon de Baltard avant le démantèlement des Halles de Paris, puis l’Orestea d’Eschyle dans le grand Amphi de la Sorbonne quand j’étais étudiant, et l’incroyable folie imaginative de Ronconi avec Il barbiere di Siviglia à l’Odéon un peu plus tard. A la différence de Strehler, j’ai souvent bavardé avec Luca Ronconi, ses yeux pétillants, mais aussi hésitants, sa timidité, cette timidité et cette discrétion qui osaient tout, et qui faisaient si peur aux producteurs. Luca Ronconi, ou la folie du théâtre, ou le théâtre en folie, mais de cette folie qui construit, qui bâtit des monuments, qui fait l’histoire.
Que Ronconi n’ait pas beaucoup tourné en France depuis des années m’a attristé, malgré une tournée en 2007 (Il ventaglio de Goldoni) et en 2010 (Juste la fin du monde de JL Lagarce) . On avait coutume de dire qu’au début, au Piccolo il n’avait pas trouvé son espace (comme si un espace suffisait à Ronconi…). Mais les spectacles vus ces dernières (comme Professor Bernhardi de Schnitzler par exemple) années m’avaient frappé par leur rigueur et leur apparente simplicité, par la profondeur du propos et par cette vision chirurgicale du monde que Ronconi comprenait au vol. Comme Abbado, avec qui il a fait Wozzeck (à la Scala, et à Garnier en 1979), et l’ébouriffant Viaggio a Reims de Rossini , en 1984,  il avait encore à 80 ans, et malgré la maladie,  la fraîcheur et la curiosité du jeune homme, il avait cette jeunesse intérieure, même très diminué physiquement, qui fait bâtir des montagnes.
Alors, entouré de mes fantômes, que j’essaie de vous faire partager – ceux qui ont vu des spectacles de Ronconi ou Strehler savent que je n’exagère même pas, je suis entré ce dimanche au Piccolo Teatro pour l’unique représentation en continu des deux parties de cette Lehman Trilogy, qui a séduit Luca Ronconi en 2012, au point de vouloir monter le texte, un texte magnifique d’un auteur italien à peine quadragénaire du nom de Stefano Massini et qui a triomphé à Milan depuis la première en janvier dernier, du vivant de Ronconi, et que le  directeur du Piccolo depuis 17 ans, Sergio Escobar, a décidé de reproposer pour une série spéciale en mai.

Lehman Brothers, Harry (Massimo De Francovich), Mayer (Massimo Popolizio, Emanuel (Fabrizio Gifuni) © Marasco
Lehman Brothers, Harry (Massimo De Francovich), Mayer (Massimo Popolizio, Emanuel (Fabrizio Gifuni) © Marasco

Il ne m’étonnerait pas que cette Lehman Trilogy soit à Ronconi ce que l’Arlecchino est à Stehler, ce serait heureux parce que cela permettrait à la génération d ‘aujourd’hui de se confronter à ce type de théâtre, sans vidéo (Mais Ronconi est l’un des premiers à l’avoir utilisée en 1990), sans numérique ni laser, une fresque de 150 ans d’histoire américaine dans la boite hiératique d’un décor gris avec une douzaine d’acteurs.
On connaît déjà la pièce en France, donnée avec succès au théâtre du Rond Point la saison dernière sous le titre Chapitres de la Chute dans une mise en scène d’Arnaud Meunier (Grand prix du Syndicat de la critique 2014) et dans une traduction de Pietro Pizzuti (L’Arche éditeur, 300 p., 18 €). Stefano Massini, qui a été assistant de Luca Ronconi, a à son actif de nombreux succès théâtraux et romanesques.
Sa Lehman Trilogy raconte sur fond d’histoire des Etats Unis, la saga des frères Lehman (les Lehman Brothers), arrivés de leur Bavière natale au milieu du XIXème et qui de leur petit magasin de vente de coton à Montgomery (Alabama), fondent une banque, s’installent à New York.  Leur affaire va participer à la création de Wall Street, traverser guerre de sécession, guerre mondiale, crise de 29 et accompagner industrialisation, chemin de fer, automobile pour finir en pure société financière jouant avec les outils du marché et pour mourir dans une chute retentissante en 2008 qui va ébranler l’économie mondiale. Une saga familiale dynastique, au départ pétrie de culture juive (elle sera peu à peu distanciée au profit de la culture américaine) où les pères transmettent aux fils, placent leurs intérêt dans la politique, notamment  au moment du New Deal, où la politique interfère avec l’économie et impose des règles au capitalisme, et où les fils s’adaptent à l’évolution des lois du marché, des lois économiques et des transformations sociales.

Deux générations: au centre Philip (Paolo Pierobon) © Marasco
Deux générations: au centre Philip (Paolo Pierobon) © Marasco

Le spectacle, d’une durée de 5h environ, se divise en deux parties, la première (environ 3h) dont les trois frères sont les héros, la seconde (environ 2h) pendant le XXème siècle dont les fils et petits fils sont les moteurs, tandis que les trois frères commentent ou font office de récitants. Ainsi se mélangent théâtre, récit, poésie, en un tourbillon étonnant sur un texte éminemment puissant, sans doute un des textes les plus forts de ces dernières années. Un texte linéaire qui suit dans l’ordre chronologique l’ensemble des événements, mais qui est fait en même temps de répétitions, de motifs, de figures récurrentes, comme ce funambule qui trente années durant tend son fil devant Wall Street sans jamais tomber mais qui finit par tomber, en même temps que se fissure une certaine vision du capitalisme devenu strictement financier (l’invention des traders) et tombant dans l’hystérie totale comme dans cette délirante scène de twist où le dernier des Lehman, Robert (Bobby), pris dans l’hybris, le sentiment d’immortalité, engage dans la folie du capitalisme financier la banque qui va tomber, faute d’héritier Lehman, dans les mains d’autrui.
Ronconi a déjà travaillé sur des sagas, et notamment ces sagas qui portent en elles la fin des mondes, comme Gli ultimi giorni dell’umanità  de Karl Kraus, réalisé en 1990 au Lingotto de Turin dans les usines Fiat désaffectées, il a aussi fait Le Ring de Wagner, autre Saga de fin du monde, qui n’est pas d’ailleurs sans rappeler le spectacle de Stefano Massini, comme Ronconi l’a lui même souligné.  Ronconi aime aussi à travailler sur les textes, en les mettant en valeur de manières diverses, utilisant les dialogues et le récit à la troisième personne, qui distancie, évite l’implication trop personnelle . Il avait travaillé ainsi en 1996 à Rome pour la mise en scène du roman de Carlo Emilio Gadda Quer pasticciaccio brutto de via Merulana qui est une manière étourdissante de tisser récit et théâtre.

Le dispositif © Marasco
Le dispositif © Marasco

Mais ce qui surprend ici, c’est un espace gris et nu, conçu par Marco Rossi, avec des meubles minimaux, des esprits de meubles limités à leur épure ou à leur structure,  horloge qui bouge de droite à gauche au moment des crises, tables émergeant des dessous et disparaissant comme des bancs, et panneaux portant peu à peu le nom Lehman, puis Lehman brothers, puis Bank for Alabama etc…ainsi qu’un sol jonché de lattes portant le nom familial.

Les costumes de Gianluca Bricca restent très discrets aussi, sans marquer jamais de manière nette l’évolution des temps et des modes: chaque personnage est vêtu d’ une sorte de survêtement noir, type bleu (noir en l’occurrence) de travail, et se différencie des autres seulement par la chemise et le col, comme si l’œil là-aussi ne devait pas être distrait du jeu et du texte. Seules les femmes au fur et à mesure de l’avancée des temps voient leurs costumes évoluer, mais c’est en même temps la même figure qui les traverse (Sandra Toffolatti)

Deuxième partie, vers la fin...© Marasco
Deuxième partie, vers la fin…© Marasco

Le texte joue sur la relation à l’Amérique, mais aussi, notamment en première partie, sur les racines allemandes et juives, en rappelant, à chaque moment, par un titre, l’élément central de l’épisode, titres dévoilés de droite à gauche ou de gauche à droite, lecture à l’hébraïque ou à l’européenne. Ainsi défilent des titres comme Luftmensch (le rêveur en yiddish), chametz (nourriture au levain), bulbe (patate) etc…mais aussi horses, Ruth (allusion aux deux femmes de Robert Lehman, prénommées Ruth), des éléments simples, toujours parlant, mais qui laissent au jeu l’essentiel. Jamais l’attention n’est perturbée au détriment du jeu.
Cette affaire est une affaire d’hommes, où les femmes, jouées par une (très bonne Sandra Toffolatti, déjà citée) ou deux actrices, sont des rôles de complément, voire interchangeables dans cette société juive où les hommes décident, mais aussi dans la haute société où elles ont pour fonction d’être là et d’apparaître autant que de besoin : une des scènes les plus désopilantes (car tout cela est plein d’humour, voire de tendre ironie) est le catalogue des possibles partis pour le fils Philip Lehman qui décide enfin de se marier, choisissant entre une « trop ceci » ou une « pas assez cela ».
Ronconi a travaillé avec une précision diabolique dans le jeu, avec des mouvements millimétrés, des gestes suspendus, des compositions de groupes qui font image, mais il n’aurait pu réussir ce tour de force sans une brochette d’acteurs prodigieux, parmi les plus grands de la scène italienne, et de toutes les générations, issus de toutes formations, et de tous les angles de l’Italie avec cette diversité d’écoles dramatiques qui en même temps assume au niveau du jeu d’acteur les évolutions décrites dans le récit. Harry Lehman (Massimo De Francovich, acteur fétiche de Ronconi) le plus vieux, le patriarche en quelque sorte, avec son jeu apaisé, le plus agité Emanuel (magnifique Fabrizio Gifuni), et le troisième, Mayer, le très grand Massimo Popolizio, lui aussi acteur fétiche des spectacles de Ronconi qui constituent les trois frères, qui vivent, témoignent et tracent la mémoire. Ce sont les trois « doyens »

Emanuel (Fabrizio Gifuni) et Mayer (Massimo Popolizio), vers la conquête © Marasco
Emanuel (Fabrizio Gifuni) et Mayer (Massimo Popolizio), vers la conquête © Marasco

Massimo Popolizio, dans ce théâtre tout en concentration, tension et chaleur, a eu d’ailleurs un malaise qui a interrompu pendant cinq minutes le spectacle. Mais il faut aussi souligner la magnifique prestation de Paolo Pierobon, Philip Lehman énergique et bouillonnant qui porte l’innovation et élargit la surface de l‘activité en l’appuyant sur le développement industriel, pendant que son fils Robert (Bobby) dont le tour viendra introduira le capitalisme financier et instillera l’hystérie financière qui conduira on sait bien où : le jeune Fausto Cabra est d’ailleurs étonnant dans ce rôle de génial déglingué. Mais aussi Roberto Zibetti, Herbert Lehman qui choisit la politique au moment où la politique se mêle d’économie. Dans ce travail où l’acteur est centre et roi, il faut aussi souligner les figures fugaces, notamment celle de Fabrizio Falco dans le rôle du funambule Solomon Paprinsky, qui traverse la scène toujours perché sur sa poutre en récitant, d’une manière à la fois absente et terriblement présente et émouvante, ou celle plus aiguisée des deux « repreneurs » de la banque après la mort de Bobby (1969), Glucksman le trader hongrois (Denis Fasolo) et Pete Peterson le grec (Simone Toni) ou bien enfin la figure du noir esclave (Marouane Zotti), Testatonda (tête ronde) qui apparaît au départ, dans une Amérique qui pratique encore l’esclavage.
L’extraordinaire plaisir du texte qui se dégage de ce spectacle, dû à la fois  à ses qualités intrinsèques et aux acteurs étonnants , renvoie à ces plaisirs d’enfants qui écoutent les contes de fées, ces contes de fées modernes, qui ont excité la curiosité et provoqué la fascination par la chute brutale de la Maison Lehman. Ce spectacle a cette magie-là la magie d’un spectacle qui en serait presque enfantin dans sa ligne et dans la parabole qu’il propose.
Alors évidemment on en ressort ému et bousculé : on découvre un texte, puissant, vivant, varié, et on constate à quel point Ronconi est revenu comme à l’essentiel, comme est essentiel le fait de choisir la salle du Piccolo Teatro Grassi plutôt que le plus grand Teatro Strehler, qui eût pu convenir à un théâtre tout de même épique, retraçant l’épopée de la modernité.
En travaillant dans le cadre intimiste et un peu étouffant du Teatro Grassi, il crée évidemment une grande complicité avec le public à cause de la proximité des acteurs, comme Strehler avait su la créer pour la plupart de ses productions (puisqu’il a à peine vu son grand théâtre construit et terminé). Ce rapport exceptionnel de proximité, installe une relation voisine à celle d’un théâtre de tréteaux, D’une certaine manière, Ronconi le repropose, avec ses tensions, ses jeux ébouriffés, sa catharsis  mais surtout son indicible émotion et son infinie poésie, il repropose un théâtre où le souffle de l’acteur croise celui du spectateur et un théâtre qui sans être didactique à aucun moment, est témoin de son temps, outil de son temps, et qui réussit néanmoins à installer le rêve.
Ce soir le Piccolo était Grande.

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Affiche © Laselva
Affiche © Laselva

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: TURANDOT de Giacomo PUCCINI le 8 MAI 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Nikolaus LEHNHOFF)

Turandot (Acte I) ©Brescia/Amisano
Turandot (Acte I) ©Brescia/Amisano

La question de l’inachèvement de Turandot pose de manière plus profonde celle de la résolution du conte de Gozzi, et de l’histoire, qui est celle de l’humanisation de l’héroïne. Devenue femme amoureuse, ayant perdu sa distance et sa frigidité, par la vision de l’amour de Liù, celle ci n’est pas une Isolde, mais bien plutôt une Brünnhilde, découvrant en Siegmund et Sieglinde la force de l’amour et du même coup abdiquant virginité et immortalité pour vivre l’amour humain. Il y a dans le parcours de Turandot quelque chose de très semblable. Mais Puccini n’a pas fini l’œuvre, et ne l’a pas bouclée musicalement, et ni Alfano et ni Berio ne sont totalement convaincants, on le verra. L’enjeu de ce final, c’est bien la transformation de Turandot de roc en fragilité, même si cette fragilitė se perçoit déjà dans la scène des énigmes quand les réponses successives de Calaf bousculent et hystérisent la princesse, élément lisible aussi dans la musique qui accompagne la manière dont Turandot pose les questions.

Tel qu’il existe aujourd’hui l’opéra met en scène une princesse lointaine et monstrueuse, à la psychologie fruste, un prince égocentrique prêt à tout sacrifier pour la conquérir et qui sacrifie donc et père et esclave, c’est à dire ce qui lui reste de sa famille et de ses origines probablement arabes vu son nom sans doute venu du mot Calife. Mais Calaf est inflexible pour mieux faire tomber la princesse, et lui faire enfin connaître ce qu’est la force de l’humain…les seuls personnages ayant au départ une humanité sont ceux qui sont sacrifiés Timur et surtout Liù. Ce n’est pas un hasard si la plupart des distributions à la Scala depuis les années 70 affichent les Liù les plus légendaires, Tebaldi, Freni. Face à des Turandot qui alternent entre légendes (Nilsson) et grosses voix du moment (Mastilovic).

Pour Turandot en effet, on a pu afficher Birgit Nilsson, référence  incontestée de l’après guerre, et Caballė, tout aussi incroyable…aujourd’hui on oublie que Caballé fut Sieglinde ou Salomé et on ne retient que la référence en matière de bel canto, mais la voix de la Caballé avait cette ductilité capable d’épouser les rôles les plus divers. Et elle était Turandot, je peux en témoigner puisque je l’ai vue dans ce rôle, à Paris, lors de la reprise de la production de Margherita Wallman en 1981 (sous la direction d‘Ozawa), j’ai vu aussi Eva Marton (et Maazel) Ghena  Dimitrova (et encore Maazel) , et Nina Stemme est la dernière d’une longue série de grandes voix. Mais je garde une agréable surprise devant une Turandot inattendue à Gênes il y a quelques années , interprétée par Raffaela Angeletti qui m’avait frappé par sa fragilité intrinsèque, qui donnait au rôle  une autre nature.

Mais la tradition veut qu’on donne le rôle à une maîtresse des décibels, pour les incroyables hauteurs de in questa reggia. 

Pour Calaf c’est un peu différent, il n’a certes qu’un grand air fameux, nessun dorma,  dont la référence reste Luciano Pavarotti, mais que tous les grands ténors ont eu à leur répertoire Carreras, Domingo, Lucchetti, Alagna et sous peu probablement Kaufmann. Le rôle est tendu notamment au premier acte pour dominer le flux orchestral.

Le choix d’Aleksandr Antonenko est ici le choix d’une voix, plus qu’un interprète, mais c’est une voix de référence.

Acte III ©Brescia/Amisano
Acte III ©Brescia/Amisano

Alexandre Tsymbaliuk qui est un Boris apprécié, en Timur, c’est presque sous dimensionné, Timur restant un rôle secondaire, mais cela donne d’autant plus de poids au personnage, le couple Timur/Liù s’opposant alors au couple Turandot/Calaf.

Quant à Liù, le choix de Maria Agresta, jeune star du chant italien, continue la grande tradition scaligère des Liù de référence .

La musique de Turandot est assez singulière dans la production puccinienne . Il ne faut pas oublier qu’elle est contemporaine de Wozzeck, comme il ne faut jamais oublier quand on écoute Puccini ses relations réciproques d’estime avec Schönberg et son intérêt déclaré pour le Pierrot Lunaire. D’ailleurs, la manière de classer Puccini dans le vérisme est une erreur fréquente de ceux qui n’écoutent pas, même les premiers succès, à commencer par Manon Lescaut. Ce n’est pas un hasard si c’est le seul opéra de Puccini qu’Abbado aurait voulu diriger. C’est d’ailleurs la même problématique pour Zandonai dont la Francesca da Rimini n’a pas le son d’une œuvre vériste, mais bien plus proche par ses accents d’un Fauré ou d’un Debussy…

Pour les compositeurs d’opéra des premières années du XXème siècle, la découverte de la seconde école de Vienne est un élément clé, en positif comme en négatif, mais tous se positionnent. Puccini reste une référence pour beaucoup de compositeurs de l’époque (ceux que les nazis vont classer comme dégénérés, mais aussi Janacek ). Il faut lire Turandot comme une œuvre du XXème siècle, utilisant de la musique contemporaine et plongée dans les débats musicaux du moment, y compris le wagnérisme revu du début du XXème (il y a dans Turandot quelques traces) et pas un reliquat de musique du XIXème. En ce sens, le final de Berio peut avoir du sens. Je me souviens d’Ingo Metzmacher me disant qu’il voudrait être invité en Italie à diriger Puccini, parce qu’il le ferait comme on dirige Schönberg…

Cette musique surprenante, à l’orchestration complexe, avec ses dissonances, son agressivité orchestrale, avec ses fausses chinoiseries, même si Puccini était soucieux d’authenticité, avec le rôle trės marqué des percussions, qui pour le coup renvoient à ce premier XXème Stravinski bien sûr, mais aussi Bartok, mais aussi à la musique américaine que Puccini familier de New York connaissait bien, il y a des moments qui sonnent comme Gerschwin et qui annoncent Bernstein. Enfin l’écriture même du rôle de Turandot abandonne la mélodie du chant italien, la manière de porter la voix aux extrêmes, éloigne bien sûr Turandot de l’humain, mais la rapproche vocalement d’autres héroïnes, plus germaniques : Puccini s’intéressait à Strauss…

Il y a donc une modernité de Turandot c’est à dire une manière de considérer l’œuvre non par rapport au passé, mais par rapport à l’avenir qu’il faut toujours avoir en tête lorsqu’on l’écoute.

L’œuvre originelle de Carlo Gozzi (1762) qui trouve ses origines dans une publication du début du XVIIIème siècle rassemblant des contes persans (et non chinois) eut déjà une certaine fortune. Gozzi qui a voulu rénover ou continuer à faire vivre la tradition de la Commedia dell’Arte ou de la pièce fantasmagorique en s’appuyant sur les modes du temps, comme la mode chinoise, fort à la mode en Europe au XVIIIème, cherche à proposer une sorte de théâtre rêvé et exotique.Cela va être si apprécié en Europe et notamment en Allemagne que Schiller va s’emparer de la pièce et la traduire en 1802, et la présenter avec Goethe à Weimar, foyer créateur et créatif de l’histoire du théâtre en Allemagne. Weber lui même va en faire des musiques de scène.
Plus près de Puccini et avant lui, en 1917, Ferruccio Busoni va présenter sur la même histoire une Turandot, en langue allemande, mais plus proche des intentions de Gozzi, qui n’a rien de l’épopée puccinienne, mais qui reste intimiste, comme l’œuvre originale créée dans le petit théâtre vénitien de San Samuele.

La plupart du temps, les mises en scène se contentent de proposer une version spectaculaire faite de chinoiseries, une sorte de représentation des rêves chinois du public, c’est le cas à la Scala de Margherita Wallman (qui fit aussi la Turandot parisienne de 1968, dont je vis la reprise en 1981), de Franco Zeffirelli, qui a régné longtemps, il y a eu ensuite le japonais Keïta Asari, et enfin Giorgio Barberio-Corsetti en 2010. Vérone s’est fait la spécialité de grandes machines chinoisées, pour en arriver à Zhang Yimou, qui a proposé au moment des JO une superproduction à Pékin .

Les trois niveaux de l'acte  II ©Brescia/Amisano
Les trois niveaux de l’acte II ©Brescia/Amisano

On doit reconnaître que cette fois, Nikolaus Lehnhoff, qui reprend une mise en scène faite à Amsterdam en 2010, essaie d’échapper à ce pittoresque de dessin animé. Pas de centaines de figurants en scène, la Chine est plus esquissée que dessinée, l’espace lui même, fermé par de hauts murs cloutés, rouges comme les murs de la cité interdite, image de prison, est à trois niveaux, celui de l’empereur, près du ciel, en blanc, celui des dignitaires en rouge sur un balcon, et celui du peuple enfoncé dans le plateau au premier acte. Tout change au deuxième acte où l’espace de jeu se vide pour laisser les deux protagonistes Calaf et Turandot seuls, les dignitaires regardant du balcon les « épreuves » conçues ainsi comme une joute que l’on regarde, et d’où le peuple est exclu une sorte de jeu de cirque à deux personnages, comme le montre la photo ci-dessus. Turandot ayant quitté son podium pour se lancer dans l’arène, qu’elle ne quittera pas d’ailleurs jusqu’à la fin de l’opéra. Et du blanc pur immaculé inaccessible du premier acte, elle s’habille de noir prophétique de sa chute dans l’humain qui sera symbolisé par le geste de Calaf qui lui arrache manteau et coiffe.

Turandot  (Acte II) ©Brescia/Amisano
Turandot (Acte II) ©Brescia/Amisano

Le jeu des costumes n’est pas indigne d’intérêt. Blanc (le deuil en Chine) pour l’empereur et sa famille au II, blanc pour Turandot au I, gris clair pour Liù et Timur, et noir pour tous les autres, le peuple, relégué au rôle d’ombres noires, munies de chapeaux aux yeux maquillés de noir comme dans certains tableaux expressionnistes. Quant à Turandot, toujours vêtue de manière presque proche d’un personnage de bande dessinée, elle tient en main un demi-cerceau rouge, destiné à empêcher tout humain – essentiellement mâle- d’approcher. Elle s’en servira comme une sorte de bouclier face à Calaf.

Les trois ministres Ping, Pang, Pong habituellement vêtus de costumes de mandarins de fantaisie sont ici vêtus comme trois clowns, et dans l’ensemble la conception des costumes d’Andrea Schmidt-Futterer renvoie à une ambiance marquée par Brecht (dans ces années, il commence sa carrière au Deutsches Theater de Max Reinhardt): maquillages clownesques, visions un peu expressionnistes des peintures a la Otto Dix ou Max Beckmann, en bref, une ambiance « Berliner Ensemble » et Lehnhoff et son décorateur Raimund Bauer ont essayé de donner à cette Turandot une couleur vaguement « Art déco » ou « Liberty » aussi, en tous cas une valence plus proche des années 20 ou 30 qu’une Chine revisitée.

Les personnages restent à distance, se touchent peu, plus comme emblèmes que comme personnages. Turandot et Calaf, pris au départ dans un ballet réglé (par exemple la scène des énigmes) redeviennent « personnages » à la fin parce que tout simplement ils se touchent alors que Timur et Liù sont les seuls vrais « humains » par les gestes, attitudes, habits, dans ce monde d’automates ; le cadavre de Liù reste en scène pendant le duo final, comme témoignage de l’humain, témoignage de l’amour et donc cause du retournement final.

Une mise en scène moins passe-partout qu’il n’y paraît , qui convient au public de la Scala fait en ce moment de touristes de l’EXPO , on parle beaucoup japonais et russe dans la salle, et de publics d’abonnés que le seul mot de « mise en scène » fait frémir. Voilà un travail qui ne va choquer personne, assez beau à voir pour déclencher y compris pendant le spectacle des photos prises de mobiles restés évidemment allumés (…à la Scala, les spectateurs qui du haut regardent la platea – le parterre – voient des dizaines de petites lucioles qui sont les mobiles allumés, c’est le seul théâtre où ce soit si caricatural). C’est un travail suffisamment intelligent pour permettre de gratter un peu derrière les images et de constater que les intentions sont loin d’êtres routinières.
A ce travail résolument XXème siècle correspond une approche XXème siècle de Riccardo Chailly, qui fait là son esordio (ses débuts) comme directeur musical de La Scala, où il n’a pas dirigé depuis une petite dizaine d’années. Chailly voit Turandot comme une œuvre du XXème siècle, contemporaine de tous les mouvements musicaux et intellectuels qui marquent les trente premières années du siècle. C’est bien ce qui marque dans ce travail. Chailly dirige Turandot comme la voisine de Berg, de Webern, de Varèse (lui qui dirige Amériques comme personne), mais aussi de Stravinski . C’est presque une Turandot « république de Weimar » qui nous est donnée à entendre, une Turandot vibrante de modernité: lecture analytique à l’extrême, sons secs, précis, peu de legato, sauf lorsque la musique se réfère à la musique américaine, un ensemble à la fois monumental, et glacial. Point n’est besoin d’ailleurs d’en affirmer la modernité, l’audition du 1er acte suffit pour nous en convaincre. Dans cette option très symphonique, où l’orchestre répond de manière splendide (il y a eu de longues répétitions), on va en oublier…le plateau.
En effet, si l’orchestre est superbe, si l’approche rend parfaitement cohérent le choix du final de Berio, l’ensemble est beaucoup trop fort (au moins pour les places de parterre) et couvre comme un mur de son débordant tout ce qui se passe sur le plateau, obligeant les chanteurs pour pouvoir êtres entendus à tendre leur voix à l’extrême, et même, ce qui est assez étonnant, on entend mal le chœur, un comble s’agissant de la Scala et de cette œuvre où au début surtout, il est déterminant. Certes, le choix de Chailly est de proposer (est-ce possible ?) une Turandot moins épique vocalement, plus sombre et presque plus intimiste (absence de figurants, absence de spectaculaire), mais en même temps cherchant à rendre une image de poème symphonique, voire de de légende dramatique, où voix et orchestre se mêlent, sauf qu’ici l’orchestre domine voire écrase tout, inonde tout comme un tsunami sonore sur son passage, portant presque seul la monumentalité de l’opéra. Ce déchaînement d’éléments est tellement marqué que je me suis demandé si le décor, très fermé, ne créait pas un effet de réverbération et de retour sonore excessif, mais normalement, il y a des assistants en salle capables de signaler les excès…

Les choses s’équilibrent au deuxième acte, mais dans l’ensemble, l’orchestre met en difficulté non pas Nina Stemme, qui en a vu d’autres, mais l’équilibre du plateau qui souffre, et c’est dommage ; car l’approche de Chailly est très défendable et surtout les détails qui émergent de la fosse, la manière de faire sonner des bois et les cuivres, la manière d’exiger des sons, nets, sans bavures, mettant en relief les éléments inspirés des contemporains, les jeux sur l’atonalité, tout cela donne une couleur vraiment XXème siècle à l’ensemble et replace Turandot là où l’œuvre doit être, chronologiquement à côté de Wozzeck, en cohérence parfaite avec la production de l’époque.
Alors, le choix du final de Berio prend son sens. Bien sûr, il y a le travail d’Alfano, fortement influencé sinon dicté par Arturo Toscanini, dont la toute première version n’a pas encore été proposée sur les scènes, mais en terminant l’œuvre par une sorte de chant triomphant, il est en contradiction avec ce que voulait Puccini, et notamment à cause du final wagnérien à la Tristan qu’il désirait. De plus l’orchestration d’Alfano est moins passionnante, la partition perd immédiatement en épaisseur et en diversité. La mélodie puccinienne y est peut-être présente, mais sûrement pas le tissu orchestral toujours complexe (y compris dans La Bohème d’ailleurs , si souvent aplatie) chez Puccini. Bien sûr, Berio compose à la fois tenant compte de ce que le XXème siècle a proposé en matière de création musicale et d’innovation, mais aussi en tant que compositeur d’opéras dans la grande tradition italienne et enfin en cherchant dans les parties recréées à évoquer un univers musical qui intéressait Puccini, ainsi glisse-t-il des citations de Gurrelieder, ou quelques mesure de la 7ème de Mahler. Dans ce final, il y a des moments qui regardent très nettement vers le contemporain, des éléments dissonants (comme chez Puccini) et Berio utilise plus d’esquisses de Puccini qu’Alfano et il écrit notamment ce final en adagio auquel Puccini aspirait. Et qui est si cohérent avec l’évolution psychologique des personnages qui ont chacun laissé l’épique pour une expression plus lyrique. Il serait excessif de dire que ce final éblouit. Disons que s’il ne fait pas regretter Alfano, il ne passionne pas mais il surprend et certains moments sont vraiment passionnants. Notamment les dernières mesures .
Riccardo Chailly a donc eu raison à la fois de proposer le final de Berio, pour la première fois et surtout de proposer une vision de l’ensemble qui joue la cohérence et la modernité. Il l’a d’ailleurs déclaré plusieurs fois avant la première, et notamment devant les étudiants de l’université. Ce sont les conditions de réalisation, le travail sur le volume les déséquilibres fosse et plateau qui posent problème, mais pas les choix interprétatifs. Enfin, le public très traditionaliste de la Scala, fossilisé notamment les soirs d’abonnement a semblé accepter la chose avec son indifférence coutumière vu l’accueil tiède reçu dans l’ensemble ; quant au reste du public, touristique russophone ou nipponophone, plus intéressé par les selfies, les bavardages incessants et les photos de scène au milieu du spectacle, ne se pose pas la question de Berio ou Alfano qui ne l’a pas effleuré une seconde.
Cette production était idéalement calibrée pour cette diversité des publics, classique mais pas trop, plutôt bien distribuée, bien dirigée, et avec en plus un prétexte musicologique qui attirait les animaux de mon espèce. La suite de la programmation, qui enfile les standards comme des perles de culture (ou d’inculture ?), Lucia, Cavalleria/Pagliacci, Carmen, Tosca, Otello (de Rossini) est encore bien plus touristique et attrape-mouches.

Comme je l’ai souligné, le magnifique chœur de la Scala perd un peu de son relief au lever de rideau, face au tsunami sonore de l’orchestre, d’autant que les choristes sont un peu « enterrés » et chantent à demi-enfoncés, la prestation est comme souvent, excellente, mais il faut quelquefois tendre l’oreille pour véritablement le distinguer avec bonheur.

Alors évidemment, le chant peut être victime d’une telle option. Le ténor (Aleksandr Antonenko) pousse au maximum (heureusement, il a la réserve voulue) dans Calaf, mais son chant est tellement inexpressif que pousser la note est la seule chose dont on peut le gratifier. C’est un Calaf sans couleur ni tension, avec une tenue en scène sans relief. J’ai entendu dans Calaf des voix très variées, de Pavarotti à Bonisolli, de Carreras à Giacomini, chacun avec des moyens très différents, mais tous s’efforçant de donner vie et vibration. Antonenko, qui est un chanteur fréquent dans les rôles à décibels, reste absent, distancié sans le vouloir, peu impliqué par l’action et peu impliqué dans le personnage : regard vide, déplacements lourdauds, gestes creux ou passe-partout. Au fond, il donne sans le vouloir sans doute à Calaf cette absence d’humanité et d’authentique présence qui est aussi la volonté du metteur en scène.

Ce n’est pas le cas de Timur, chanté par Alexander Tsymbalyuk, qui n’a pas la voix du vieillard fatigué, mais celle de la basse vigoureuse qu’il est (c’est un Boris de grande classe). Il est très émouvant, par la couleur, par l’intériorisation, par l’intelligence du propos et par la diction, on ne fait pas toujours attention à Timur habituellement, mais ici, distribué à une grande basse de notre temps, le personnage prend un relief inattendu, d’autant qu’avec la Liu’ de Maria Agresta, ils forment un couple de personnages cohérents, prenants, émouvants
Maria Agresta est en train de devenir le soprano lyrique qu’il faut avoir vu…On l’a vue dans Nedda le mois précédent à Salzbourg. Elle chante le bel canto, Verdi, le vérisme…attention à l’overdose…le monde du chant italien est le grand spécialiste du usa et getta, on prend un soprano jeune, prometteur, on l’use en quelques années et on passe à un autre…cela fait 20 ans que ça dure avec le résultat désastreux sur le paysage italien actuel.

Mort de Liù ©Brescia/Amisano
Mort de Liù ©Brescia/Amisano

Maria Agresta a une belle voix de soprano lyrique, mais pas si grande, avec quelques acidités parfois. Elle est très émouvante dans Liù, plus par les accents qu’elle y met que par un timbre assez banal. C’est sans conteste une artiste, qui sait utiliser ses atouts (présence, diction, interprétation), mais on a toujours l’impression d’une voix sans vraies réserves, toujours sur le fil du rasoir notamment dans les aigus. Quand je pense aux Liù entendues par le passé, elle ne les dépasse pas, même si elles ont des noms oubliés Yoko Watanabé, Lucia Mazzaria, ou moins oubliés comme Katia Ricciarelli, a fortiori si l’on regarde le disque, de Leontyne Price à Mirella Freni, de Teresa Stich Randall à Elisabeth Schwartzkopf. Elle a l’émotion, le sens du pathos, la technique aussi, émouvante, elle sait l’être, bouleversante, pas encore. Il faut avoir le timbre chaud de la Freni et sa sécurité vocale, sa rondeur, sa vibration interne pour bouleverser le public. Il reste que c’est Maria Agresta qui remporte le concours de l’applaudimètre, pourtant ce soir tiède et indifférent.
Turandot, c’est Nina Stemme. Dans le paysage des Turandot du jour, assez clairsemé et géographiquement dispersé entre scandinaves, russes et allemandes, Nina Stemme se devait d’aborder le rôle. Quand on est suédoise, il y a un rang à tenir pour succéder à l’incontestable référence depuis 50 ans, Birgit Nilsson. J’entends çà et là que Nina Stemme a des accents nilssoniens…ce qui est totalement faux ; le timbre de Nilsson était froid, ses aigus coupants, avec une réserve infinie. Qui l’a entendue en salle garde en mémoire cet incroyable volume (L’orchestre de Chailly eût paru un orchestre de chambre, face à ce volume), cette sûreté, et aussi un certain engagement qui faisait qu’elle était tout sauf un bout de bois en scène. Nina Stemme est un soprano dramatique, c’est évident, mais le timbre n’a pas cette froideur, il a bien plus de rondeur, et la réserve à l’aigu, notable, est moindre de celle de sa compatriote. Là où Nilsson était inhumaine et semblait presque infaillible, Stemme est au contraire humaine et presque faillible. Et pour la Turandot voulue par Nikolaus Lehnhoff, c’est très juste. Loin d’être la Turandot perchée en hauteur et inaccessible du premier acte et de toutes les mises en scène de l’acte II qu’on voit dans les théâtres, nous avons une Turandot qui descend dans l’arène , et qui darde ses aigus du proscenium (heureusement d’ailleurs sinon l’orchestre l’aurait aussi balayée…). Dans le combat avec Calaf qui est réglé par le metteur en scène dans la scène des énigmes, Stemme est vraiment magnifique, vocalement et scéniquement.
Cependant, la question de Turandot, c’est que le rôle n’est pas bien passionnant. Le premier acte est muet, le second acte est tout entier dédié à In questa reggia qui n’est pas un air aux raffinements psychologiques évidents, et à la scène des énigmes, plus subtile qu’il n’y paraît à l’orchestre et dans le déroulement psychologique, mais où l’hystérie de l’héroïne est mise en évidence.
Au troisième acte, Turandot pourrait être un rôle plus travaillé, dans sa recherche désespérée du nom du Prince inconnu (Il principe ignoto), pour le condamner ou pour se condamner. L’enjeu devrait être marqué dans le jeu du personnage, et aussi lors de la mort de Liu’, déclencheur du basculement.

Amore? ©Brescia/Amisano
Amore? ©Brescia/Amisano

Ainsi lorsqu’elle annonce au peuple qu’elle a le nom du Prince et qu’il est « amore », un très grand metteur en scène, qui sait faire travailler l’individu et en faire sortir quelque émotion, pourrait faire un travail de contraste entre la Turandot du II et celle du III. Ce n’est jamais fait, dans aucune mise en scène et pas plus dans celle-ci. Turandot passée de glaçon à femme amoureuse reste à peu près la même, rien ni dans le geste, ni dans le ton, ni dans les accents, ne nous indique ce changement…Sans doute Nina Stemme n’arrive-t-elle pas à le rendre par ses ressources personnelles d’interprète, sans doute la mise en scène reste-t-elle au seuil de ce qui pourrait être un moment d’émotion, mais surtout ce n’est pas Puccini qui écrit la musique, et cela se sent. Ce maître de la gestion millimétrée du pathétique et de la mélodie qui tire les larmes eût-il sans doute déployé là quelques traits de génie qui auraient aidé et chanteuse et metteur en scène à basculer. Tout cela reste extérieur et pour tout dire lointain. Ainsi Nina Stemme est-elle une belle Turandot sans que le rôle ajoutât quoi que ce soit à sa gloire. À ce point de la carrière, elle devait l’aborder pour couvrir le spectre de tous les rôles de soprano dramatique de référence, et après ?
Même si cela peut surprendre (en bonne rhétorique on va du moins au plus important), je voudrais terminer mon tour d’horizon des chanteurs par les trois ministres Ping Pang Pong. On va me dire « mais ce sont des rôles secondaires !», quel intérêt ? d’autant que beaucoup de musiciens (dont Berio) trouvent leur présence envahissante.

Ping, Pang, Pong ©Brescia/Amisano
Ping, Pang, Pong ©Brescia/Amisano

Il en va des trois ministres de Turandot comme d’Oscar dans Ballo in maschera, ce sont des rôles secondaires qui portent l’identité même de l’œuvre. Et je dirais son identité historique, sa filiation avec le comique, avec la Commedia dell’Arte, avec l’hétérogénéité particulière de ce conte. Rien de plus terrible que cette histoire qui met en scène de manière sanguinaire Eros et Thanatos. Et pour moi rien de plus fort que ces trois ministres qui expriment leur lassitude, toute humaine, ou qui participent cyniquement du massacre, avec une mécanique musicale toute horlogère : comment Puccini joue-t-il des contrastes ? Ping Pang Pong, c’est la vraie trouvaille de l’œuvre, et de plus si difficile musicalement. Il faut trois voix bien marquées par leur différence, mais pourtant qui « s’emboitent », soulignées par des costumes toujours ou souvent semblables par la coupe mais différents par la couleur (ici par le dessin géométrique du costume) et qui soient en même temps unies par un collectif à la précision millimétrée. Part d’un tout, la voix est triple et presque singulière, une chacune, une pour tous et tous pour une.
Dans cette précision redoutable demandée, j’ai entendu de belles voies singulières, celles de Angelo Veccia (Ping), Roberto Covatta (Pang) et Blagoj Nacoski (Pong) mais un tout aussi singulier manque de précision dans les attaques des ensembles, et pour tout dire des voix qui ne fusionnaient pas, de cette fusion magique qui fait la nature même du trio, qui doit être chantant et dansant et rythmé, c’est à la fois pour moi un motif de surprise et de déception ; vu la direction de Chailly, très millimétrée, on aurait pu s’attendre à un « trio-machine », la machine a eu quelque ratés, mais le principal ne résulte pas du chant, mais de l’union des timbres, pas convaincante, et là, il me semble y avoir un défaut de distribution..
Que conclure de cette Turandot inaugurale, car cette année à la Scala il y a eu l’inauguration de saison (Barenboim, Fidelio), chant du cygne, l’inauguration de la saison EXPO, (Chailly, Turandot), sorte d’aurore aux-doigts-de-rose.
C’est d’abord un spectacle à intention, dans le choix musicologique, dans le soin apporté à la direction musicale, à l’esprit général de la production de Nikolaus Lehnhoff qui a embrassé le souci de Riccardo Chailly (ils y réfléchissaient depuis longtemps et avec Berio lui-même, décédé en 2003) c’est ensuite un spectacle grand public, qui correspond à ce que les italiens appellent le marchio Scala, car l’image qu’il laisse est déterminante pour le théâtre. C’est enfin un spectacle un peu inabouti, à qui il manque sans conteste un vrai Calaf, mais aussi peut-être il manque aussi une véritable homogénéité dans la distribution qui fait les grands spectacles et sans doute quelque chose comme une adhésion qui fait les grandes soirées.

Mais je suis sans doute insupportablement difficile, même si les grandes œuvres ouvrent toujours des abîmes. Ce fut une vraie bonne soirée.[wpsr_facebook]

Scène finale acte III ©Brescia/Amisano
Scène finale acte III ©Brescia/Amisano

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2014-2015: MACBETH, de Giuseppe VERDI le 13 MAI 2015 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène : Mario MARTONE)

Acte I sc.finale © Vincent Pontet / TCE
Acte I sc.finale © Vincent Pontet / TCE

Afficher Macbeth de Verdi pour un théâtre, c’est d’abord choisir une Lady Macbeth, rôle difficile entre tous, l’un des plus tendus du répertoire verdien, qui exige une voix hybride, mezzo-soprano aigu ? soprano colorature dramatique ? Nous sommes dans un entre-deux familier d’une époque qui ne fait pas la différence. Il faut des suraigus et du grave, il faut aussi une certaine agilité, il y a des airs plus spectaculaires, d’autres plus centrés sur soi. Il y a dans ce chant Abigaille de Nabucco et aussi Odabella d’Attila, mais il y a plus que du démonstratif, il faut impérativement sentir ce personnage de l’intérieur, un personnage noir, qui peut supporter paradoxalement des voix plus en difficulté, pourvu qu’il y ait une couleur particulière, un sens de l’incarnation (ce qu’avait si bien incarné Jennifer Larmore à Genève dans la production de Christof Loy). J’ai personnellement entendu Ghena Dimitrova avec Abbado en 1985 dans la légendaire production de Strehler avec un Cappuccilli prodigieux, grande voix, j’aurais aimé entendre Leyla Gencer, avec son style et son timbre sombre, ce que j’en ai entendu çà et là me frustre particulièrement (il faut écouter son enregistrement avec Taddei à Palerme en 1960 sous la direction de Vittorio Gui). On aurait pu imaginer là-dedans la bien oubliée Tiziana Fabbricini, dont l’intelligence eût permis d’adapter sa voix problématique aux exigences paradoxales du rôle. Cette maîtresse en expression eût pu peut-être faire des choses intéressantes.   Actuellement, Anna Netrebko s’y est attaquée, avec sa voix charnue, large, avec ce timbre velouté. On ne l’imagine pas forcément là-dedans, mais, notamment à New York en octobre dernier avec Fabio Luisi, elle fut phénoménale.
Macbeth a été composé en 1847, et donc dans la ronde des opéras du « jeune Verdi », et repris et modifié en 1865, 18 ans après, et surtout après le basculement vers un futur différent, après Ballo in maschera (1859), et deux ans avant Don Carlos (1867), c’est à dire un Verdi où la performance vocale se met au service d’une respiration plus profonde, plus intériorisée. Certes, on ne peut nier que dans Traviata la performance vocale se mette au service d’une profondeur psychologique, mais ce n’est pas là le plus souvent ce que le public retient.
Choisissant la version de 1865, Daniele Gatti s’intéresse à ce qui dans Macbeth interpelle un futur, un chant moins ornementé ou brillant, et plus incarné, plus intériorisé.
C’est plus simple sans doute pour le personnage de Macbeth, vocalement plus « traditionnel » que la Lady. Macbeth est un personnage manipulé par son épouse, qui n’a pas immédiatement l’idée du meurtre, mais qui poussé par l’ambition, se retrouve dans l’engrenage des meurtres à répétition, encouragé par les oracles des sorcières, oracles qui, comme tous les oracles, sont à double sens et déchaînent les catastrophes par une interprétation dictée non par la raison, mais par le désir.
La fin du XXème siècle a vu deux grands Macbeth, Piero Cappuccilli et Renato Bruson, deux timbres très différents, l’un, Cappuccilli, brillant, avec une étendue vocale incroyable, et une présence scénique fabuleuse, l’autre, Bruson, plus intérieur, un peu plus voilé, plus tendu peut-être, mais tout aussi exceptionnel par la musicalité et par l’incarnation. Je conseille d’ailleurs d’écouter l’enregistrement de référence d’Abbado, jamais surpassé, fondé sur la force dramatique et l’incarnation des interprètes d’exception (Cappuccilli, Verrett) dont il suffit d’entendre les premiers mots de l’un ou de l’autre pour comprendre qu’on est là devant quelque chose de définitif. A peu de mois de distance sort dans ces années là aussi un Macbeth dirigé par le jeune (alors !) Muti, avec la distribution concurrente de l’époque (Milnes, Cossotto) et la comparaison est à la fois passionnante et éclairante. A l ’un le drame, dans sa nudité presque naturelle, à l’autre l’effet, la recherche d’une tension strictement musicale extrême (la différence d’approche du prélude est incroyable) qui va créer non le drame, mais quelques moments fulgurants. Je suis un des rares qui apprécie cet enregistrement de Muti assez oublié, comme son Ballo in maschera, de la même époque, très grande réussite assez oubliée aussi hélas aujourd’hui.

À ces deux monuments du chant, que sont Macbeth et la Lady, il faut ajouter le troisième rôle, Macduff, confié en général à un jeune ténor d’avenir : chez Abbado, Domingo, sublime d’intensité, déjà une grande vedette à l’époque, chez Muti Carreras, formidable de jeunesse et de tendresse. Alagna a aussi fait merveille dans cet authentique faux « petit » rôle qui chante en même temps que le chœur, mis en valeur par patria oppressa, un de ces grands chœurs spectaculaires dans la tradition du va pensiero de Nabucco et du chœur des conjurés d’Ernani, moment essentiel du drame où tout va basculer de la lamentation à l’action et précipiter la fin des usurpateurs dans la parabole shakespearien de l’ascension et de la chute, chute motivée par les abus, les excès, le meurtre, en somme la singulière folie du pouvoir.
À cause de Shakespeare, parce que c’est la première œuvre à laquelle s’attaque Verdi et même si le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei n’a pas la qualité d’Otello ou Falstaff, à cause aussi de ces deux versions distantes de 18 ans, appartenant à deux contextes différents, entre jeunesse du génie et maturité, Macbeth est un opéra de la complexité.
Quand Abbado a fait Macbeth avec Strehler à la Scala, et bien que l’œuvre fût jouée régulièrement en Italie, elle n’était pas si connue du grand public et ce fut comme une apparition, je me souviens des commentaires de la presse d’alors : après la redécouverte de Simon Boccanegra en 1971, c’était le tour de ce Macbeth en 1975. J’ai eu la chance de voir cette production il y a presque exactement 30 ans, le 15 mai 1985 (Cappuccilli, Ghiaurov, Dimitrova), une production fondatrice dans la mesure où elle a attiré l’attention du grand public sur la valeur théâtrale de cet opéra. Je me souviens de cette ambiance sombre et glaciale, dans des décors faits de panneaux couleur bronze, avec ces stupéfiants éclairages créant un jeu d’ombres et de lumières magique, et ces mouvements d’une élégance inouïe (ah, le jeu de la cape de Macbeth et de la robe de Lady Macbeth s’entrecroisant, au duo du premier acte j’en ai des frissons rien que d’y penser). La vidéo existe, il FAUT la voir pour comprendre comment en 1975 cette production fut considérée à juste titre comme une pierre miliaire de l’histoire de l’opéra.
Dans les mises en scène récentes de l’œuvre, je n’ai rien vu de bien convaincant, Vick à la Scala, cubique et coloré n’apportait rien de bien neuf sinon une esthétique géométrique et glaciale, Kusej à Munich faisait de la Lady une demi-sorcière un peu vulgaire, dans une ambiance vaguement expressionniste; je retiendrai Christof Loy à Genève dans des dé cors monumentaux, en noir et blanc, dans une sorte de vision d’une famille Addams très élégante qui n’était pas dénuée de sens, et surtout Tcherniakov à Paris (merci Mortier), faisant du couple isolé une référence au couple Ceaucescu et donc à tous ces totalitarismes appuyés sur un couple maudit dans une production fort critiquée à l’époque.
Au TCE, sans coproduction, il fallait un travail plus épuré, qui ne nécessitât pas de moyens démesurés et Mario Martone n’est pas un metteur en scène utilisant des moyens complexes. D’origine napolitaine, né dans la ville historique du théâtre en Italie, il est l’une des figures les plus importantes du spectacle en Italie : il est tout sauf un mauvais metteur en scène. Il commence à l’opéra avec un très bon Cosi’ fan tutte à Ferrara avec Claudio Abbado en 1998 ; ce n’est certes pas un adepte du Regietheater, mais  il apparaît comme un des metteurs en scènes les plus intéressants dans la veine non dramaturgique. En Italie, le théâtre se donne plus a voir qu’à mettre en drame, dans la grande tradition de Strehler. Dans ce sens le choix de Mario Martone, l’un des deux ou trois hommes de théâtre qui comptent en Italie, pouvait apparaître comme un choix judicieux. Il a produit un spectacle un pue décevant, à la fois passe partout qui ne peut choquer les tenants de la tradition, mais avec des idées intéressantes et une esthétique relativement élégante : non dérangeant, mais pas indifférent ni stupide et surtout cohérent avec la vision musicale, unique véritable axe porteur de cette production.

Comme je l’ai rappelé plus haut à propos de Lady Macbeth, il y a dans Macbeth une sorte d’alternative : ou bien on fait le choix d’une musique brillante et spectaculaire, ou bien on considère qu’il y a dans cette musique quelque chose de sombre, (« cupo » disent les italiens) où le côté fantastique avec ses dissonances, le rôle tranchant des bois et notamment des flûtes, qui donne une couleur presque berliozienne à certains moments, se confronte sans transition avec des rythmes plus « rassurants » comme la tarentelle qui clôt l’épisode des sorcières (s’allontanarono) : des sorcières dansant la tarentelle! Peut-être l’affirmation d’une italianità, d’une différence avec l’Écosse de Shakespeare, qu’on va retrouver dans le ballet au troisième acte que je regrette de ne pas avoir entendu. Cette sorte d’anacoluthe musicale est passionnante car elle relativise le fantastique verdien, qu’on vient d’entendre dans les quelques mesures qui précèdent cette sortie dansante. Il y a là un trait à mon avis ironique qu’on va retrouver un peu plus tard dans la musique de fond qui accompagne l’entrée de Duncan, plutôt rassurante et pittoresque, une musique paysanne, dit le livret, appelée à qualifier le vieux Duncan, comme un vieillard inoffensif, et l’on passe  sans rupture à la scène du meurtre d’autant plus terrible qu’il n’est pas motivé par la personnalité du roi que la musique nous qualifie de manière souriante, mais par le seul fait qu’il est le roi.Et Gatti marque le contraste entre cette légèreté de fond et subitement la noirceur du son annonçant la noirceur du meurtre.

Il faut lire l’interview de Daniele Gatti dans le programme de salle, qui voit Macbeth comme un opéra noir et qui a évidemment discuté avec Martone pour construire un spectacle qui corresponde à cette vision noire et épurée, laissant l’espace aux personnages.
Il va dans deux directions. D’une part il veut asseoir cette idée de noirceur en évitant d’insister sur tout ce qui pourrait être brillant, les morceaux les plus brillants et les plus éclatants sont plus retenus, comme, je le soulignais précédemment. Dans la tarantelle des sorcières, si étonnante que je signalais plus haut, Gatti manifestement essaie d’éviter de rendre ce moment, qui conclut la scène des sorcières et fait suite au petit duo Banquo Macbeth, un moment trop léger, trop italien au mauvais sens du terme. Il essaie d’effacer tout ce qui pourrait renvoyer à une vision traditionnelle de Verdi, le tzim boum boum sans épaisseur qui écume beaucoup de scènes notamment allemandes mais pas seulement et qui aboutit à une lecture routinière et forcément superficielle, notamment du premier Verdi, y compris par des chefs italiens. Et dans ce Macbeth de 1865, Verdi a déjà derrière lui de grands chefs d’œuvre et surtout ou il s’est libéré des formes du belcanto, pour mettre le chant définitivement au service d’une expressivité, d’une vision et non au service de la performance. Ainsi se justifie chez Gatti sa manière d’orienter les chanteurs, plus vers l’intériorité que vers l’éclat, ce qui évidemment est dangereux, vu l’appétence du public pour la performance.

Gatti est un chef très exigeant qui n’hésite pas à aller à contre courant de la tradition et des habitudes, non seulement du public mais aussi de ses équipes artistiques, si il le sent nécessaire ou s’il pense que la musique ou ce qu’il lit de la musique l’impose. On lui reproche qui ses ruptures de rythme, qui sa lenteur, qui sa trop grande rapidité qui son volume excessif: tout et son contraire. Et la critique notamment française ne l’épargne pas, quelquefois par parti pris, quelquefois par ignorance. Dans ce Macbeth, il s’oppose à tout ce que la poussière a accumulé en terme de lectures et de traditions musicales et son approche est une grande lecture. Je l’écrivais plus haut, Macbeth est une œuvre tiraillée entre le passé belcantiste et l’avenir qui est un chant plus incarné et moins performatif; à ce titre, Macbeth est proche d’Attila ou de Nabucco a cause de la vocalitė terrible et hybride de la Lady et proche de Don Carlos par l’épaisseur psychologique des personnages, due évidemment à l’original shakespearien . Au lieu de valoriser ce tiraillement, ce qu’ont pu faire d’autres chefs, il va résolument dans la direction de l’incarnation et de l’intériorisation, imposant aux chanteurs des contraintes interprétatives et imposant à l’orchestre de lire la partition en se débarrassant des références traditionnelles, mais au contraire d’un œil neuf et presque vierge pour combattre une vision très extérieure de Verdi, le compositeur qu’on chantonne sans toujours le prendre vraiment au sérieux. Certains wagnériens prennent Verdi pour un compositeur à chanteurs . Chez Verdi, en France et ailleurs, on vient pour le chant et rarement pour le chef et on pense que le chant dicte ses lois. Le chef n’a qu’à suivre. Si des chefs comme Claudio Abbado ont réhabilité le Verdi compositeur, il reste que plus que pour Wagner, le monde de l’opéra abuse d’un Verdi médiocre, combien de distributions étincelantes avec des chefs médiocres qui se contentent d’accompagner le chant, et qui au fond répondent à la commande du public: si Netrebko chantait ce soir la Lady, qui viendrait pour Gatti ?

Or, et je le constate depuis plusieurs années, et notamment depuis Falstaff, Traviata et Trovatore, Gatti essaie de montrer à la fois le tissu de la partition et surtout des subtilités qu’on n’a pas l’habitude de relever ou de considérer. L’accompagnement orchestral du chœur des sorcières au troisième acte en particulier ondine e silfidi, qui conclut la scène, où Verdi a placé la le ballet traditionnel pour Paris, essaie de faire de l’orchestre et du chœur deux protagonistes d’égale valeur, avec une subtilité et un raffinement inouï de jeu sur la couleur, d’exaltation des bois, magnifiques tout au long de l’opéra, mais aussi d’un extrême allègement des cordes, rendant à la fois le mystère, mais aussi le côté impalpable et aérien de l’esprit au sens fantasmagorique du terme.
Ce que Gatti a réussi à faire avec le National de France, que l’on a osé envisager de supprimer est vraiment prodigieux, rarement l’orchestre quitte le sommet, même si des amis qui avaient vu d’autres représentations l’ont trouvé un peu plus fatigué. Il y a là trace tangible d’un intense travail de répétitions et d’une option, que Gatti d’ailleurs n’est pas le seul à soutenir : Muti soutient depuis longtemps que le tissu des partitions verdiennes est d’un raffinement mozartien. Certains auditeurs d’ailleurs ne partagent pas cette vision et disent qu’on enlève à Verdi sa sève en voulant exalter un hypothétique hyperraffinement.
Il y a chez Gatti la volonté de montrer que ce raffinement n’est jamais gratuit, mais au service d’une lecture tout aussi raffinée au niveau de l’analyse psychologique et du drame, et donc qu’il s’impose, non pour des raisons esthétiques, mais dramaturgiques. Nous sommes à l’opposé d’une lecture complaisante qui dirait exclusivement « regardez comme c’est beau ». Gatti va exalter dans sa lecture des destins individuels qui se croisent, en partant de l’écriture et de ses subtilités, où la partition n’accompagne pas le chant, mais où la partition par ses méandres et ses subtilités impose un type de chant, produit le chant : le chanteur au service de l’épaisseur musicale.
Muni de ces viatiques, il va laisser le metteur en scène gérer le drame, pourvu qu’il reflète d’abord cette profondeur-là qui est profondeur psychologique avant que dramaturgique. Dans cette vision, tout procède du chef qui est le tronc auquel les différentes branches s’accrochent.

Macbeth (Roberto Frontali) et Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE
Macbeth (Roberto Frontali) et Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE

Mario Martone a-t- il réussi à proposer une vision dramaturgiquement cohérente avec la vision du chef, sans doute, dans la mesure où Daniele Gatti, comme beaucoup de chefs et notamment beaucoup de chefs italiens, garde une certaine distance avec la mise en scène à laquelle, je résume pour être clair, il demande de ne pas interférer dans la lecture musicale, ou du moins que la lecture du metteur en scène alimente la lecture du chef ou la conforte, mais ne la détourne pas. Il est certain qu’une mise en scène qui bousculerait trop et focaliserait trop l’attention effacerait la musique ou la relativiserait. Martone ici ne dérange pas la musique, l’accompagne sans la perturber (sauf les sabots des chevaux…) mais, dans la première partie au moins ne propose pas de révolution, ni même une seule idée neuve. Les sorcières sont traditionnelles, le banquet où apparaît le spectre est traditionnel, la gestion des mouvements est relativement traditionnelle aussi. Mario Martone n’est pas un révolutionnaire, ni un metteur en scène à « lecture », mais c’est d’abord un raconteur d’histoires , il s’intéresse d’ailleurs au cinéma (la lecture de la lettre par Macbeth en voix off et non par la Lady, est un procédé de cinéma) et la mise en scène ici utilise pas mal de procédés cinématographiques, notamment dans la seconde partie.
Dans le paysage décimé du théâtre en Italie, il est quand même l’une des figures les plus solides, et loin d’être un médiocre. Mais son travail ici ne me paraît pas avoir l’inventivité suffisante, en tous cas pas à la hauteur de l’inventivité musicale.
Cependant les actes 3 et 4, ceux de la chute, semblent l’avoir plus intéressé, c’est en tous cas là qu’on ouvre des idées non dénuées d’intérêt, non pas l’utilisation de la vidéo, traditionnelle, esthétisante, non pas celle des chevaux, inutile: il y a certes des images d’une réelle beauté, mais je trouve plus intéressante la  manière de voir certaines scènes, comme le chœur patria oppressa dont il fait le chœur funèbre qui accompagne les funérailles de l’épouse et des enfants de Macduff, lui liant du même coup l’air fameux de Macduff, cet air de référence pour ténor d’un personnage au total  secondaire au moins jusque là. Habituellement le chœur est un chœur de soldats ou de populations réfugiées : arrive Macduff qui pense a sa famille décimée,  sans lien direct avec ce qui précède. Instituant çe lien, Martone de manière assez intelligente à la fois donne une logique à la scène et instille une idée politique, qui est celle du déclencheur d’une révolte ou d’une révolution. Quand les crimes s’accumulent, il y a un moment où un élément déclencheur amène la révolte et la guerre civile. C’est le destin de tout régime totalitaire de finir par liguer contre lui une somme d’intérêts hétéroclites qui ont en commun la haine du dictateur. Et Gatti qui donne une couleur éminemment sombre à la fois au chœur et à l’air, conforte cette logique là.

Macduff (Jean-François Borras) & Malcolm à cheval (Jérémy Duffau) © Vincent Pontet / TCE
Macduff (Jean-François Borras) & Malcolm à cheval (Jérémy Duffau) © Vincent Pontet / TCE

Deuxième idée intéressante, celle de montrer assez subtilement, ce n’est pas souligné mais seulement suggéré qu’à un dictateur va en succéder un autre, vu la manière dont Malcolm arrive à cheval au III, puis dont il est couronné, au IV, et dont on se soumet à lui, les branches de la forêt de Birnam déposées à ses pieds sont des marques de soumission, et donnent l’idée aussi que les armes sont déposées et que les opprimés retournent à leur oppression. D’ailleurs, Malcolm devient une figure royale dont on sent les possibles dérives futures, cette subtilité dans la manière de le montrer sans surligneur est une preuve de grande maîtrise des images théâtrales. Gatti dirige d’ailleurs le chœur final non comme un chœur triomphant et facile alors que la musique inviterait à ce côté tutti contenti mais plutôt en un mode plus sérieux et vaguement plus tendu. Tutti contenti ? non, mais plutôt tutti gabbati.

Dernière idée relevée, peut être la meilleure, le combat de Macbeth et de Macduff avec un Macbeth habillé par les sorcières et maladroitement attifé en guerrier, comme un mort vivant combattant ou bien plutôt comme un épouvantail, en tous cas ayant quitté la vie avant que de combattre et ne faisant plus peur. C’est un moment très frappant dans le déroulement dramaturgique, moins frappante en revanche la manière dont le cadavre est traîné dehors, même si la signification en est claire : il faut effacer Macbeth de l’histoire et donc laisser l’espace purifié de sa présence ou de la présence de son corps pour laisser place nette au successeur

Ces trois idées montrent que Martone n’est pas un metteur en place mais bien un metteur en scène: son spectacle, sans être référentiel, et sans m’enthousiasmer, répond donc à l’exigence et accompagne le propos, j ai plus en tête d’autres travaux comme Strehler jadis ou Tcherniakov naguère, mais chevaux (inutiles) mis à part….Martone répond en quelque sorte à la commande

Il faut saluer aussi le travail du chœur, qui n’a pas l’habitude de la scène puisque ce n’est pas un chœur d’opéra, mais de radio. La manière de se mouvoir (scène des sorcières) montre aussi le travail effectué pendant les répétitions. Le travail fait sur la langue est aussi remarquable, car la diction est claire et la présence forte et juste. De ce point de vue, chœur et orchestre ont été plus qu’à la hauteur des exigences et ont donné une réponse éclatante à ceux qui les ont condamnés il y à peine quelques semaines.

Du côté des chanteurs, le plateau répond lui aussi et garantit une soirée de bon niveau mais peut être pas tout à fait à la hauteur du niveau de l’orchestre, de la prestation musicale ou des exigences posées. Avec de telles options de raffinement et de noirceur, une telle profondeur psychologique voulue et affirmée par le chef, les chanteurs éprouvent quelques difficultés à se hisser à ce qui est demandé essentiellement pour des questions techniques.

Signalons d’abord quelques rôles de complément, dont la dame de compagnie de Sophie Pondjiclis. Voilà une artiste que je connais depuis longtemps, très musicale, et qui ce soir m’a surpris par sa présence vocale, à la fois dans les ensembles, où on l’entend et la distingue parfaitement, et dans les quelques répliques du quatrième acte ou l’on entend une voix élargie, un grave sonore et pur, et une vraie musicalité . On ne prête jamais assez attention à ces rôles, mais  la qualité des rôles secondaires est aussi un gage de bon management artistique. Le Malcolm de Jérémy Duffau est intéressant, plus jeune, mais au timbre attachant qui gagnerait à une meilleure projection.

La Macduff de Jean- François Borras est non une surprise, mais une confirmation. Le rôle assez instrumental est très secondaire dans la première partie, prend de l’importance dans la seconde où l’air qu’à écrit Verdi pour lui est l’un des grands airs pour ténor du répertoire lyrique. C’est un ténor, donc à priori un personnage positif, et Verdi lui donne un air très lyrique, très intérieur, à la ligne de chant soutenue, avec nécessité de tenir de longues phrases, sans être jamais démonstratif. La voix demande aussi une capacité à soutenir les ensembles et les parties plus héroïques lorsque Malcolm vient entraîner le peuple. Borras a été vraiment valeureux et même plus dans son air Figli o Figli miei; dans les parties plus héroïques, la voix a besoin de prendre du volume et de ductilité, mais dans le lyrisme, il est vraiment magnifique et a remporté un grand succès tout à fait justifié

Le Banquo d’Andrea Mastroni est surprenant comme personnage parce que le chanteur est très jeune et qu’on a l’habitude de voir un Banquo plus mûr de l’âge de Macbeth, ensuite parce que cette jeunesse physique correspond à une jeunesse vocale qui ici hélas nuit au rendu du rôle. Le timbre est très intéressant, le style est bien dominé, mais la voix est engorgée, la projection problématique, comme si il cherchait sans cesse ses graves qu’il n’a pas naturellement. C’est dommage, parce qu’on sent des qualités artistiques évidentes que le rôle ici ne met pas en valeur. Erreur de casting.

Reste le couple de protagonistes. Disons d’emblée que l’accueil du public a été positif, pour une production qui globalement  s’est très  bien défendue, mais dominée de manière nette, voire écrasante, par une direction musicale d’un exceptionnel niveau, il fallait sans doute des chanteurs d’un niveau supérieur pour répondre au défi.

Nous connaissons depuis longtemps Roberto Frontali, un bon baryton, à la diction impeccable, mais sans vrai charisme. Dès que la voix s’élargit, le timbre est clair et pur, voire presque suave, la projection impeccable, le volume sans problème. C’est vraiment très bien chanté et dominé. Mais dès que la voix descend dans le grave, ou devient plus contrainte pour exprimer des sentiments plus intérieurs, elle perd de l’homogénéité, et de la couleur, et finalement on a l’impression de deux voix différentes. Certes, Daniele Gatti veut un Macbeth plus sombre, plus intérieur, plus rentré en soi. Et Frontali essaie de rendre cette idée, il n’est jamais brillant mais joue plutôt l’angoisse, et n’arrive pas toujours à varier la couleur pour rendre les différentes facettes, notamment dans les deux premiers actes et du coup, le problème de chant nuit à l’intention interprétative. Il reste que c’est bon Macbeth, mais pas exceptionnel, parce qu’il n’arrive pas à plier sa voix aux variations de ton exigées par le rôle : il a la tension, mais pas toujours la réponse en terme d’incarnation et de couleur.

Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE
Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE

La belle Susanna Branchini pose d’autres problèmes, plus strictement vocaux. Voilà une chanteuse, physiquement superbe, et donc très élégante en scène,  avec de vraies qualités. On le sait, on l’a précisé plus haut, le rôle est d’une très grande exigence, il demande des qualités très variées, de séduction, de froideur, des aigus redoutables, mais aussi des éléments de technique bel cantiste. Un peu de Norma, un peu de Turandot, un peu d’Abigaille, mais aussi un peu de Traviata…bref, la quadrature du cercle pour une artiste qui n’aurait pas la sûreté vocale de départ.

Or la technique de Susanna Branchini est erratique en bien des moments, passages mal négociés, aigus mal projetés souvent, quelquefois réussis cependant, diction quelquefois sacrifiée, sons assez sales, graves mal maîtrisés, tout simplement parce qu’elle n’a pas la voix du rôle.

Le personnage est beau, l’attitude en scène magnifique, mais Lady Macbeth exige des qualités de couleur, une technique, et surtout un volume vocal que Susanna Branchini n’a pas, elle va chanter Abigaille à Vérone, cela me paraît sinon prématuré, du moins à côté des possibilités réelles de cette voix, plus lyrique que dramatique. Même si les actes I et II, sont plus traditionnels pour elle, avec un premier air est clairement dans la ligne belcantiste,  (déjà moins la cabalette ) l’air la luce langue  et le fameux brindisi colmi il calice de la scène finale du II, ses prestations ont des défauts d’ensemble qui font quelquefois sursauter, avec quelques problèmes de justesse, des variations savonnées et une série de petits défauts circonscrits qui finissent par être trop nombreux .
C’est presque paradoxal, mais elle s’en sort mieux dans son air final dit du somnambulisme une macchia  è qui tutt’ora, comme si elle s’était économisée pour mieux tenir la ligne de chant, mieux dire le texte,  et surtout donner une couleur plus intéressante. A cet air redoutable correspond aussi un jeu très maîtrisé où l’horreur laisse la place à une certaine émotion. Et même la note finale émise a ce fil di voce demandé par Verdi : elle s’en sort plutôt à son avantage, mais c’est bien moins satisfaisant sur l’ensemble. Il reste que je ne pense pas que cette artiste ait intérêt à chanter ce répertoire, mais plutôt mieux consolider ses côtés plus lyriques et sa technique. Elle ne gagnera rien sur ce type de rôle à mon avis et sa Lady n’est pas convaincante, c’est même sans doute la moins convaincante du plateau. J’étais au moment de l’entracte très dubitatif sur la prestation, la deuxième partie mieux maîtrisée et bien interprétée n’a pas dissipé mes doutes, mais les a un peu relativisés.

Au total ce fut une bonne soirée, dont on sort content, car tout cela a une véritable tenue. Mais une tenue qui ne tient qu’à la direction à la fois conceptuelle et incroyablement élaborée de Daniele Gatti. Le chef est la colonne vertébrale de cette construction. Il a démontré à quel niveau il pouvait porter l’orchestre et du coup fait taire les habituels grincheux : on voit mal ce qui pourrait être opposé à cette direction proprement monumentale et d’une subtilité et d’une intelligence rares. Il n’a pas eu le plateau qui correspondait totalement à cette direction, tout en étant respectable, et la mise en scène ne perturbe pas un discours qui se voulait ici essentiellement musical. Ma théorie du trépied (un opéra réussi c’est au moins deux pieds du trépied chef-plateau-mise en scène) a un peu de plomb dans l’aile face à ce travail où la direction musicale prend totalement le pouvoir, pour réhabiliter un Verdi profond, subtil, raffiné, qu’on oublie quelquefois un peu trop sur nos scènes. Et ça, c’est irremplaçable.[wpsr_facebook]

Acte IV © Vincent Pontet / TCE
Acte IV © Vincent Pontet / TCE

PHILHARMONIE BERLIN 2014-2015: CONCERT DES BERLINER PHILHARMONIKER dirigé par ANDRIS NELSONS le 25 AVRIL 2015 (HK GRUBER, concerto pour trompette, MAHLER, Symphonie n°5) Soliste Håkan HARDENBERGER

Berliner Philharmoniker © Monika Rittershaus
Berliner Philharmoniker © Monika Rittershaus

Demain 11 mai, nous saurons.
Le 11 mai en effet les Berliner Philharmoniker réunis pour le conclave d’où doit sortir un nouveau directeur musical, successeur au trône de Nikisch, Furtwängler, Karajan, Abbado, Rattle feront savoir leur choix. Chaque musicien est électeur, sauf ceux qui effectuent leur « Probejahr » (année de probation) dont le premier violon Noah Bendix-Balgley.
Le concert d’Andris Nelsons était d’autant plus attendu qu’il fait partie de la rose des candidats sérieux.
Les bruits courent dans Berlin, dans la presse sérieuse, chez les fans de l’orchestre on ne parle plus que de cela. La question se résumerait presque à « Thielemann ou non ? ». Christian Thielemann, berlinois, dépositaire désigné de la grande tradition allemande, est ouvertement candidat. Mais tout aussi ouvertement, chacun se positionne pour ou contre, tant l’homme fait discuter, avec ses opinions politiques tranchées (à droite toute) et l’autoritarisme qu’on lui prête. TST : « tout sauf Thielemann », semblent dire d’autres, mais le choix est difficile, car les candidats possibles ne sont pas si nombreux et Thielemann est un grand musicien. Dans la génération de Thielemann, disons les 50-60, la plupart des possibles – ils sont peu nombreux, sont déjà pourvus, ou n’ont aucune chance. Alors on va chercher ou plus jeune (et justement Nelsons), ou plus vieux (on a parlé d’Haitink, de Jansons, de Barenboim, voire de Chailly, qui est le plus jeune des plus vieux). En fait la presse a déjà fait sienne l’opinion selon laquelle les jeunes de la génération actuelle, de bons voire grands chefs (30-45), très nombreux pour le coup, sont encore trop jeunes pour accéder au trône d’Herbert. Alors on bruisse d’une solution de transition, un Daniel Barenboim plusieurs fois candidat malheureux mais berlinois depuis 20 ans à la tête de la Staastkapelle Berlin, et de la Staatsoper de Berlin, un Mariss Jansons, qui avait refusé la charge pour raisons de santé à la démission d’Abbado, et qui cette fois-ci avait déclaré clairement « qu’on n’avait qu’à attendre le 11 mai », mais qui vient à peine de prolonger son contrat avec l’orchestre de la Radio Bavaroise jusqu’à 2021. Bernard Haitink, d’une très grande énergie, semble malgré tout exclu, il a 86 ans. Riccardo Chailly, 62 ans, à la tête d’un des grands orchestres de tradition, le Gewandhaus de Leipzig, pourrait avoir des chances d’outsider et il a fait des concerts remarqués ces derniers temps. Bref, le totodirettore comme diraient les italiens bat son plein.
Mais déjà les spectateurs du concert du 25 avril avaient arrêté leur opinion. Autour de moi j’entendais beaucoup de spectateurs parler de Nelsons comme Nachfolger (successeur) désigné. Mais au conclave, on entre pape et on ressort cardinal.

Il reste que la série de trois concerts qui s’est close le 25 avril (au programme, HK Gruber, concerto pour trompette, avec Håkan Hardenberger qui en est le créateur, et la Symphonie n°5 de Mahler) a été un des grands succès, un des grands triomphes de la saison.
Le concerto pour trompette est une pièce très contrastée, qui commence piano voire pianissimo, en un long son monotone (influence du minimalisme ?) et qui se termine jazzy rappelant de belles pages de Bernstein. Incroyable la prestation de Hardenberger avec ses trois instruments nécessaires pour le concert, une trompette normale, une trompette baroque et une trompette « corne de vache » (Kuhhorn), petit instrument au son naturel qui surprend. L’artiste est capable de tout, et l’on a rarement entendu tant de facilité, et tant de justesse en même temps, mais aussi tant d’engagement (il est vrai qu’il est le créateur de l’œuvre) . H(pour Heinz) K (pour Karl) Gruber est un compositeur viennois qu’on qualifie de post romantique, néoclassique ou néoviennois, voire néotonal. Dans ce concert, l’instrumentiste doit produire des sons très contrastés, très différents, pas toujours très propres ni nets, mais en même temps l’orchestre sonne tantôt comme dans certaines pièces de Steve Reich (la première partie, largo) et tantôt comme pour West Side Story ou Wonderful Town, une pièce pour Sir Simon Rattle; c’est le grand écart, qu’Andris Nelsons ne peut que diriger en connaisseur : il a été un trompette solo de talent. Il en résulte un moment un peu fou, où l’incroyable virtuosité demandée au soliste fait face à la tout aussi incroyable ductilité demandée à l‘orchestre qui doit tour à tour dessiner des ambiances radicalement différentes, qui fait dire à certains auditeurs que tout cela est un peu déjanté, mais finalement pas si désagréable à suivre. En tous cas, les Philharmoniker jouent le jeu en s’amusant presque, en tous cas, la joie de jouer est visible.
Il y a partout dans le monde des spectateurs si curieux qu’ils évitent le hors d’œuvre constitué par la pièce contemporaine et n’arrivent que pour le plat de résistance, ici la Symphonie n°5 de Mahler. La salle est donc encore plus remplie en cette deuxième partie.
Il est vrai que la 5ème de Mahler est un des grands must du répertoire, et qu’Andris Nelsons a bâti sa réputation entre autres sur des interprétations mahlériennes de grande envergure. Son Mahler est d’une très grande clarté, très brillant aussi dans une œuvre qui n’est pas dépourvue d’un certain clinquant, c’est clair dès le début du 1er mouvement, une Trauermarsch certes pathétique, tendue, et solennelle, où il y a une sorte d’écho profond entre les violoncelles (qui rappellent Brahms) et les cuivres. Dans une symphonie qui oscille entre l’épreuve de la mort que Mahler vient d’effleurer et la victoire finale de la vie, au dernier mouvement, Nelsons donne une très grande homogénéité de ton, grave mais jamais vraiment funèbre, il y a tension mais toujours espoir, les moments les plus ouverts et les plus clairs respirent de manière incroyable. Il faut saluer ici la magnifique prestation des cuivres et notamment des trompettes, au son littéralement fabuleux, les dernières mesures du 1er mouvement sont proprement phénoménales. Le second mouvement, plus dynamique, plus dramatique,  propose des moments à la fois brillants et paradoxalement tendus : Nelsons a su préserver les aspects contradictoires de l’âme mahlérienne, à la fois lumineuse et sombre: les dernières mesures avec les bois dialoguant avec le reste de l’orchestre et le son s’effaçant progressivement sont créatrices d’une très grande émotion que l’on perçoit en salle, tant l’attention est proprement suspendue.
On attendait aussi le 3ème mouvement , plus ouvert, plus lumineux, plus positif avec les interventions phénoménales, uniques, de Stefan Dohr au cor (déjà, avec Abbado à Lucerne!), ce monumental scherzo est l’un des moments les plus intenses de toute la symphonie, dont c’est le centre de gravité. Il y a comme une « légèreté grave », si l’on peut me permettre cette expression paradoxale. Certes, la musique évoque les chants populaires, les rythmes danubiens, les danses paysannes, sans l’ironie grinçante qu’on peut entendre dans d’autres symphonie, et Nelsons emporte son orchestre dans la joie du son et de la musique purs, sans arrière pensée, en un rythme dansant et ouvert, lumineux, avec des pizzicati d’une incroyable portée émotive, surtout après un cor époustouflant. La dynamique n’est jamais démentie,dans une fluidité étonnante et presque naturelle, sans effets surajoutés : les violoncelles et les contrebasses sont bouleversants, les cors chavirants. Un immense moment.

Il sait aussi retenir le son, et proposer des moments d’un très grand lyrisme, l’adagietto fameux est ici interprété avec une profondeur, une sensibilité que j’ai rarement entendues. Les gens de ma génération sommes tellement marqués par Visconti que cet adagietto est toujours un moment difficile où se surajoutent des images du film et cet écho perturbe. Ici, l’impression est celle d’une extraordinaire harmonie entre la musique, les souvenirs, et l’émotion profonde qui s’en dégage. J’avoue que j’ai totalement adhéré à cette « romance sans paroles » comme l’appelle Henry-Louis de La Grange en allusion au recueil de Verlaine, qui contraste avec ce qui précède et qui est en même temps encore manifestation positive de l’élévation amoureuse de l’âme. Nelsons sans jamais appuyer, sans jamais exagérer ni s’adonner à une complaisance sentimentale, en donne ici une des plus magistrales interprétations entendues (harpe merveilleuse, comme souvent, de Marie-Pierre Langlamet), par une retenue et une élégance inouïes.
Le rondo final, dont la critique a beaucoup discuté, joie totale? Joie artificielle? Triomphe en trompe l’œil, est une démonstration d’abord de la force extraordinaire de cet orchestre, de sa vitalité, de son énergie explosive comme si des forces telluriques étaient libérées. L’énergie du chef est communicative, mais jamais démonstrative au sens où il faudrait faire de l’effet. La lettre du texte musical est respectée, avec ses ambigüités, avec ses élans, avec son incroyable force.
J’aime dans ce dernier mouvement l’utilisation qui est faite des Maîtres Chanteurs et de toute la dernière partie du dernier acte, avec sa joie intrinsèque et en même temps le sérieux de l’affirmation wagnérienne de la grandeur de l’art (allemand ou non). Il y a dans ce dernier mouvement de la 5ème une extraordinaire affirmation de vitalité créatrice, un bouillonnement que l’orchestre ici souligne. Nelsons fait bouillonner l’orchestre et le propulse à des niveaux d’énergie rarement atteints, tout en ne lâchant jamais la bride, mais en donnant les impulsions justes ; par exemple dans les quatre dernières minutes, il y a des moments allégés, où se répondent les cordes et les bois, d’une fraîcheur inouïe, qui finissent par crescendo en une explosion ouverte, positive, presque solennelle, qui procure une joie profonde, sans parler de l’extraordinaire tourbillon final qui laisse di stucco un public en délire immédiat.
Exécution anthologique ? On en est bien proche. Il y a longtemps (depuis qui vous savez) qu’on n’avait entendu un Mahler pareil. Et on est d’autant plus heureux d’entendre Nelsons à Lucerne dans la même symphonie avec l’orchestre d’Abbado les 19 et 20 août prochains. Il a démontré s’il en était besoin qu’il est vraiment le plus doué de sa génération, aussi à l’aise à l’opéra qu’au concert et qu’il est digne de la papauté berlinoise. Certains lui reprochent une gestique peu élégante et trop démonstrative, mais quand en sortent ce son-là et cette profondeur-là, il n’y a rien à dire : il n’y a qu’à écouter…[wpsr_facebook]

PS: On peut retrouver ce concert sur le Digital  Concert Hall (https://www.digitalconcerthall.com/en/home) et l’écouter pour un prix modique

Andris Nelsons ©Marco Borggreve
Andris Nelsons ©Marco Borggreve