OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2018-2019: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI le 28 NOVEMBRE 2018 (Dir.mus, Fabio LUISI; Ms: Calixto BIEITO

La carcasse de navire

Le cas Boccanegra

Une chose est claire : il n’y a pas de production de Simon Boccanegra aujourd’hui qui ne soit mise en relation avec la production légendaire de Giorgio Strehler (1971)  qui a fait le tour du monde, de Paris à Tokyo en passant par Washington et Moscou, et qui a fini à Vienne (apportée par Abbado) où deux imbéciles devant l’éternel , Eberhard Waechter (qui pourtant chanta Simon à Munich dirigé par Abbado avec Janowitz en Amelia en 1971, mais pas dans la production Strehler) et Ioan Holänder, ont décidé de la détruire après le départ du chef italien vers Berlin: comme tous les imbéciles, ils devaient en avoir peur, puisqu’ils ont même refusé de la revendre au Teatro Carlo Felice de Gênes qui voulait légitimement l’acheter.
Avec une vidéo de la RAI (qui intègre une introduction flamboyante de Strehler), qui circule encore aujourd’hui, ce spectacle peut être vu de tous les amateurs d’opéra. Il y a aussi une vidéo de l’Opéra de Paris, dont je possède miraculeusement une copie, qui a croupi dans les caves, puisque de sombres questions de droits ont empêché les vidéos de l’ère Liebermann d’être plus tard exploitées. C’est ainsi que la Lulu de Chéreau a disparu des radars et bien d’autres retransmissions. La vidéo de Paris est peut-être encore musicalement supérieure à celle de Milan, malgré les rapports exécrables qu’Abbado a entretenus avec l’orchestre de l’Opéra.
Mon lien à Simon Boccanegra est si personnel qu’un « post » sur le blog était inévitable, tant je sens le besoin, après  avoir vu la production parisienne, très digne, de bon niveau, de faire le point sur cette œuvre, sur les mises en scènes de Verdi, et évidemment sur la production de Calixto Bieito et Fabio Luisi.

De la difficulté à mettre Verdi en scène

On serait bien en peine de citer de nombreuses productions « historiques » d’opéras de Verdi, il y a la fameuse Traviata de Visconti-Callas, il y a ce Simon Boccanegra de Strehler, puis quatre ans après son Macbeth, toutes à la Scala. Il y a peut-être l’Otello de Zeffirelli, encore à la Scala et ses différentes Aida, moins réussies, et le Don Carlo de Ronconi, copieusement hué, toujours à la Scala qui était alors un théâtre de référence. Mais connaît-on un Trovatore qui ait laissé quelque trace dans la mémoire, ou une Forza del Destino, voire un Ballo in maschera ou un Rigoletto (peut-être le travail de Jonathan Miller à l’ENO  qui inventa la transposition en quartier mafieux) ? Quelques productions de Traviata restent aujourd’hui digne d’intérêt comme celle de Willie Decker à Salzbourg et ailleurs et sûrement Marthaler à Paris  mais au total, c’est bien peu.

Verdi a une place tellement particulière dans le paysage lyrique que toute mise en scène un peu « décalée » ou « originale », notamment de l’horribilis Regietheater qui a produit dans les années 80 des Aida, des Nabucco qui provoquèrent de mémorables scandales en Allemagne, signés notamment par Hans Neuenfels, crée souvent le scandale chez un public pour qui compte bien plus la musique et le chant que la mise en scène.
C’est clair, quand un Verdi est merveilleusement chanté, on évacue la mise en scène (voir l’Otello de Karajan…) : on ne compte plus les productions médiocres qui ont servi d’écrin poussiéreux à des diamants musicaux et vocaux.
La question tient sans doute à ce que la mise en scène « moderne » s’intéresse plus aux drames dont le livret est continu, c’est à dire aux livrets écrits après Wagner. Verdi et notamment la première moitié de sa production reste tributaire des formes classiques, récitatif, air, cabalette et la dramaturgie doit passer par les fourches caudines de livrets souvent improbables, sauf lorsqu’ils prennent leurs source chez Hugo ou Shakespeare : ce n’est pas un hasard si la plupart des grandes mises en scène de Verdi travaillent sur les titres notamment issus de Shakespeare (encore plus que Hugo : Ernani mis en scène en 1982 par Luca Ronconi à la Scala fut un échec ). Mise en scène et Verdi ne vont ensemble qu’avec difficulté, même si certaines productions comme le Macbeth de Barrie Kosky à Zurich sont des références d’aujourd’hui.

Aucune des productions verdiennes actuelles de l’Opéra de Paris (mais c’est le cas ailleurs aussi) ne tient la rampe ou ne mérite même la mémoire, et pour moi qui pleure souvent l’ère Liebermann, ni la Forza del Destino d’alors, ni Trovatore qui devait être de Visconti et qui fut de Tito Capobianco ne laissèrent de traces durables. Seuls survivent dans la mémoire I Vespri Siciliani (John Dexter, un spectacle dans les décors de Josef Svoboda très post-Appia, magnifique et fascinant) si adapté par anticipation esthétique à l’Opéra-Bastille qui ne le verra jamais, et ce Simon Boccanegra, venu de la Scala, qui triompha deux saisons de suite, malgré l’absence d’Abbado (remplacé par Nello Santi) la seconde saison…

Au commencement était Strehler 

Cette longue introduction pour replacer la mise en scène de Calixto Bieito dans la double perspective des mises en scène verdiennes, et de l’histoire de Simon Boccanegra en particulier.
On doit à Giorgio Strehler quatre mises en scène verdiennes, La Traviata (1947) Simon Boccanegra (1971), Macbeth (1975), Falstaff (1980).

Acte I (Strehler Frigerio)

En 1971, Simon Boccanegra n’était pas considéré comme l’un des chefs d’œuvre de Verdi, c’est justement cette production qui va projeter au premier plan une œuvre considérée comme secondaire, au livret alambiqué avec son prologue qui se déroule vingt-cinq ans auparavant, par sa longueur un acte à lui tout seul.
C’est donc depuis Strehler-Abbado que tous les théâtres en ont proposé des productions, toutes à peu près transparentes, y compris celles dirigées par Abbado après Strehler, à savoir Peter Stein à Salzbourg (c’est la production actuelle de l’Opéra de Vienne, qui remplaça celle de Strehler détruite par la paire d’imbéciles citée plus haut), et ce qu’il faut appeler hélas une mise en scène, à Ferrara, signée d’un certain Carl Philip von Maldeghem (2001).
Strehler avait conçu un travail qui rendait compte à la fois des aspects politiques du drame et de la solitude de ces grandes âmes (car  par-delà leurs haines, tous ces personnages sont des âmes nobles, Paolo mis à part). Il a conçu un prologue nocturne, pour exalter dans le reste de l’opéra la lumière mordorée du soleil, qui se couche au soir de la vie de Simon.
Strehler fait respirer l’espace en évoquant sans cesse la mer, qu’on ne voit d’ailleurs qu’à travers des voiles (à l’acte I pour l’air d’Amelia « Come in quest’ora bruna/Sorridon gli astri e il mare! » et au final où le corsaire Boccanegra retourne vers la mer) ou à travers le récit des personnages et notamment d’Amelia, élevée en bord de mer, vivant en bord de mer, enlevée par les sbires de Paolo en bord de mer qui chante la mer dès le début de l’acte I et qui ainsi se montre digne fille de son père.
La mise en scène de Strehler donnait un espace, une respiration où la mer sans cesse évoquée était singulièrement ressentie. Il avait su aussi rendre par l’alternance nuit /jour en opposant prologue nocturne et actes et avait inscrit le drame dans une histoire, politique, temporelle (les héros vieillissent : le duo final des deux vieillards était un moment d’émotion incroyable) et individuelle. Il avait su allier destins individuels et isolés et histoire politique, avec les plébéiens un peu populistes contre les patriciens conservateurs, avec la corruption et les manœuvres qui mènent au pouvoir et les sbires qui réclament leur dû après avoir fait élire leur chef : en bref, la loi de tout pouvoir, qui n’est pouvoir que parce qu’il a su gérer sa part d’ombre. Au milieu de cette lecture politique très moderne, qui n’a rien d’étonnant (depuis la République Romaine et la montée des populares contre le patriciat, au Moyen âge sous Cola di Rienzo toujours à Rome, et bien sûr aujourd’hui, le jeu est le même), il y a une histoire d’amour entre une fille et son père, une histoire d’amour entre deux jeunes gens nobles, une histoire d’amour/haine entre deux vieillards que rien n’oppose en fait humainement. D’ailleurs comme une figure christique, Simon le politique ne cesse de demander au peuple et à son assemblée la paix et l’amour.
Dans la production de Strehler (et mettons à part les aspects musicaux inaccessibles aujourd’hui à aucun chef ni aucun chanteur), il y avait la totalité d’une histoire racontée dans son milieu historique d’origine (Strehler ne transpose jamais, sauf dans son Falstaff dont le cadre est la plaine du Pô), qui mêle politique et rêves individuels, dans un décor sublime d’Ezio Frigerio, qui a marqué les esprits (Ah ! ce lent lever de rideau du premier acte avec cette voile qui se découvre) et des éclairages non moins sublimes. Rien n’était laissé au hasard et rien n’était laissé de côté. La légende musicale a fait le reste.

Et aujourd’hui Bieito

Commencer l’analyse de ce spectacle par Strehler, référence universelle de tout metteur en scène qui s’attaque à Simon Boccanegra, est inévitable et il serait bien surprenant que Calixto Bieito, artiste d’une implacable rigueur ne s’en inspirât point.
Mais s’inspirer ne veut pas dire imiter, car imiter la production de Strehler serait une entreprise inutile sinon ridicule : s’inspirer, c’est se positionner « par rapport à ». C’est la démarche de Bieito qui, à l’instar de Johan Simons en 2006 (et même de Nicolas Brieger en 1994, dont la production de l’ère Blanchard a été suffisamment solide pour survivre jusqu’en 2002 sous Gall), privilégie un axe : pour Simons c’était le politique, et pour Bieito c’est le destin individuel des êtres.
Alors, Bieito va mot à mot s’inscrire volontairement à l’opposé de Strehler. Et c’est cette lecture antithétique qui a désarçonné une partie des spectateurs : à la lumière de la mer et du ciel, à la respiration de l’œuvre, Bieito privilégie le noir artificiel coupé de la glace des néons (car l’obscurité de Strehler n’est pas artificielle, c’est celle de la nuit, éclairée à la torche et au rythme de la musique – Strehler était aussi musicien). À l’espace et à la respiration strehleriennes, Bieito propose un espace unique et clos, un espace tragique vite étouffant conçu par Susanne Gschwender. En renonçant à l’histoire politique avec ses assemblées et ses complots, en faisant du chœur plus une utilité (qu’on ne voit même pas toujours) qu’une présence (sinon musicale), en renonçant aux êtres inscrits dans l’histoire, il montre des individus solitaires, surgissant de l’obscurité, seuls, enfermés sur eux-mêmes, distribués dans l’ombre du vaste plateau de Bastille, jamais vraiment hors champ, et rarement dans le champ, se touchant assez rarement, comme enfermés dans leur bulle. Et il renonce à la trame, refusant les armes (épées etc..), refusant les objets, refusant toute anecdote.

Scène du conseil (Final Acte I) Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Francesco Demuro (Gabriele Adorno)

Quant à la mer, elle est présente de manière écrasante et sombre, sous la forme de l’étrave et du bulbe d’un navire en cale sèche, avec ses entrailles dans lesquelles Simon Boccanegra se perd, solitaire, quand il n’est pas sur le plateau : un univers qui évoque le maritime mais un maritime à l’arrêt, en réparation, pourquoi pas à l’abandon comme ces carcasses qui vont mourir en Inde pour être dépecées. Univers mental, concentration (que d’aucuns appellent stupidement ennui : comment s’ennuyer avec cette musique ?), et si tout cela n’était qu’un rêve ? Et dans ces entrailles de navire, avec ses piliers métalliques enchevêtrés, comment ne pas penser non plus au fameux Pont Morandi, dont l’architecture rappelait un peu et volontairement l’architecture navale…
La première image, sans la musique, dans un silence pesant, dans l’ombre, est justement l’ombre de Simon s’allongeant au proscenium, comme il s’allongera à l’acte I (avec sa fille) ou à l’acte III (au moment où il boit le poison). Simon, allongé, comme écrasé, comme plongeant dans un sommeil narcoleptique pour échapper à la crise et au monde devient ici une figure, comme un refrain.
Le traitement même du personnage par Bieito accentue cette singularité : il en fait un être ailleurs, à la fois concerné et distancié. Ses changements de costume aussi montrent une évolution psychologique, au départ personnage « ordinaire » comme l’est le peuple qui l’entoure : certains ont noté la laideur des costumes : qu’est-ce que le beau et le laid au théâtre ? Qui peut qualifier la laideur ? Le laid est sublimé par l’art…
Au théâtre c’est le fonctionnel qui doit dominer : or Bieito fait de Simon furtivement le porte-parole des gens ordinaires et habille Amelia-Maria comme eux, parce qu’elle est issue de ce monde-là, parce qu’elle n’est pas une aristocrate, parce qu’elle est la fille de sa classe et de son père. Les costumes (de Ingo Krügler) sont d’ailleurs le seul signe « idéologique » de cette production, et c’est sur eux que certains se sont fixés…signe idéologique de ce qu’est le genre « opéra ».

Suivons les évolutions du costume de Simon : il est d’abord en parka de cuir, corsaire si l’on veut, plus ou moins comme les autres, et mal coiffé.
En devenant Doge, ostensiblement il se recoiffe, se change à vue, endosse cravate et costume, et lunettes, qui lui donnent un air sérieux et classent son homme avec des attributs du politique selon les lieux communs (souvenons-nous de l’ironie suscitée par les cravates mal nouées de François Hollande, signe d’un ordinaire peu conforme à l’image que les médias voulaient de la fonction, mais pourtant signe d’une normalité revendiquée).
Mais cela dure peu: dès qu’il découvre en Amelia sa fille, il se « défroque », enlève cravate et veste, et se retrouve en chemise col ouvert et bretelles : il est nu, en quelque sorte, il est non plus le politique, mais l’individu.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Retrouver sa fille, c’est du même coup faire coller politique et individu (il porte sans cesse la veste de cuir de sa fille) et œuvrer à la réconciliation des deux classes dont elle est le fruit, c’est porter un discours d’amour et de paix, un discours direct et non plus le discours xyloglottique  auquel nous sommes habitués. Bieito lie l’aventure du père désormais comblé à celle du politique (d’où aussi le discours sur Venise, très lisible pour le public de la création, en plein Risorgimento) et fait du destin de Boccanegra un destin individuel presque indépendant des vicissitudes politiques : christique là encore, il meurt pour l’amour, la paix et la réconciliation qu’Adorno portera, incarnation du καλὸς κἀγαθός (litt. Le beau et le bon) de l’idéologie  grecque, incarnation du bon gouvernement.

Maria Agresta (Amelia/Maria) et Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Le jeu des costumes est une sorte de fil rouge de cette mise en scène : Simon porte la veste de sa fille, qui a servi de couverture lorsqu’il s’est allongé, il la porte à la main, comme le signe de sa présence désormais à ses côtés. Même Fiesco, pourtant toujours sanglé dans son costume trois pièces se débarrasse de sa veste et la jette, puis la ramasse selon les scènes.

Un travail minimaliste, concentré, abstrait

Signes minimalistes ? Sûrement, mais rien n’est plus individuel que le costume et la manière dont on le porte. Pietro sanglé dans son cuir ne sera jamais qu’un apparatchik, et Paolo un peu débraillé et vaguement vulgaire (au contraire d’ailleurs du chant impeccable porté par Nicola Alaimo) ne suscite pas, à vue, l’adhésion ; il porte un seau, où certains ont vu une ventoline, mais qui pourrait être aussi l’attribut de son âme (on en fait des choses dans un seau…), en tous cas un signe que le personnage est marginal, qu’il n’est pas comme les autres, une sorte de stigmatisé, percé par les frustrations. Inutile alors de le faire grimaçant avec des yeux hallucinés dans une composition à la Strehler (Felice Schiavi en fit le rôle d’une vie). Le Paolo de Bieito est digne dans son indignité.
Enfin, et à l’opposé de Strehler, les personnages ne vieillissent pas entre le prologue et les trois actes, ce qui peut désorienter le spectateur qui ne connaîtrait pas l’œuvre : Bieito construit un continuum d’un moment à l’autre parce que si le temps a passé les hommes et leurs haines n’ont pas changé, et le monde est le même, avec ce Simon encore perdu dans sa tristesse structurelle, tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.
Tout cela montre la rigueur avec laquelle Bieito a conduit sa mise en scène. Alors, les réflexions sur la beauté ou la laideur sont à la fois vaines et impropres dans un discours scénique où ce n’est pas l’histoire ou la trame qui comptent, mais les relations entre les êtres ou leur terrible vacuité.
Dans ce travail en effet, peu de gens se touchent, chacun arrive sur scène, lentement, d’abord ombre, puis silhouette et enfin personnage d’un lieu imprécis, comme remontant à la surface où défilent en vidéo (de Sarah Derendinger) les visages des personnages en plan si rapproché qu’ils semblent tous se ressembler et être interchangeables. Seuls Fiesco et Simon se touchent déjà au prologue et notamment dans un moment sublime de l’acte III où Fiesco essuie le visage de Simon agonisant, dans un geste fraternel et protecteur, et aussi naturellement la fille et le père, Amelia et Simon. Pour le reste, pas de gestes intempestifs qui seraient trop sentimentaux ou pathétiques, ce qui a fait dire – et je m’inscris en faux- qu’il n’y avait pas de direction d’acteurs. Bieito impose aux chanteurs une fixité, une abstraction qui pèse sur l’ensemble mais qui répond à ce que veut faire de ce drame le metteur en scène, un espace mental, un système aux planètes autonomes et sans soleil qui répond à la noirceur de cette histoire. Un Nadir livide en quelque sorte…
Au long du spectacle traverse la scène sans cesse la silhouette fantomatique de Maria, la fille de Fiesco que Boccanegra a (des)honorée, un cadavre malingre qu’il embrasse au moment où il est élu doge, comme si le pouvoir lui portait en même temps l’absence, le vide et que l’amour de sa vie devenait spectre, imposant aussi son corps nu humé par les rats aux spectateurs, un corps qu’on suppose en décomposition prochaine, comme le bateau gigantesque qui tourne sur scène. Simon Boccanegra ou le drame de la décomposition d’un être qui n’est plus lui-même au pouvoir et ne se retrouve qu’avec sa fille.
D’où ce sentiment de détachement, cette absence de pathétique et de vibration, ces émotions données au compte-gouttes qui n’en sont que plus fortes, et cette vision détachée du réel et presque abstraite qui domine l’ensemble de la production. De manière contradictoire d’ailleurs on entend les regrets de ceux qui voient encore (après vingt ans) en Bieito le provocateur qui fit tant parler lors de son Ballo in maschera mais on voit aussi les regards scandalisés devant le corps nu sur lequel des rats circulent à l’entracte…
Il n’y a aucun doute pour moi, nous nous trouvons devant une des mises en scène récentes les plus accomplies du chef d’œuvre de Verdi. Ceux qui ont vu Strehler sans doute gardent vif le souvenir de cette absolue réussite, mais courir après les fantômes et les souvenirs n’empêche en rien de s’intéresser au présent . Il y eût un jour l’absolu et nous sommes dans le relatif ;  une chose est claire cependant, la production de Calixto Bieito, toute discutable qu’elle soit, a le courage de changer totalement de point de vue sur l’œuvre et de présenter une vision très cohérente de cet opéra si particulier, qui allie l’histoire, la politique et l’introspection.
Bieito choisit l’introspection, radicalement, faisant du personnage de Simon le centre d’un système où les autres peuvent apparaître comme des ombres, apparaissant ou disparaissant au gré des montées d’images du personnage principal, perdu dans son monde qui n’a plus de lien avec le réel. Bieito ne nous montre pas une histoire, d’autres l’ont fait et bien mieux, il nous montre des êtres perdus dans leur rêve, leurs haines, leurs fragilités qui errent dans une sorte de no man’s land aux frontières imprécises et ce faisant, il approfondit notre écoute de la musique.

Un parti pris musical aussi sombre que la scène

Justement, c’est une des musiques les plus sublimes écrites par Verdi, que Claudio Abbado pour l’éternité a fixée, dans une interprétation où il allie l’intériorité et la méditation, mais aussi la vibration et le théâtre, fouillant dans la partition jusqu’à donner l’impression d’une musique qui pleure (scène finale entre Fiesco et Simon). Cette musique était un cœur battant à différents rythmes, alliant l’épique et l’intime (acte I), palpitant quelquefois (l’accompagnement des airs d’Adorno). Simon Boccanegra est tellement intimement lié à Abbado qu’il est difficile d’avoir un jugement distancié sur une interprétation dont toutes les fibres vibrent à l’unisson et qui épuise tous les spectateurs sous l’émotion.
Bien entendu, Fabio Luisi va dans une toute autre direction, très cohérente elle aussi, et surtout très en phase avec le spectacle. Comme toujours chez ce chef à la technique rodée par des années au service du répertoire le plus large (il doit être un des chefs qui a dirigé le plus de titres de tous les répertoires), la précision et la sûreté de son geste aboutissent à une interprétation techniquement sans failles, aussi bien dans le dosage des sons que dans la limpidité, et l’orchestre de l’Opéra le suit résolument, affichant un son charnu et délicat, tout en ombres et lumières. Conformément au rythme scénique, ralenti, qui affiche silences longs et ambiances ombrées, le rythme orchestral est plutôt lent, sans moments nerveux, y compris là où ce serait plus nécessaire (par exemple,  l’accompagnement d’orchestre de l’air d’Adorno de l’acte II « O inferno! Amelia qui ! … » demeure un peu éteint pour mon goût et pour un air de colère et d’ardeur), à d’autres moments j’ai eu la même impression d’un orchestre très (voire trop) contrôlé sans ce fameux halètement verdien. Mais Simon Boccanegra n’est pas Trovatore, et la mise en scène n’incite pas à l’explosion, mais bien plutôt à la concentration, comme une sorte de Requiem plus noir encore que celui qu’a écrit Verdi lui-même.
En ce sens Fabio Luisi est cohérent, et il veille aussi à contrôler un plateau certes remarquable, mais qui a besoin d’être soutenu par l’orchestre, et qui dans le vaste vaisseau (c’est le cas de le dire) de Bastille, risque toujours d’être un peu couvert par la musique. Luisi se montre donc plutôt retenu, mais sans vraie tension et pour mon goût quelquefois un tantinet mou. Mais de tels choix complètent parfaitement l’ambiance scénique très particulière voulue par Bieito, même si j’ai trop dans la tête un certain chef pour être pleinement objectif.
Le chœur dirigé par le remarquable José Luis Basso n’a pas évidemment la mobilité qu’il pourrait avoir dans les grandes scènes du conseil, ou même au prologue. Calixto Bieito le veut de face, au proscenium, sous l’immense carène de navire, presque comme un oratorio écrasant et les scènes de foules ne sont volontairement pas réglées :  Bieito fait presque du « semi-scénique », comme si les personnages surgis de nulle part rentraient dans le moule musical et s’y lovaient sans « agir »…
Ainsi le chœur au proscenium, entourant Boccanegra à terre sur le cadavre de sa fille au prologue, l’étouffant presque (là où chez Strehler le chœur formait une ronde infernale autour d’un Boccanegra porté par la foule et couvert de sa cape) ou celui du conseil, qui devient le peuple tandis que les conseillers s’opposent entre les coursives du navire, comme si prévalait le son et la musique du peuple sur celle des politiques. La mise en scène du chœur dit beaucoup sur le parti pris de Bieito.

Un plateau vocal de haut niveau et convaincant

Mikhail Timoshenko (Pietro) et Nicola Alaimo (Paolo)Soyons immédiatement clairs en ce qui concerne le plateau vocal réuni à Paris : dans mon oreille j’ai en permanence les autres entendus une douzaine de fois entre 1978 et 1982 et à Vienne ensuite, ce qui pourrait être une distribution B (Bruson, Raimondi, Ricciarelli…)  C’est ainsi et on pourra m’en faire reproche, que je considère Freni, Ghiaurov, Cappuccilli insurpassables dans leurs rôles. Ce n’est aucunement faire insulte au plateau réuni à Paris, sans doute ce qu’on peut faire de mieux aujourd’hui que de le reconnaître. Qui en effet pourrait refuser la palme du jour à Ludovic Tézier ? J’ai écrit suffisamment souvent que son timbre me rappelait Cappuccilli pour ne pas me dédire aujourd’hui, alors qu’il reprend scéniquement ce qui fut pour Cappuccilli le rôle d’une vie. Rien à reprocher à ce chant, techniquement parfait, contrôlé, avec une belle émission, une projection sans faille et une belle diction. Tézier est aujourd’hui sans doute le baryton le plus accompli pour Verdi.
Il reste qu’il n’a pas encore le rôle totalement dans le corps et dans la tête pour l’incarner totalement : un rôle pareil cela se rode. Il part de très haut et sans doute très vite sera-t-il  le Boccanegra de l’époque, c’est déjà aujourd’hui le meilleur de ceux que nous entendons habituellement sur les scènes dans ce rôle. La volonté de Bieito d’en faire un Boccanegra un peu absent, presque désincarné, presque désabusé et constamment ailleurs convient très bien à ce chant et cette une prise de rôle scénique. Et nous ne pouvons que saluer une performance magnifique que nous attendons dans quelques temps encore plus incarnée, encore plus dominée. Mais déjà c’est une très grande performance.
Maria Agresta a l’avantage d’une voix fraiche, jeune et techniquement très au point : elle se sort du final du premier acte (au conseil) avec tous les honneurs parce que toutes les notes sont faites, y compris les « scalette » redoutables. Elle n’aborde pas le rôle pour la première fois : elle l’a chanté avec Riccardo Muti à Rome il y a quatre ans. On entend dans sa manière de chanter qu’elle a beaucoup écouté Mirella Freni. Son Amelia est émouvante, mais le timbre est un peu clair, et ne possède pas dans la voix la couleur tragique qui frappe toujours chez son illustre devancière. Enfin, au moins ce mercredi, la voix accusait de menues irrégularités dans la ligne de chant, pas toujours homogène, avec quelques échos un peu métalliques ou acerbes. Il reste que cette Amelia-là reste aujourd’hui sans doute l’une des plus justes sur le marché lyrique.

Mika Kares (Fiesco) Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) Acte III

Mika Kares continue la tradition des grandes basses finlandaises et j’avoue avoir été touché par son Fiesco, magnifié par la mise en scène de Bieito et l’attention que le metteur en scène a portée à son personnage. La voix est puissante et profonde (les graves de « il lacerato spirito » passent sans problème et ne sont pas détimbrés), elle s’élargit avec sûreté à l’aigu et les accents, la couleur me sont apparus très en place et particulièrement sentis. Ce n’est pas une voix tout d’une pièce qui ne ferait que du beau son. Il faut attendre le duo final avec Boccanegra pour atteindre au sublime : c’est sans doute le plus beau moment de la mise en scène mais c’est aussi le moment où le chant est le plus ressenti et le plus incarné, par les deux interprètes d’ailleurs. Les accents de Fiesco étaient d’une justesse et d’une intensité très rarement atteintes par les basses habituées à ce rôle. Allez, osons-le, il était « ghiaurovien ».
La vraie surprise vient peut-être du Paolo de Nicola Alaimo, un rôle noir auquel il ne nous a pas vraiment habitués et qui est peut-être un Paolo définitif : justesse des accents, contrôle vocal, magnifique émission, travail sur la couleur ; il réussit même – un comble pour un tel rôle – à émouvoir à chaque fois qu’il chante, tant le personnage voulu par Bieito a l’ambiguïté de certains méchants. C’est une très grande composition, très différente de celle du méchant halluciné de Felice Schiavi chez Strehler et qui personnellement m’a totalement convaincu. Nicola Alaimo est simplement grandiose.
D’une certaine manière, Francesco Demuro est aussi une surprise dans Adorno qui reste un rôle secondaire dans l’économie de l’œuvre. J’ai dans l’œil et l’oreille l’entrée au premier acte de Roberto Alagna courant autour du plateau, solaire en Adorno juvénile dans la production de Stein en 2000 à Salzbourg avec Abbado: il y fut extraordinaire. J’ai aussi dans l’oreille la perfection formelle de Veriano Lucchetti, impeccable de style et d’expressivité.
Demuro lui-aussi réussit à imposer le personnage, dont il n’a pas tout à fait la voix mais qu’il arrive à imposer par la technique, la clarté de la diction, le contrôle. On sent qu’il approche des limites de sa voix, mais cette tension convient parfaitement à la situation, et au total, il est très convaincant. J’irais même jusqu’à dire que c’est dans Adorno qu’il m’a le plus convaincu, bien plus que dans son Fenton que je trouve un peu fade et dont il est le grand titulaire actuellement.

Mikhail Timoshenko (Pietro) et Nicola Alaimo (Paolo)

Enfin Mikhail Timoshenko dans Pietro (vu comme un parfait apparatchik à qui est confié le sale boulot d’égorger en scène Paolo) montre un joli timbre de baryton basse, très employé à Paris, et qui ne devrait pas tarder à aborder des rôles plus importants.

On le voit, au terme de cette longue analyse, il n’y a pas grand-chose à reprocher à une production que j’estime être aujourd’hui non seulement la plus belle production verdienne de l’Opéra de Paris, mais aussi la meilleure production qu’on puisse avoir de Simon Boccanegra aujourd’hui, bien supérieure à celles honteusement médiocres de Berlin ou de la Scala, d’une grande tenue musicale (avec mes réserves sur le rythme et la tension) et vocale avec l’une des distributions les plus convaincantes qu’on puisse voir aujourd’hui. Je dis bien, aujourd’hui. Pour le reste, je retourne à mes souvenirs.

Dispositif scénique, étrave et bulbe…

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2016: FAUST de Charles GOUNOD le 20 AOÛT 2016 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en Sc: Reinhard von der THANNEN)

"Gloire immortelle de nos aïeux" ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“Gloire immortelle de nos aïeux” ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Deux créations scéniques à Salzbourg : West Side Story, dont nous avons évoqué la production et le Faust de Gounod, pourtant fameux dans le monde entier et particulièrement dans le monde germanique (et pour cause ! l’œuvre de Goethe y est fondatrice) où il est connu sous le titre Margarethe.
Gounod a eu les honneurs de Salzbourg avec Roméo et Juliette, présenté trois fois depuis les années 2000, en version de concert (2002) et dans une version scénique de Barlett Sher (2008-2010). Mais Faust, l’un des opéras les plus représentés au monde (plus de 2600 représentations à l’opéra de Paris), n’avait jamais eu les honneurs du Festival. Il est vrai que la vocation d’un Festival est d’aller vers des œuvres moins connues que les théâtres d’opéra hésitent à monter (c’est le cas cette saison de Die Liebe der Danae de Strauss), mais quelque production qui attire le public permet aussi de remplir les caisses. Ainsi donc de ce Faust, confié à Reinhard von der Thannen, le décorateur de Hans Neuenfels, on lui doit notamment le décor du Lohengrin “des rats” du Festival de Bayreuth. Il signe là la première mise en scène, suivant les exemples de grands décorateurs passés à la mise en scène, Jürgen Rose, Pier Luigi Pizzi, Yannis Kokkos.
J’ai beaucoup de tendresse pour le Faust de Gounod. Je lis les sourires crispés d’un certain nombre de mes meilleurs amis, mais j’ai eu la chance d’entrer en Faust avec la production magnifique de Jorge Lavelli au Palais Garnier (puis à Bastille), accueillie comme il se doit par un scandale (le public parisien toujours lucide…) puis par une grève. C’était donc deux signes que la production durerait, d’autant qu’elle a été portée sur les fonds baptismaux par Michel Plasson, Nicolaï Gedda, Nicolaï Ghiaurov (puis Roger Soyer – il y eut aussi José Van Dam), et Mirella Freni. Il y avait là de quoi faire aimer Gounod…
Une erreur de Mortier fut d’ailleurs de détruire le décor qui dormait dans les réserves de Bastille : il était en effet impossible de démonter la fameuse verrière qui encombrait l’espace, car elle avait été fixée pour des raisons de sécurité. Cette production pouvait parfaitement faire office de production-emblème de Paris, à l’instar des Nozze di Figaro de Strehler.
J’ai donc vu Faust des dizaines de fois, et l’en connais même bien le texte (personne n’est parfait !) et je l’écoute avec plaisir.
C’est donc confiant et armé que j’ai vu cette production salzbourgeoise.
Comme la tradition de l’opéra français n’est pas toujours bien connue, on fait souvent l’erreur de croire que Faust a été d’abord un opéra-comique et procède de cette tradition, sans doute due à la présence de dialogues parlés à la création (Théâtre Lyrique, 1859).
Mais pour moi, Faust, dont la gestation remonte aux années 1840, procède beaucoup plus dans sa forme lorsqu’il entra à l’Opéra de Paris en 1869 du Grand-Opéra à la française dont on trouve tous les ingrédients :

  • Tous les types de voix dans les rôles principaux ou secondaires : Ténor (Faust), basse (Méphisto), baryton (Valentin), soprano (Marguerite), mezzosoprano (Dame Marthe)
  • Présence d’un rôle travesti (Siebel)
  • Des moments vocaux virtuoses (Faust, Marguerite)
  • Abondance de chœurs importants
  • Inscription dans une période historique à la mode (le Moyen âge)
  • Présence d’un ballet, l’un des plus connus du répertoire (la nuit de Walpurgis)
  • Une longueur respectable, d’autant plus que Gounod avait vraiment prévu grand et qu’il a dû couper quelques scènes.

Toute mise en scène de Faust doit à mon avis tenir compte de ces aspects formels, à commencer par un pittoresque et un spectaculaire qui font partie du style de l’œuvre: le Faust de Goethe et ses questions métaphysiques ne sont pas vraiment le centre de l’histoire (à peine évoquées dans le premier monologue de Faust « Rien, en vain j’interroge en mon ardente veille, la nature et le créateur… »), mais c’est en fait l’histoire de Marguerite qui est centrale, une histoire tragique digne des grands opéras romantiques…Et les allemands ne s’y sont pas trompés en proposant pour titre de la version allemande Margarethe .

"La jeunesse t'appelle, ose la regarder"©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“La jeunesse t’appelle, ose la regarder”©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Reinhard von der Thannen, en bon disciple de Hans Neuenfels, pose une question théorique, voire philosophique, comme point de départ, c’est le sens de « Rien » en lettres gigantesques au-dessus de la scène, c’est le sens aussi d’un espace abstrait, de costumes totalement indifférenciés, d’éléments symboliques qui effacent au contraire tout pittoresque et ignorent volontairement la forme et l’histoire du genre. Il met en scène un Faust, dans une tradition goethéenne et moins l’histoire de Faust et Marguerite, avec des références très distanciées et abstraites, qui exigent de la part du spectateur un effort pour donner du sens à ce qu’il voit…

Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dans le sens de l’abstraction, cet espace unique, blanc, qui rappelle vaguement par son style le décor du Lohengrin de Bayreuth (auquel on pourra aussi se référer à d’autres moments), avec des ogives stylisées de chaque côté (vague espace médiévisant), avec au centre un œil immense et un praticable par lesquels passent la plupart des personnages. Le rideau se lève sur cet espace au centre duquel Faust se désespère au milieu de ses grimoires et au-dessus, un immense « Rien » soulignant évidemment la vacuité des choses et des espaces, la vacuité du monde qui a perdu tout sens. Méphisto est une sorte de Wanderer qui parcourt le monde en quête de victimes, muni qu’une malle de voyage gigantesque marquée d’un M dans un médaillon (qui rappellerait presque un logo de parfum et qui pourrait tout aussi bien référer à Marguerite) une malle de voyage qui est une sorte de loge d’artiste, où l’on s’habille, où l’on se mire. Voilà l’objet transitionnel qui va occuper latéralement et par moments l’espace scénique. Il y a évidemment quelque chose d’un théâtre itinérant, le théâtre itinérant du diable, le théâtre diabolique (car le théâtre est un monde diabolique). Un théâtre  du monde qui est un théâtre-cirque. L’univers du cirque est lourdement marqué, un peu comme dans la Manon Lescaut de Hans Neuenfels…Tout le chœur est vêtu de combinaisons qui rappellent par leur forme celles des rats de Lohengrin et par leur couleur le jaune qui est couleur diabolique…mais par leur allure le monde circassien : une vision d’un monde uniforme collectif, un monde suggéré plus que « réel », qui sort de cet œil gigantesque, un monde ordonné aussi : le chœur chante de manière chorégraphiée et assez bien réglée d’ailleurs pour un chœur qui effectue des mouvements tirés au cordeau (chorégraphie de Giorgio Madia) : bien sûr, tout cela renvoie à ce qui était déjà développé par Neuenfels d’un peuple indifférencié, mécanisé, qui ne pense pas (et dans Faust le chœur ne fait guère que commenter l’action et la déplorer sans jamais vraiment participer) : le chœur est dans le Faust de Gounod purement décoratif. Mais cela renvoie aussi à un monde théorique et artificiel réuni sur ce plateau par la seule volonté de Méphisto : le Monde comme volonté et comme représentation…de Méphisto. La présence de Méphisto, substitut du metteur en scène, va organiser l’histoire, les mouvements, les péripéties. Le cirque du diable en quelque sorte.
La seule question qu’on se pose est « tout ça pour ça ? » car la trame de Gounod vaut-elle tant de pensée passée au prisme de la philosophie et de la théorie : c’était bien le génie du travail de Lavelli jadis d’avoir proposé un regard historié, fondé sur la réception de l’œuvre et son public originel, qui transformait les aventures sans jamais quitter un certain pittoresque du XIXème, en abandonnant le pittoresque médiéval. Martinoty dans sa mise en scène de 2011 avait essayé de mélanger vision philosophique et pittoresque, avec le résultat malheureux que l’on sait. Ici le choix est clair, mais est-il pour autant utile ? Sert-il l’œuvre ou la projette-t-il dans un univers qui n’est pas la sienne. Von der Thannen veut montrer un Faust, mais Gounod écrit-il vraiment un Faust avec ses références philosophiques et ses racines goethéennes ou bien raconte-t-il une histoire ?
D’une certaine manière, une mise en scène de ce type conviendrait peut-être mieux à La Damnation de Faust de Berlioz qui par sa forme, par la succession de ses tableaux, peut-être traitée de manière beaucoup plus abstraite que le Faust de Gounod. Ainsi, le travail de von der Thannen (aidé de son épouse Birgit von der Thannen et de Giorgio Madia) me paraît-il mal ciblé, à côté de l’histoire, malgré des qualités esthétiques indéniables, des lumières splendides (de Franck Evin) certaines idées (la question du double Faust/Méphisto, déjà d’ailleurs traitée ailleurs) et une tenue d’ensemble qui en fait un spectacle de niveau incontestable, mais sans véritable intérêt ; il n’apprend rien sur l’œuvre sinon qu’elle s’ouvre et qu’elle se clôt sur « rien » c’est-à-dire qu’on nous dit » que tout cela n’a servi à rien » ou que « beaucoup de bruit pour rien ».
Ceci dit, il y a de jolis tableaux et des scènes intéressantes visuellement. Le chœur  “gloire immortelle de nos aïeux”  sous un gigantesque squelette par exemple:  on se souvient que Lavelli en avait fait un chœur d’éclopés qui à l’époque avait choqué, pour montrer l’espace ironique entre un chœur triomphant et les réalités de la guerre. Ici, c’est un chœur de clowns petits soldats surmonté d’un squelette, autre réalisation de la même idée.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Autre belle image, celle de la maison et l’église, au 4ème acte au retour de Valentin : une immense Marguerite (la fleur) suspendue montre par cette métaphore l’enjeu de l’acte et les personnages (Faust) poussent une maison et un clocher, sorte de jouets de bois figurant le décor, un peu comme dans des représentations de tréteaux ou un peu comme des jeu de gamins.  Evidemment, ce tableau nous montre la scène sous le regard et la manipulation de Méphisto, démiurge qui voit ces hommes qui s’agitent comme un jeu d’enfants qui se battent, dans un monde faussement enfantin, qui est monde de violence tout autant que celui des adultes.

Scène de l'église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Scène de l’église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dernière image intéressante, celle de la scène de l’église où Marguerite est entourée d’ombres menaçantes, mais aussi de tuyaux d’orgues tombés du ciel, comme si l’orgue figurait l’arrêt des destins et sanctionnait celui de Marguerite: l’orgue comme substitut du divin, comme instrument de la musique divine, pour une musique qui dans l’église semble effectivement à la fois monter vers le ciel (l’instrument) et descendre vers les hommes (le son).
Ces trois exemples montrent la limite de ce travail : c’est le visuel qui gouverne le travail scénique, qui donne les « indications » au spectateur. Au-delà, le travail sur l’acteur est assez fruste : seuls certains s’en sortent par leurs qualités propres (Marie-Ange Todorovitch en Dame Marthe par exemple, voire à la limite la Marguerite de Maria Agresta). Reinhard von der Thannen a montré une fois de plus ses belles qualités de faiseur d’images ; pour la question spécifique de la mise en scène , cela reste à confirmer, même si au moins une scène a bien fonctionné, celle du jardin où les quatre protagonistes sont sur le lit et chantent en alternance : le jeu des échanges désopilant, est très bien réussi.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Le double: Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Musicalement les choses sont tout aussi contrastées : la distribution sur le papier n’appelle pas de commentaires, on y trouve trois des grandes vedettes du chant du moment, une des meilleures basses, (Ildar Abdrazakov) un des meilleurs ténors (Piotr Beczala), un soprano qui désormais fait partie des chanteuses de référence (Maria Agresta), entourés de très bons seconds rôles: Alexey Markov en Valentin, Tara Erraught en Siebel et Marie Ange Todorovitch en Dame Marthe ainsi que le Wagner de Paolo Rumetz. Dans la fosse le Philharmonique de Vienne et sur le podium un des chefs de la jeune génération qu’on commence à considérer. Un tel générique devrait satisfaire les plus difficiles.

La messe (c’est le cas de le dire pour cet opéra méphistophélique !) est-elle dite pour autant. Non évidemment parce que Méphisto a fait son œuvre…

L’auditeur français est évidemment plus sourcilleux que d’autres sur le côté idiomatique et sur la diction. Un compagnon de jury de concours de chant m’avait lancé un jour après une audition assez brouillonne de l’air des lettres de Werther « Ah, pour vous les français, il n’y a que la diction qui compte! » . C’est sûr qu’on est moins regardant sur le tchèque chanté dans Katia Kabanova. C’est un aspect néanmoins qu’il faut considérer, justement pour souligner que pour la plupart des protagonistes, il n’y a rien à redire, Piotr Beczala, quelle que soit la langue a toujours une diction claire et très attentive, Maria Agresta est aussi assez compréhensible (même si pour les italiens le français est souvent difficile), Tara Erraught en bonne chanteuse d’école anglo-saxonne chante un français d’une clarté cristalline, et Marie-Ange Todorovitch bien sûr, n’est pas en reste, même si…Ildar Abdrazakov en revanche, qui a mon avis était dans un mauvais soir, n’était pas vraiment au point sous ce rapport.

Il reste que la langue française n’était pas un obstacle, et que la compréhension du texte était très correcte dans l’ensemble, on peut d’ailleurs dire de même pour le chœur, particulièrement clair.

Du point de vue de la vocalité, il en va peut-être un peu autrement : Paolo Rumetz en Wagner à la voix fatiguée est un choix surprenant, pas de projection, pas d’aigus, diction brouillonne, mais le rôle est limité.

Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Tara Erraught était Siebel, un rôle travesti. Tara Erraught chante souvent les travestis, elle a chanté Octavian à Glyndebourne, Orlofsky, Hansel, Sesto et toujours avec bien du succès. La chanteuse irlandaise commence à être assez connue pour se produire désormais un peu partout. Elle débutait à Salzbourg dans Siebel. On regrette simplement qu’on l’ait affublée d’un costume disgracieux qui ne tienne pas compte de son physique et qui l’engonce d’une manière regrettable y compris pour le confort de son chant. Un chant très frais, très bien mené, très attentif, avec une diction parfaite, et qui a été particulièrement bienvenu dans son deuxième air souvent coupé : la romance « Versez vos chagrins dans mon âme » .
Marie-Ange Todorovitch, rompue au répertoire français et pour cause, propose une Dame Marthe désopilante et bien caricaturale comme il se doit. je n’ai pas trouvé cependant que la diction était aussi claire que souhaité, mais l’orchestre était un peu fort; ceci étant, elle a été un personnage très présent. Je dois dire que dans ce rôle il y a une artiste irremplaçable et irremplacée : Jocelyne Taillon, disparue en 2004, que des jeunes générations ne connaissent pas et qui avait aussi bien la voix que le caractère, la couleur et la diction. Un de ces seconds rôles inoubliables qui vous remplissent la scène et la mémoire.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Valentin est un rôle ingrat, il apparaît peu et seulement au 2ème acte pour partir et pour la catastrophe de son retour au 4ème acte. Alors on lui a rajouté un air pour la première londonienne en 1863, le fameux et creux « Avant de quitter ses lieux » sur la musique du prélude. On ne peut pas dire qu’Alexey Markov ait vraiment la couleur du baryton Martin, mais on est frappé par le soin apporté au chant, le contrôle, les paroles qui sont bien prononcées malgré un petit  problème d’émission (slavisante). Les différentes prestations que j’ai entendues d’Alexey Markov, tant dans Tomski à Amsterdam avec Jansons que dans « Les Cloches » à Lucerne montrent un chanteur très attentif au texte, très contrôlé. Même impression ici, avec une prestation formellement impeccable, ce n’est pas tout à fait Valentin, mais c’est un vrai baryton, dont les prestations sont à suivre avec attention.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Je viens de l’évoquer, Ildar Abdrazakov, un chanteur que j’aime beaucoup, entendu souvent (Attila, Le Prince Igor…) ne m’est pas apparu au mieux de sa forme. Outre une diction un peu empâtée et un français peu clair, la puissance vocale et les aigus me sont apparus insuffisants, systématiquement couverts par l’orchestre et ses morceaux de bravoure (« Le veau d’Or ! » ) sont un peu tombés à plat, y compris au niveau de l’accueil du public. Seule « Vous qui faites l’endormie ! » au quatrième acte (où Méphisto joue les Don Giovanni) se distinguait par une certaine délicatesse : le reste n’a pas été du tout convaincant. Mais sans doute l‘artiste était-il un peu fatigué. Méphisto peut être confié à une basse slave (Christoff, Ghiaurov!), mais il faut un minimum d’éclat qu’Abdrazakov n’avait pas ce soir-là. Jadis un Roger Soyer, avec une voix moins puissante mais une émission parfaite (sans parler de la diction) faisait un Méphisto de très grande classe… Il y a donc là de ma part une déception certaine.

Maria Agresta était Marguerite. La (encore) jeune soprano lyrique, qui commence à s’attaquer aux rôles plus lourds (Norma) a une voix qui effectivement s’est étoffée. C’est une artiste qu’on a entendue soit dans des rôles de Bel Canto (Norma ou Elvira de Puritani) mais aussi des rôles pucciniens (Liù, Mimi, Suor Angelica) ou verdiens (Amelia de Simon Boccanegra, Desdemona, Amalia de I Masnadieri, Leonora de Il Trovatore). Marguerite est je crois une prise de rôle, qui du point de vue vocal correspond à un type de répertoire qu’elle chante, lirico-colorature, demandant puissance mais aussi agilité. Mirella Freni qui chantait beaucoup de rôles qu’aujourd’hui Maria Agresta chante, fut une des grandes Marguerite du dernier XXème siècle. Il n’y a donc aucune contre-indication. Le rôle est dans sa voix ou dans ses cordes. Marguerite n’est pas un rôle léger.

Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Certains m’ont dit avoir été un peu déçus par la prestation. Ce n’est pas mon cas: sa Marguerite est sensible, bien contrôlée, avec une diction correcte, et surtout une chaleur et une rondeur notables. Toute sa dernière partie vraiment tendue et engagée, montre une belle personnalité scénique et un certain sens des couleurs. Il faudra qu’elle chante le rôle encore pour affiner l’expression, polir ici ou là un rôle qui a plusieurs facettes (le troisième acte – scène du jardin – requiert agilité et brillance, les quatrième et cinquième sont bien plus dramatiques ) mais Marguerite est un de ces rôles polymorphes qui par ses exigences se rapproche de certains rôles du Grand Opéra ou du jeune Verdi. La mise en scène n’exige pas trop du rôle, sorte d’ange (vêtu de blanc) descendu sur terre qui va être souillée (et qu’on va ensuite habiller de noir – scène de l’église -…c’est classique); victime, elle est relativement passive, sauf au moment où elle appelle Faust « Viens, viens! »   dans la scène du jardin où le désir fait son oeuvre. La composition dans son ensemble est intéressante même si perfectible. Elle peut devenir une grande Marguerite.

Plus discutable est Piotr Beczala dans Faust. C’est un rôle qu’il a chanté à Paris, à Barcelone, à New York, à Vienne. Il chante d’ailleurs d’autres rôles français (Roméo, Werther) et bien qu’il ne parle pas français, il le chante avec un souci de clarté et d’exactitude qu’on doit saluer : sa diction est pratiquement impeccable. Beczala est un travailleur, qui a le souci de la précision, qui ne rate pas ses aigus, qui chante de nombreux répertoires: je me souviens d’un duc de Mantoue de Rigoletto au MET peut-être pas idiomatique, mais sans fautes de chant ; -c’est le cas de son Riccardo de Ballo in maschera, de son Alfredo injustement hué de Traviata à Milan et de son récent Lohengrin à Dresde. Impeccablement en place. Il chante les notes, il fait parfaitement le job et à ce titre c’est vraiment l’une des voix les plus sûres aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’il soit pour autant un musicien, et qu’il fasse de la musique. Il chante, il est sérieux et appliqué c’est évident. Mais pour mon goût, il chante un peu tout de la même manière, sans marquer l’expression, sans vraiment colorer, sans dessiner un univers. Un chant pour moi interchangeable et au total assez plat. Je trouve ses prestations intéressantes (son Riccardo de Bal masqué est vraiment travaillé), mais jamais passionnantes. J’avais eu la même impression dans Lohengrin.
Pour Faust, j’ai été élevé au lait Gedda, si j’ose m’exprimer ainsi, c’est à dire un chant techniquement impeccable, un style unique, une diction miraculeuse et une expressivité, une personnalité vocale hors pair qui habitaient le personnage. Pour Faust, il y a pour moi une manière d’attaquer les aigus non pas droite et fixe, à la manière d’un Canio de Pagliacci, mais au contraire subtile en soignant les passages. Les aigus ici, dans son Faust sont négociés comme n’importe quels aigus, ne donnant pas l’ambiance ni la couleur tout de même plus romantique (voire belcantiste) voulue. Il y a une élégance impersonnelle dans ce chant, un chant presque « prêt à porter de luxe » mais pas « haute couture » . Certains vont me trouver sévère, mais pour ne pas plonger dans le passé, un Roberto Alagna a un style et une manière de chanter ça bien autrement passionnante, bien autrement expressive (même avec les difficultés qu’il peut avoir aujourd’hui sur certains aigus). Si l’on devait trouver des Faust non français aujourd’hui, je pense qu’il faudrait chercher du côté de Francesco Meli, qui a l’élégance et le contrôle voulus, et surtout la culture du répertoire ou même Juan-Diego Florez qui s’attaque à Werther. Ce qui est curieux chez Beczala, c’est qu’il a une culture du chant français, et une volonté de se positionner sur ce répertoire, mais qu’il n’en travaille pas la couleur. Chanter les notes n’est pas tout (et il les chante bien et juste), il y a tout le reste. Pour tout dire, Beczala ne me fait jamais rêver ; voilà un chanteur qui aurait grand intérêt à chanter du Lied, à travailler le mot, à travailler l’univers sonore et musical, pour enrichir sa palette interprétative, et peut-être en dépit de tout resserrer sa palette de répertoire, bien qu’il ne s’attaque jamais à un rôle qu’il n’ait pas vraiment en gorge. Comme la tête et les jambes chez les sportifs, il y a la tête et la gorge chez les chanteurs. Il lui manque une vraie personnalité, qui puisse embrasser un rôle dans sa totalité et nous n’y sommes pas.

Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Le Chœur Philharmonia de Vienne (préparé par Walter Zeh) a été fondé au temps de Mortier, sans doute pour élargir la possibilité d’en appeler à un chœur, puisque Salzbourg emploie pour l’essentiel le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, c’est à dire l’association qui gère les prestations du chœur de l’opéra de Vienne en dehors de la Staatsoper. C’est donc un chœur qui se compose ad-hoc, pour tel ou tel projet, très adaptable, sans doute aussi très ductile au niveau scénique.
Dans une œuvre qui demande une présence forte du chœur, sur scène et en coulisses, sans doute un chœur d’opéra rompu à ce répertoire et à l’habitude eût été plus efficace, même si le Philharmonie Chor de Vienne participe à de nombreux projets et productions dans de nombreux festivals . Le chœur m’a semblé quelquefois  pas toujours bien audible en coulisses, pas toujours non plus en mesure et en phase avec la fosse, avec quelques moments cependant très réussis et spectaculaires (« Gloire immortelle… » bien mis en relief et en scène).

Enfin l’orchestre, le Philharmonique de Vienne, ne pouvait pas faillir à sa réputation : sous la direction très claire d’Alejo Pérez, on entend des phrases musicales, des moments instrumentaux inédits, qu’on n’avait jamais remarqués dans une œuvre que je croyais pourtant connaître par le menu. Il y a des raffinements, des jeux musicaux aux bois notamment qui laissent pour le moins méditatifs, et qui montrent aussi que Gounod n’est pas toujours celui que certains méprisent un peu. Les Wiener Philharmoniker font en fosse un travail magnifique, parce qu’ils sont un orchestre d’exception. Alejo Pérez fait aussi un travail singulier sur le podium, très contrasté, au rythme assez lent, fouillant la partition et lui donnant un relief inattendu, mais sans vraiment avoir une vision globale de l’oeuvre. Il manque à cette approche quelque chose de plus fluide, de plus élégant, de moins appuyé, moins marqué: c’est une direction qui tire plutôt vers un univers plus tardif, au bord du vérisme, là où quelquefois on aimerait entendre des moirures à la Auber. C’est très dramatique, très appuyé plus que lyrique. Plus Gros Opéra que Grand Opéra.

Fallait-il éliminer le ballet de la Nuit de Walpurgis? Eternelle discussion. Musicalement c’eût donné quelque chose de plus dansant qui eût peut-être irrigué le reste de l’approche. Si je me réfère à Lavelli, il avait plaqué le ballet lors de la première série de représentations pour en faire quelque chose de complètement détaché de l’opéra (si je me souviens bien c’était Balanchine qui avait réglé le ballet), qu’on ne revit pas après la première saison. Dans l’optique de cette mise en scène « sérieuse » sans doute la suppression du ballet prend-elle son sens, mais dans l’optique d’une première production de Faust à Salzbourg, peut-être une version complète eût-elle été bienvenue. Un opéra qui a triomphé à l’Opéra de Paris sans son ballet, c’est toujours un peu dommage, mais si l’Opéra de Paris lui-même au nom de la modernité (stupide motif) y renonce, peut-on en vouloir à Salzbourg?

Ainsi donc les anges radieux sont-ils rentrés à Salzbourg pour la première fois, dans une production en demi-teinte, qui ne rend pas totalement justice à l’œuvre : une production respectable, même si oubliable.[wpsr_facebook]

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

 

 

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: TURANDOT de Giacomo PUCCINI le 8 MAI 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Nikolaus LEHNHOFF)

Turandot (Acte I) ©Brescia/Amisano
Turandot (Acte I) ©Brescia/Amisano

La question de l’inachèvement de Turandot pose de manière plus profonde celle de la résolution du conte de Gozzi, et de l’histoire, qui est celle de l’humanisation de l’héroïne. Devenue femme amoureuse, ayant perdu sa distance et sa frigidité, par la vision de l’amour de Liù, celle ci n’est pas une Isolde, mais bien plutôt une Brünnhilde, découvrant en Siegmund et Sieglinde la force de l’amour et du même coup abdiquant virginité et immortalité pour vivre l’amour humain. Il y a dans le parcours de Turandot quelque chose de très semblable. Mais Puccini n’a pas fini l’œuvre, et ne l’a pas bouclée musicalement, et ni Alfano et ni Berio ne sont totalement convaincants, on le verra. L’enjeu de ce final, c’est bien la transformation de Turandot de roc en fragilité, même si cette fragilitė se perçoit déjà dans la scène des énigmes quand les réponses successives de Calaf bousculent et hystérisent la princesse, élément lisible aussi dans la musique qui accompagne la manière dont Turandot pose les questions.

Tel qu’il existe aujourd’hui l’opéra met en scène une princesse lointaine et monstrueuse, à la psychologie fruste, un prince égocentrique prêt à tout sacrifier pour la conquérir et qui sacrifie donc et père et esclave, c’est à dire ce qui lui reste de sa famille et de ses origines probablement arabes vu son nom sans doute venu du mot Calife. Mais Calaf est inflexible pour mieux faire tomber la princesse, et lui faire enfin connaître ce qu’est la force de l’humain…les seuls personnages ayant au départ une humanité sont ceux qui sont sacrifiés Timur et surtout Liù. Ce n’est pas un hasard si la plupart des distributions à la Scala depuis les années 70 affichent les Liù les plus légendaires, Tebaldi, Freni. Face à des Turandot qui alternent entre légendes (Nilsson) et grosses voix du moment (Mastilovic).

Pour Turandot en effet, on a pu afficher Birgit Nilsson, référence  incontestée de l’après guerre, et Caballė, tout aussi incroyable…aujourd’hui on oublie que Caballé fut Sieglinde ou Salomé et on ne retient que la référence en matière de bel canto, mais la voix de la Caballé avait cette ductilité capable d’épouser les rôles les plus divers. Et elle était Turandot, je peux en témoigner puisque je l’ai vue dans ce rôle, à Paris, lors de la reprise de la production de Margherita Wallman en 1981 (sous la direction d‘Ozawa), j’ai vu aussi Eva Marton (et Maazel) Ghena  Dimitrova (et encore Maazel) , et Nina Stemme est la dernière d’une longue série de grandes voix. Mais je garde une agréable surprise devant une Turandot inattendue à Gênes il y a quelques années , interprétée par Raffaela Angeletti qui m’avait frappé par sa fragilité intrinsèque, qui donnait au rôle  une autre nature.

Mais la tradition veut qu’on donne le rôle à une maîtresse des décibels, pour les incroyables hauteurs de in questa reggia. 

Pour Calaf c’est un peu différent, il n’a certes qu’un grand air fameux, nessun dorma,  dont la référence reste Luciano Pavarotti, mais que tous les grands ténors ont eu à leur répertoire Carreras, Domingo, Lucchetti, Alagna et sous peu probablement Kaufmann. Le rôle est tendu notamment au premier acte pour dominer le flux orchestral.

Le choix d’Aleksandr Antonenko est ici le choix d’une voix, plus qu’un interprète, mais c’est une voix de référence.

Acte III ©Brescia/Amisano
Acte III ©Brescia/Amisano

Alexandre Tsymbaliuk qui est un Boris apprécié, en Timur, c’est presque sous dimensionné, Timur restant un rôle secondaire, mais cela donne d’autant plus de poids au personnage, le couple Timur/Liù s’opposant alors au couple Turandot/Calaf.

Quant à Liù, le choix de Maria Agresta, jeune star du chant italien, continue la grande tradition scaligère des Liù de référence .

La musique de Turandot est assez singulière dans la production puccinienne . Il ne faut pas oublier qu’elle est contemporaine de Wozzeck, comme il ne faut jamais oublier quand on écoute Puccini ses relations réciproques d’estime avec Schönberg et son intérêt déclaré pour le Pierrot Lunaire. D’ailleurs, la manière de classer Puccini dans le vérisme est une erreur fréquente de ceux qui n’écoutent pas, même les premiers succès, à commencer par Manon Lescaut. Ce n’est pas un hasard si c’est le seul opéra de Puccini qu’Abbado aurait voulu diriger. C’est d’ailleurs la même problématique pour Zandonai dont la Francesca da Rimini n’a pas le son d’une œuvre vériste, mais bien plus proche par ses accents d’un Fauré ou d’un Debussy…

Pour les compositeurs d’opéra des premières années du XXème siècle, la découverte de la seconde école de Vienne est un élément clé, en positif comme en négatif, mais tous se positionnent. Puccini reste une référence pour beaucoup de compositeurs de l’époque (ceux que les nazis vont classer comme dégénérés, mais aussi Janacek ). Il faut lire Turandot comme une œuvre du XXème siècle, utilisant de la musique contemporaine et plongée dans les débats musicaux du moment, y compris le wagnérisme revu du début du XXème (il y a dans Turandot quelques traces) et pas un reliquat de musique du XIXème. En ce sens, le final de Berio peut avoir du sens. Je me souviens d’Ingo Metzmacher me disant qu’il voudrait être invité en Italie à diriger Puccini, parce qu’il le ferait comme on dirige Schönberg…

Cette musique surprenante, à l’orchestration complexe, avec ses dissonances, son agressivité orchestrale, avec ses fausses chinoiseries, même si Puccini était soucieux d’authenticité, avec le rôle trės marqué des percussions, qui pour le coup renvoient à ce premier XXème Stravinski bien sûr, mais aussi Bartok, mais aussi à la musique américaine que Puccini familier de New York connaissait bien, il y a des moments qui sonnent comme Gerschwin et qui annoncent Bernstein. Enfin l’écriture même du rôle de Turandot abandonne la mélodie du chant italien, la manière de porter la voix aux extrêmes, éloigne bien sûr Turandot de l’humain, mais la rapproche vocalement d’autres héroïnes, plus germaniques : Puccini s’intéressait à Strauss…

Il y a donc une modernité de Turandot c’est à dire une manière de considérer l’œuvre non par rapport au passé, mais par rapport à l’avenir qu’il faut toujours avoir en tête lorsqu’on l’écoute.

L’œuvre originelle de Carlo Gozzi (1762) qui trouve ses origines dans une publication du début du XVIIIème siècle rassemblant des contes persans (et non chinois) eut déjà une certaine fortune. Gozzi qui a voulu rénover ou continuer à faire vivre la tradition de la Commedia dell’Arte ou de la pièce fantasmagorique en s’appuyant sur les modes du temps, comme la mode chinoise, fort à la mode en Europe au XVIIIème, cherche à proposer une sorte de théâtre rêvé et exotique.Cela va être si apprécié en Europe et notamment en Allemagne que Schiller va s’emparer de la pièce et la traduire en 1802, et la présenter avec Goethe à Weimar, foyer créateur et créatif de l’histoire du théâtre en Allemagne. Weber lui même va en faire des musiques de scène.
Plus près de Puccini et avant lui, en 1917, Ferruccio Busoni va présenter sur la même histoire une Turandot, en langue allemande, mais plus proche des intentions de Gozzi, qui n’a rien de l’épopée puccinienne, mais qui reste intimiste, comme l’œuvre originale créée dans le petit théâtre vénitien de San Samuele.

La plupart du temps, les mises en scène se contentent de proposer une version spectaculaire faite de chinoiseries, une sorte de représentation des rêves chinois du public, c’est le cas à la Scala de Margherita Wallman (qui fit aussi la Turandot parisienne de 1968, dont je vis la reprise en 1981), de Franco Zeffirelli, qui a régné longtemps, il y a eu ensuite le japonais Keïta Asari, et enfin Giorgio Barberio-Corsetti en 2010. Vérone s’est fait la spécialité de grandes machines chinoisées, pour en arriver à Zhang Yimou, qui a proposé au moment des JO une superproduction à Pékin .

Les trois niveaux de l'acte  II ©Brescia/Amisano
Les trois niveaux de l’acte II ©Brescia/Amisano

On doit reconnaître que cette fois, Nikolaus Lehnhoff, qui reprend une mise en scène faite à Amsterdam en 2010, essaie d’échapper à ce pittoresque de dessin animé. Pas de centaines de figurants en scène, la Chine est plus esquissée que dessinée, l’espace lui même, fermé par de hauts murs cloutés, rouges comme les murs de la cité interdite, image de prison, est à trois niveaux, celui de l’empereur, près du ciel, en blanc, celui des dignitaires en rouge sur un balcon, et celui du peuple enfoncé dans le plateau au premier acte. Tout change au deuxième acte où l’espace de jeu se vide pour laisser les deux protagonistes Calaf et Turandot seuls, les dignitaires regardant du balcon les “épreuves” conçues ainsi comme une joute que l’on regarde, et d’où le peuple est exclu une sorte de jeu de cirque à deux personnages, comme le montre la photo ci-dessus. Turandot ayant quitté son podium pour se lancer dans l’arène, qu’elle ne quittera pas d’ailleurs jusqu’à la fin de l’opéra. Et du blanc pur immaculé inaccessible du premier acte, elle s’habille de noir prophétique de sa chute dans l’humain qui sera symbolisé par le geste de Calaf qui lui arrache manteau et coiffe.

Turandot  (Acte II) ©Brescia/Amisano
Turandot (Acte II) ©Brescia/Amisano

Le jeu des costumes n’est pas indigne d’intérêt. Blanc (le deuil en Chine) pour l’empereur et sa famille au II, blanc pour Turandot au I, gris clair pour Liù et Timur, et noir pour tous les autres, le peuple, relégué au rôle d’ombres noires, munies de chapeaux aux yeux maquillés de noir comme dans certains tableaux expressionnistes. Quant à Turandot, toujours vêtue de manière presque proche d’un personnage de bande dessinée, elle tient en main un demi-cerceau rouge, destiné à empêcher tout humain – essentiellement mâle- d’approcher. Elle s’en servira comme une sorte de bouclier face à Calaf.

Les trois ministres Ping, Pang, Pong habituellement vêtus de costumes de mandarins de fantaisie sont ici vêtus comme trois clowns, et dans l’ensemble la conception des costumes d’Andrea Schmidt-Futterer renvoie à une ambiance marquée par Brecht (dans ces années, il commence sa carrière au Deutsches Theater de Max Reinhardt): maquillages clownesques, visions un peu expressionnistes des peintures a la Otto Dix ou Max Beckmann, en bref, une ambiance « Berliner Ensemble » et Lehnhoff et son décorateur Raimund Bauer ont essayé de donner à cette Turandot une couleur vaguement « Art déco » ou « Liberty » aussi, en tous cas une valence plus proche des années 20 ou 30 qu’une Chine revisitée.

Les personnages restent à distance, se touchent peu, plus comme emblèmes que comme personnages. Turandot et Calaf, pris au départ dans un ballet réglé (par exemple la scène des énigmes) redeviennent « personnages » à la fin parce que tout simplement ils se touchent alors que Timur et Liù sont les seuls vrais « humains » par les gestes, attitudes, habits, dans ce monde d’automates ; le cadavre de Liù reste en scène pendant le duo final, comme témoignage de l’humain, témoignage de l’amour et donc cause du retournement final.

Une mise en scène moins passe-partout qu’il n’y paraît , qui convient au public de la Scala fait en ce moment de touristes de l’EXPO , on parle beaucoup japonais et russe dans la salle, et de publics d’abonnés que le seul mot de “mise en scène” fait frémir. Voilà un travail qui ne va choquer personne, assez beau à voir pour déclencher y compris pendant le spectacle des photos prises de mobiles restés évidemment allumés (…à la Scala, les spectateurs qui du haut regardent la platea – le parterre – voient des dizaines de petites lucioles qui sont les mobiles allumés, c’est le seul théâtre où ce soit si caricatural). C’est un travail suffisamment intelligent pour permettre de gratter un peu derrière les images et de constater que les intentions sont loin d’êtres routinières.
A ce travail résolument XXème siècle correspond une approche XXème siècle de Riccardo Chailly, qui fait là son esordio (ses débuts) comme directeur musical de La Scala, où il n’a pas dirigé depuis une petite dizaine d’années. Chailly voit Turandot comme une œuvre du XXème siècle, contemporaine de tous les mouvements musicaux et intellectuels qui marquent les trente premières années du siècle. C’est bien ce qui marque dans ce travail. Chailly dirige Turandot comme la voisine de Berg, de Webern, de Varèse (lui qui dirige Amériques comme personne), mais aussi de Stravinski . C’est presque une Turandot « république de Weimar » qui nous est donnée à entendre, une Turandot vibrante de modernité: lecture analytique à l’extrême, sons secs, précis, peu de legato, sauf lorsque la musique se réfère à la musique américaine, un ensemble à la fois monumental, et glacial. Point n’est besoin d’ailleurs d’en affirmer la modernité, l’audition du 1er acte suffit pour nous en convaincre. Dans cette option très symphonique, où l’orchestre répond de manière splendide (il y a eu de longues répétitions), on va en oublier…le plateau.
En effet, si l’orchestre est superbe, si l’approche rend parfaitement cohérent le choix du final de Berio, l’ensemble est beaucoup trop fort (au moins pour les places de parterre) et couvre comme un mur de son débordant tout ce qui se passe sur le plateau, obligeant les chanteurs pour pouvoir êtres entendus à tendre leur voix à l’extrême, et même, ce qui est assez étonnant, on entend mal le chœur, un comble s’agissant de la Scala et de cette œuvre où au début surtout, il est déterminant. Certes, le choix de Chailly est de proposer (est-ce possible ?) une Turandot moins épique vocalement, plus sombre et presque plus intimiste (absence de figurants, absence de spectaculaire), mais en même temps cherchant à rendre une image de poème symphonique, voire de de légende dramatique, où voix et orchestre se mêlent, sauf qu’ici l’orchestre domine voire écrase tout, inonde tout comme un tsunami sonore sur son passage, portant presque seul la monumentalité de l’opéra. Ce déchaînement d’éléments est tellement marqué que je me suis demandé si le décor, très fermé, ne créait pas un effet de réverbération et de retour sonore excessif, mais normalement, il y a des assistants en salle capables de signaler les excès…

Les choses s’équilibrent au deuxième acte, mais dans l’ensemble, l’orchestre met en difficulté non pas Nina Stemme, qui en a vu d’autres, mais l’équilibre du plateau qui souffre, et c’est dommage ; car l’approche de Chailly est très défendable et surtout les détails qui émergent de la fosse, la manière de faire sonner des bois et les cuivres, la manière d’exiger des sons, nets, sans bavures, mettant en relief les éléments inspirés des contemporains, les jeux sur l’atonalité, tout cela donne une couleur vraiment XXème siècle à l’ensemble et replace Turandot là où l’œuvre doit être, chronologiquement à côté de Wozzeck, en cohérence parfaite avec la production de l’époque.
Alors, le choix du final de Berio prend son sens. Bien sûr, il y a le travail d’Alfano, fortement influencé sinon dicté par Arturo Toscanini, dont la toute première version n’a pas encore été proposée sur les scènes, mais en terminant l’œuvre par une sorte de chant triomphant, il est en contradiction avec ce que voulait Puccini, et notamment à cause du final wagnérien à la Tristan qu’il désirait. De plus l’orchestration d’Alfano est moins passionnante, la partition perd immédiatement en épaisseur et en diversité. La mélodie puccinienne y est peut-être présente, mais sûrement pas le tissu orchestral toujours complexe (y compris dans La Bohème d’ailleurs , si souvent aplatie) chez Puccini. Bien sûr, Berio compose à la fois tenant compte de ce que le XXème siècle a proposé en matière de création musicale et d’innovation, mais aussi en tant que compositeur d’opéras dans la grande tradition italienne et enfin en cherchant dans les parties recréées à évoquer un univers musical qui intéressait Puccini, ainsi glisse-t-il des citations de Gurrelieder, ou quelques mesure de la 7ème de Mahler. Dans ce final, il y a des moments qui regardent très nettement vers le contemporain, des éléments dissonants (comme chez Puccini) et Berio utilise plus d’esquisses de Puccini qu’Alfano et il écrit notamment ce final en adagio auquel Puccini aspirait. Et qui est si cohérent avec l’évolution psychologique des personnages qui ont chacun laissé l’épique pour une expression plus lyrique. Il serait excessif de dire que ce final éblouit. Disons que s’il ne fait pas regretter Alfano, il ne passionne pas mais il surprend et certains moments sont vraiment passionnants. Notamment les dernières mesures .
Riccardo Chailly a donc eu raison à la fois de proposer le final de Berio, pour la première fois et surtout de proposer une vision de l’ensemble qui joue la cohérence et la modernité. Il l’a d’ailleurs déclaré plusieurs fois avant la première, et notamment devant les étudiants de l’université. Ce sont les conditions de réalisation, le travail sur le volume les déséquilibres fosse et plateau qui posent problème, mais pas les choix interprétatifs. Enfin, le public très traditionaliste de la Scala, fossilisé notamment les soirs d’abonnement a semblé accepter la chose avec son indifférence coutumière vu l’accueil tiède reçu dans l’ensemble ; quant au reste du public, touristique russophone ou nipponophone, plus intéressé par les selfies, les bavardages incessants et les photos de scène au milieu du spectacle, ne se pose pas la question de Berio ou Alfano qui ne l’a pas effleuré une seconde.
Cette production était idéalement calibrée pour cette diversité des publics, classique mais pas trop, plutôt bien distribuée, bien dirigée, et avec en plus un prétexte musicologique qui attirait les animaux de mon espèce. La suite de la programmation, qui enfile les standards comme des perles de culture (ou d’inculture ?), Lucia, Cavalleria/Pagliacci, Carmen, Tosca, Otello (de Rossini) est encore bien plus touristique et attrape-mouches.

Comme je l’ai souligné, le magnifique chœur de la Scala perd un peu de son relief au lever de rideau, face au tsunami sonore de l’orchestre, d’autant que les choristes sont un peu « enterrés » et chantent à demi-enfoncés, la prestation est comme souvent, excellente, mais il faut quelquefois tendre l’oreille pour véritablement le distinguer avec bonheur.

Alors évidemment, le chant peut être victime d’une telle option. Le ténor (Aleksandr Antonenko) pousse au maximum (heureusement, il a la réserve voulue) dans Calaf, mais son chant est tellement inexpressif que pousser la note est la seule chose dont on peut le gratifier. C’est un Calaf sans couleur ni tension, avec une tenue en scène sans relief. J’ai entendu dans Calaf des voix très variées, de Pavarotti à Bonisolli, de Carreras à Giacomini, chacun avec des moyens très différents, mais tous s’efforçant de donner vie et vibration. Antonenko, qui est un chanteur fréquent dans les rôles à décibels, reste absent, distancié sans le vouloir, peu impliqué par l’action et peu impliqué dans le personnage : regard vide, déplacements lourdauds, gestes creux ou passe-partout. Au fond, il donne sans le vouloir sans doute à Calaf cette absence d’humanité et d’authentique présence qui est aussi la volonté du metteur en scène.

Ce n’est pas le cas de Timur, chanté par Alexander Tsymbalyuk, qui n’a pas la voix du vieillard fatigué, mais celle de la basse vigoureuse qu’il est (c’est un Boris de grande classe). Il est très émouvant, par la couleur, par l’intériorisation, par l’intelligence du propos et par la diction, on ne fait pas toujours attention à Timur habituellement, mais ici, distribué à une grande basse de notre temps, le personnage prend un relief inattendu, d’autant qu’avec la Liu’ de Maria Agresta, ils forment un couple de personnages cohérents, prenants, émouvants
Maria Agresta est en train de devenir le soprano lyrique qu’il faut avoir vu…On l’a vue dans Nedda le mois précédent à Salzbourg. Elle chante le bel canto, Verdi, le vérisme…attention à l’overdose…le monde du chant italien est le grand spécialiste du usa et getta, on prend un soprano jeune, prometteur, on l’use en quelques années et on passe à un autre…cela fait 20 ans que ça dure avec le résultat désastreux sur le paysage italien actuel.

Mort de Liù ©Brescia/Amisano
Mort de Liù ©Brescia/Amisano

Maria Agresta a une belle voix de soprano lyrique, mais pas si grande, avec quelques acidités parfois. Elle est très émouvante dans Liù, plus par les accents qu’elle y met que par un timbre assez banal. C’est sans conteste une artiste, qui sait utiliser ses atouts (présence, diction, interprétation), mais on a toujours l’impression d’une voix sans vraies réserves, toujours sur le fil du rasoir notamment dans les aigus. Quand je pense aux Liù entendues par le passé, elle ne les dépasse pas, même si elles ont des noms oubliés Yoko Watanabé, Lucia Mazzaria, ou moins oubliés comme Katia Ricciarelli, a fortiori si l’on regarde le disque, de Leontyne Price à Mirella Freni, de Teresa Stich Randall à Elisabeth Schwartzkopf. Elle a l’émotion, le sens du pathos, la technique aussi, émouvante, elle sait l’être, bouleversante, pas encore. Il faut avoir le timbre chaud de la Freni et sa sécurité vocale, sa rondeur, sa vibration interne pour bouleverser le public. Il reste que c’est Maria Agresta qui remporte le concours de l’applaudimètre, pourtant ce soir tiède et indifférent.
Turandot, c’est Nina Stemme. Dans le paysage des Turandot du jour, assez clairsemé et géographiquement dispersé entre scandinaves, russes et allemandes, Nina Stemme se devait d’aborder le rôle. Quand on est suédoise, il y a un rang à tenir pour succéder à l’incontestable référence depuis 50 ans, Birgit Nilsson. J’entends çà et là que Nina Stemme a des accents nilssoniens…ce qui est totalement faux ; le timbre de Nilsson était froid, ses aigus coupants, avec une réserve infinie. Qui l’a entendue en salle garde en mémoire cet incroyable volume (L’orchestre de Chailly eût paru un orchestre de chambre, face à ce volume), cette sûreté, et aussi un certain engagement qui faisait qu’elle était tout sauf un bout de bois en scène. Nina Stemme est un soprano dramatique, c’est évident, mais le timbre n’a pas cette froideur, il a bien plus de rondeur, et la réserve à l’aigu, notable, est moindre de celle de sa compatriote. Là où Nilsson était inhumaine et semblait presque infaillible, Stemme est au contraire humaine et presque faillible. Et pour la Turandot voulue par Nikolaus Lehnhoff, c’est très juste. Loin d’être la Turandot perchée en hauteur et inaccessible du premier acte et de toutes les mises en scène de l’acte II qu’on voit dans les théâtres, nous avons une Turandot qui descend dans l’arène , et qui darde ses aigus du proscenium (heureusement d’ailleurs sinon l’orchestre l’aurait aussi balayée…). Dans le combat avec Calaf qui est réglé par le metteur en scène dans la scène des énigmes, Stemme est vraiment magnifique, vocalement et scéniquement.
Cependant, la question de Turandot, c’est que le rôle n’est pas bien passionnant. Le premier acte est muet, le second acte est tout entier dédié à In questa reggia qui n’est pas un air aux raffinements psychologiques évidents, et à la scène des énigmes, plus subtile qu’il n’y paraît à l’orchestre et dans le déroulement psychologique, mais où l’hystérie de l’héroïne est mise en évidence.
Au troisième acte, Turandot pourrait être un rôle plus travaillé, dans sa recherche désespérée du nom du Prince inconnu (Il principe ignoto), pour le condamner ou pour se condamner. L’enjeu devrait être marqué dans le jeu du personnage, et aussi lors de la mort de Liu’, déclencheur du basculement.

Amore? ©Brescia/Amisano
Amore? ©Brescia/Amisano

Ainsi lorsqu’elle annonce au peuple qu’elle a le nom du Prince et qu’il est « amore », un très grand metteur en scène, qui sait faire travailler l’individu et en faire sortir quelque émotion, pourrait faire un travail de contraste entre la Turandot du II et celle du III. Ce n’est jamais fait, dans aucune mise en scène et pas plus dans celle-ci. Turandot passée de glaçon à femme amoureuse reste à peu près la même, rien ni dans le geste, ni dans le ton, ni dans les accents, ne nous indique ce changement…Sans doute Nina Stemme n’arrive-t-elle pas à le rendre par ses ressources personnelles d’interprète, sans doute la mise en scène reste-t-elle au seuil de ce qui pourrait être un moment d’émotion, mais surtout ce n’est pas Puccini qui écrit la musique, et cela se sent. Ce maître de la gestion millimétrée du pathétique et de la mélodie qui tire les larmes eût-il sans doute déployé là quelques traits de génie qui auraient aidé et chanteuse et metteur en scène à basculer. Tout cela reste extérieur et pour tout dire lointain. Ainsi Nina Stemme est-elle une belle Turandot sans que le rôle ajoutât quoi que ce soit à sa gloire. À ce point de la carrière, elle devait l’aborder pour couvrir le spectre de tous les rôles de soprano dramatique de référence, et après ?
Même si cela peut surprendre (en bonne rhétorique on va du moins au plus important), je voudrais terminer mon tour d’horizon des chanteurs par les trois ministres Ping Pang Pong. On va me dire « mais ce sont des rôles secondaires !», quel intérêt ? d’autant que beaucoup de musiciens (dont Berio) trouvent leur présence envahissante.

Ping, Pang, Pong ©Brescia/Amisano
Ping, Pang, Pong ©Brescia/Amisano

Il en va des trois ministres de Turandot comme d’Oscar dans Ballo in maschera, ce sont des rôles secondaires qui portent l’identité même de l’œuvre. Et je dirais son identité historique, sa filiation avec le comique, avec la Commedia dell’Arte, avec l’hétérogénéité particulière de ce conte. Rien de plus terrible que cette histoire qui met en scène de manière sanguinaire Eros et Thanatos. Et pour moi rien de plus fort que ces trois ministres qui expriment leur lassitude, toute humaine, ou qui participent cyniquement du massacre, avec une mécanique musicale toute horlogère : comment Puccini joue-t-il des contrastes ? Ping Pang Pong, c’est la vraie trouvaille de l’œuvre, et de plus si difficile musicalement. Il faut trois voix bien marquées par leur différence, mais pourtant qui « s’emboitent », soulignées par des costumes toujours ou souvent semblables par la coupe mais différents par la couleur (ici par le dessin géométrique du costume) et qui soient en même temps unies par un collectif à la précision millimétrée. Part d’un tout, la voix est triple et presque singulière, une chacune, une pour tous et tous pour une.
Dans cette précision redoutable demandée, j’ai entendu de belles voies singulières, celles de Angelo Veccia (Ping), Roberto Covatta (Pang) et Blagoj Nacoski (Pong) mais un tout aussi singulier manque de précision dans les attaques des ensembles, et pour tout dire des voix qui ne fusionnaient pas, de cette fusion magique qui fait la nature même du trio, qui doit être chantant et dansant et rythmé, c’est à la fois pour moi un motif de surprise et de déception ; vu la direction de Chailly, très millimétrée, on aurait pu s’attendre à un « trio-machine », la machine a eu quelque ratés, mais le principal ne résulte pas du chant, mais de l’union des timbres, pas convaincante, et là, il me semble y avoir un défaut de distribution..
Que conclure de cette Turandot inaugurale, car cette année à la Scala il y a eu l’inauguration de saison (Barenboim, Fidelio), chant du cygne, l’inauguration de la saison EXPO, (Chailly, Turandot), sorte d’aurore aux-doigts-de-rose.
C’est d’abord un spectacle à intention, dans le choix musicologique, dans le soin apporté à la direction musicale, à l’esprit général de la production de Nikolaus Lehnhoff qui a embrassé le souci de Riccardo Chailly (ils y réfléchissaient depuis longtemps et avec Berio lui-même, décédé en 2003) c’est ensuite un spectacle grand public, qui correspond à ce que les italiens appellent le marchio Scala, car l’image qu’il laisse est déterminante pour le théâtre. C’est enfin un spectacle un peu inabouti, à qui il manque sans conteste un vrai Calaf, mais aussi peut-être il manque aussi une véritable homogénéité dans la distribution qui fait les grands spectacles et sans doute quelque chose comme une adhésion qui fait les grandes soirées.

Mais je suis sans doute insupportablement difficile, même si les grandes œuvres ouvrent toujours des abîmes. Ce fut une vraie bonne soirée.[wpsr_facebook]

Scène finale acte III ©Brescia/Amisano
Scène finale acte III ©Brescia/Amisano

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: CAVALLERIA RUSTICANA de Pietro MASCAGNI et I PAGLIACCI de Ruggero LEONCAVALLO le 6 AVRIL 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Philipp STÖLZL)

Cavalleria:une vue générale © Andreas J. Hirsch
Cavalleria:une vue générale © Andreas J. Hirsch

La folie qui a saisi le public en ce lundi de Pâques est l’indice de la perversion du système : les mélomanes s’étaient-ils pris de passion subite pour Mascagni et Leoncavallo ? Pas vraiment car Jonas Kaufmann, la star de la soirée, but ultime de cette virée opératique aurait chanté Madame Sans Gêne, voire La Plume de ma tante, c’était la même ruée. Et Kaufmann fut.
Je n’ai pas un goût particulier pour cette musique, j’ai dû voir dans ma vie trois ou quatre Cav/Pag dont un I Pagliacci avec Jon Vickers. Définitif.
Comme tout le monde j’ai vu l’enregistrement de Karajan et la mise en scène de Giorgio Strehler, qui vaut évidemment le voyage.

Soyons honnêtes : à moi aussi la prestation de Kaufmann intéressait, dans les deux rôles, Turiddu et Canio, ce qui n’est pas si fréquent. Mais j’étais aussi stimulé par la mise en scène de Philipp Stölzl, parce que ce que j’ai pu voir de lui m’avait plu à Berlin
Deux drames de la jalousie, et Kaufmann est dans l’un le suborneur (Cavalleria), et dans l’autre le suborné (I Pagliacci), deux drames très différents, même si catalogués comme « véristes ». L’un est issu d’une nouvelle de Giovanni Verga, grand romancier sicilien et la sicilianità y est déterminante pour en comprendre l’ambiance. L’autre, moins inscrit dans une géographie, bien que sensé se passer en Calabre, est une variation sur le théâtre et sur le théâtre dans le théâtre : la pièce jouée dans un univers forain racontant l’histoire que le principal acteur est en train de vivre dans sa vie réelle. Rappelons pour mémoire que la traduction française « Paillasse », ne renvoie au titre réel que par homophonie, car la véritable traduction serait « Les clowns ».
Afficher Kaufmann dans I Pagliacci peut se comprendre dans la logique de la carrière actuelle du ténor, très orientée vers le répertoire italien, que tous les grands ténors de renommée mondiale doivent embrasser. Ainsi, après toutes les légendes du chant du dernier siècle, celle du siècle présent, pour s’affirmer comme telle, se doit d’être le lointain successeur de Caruso. C’est moins une affaire artistique, qu’une affaire de marketing qui gère l’évolution actuelle de la carrière de Jonas Kaufmann.

Les deux œuvres sont d’une construction différente, même si elles sont presque toujours accouplées.
Cavalleria rusticana est un récit, avec ses aspects pittoresques, éclaté en plusieurs lieux avec ses ambiances et ses paysages : la sortie de la messe, la maison de Mamma Lucia, la place du village sicilien sous le soleil pascal. L’importance des personnages est mieux partagée, et si Santuzza a le rôle principal, Turiddu, Mamma Lucia, Alfio, Lola se partagent la scène à des degrés divers. Et d’ailleurs, Turridu n’est pas toujours distribué à une star (chez Karajan, c’est Gianfranco Cecchele). Cette variété, cette capacité du livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci à raconter une fresque en réduction (le bonsaï de l’opéra en somme) et la qualité de la nouvelle de Verga ( qu’on devrait mieux connaître en France), est ce qui a suscité le nombre d’adaptations, lyriques, théâtrales, cinématographiques de cette histoire.

I Pagliacci a une construction plus resserrée, presque entièrement appuyée sur le personnage de Canio, ou sur le couple Canio/Tonio (notez l’assonance) qui en fait reproduit le couple Otello/Jago. Car l’histoire est bien voisine (ainsi que la vocalité), même si elle est plus linéaire et si la femme est ici « coupable », et pas dans Otello. Tous les autres personnages sont plus ou moins des faire valoir, même Nedda et bien sûr Silvio et Beppe.
I Pagliacci, Otello de fête foraine, est créé au Teatro dal Verme, l’alors gigantesque théâtre pour l’opéra populaire et l’opérette de Milan qui fait écho à la Scala, le théâtre de l’opéra noble, où fut créé l’Otello de Verdi cinq ans auparavant. Il faut donc pour cet opéra aussi un ténor écrasant : c’est un rôle pour stars. Sans la star, l’œuvre fonctionne plus difficilement.

D’un point de vue dramaturgique, Philipp Stölzl s’est emparé du couple Cav/Pag en travaillant la variation sur le cinéma d’un côté et sur le théâtre de l’autre.

Cavalleria © Andreas J.Hirsch
Cavalleria © Andreas J.Hirsch

Il traite Cavalleria en récit, comme un roman, en insistant sur la multiplicité des scènes et des points de vue, et en essayant de mieux porter sur scène une ambiance romanesque ou cinématographique, en séparant la scène en autant de caissons (ou de vignettes) qui isolent des ambiances, le village, la rue, l’église, la maison de Mamma Lucia, la maison de Santuzza, la fenêtre de Lola, permettant de voir plusieurs moments à la fois, ce qu’il y a à voir et ce qui est induit, comme dans un film.
Il y a donc à proprement parler dans ce travail un montage habile, comme au cinéma, qui donne tantôt la scène principale, tantôt les motifs, tantôt le caché, tantôt l’évident. La référence au film, et notamment aux films muets, est constante, utilisation du noir et blanc, utilisation du film avec des gros plans, avec un décor dessiné comme dans certaines ambiances de l’époque. Les parties filmées sont d’ailleurs artificiellement vieillies, comme dans les vieilles pellicules. Il y a aussi quelque chose du roman photo (avec ses vignettes) mais le roman photo est hyperréaliste alors que nous sommes ici dans quelque chose de moins net, de plus évocatoire et moins photographique, ce qui a fait dire à certains spectateurs italiens que la Sicile était absente de cette mise en scène, ce qui est largement discutable. Elle est peut-être absente en apparence, mais derrière les yeux, elle est bien là : la présence de l’église, les femmes en noir, les groupes d’hommes, le côté un peu mafieux d’Alfio, qui donne immédiatement à Turiddu une vraie fragilité, l’entourage d’Alfio avec ses sbires, et l’ambiance lourde, tout cela renvoie à une idée de Sicile, sans parler de la morsure à l’oreille…
Stölzl ne juge pas, il expose. Un seul exemple : habituellement on considère Lola comme une femme légère, il en fait une amoureuse sensuelle et mal mariée. Évidemment entre Ambrogio Maestri (Alfio) et Jonas Kaufmann (Turiddu), elle n’a pas vraiment l’embarras du choix. Il fait de Turiddu un amoureux fou de désir, au risque de se perdre et de perdre Lola (jeu du couple dans la foule, derrière un mur etc…) mais aussi un héros triste, souvent mélancolique (première image où il chante de dos), jamais mis en valeur dans la foule : il se perd dans l’anonymat sauf lorsqu’il est avec Lola où il rayonne. Les femmes, toutes en noir dans cette ambiance en noir et blanc, sont très typées, Santuzza, sorte de Colomba ombrageuse et déchirante, Mamma Lucia, digne, mais toujours de dos, telle un juge tutélaire, assise à sa table. C’est l’occasion de revoir l’émouvante Stefania Toczyska, cette immense voix d’il y a trente ans, à la diction encore exemplaire, qui finit sa carrière avec Mamma Lucia, comme les Martha Mödl ou les Astrid Varnay d’antan.

I Pagliacci vue générale © Andreas J.Hirsch
I Pagliacci vue générale © Andreas J.Hirsch

Si le cinéma fait sens dans Cavalleria, (il y a d’ailleurs eu des films qui s’appuient sur le roman de Verga ou l’opéra de Mascagni) dans I Pagliacci Stölzl, de manière moins heureuse d’ailleurs, célèbre le théâtre, scène, coulisses, salle et spectateurs, dans un univers très coloré au contraire de l’opéra précédent, avec changement de décors à vue et mis en valeur, avec tous les trucs du théâtre (maquillage, coulisses, urgence de la représentation) et un Vesti la giubba, air central de l’œuvre, chanté devant un décor de campagne, comme hors champ alors qu’on attendrait une vision de coulisses, devant le matériel de maquillage. C’est d’ailleurs une belle idée que d’en faire une méditation in abstracto et non un air de circonstance (je m’habille pour la représentation et en profite pour monologuer…).

I Pagliacci © Andreas J.Hirsch
I Pagliacci © Andreas J.Hirsch

L’idée de Stölzl est de jouer sur les niveaux de théâtre et de réalité, d’où des décors peints, des décors un peu grossiers où se joue la scène entre Nedda et Silvio et la scène avec Tonio et Canio, comme pour nous mettre dans la posture de spectateur d’un théâtre au second degré. Nous sommes sans cesse au théâtre, où nous voyons jouer la réalité et la représentation de la réalité : soit une représentation au carré. Il y a l’opéra vériste que nous voyons jouer dans une ambiance faussement réaliste, d’où ces décors esquissés et assez bruts, et l’opéra commedia dell’arte où Colombine/Nedda se laisse séduire par Beppe/Arlequin. Jeu de miroirs et de faux semblants mis en abyme qui sont la matière même du livret (de Leoncavallo lui-même, il faut le rappeler). Ce sont ces niveaux différents que Stölzl essaie de démêler, en y ajoutant un jeu de symétrie théâtre/cinéma (à gauche le théâtre et à droite la projection filmique de la même scène) jouant sur les réactions de spectateur au film et à la pièce, qui sont forcément différentes, avec des effets cathartiques presque opposés. Ces effets de théâtre on les lit aussi sur la manière dont le chœur/les figurants assistent au changement de décor ou à l’effacement du décor à la fin, qu’ils applaudissent : on est toujours le spectateur de quelqu’un ou de quelque chose, et nous, spectateurs, sommes évidemment ces spectateurs-figures de nous-mêmes.
Dans ce maelström où se joue ce qu’est vraiment le théâtre, à savoir notre histoire, nos faiblesses et nos drames, il faut une personnalité hors norme comme Jonas Kaufmann, dont les qualités scéniques sont l’atout majeur d’une telle production.

Cavalleria: Turiddu (Jonas Kaufmann) et Lola (Annalisa Stroppa) © Andreas J.Hirsch
Cavalleria: Turiddu (Jonas Kaufmann) et Lola (Annalisa Stroppa) © Andreas J.Hirsch

De Cavalleria Rusticana à I Pagliacci il passe du jeune homme fou de désir et d’amour, mais en même temps mélancolique et déchiré (par rapport à Santuzza ou à sa mère) à l’homme blessé, plus mur, pathologiquement jaloux, au clown triste qui découvre son infortune et tue par passion. C’est l’image cinématographique qui va permettre au spectateur de voir l’étendue de l’art de l’acteur. La scène de la mansarde avec Lola dans Cavalleria et surtout la scène du maquillage dans I Pagliacci (où son visage est pris en un très long gros plan) sont deux moments d’exception.
Moments d’exception parce que Kaufmann ne joue jamais, c’est très clair dans Cavalleria entre une Santuzza plutôt traditionnelle dans son jeu (excès, gestes théâtraux, bras écartés) et un Kaufmann économe de ses gestes, étant plutôt que jouant, parfaite illustration du Paradoxe de Diderot, ne pas sembler jouer marquant l’art suprême de l’acteur. Si Kaufmann ce soir est impressionnant c’est d’abord par sa présence et son charisme : nul besoin de chanter le drame, car le drame est là où lui est.

Car en fait de théâtre, peu d’éléments des deux distributions composent des personnages différents de ce qu’ils promènent un peu partout, dans une affligeante conformité à la tradition, comme Santuzza (Liudmyla Monastyrska) ou Tonio (Dimitri Platanias). Dans Cavalleria, deux personnages sont notables : Mamma Lucia (Stefania Toczyska) très digne, presque aristocratique, et Lola (Annalisa Stroppa), particulièrement frappante dans sa manière de se mouvoir et surtout dans ses regards (perceptibles dans les parties en vidéo). J’ai beaucoup aimé aussi le naturel de Beppe (Tansel Akzeybek).
Voilà un vrai spectacle théâtral, d’une relative complexité malgré les apparences, qui rend justice bien autrement qu’une plate illustration à des œuvres qui, il faut tout de même le souligner, ont très rarement droit à des metteurs en scène originaux et neufs. Lui correspond une grande qualité musicale qui fait de la soirée un vrai moment d’opéra.

Christian Thielemann cherche à sortir de son image de chantre de la germanité, et, en proposant Cavalleria rusticana et I Pagliacci, montre d’abord qu’il est un vrai chef d’opéra- on le savait- très attentif aux voix, très dramatique et souvent fin, ce qui dans cette musique peut être une gageure, vu les grands adeptes du zim boum boum qui la dirigent habituellement. Je l’ai trouvé d’ailleurs plus convaincant dans Cavalleria (dans l’ensemble mieux réussi, ou mieux abouti) que dans I Pagliacci. Dans Cavalleria, il rend parfaitement le côté à la fois charnel et brillant de cette musique, son côté solaire, et tous les aspects dramatiques. Par ailleurs, il fouille la partition dans son épaisseur et en révèle des aspects plus profonds, et même sa finesse, qu’on remarque peu habituellement, tant la réputation de Mascagni n’est pas celle d’un orchestrateur. En proposer une lecture d’une très grande clarté convient à cet opéra et lui donne vraiment une vraie noblesse, avec une couleur lumineuse, tout en veillant à tous les équilibres (les interventions de l’excellent chœur du Semperoper de Dresde qui coproduit le spectacle sont notables et pleines de relief). C’est pour moi une des soirées les plus convaincantes de Christian Thielemann dans un opéra où on ne l’attend pas.
Mon goût me porte d’ailleurs à préférer Cavalleria rusticana à I Pagliacci, que certains trouvent parfois plus novateur : innovation dans le livret et la dramaturgie, j’en conviens, moins par la musique pour mon goût, même si elle colle bien par la diversité de la couleur à cet univers circassien et même si elle n’hésite pas à parodier la musique du XVIIIème (notamment dans la pantomime), car c’est bien la foire, où est né l’opéra comique, qui ici est célébrée. Leoncavallo était francophone, francophile, mais aussi un voyageur particulièrement ouvert au monde (c’est un napolitain…) : on le retrouve à Paris, à New York, à Berlin, en Egypte, à Londres. Ce fut en son temps une grande célébrité, qui savait « vendre » sa musique, qui eut à l’époque un vrai succès.
L’approche de Thielemann m’est apparue moins originale dans I Pagliacci que pour Cavalleria, un peu plus conforme et attendue, mais là aussi avec des raffinements surprenants, des moments de retenue et d’émotion qu’on attendrait pas, il fait sonner les bois (magnifiques) de l’orchestre d’une manière singulière et met en valeur la variété de la musique et des styles.
Dans l’ensemble la prestation de l’orchestre et le rendu du chef sont au-delà de l’éloge, il s’agit vraiment d’un moment musical de très haut niveau et suis d’autant plus heureux de le souligner que je ne suis pas souvent en phase avec Christian Thielemann (j’avais par exemple vraiment trouvé son Ring à Bayreuth peu convaincant, et son Arabella l’an dernier m’avait laissé sur ma faim).
Du point de vue des chanteurs, le niveau d’ensemble est très honorable, mais la distribution n’a peut-être pas l’homogénéité qu’on pourrait attendre d’un tel festival. Dans Cavalleria rustinana, les interventions vocales d’Annalisa Stroppa en Lola m’ont d’autant plus convaincu, qu’elle peint de manière intelligente le personnage, amoureuse et un peu légère : Stölzl ne peint pas une femme légère, mais simplement un couple violemment habité par le désir : son Turiddu, elle l’a dans la peau, et vice versa. J’ai dit combien Stefania Toczyska en Mamma Lucia était digne, voire distinguée : sa diction est impeccable et la voix est encore bien projetée et présente, d’autant qu’elle chante souvent de dos.

Alfio (Ambrogio Maestri) et Santuzza (Liudmyla Monstryrska © Andreas J.Hirsch
Alfio (Ambrogio Maestri) et Santuzza (Liudmyla Monstryrska © Andreas J.Hirsch

L’Alfio d’Ambrogio Maestri est d’abord un physique, qui s’oppose directement au Turiddu plus frêle de Jonas Kaufmann. Nous avons tellement l’habitude de Maestri en Falstaff qu’il en est presque étonnant dans cet Alfio ombrageux, à la voix forte et décidée, plutôt noire. C’est une jolie trouvaille que d’avoir opposé ces deux chanteurs qui campent des personnages opposés et dont la posture est parlante pour le spectateur. Maestri remporte un beau succès justifié.
Liudmyla Monastyrska écume les théâtres dans le répertoire italien et dans les rôles tendus de lirico-spinto ou de drammatico. Elle est Abigaille ou Aïda, Lady Macbeth ou Gioconda. La voix est très grande, les aigus triomphants (les passages un peu plus tendus cependant), la diction inexistante : on ne comprend rien du texte, et l’interprétation reste assez frustre. Dans ce rôle, on distribue indifféremment des grands sopranos ou des mezzosopranos aigus (comme Regina Resnik, Fiorenza Cossotto ou même Elena Obraztsova) qui ont chanté Eboli. À Paris par exemple, Santuzza était encore récemment Violeta Urmana qui est un mezzo soprano (qui chante ou chantait les sopranos), c’est à dire une chanteuse au registre étendu, et avec du corps dans la voix. En distribuant la Monastyrska, on a privilégié le volume et le son, mais pas le personnage. Cossotto n’était pas une chanteuse raffinée, mais dès qu’elle ouvrait la bouche, elle forçait l’admiration. Monastyrska non plus, avec cette différence qu’elle laisse complètement indifférent, malgré les cris, les vociférations et les grands gestes. C’est aujourd’hui un rôle pour Nina Stemme, sans doute, ou peut-être, dans le futur, pour Anita Rashvelishvili si la voix s’élargit encore. Pour moi Monastyrska est un choix par défaut, en l’absence de voix convaincantes à ce niveau.
Comme je l’ai souligné plus haut I Pagliacci est une construction plus centrée sur les deux personnages que sont Tonio et Canio. Tonio, qui ouvre l’opéra au prologue doit avoir une forte présence vocale : la plupart des grands barytons du passé l’ont chanté, Piero Cappuccilli, Renato Bruson. Sans cette figure antagoniste à Canio, la dramaturgie s’affadit. Dimitri Platanias est un baryton honnête qui ne peut rivaliser avec Kaufmann sur scène, et qui vocalement manque de relief et de présence ; du même coup, le rôle est renvoyé dans les rôles secondaires ce qu’il n’est pas. Aujourd’hui un seul nom me vient, c’est Tézier, qui a en plus l’élégance, ce qui pour Tonio est important (Tézier a chanté Silvio par le passé, il serait temps de passer à d’autres exercices…). Tous les autres rôles, y compris Nedda, sont assez secondaires.
Certains pensent que Nedda et Santuzza peuvent être chantées par la même chanteuse, ce qui me paraît pour le moins hasardeux. Nedda est un pur lyrique, la voix doit rester plus légère (notamment pour la pantomime), et elle doit s’opposer à la relative lourdeur vocale de Canio. Kabaivanska, Stratas, Victoria de Los Angeles l’ont chanté, et Agresta est un bon choix et pour la typologie vocale et pour la couleur. Mais Nedda n’est pas un rôle qui va chavirer le public et ne nécessite pas des acrobaties vocales phénoménales. Santuzza est autrement plus spectaculaire (si c’est vraiment bien chanté). Alors ceux qui attendaient un événement Agresta sont sans doute restés sur leur faim, sans doute par méconnaissance du rôle. Mais je la trouve une Nedda très juste, même si sans intérêt majeur. Ce qui est intéressant dans la construction dramaturgique de I Pagliacci, c’est la terrible souffrance de Canio face à l’affreuse banalité et de la situation et des personnages : Nedda et son amant Silvio sont des ombres assez fades d’une certaine manière, sans vraie consistance. D’ailleurs Silvio est un rôle très secondaire, chanté par un baryton dont on commence à entendre parler, à suivre de la nouvelle génération, Alessio Arduini (en troupe à Vienne). En revanche, Beppe l’est moins, il a un air assez connu. Par sa diction, son lyrisme et la voix merveilleusement bien posée et projetée, le jeune ténor turc en troupe à la Komische Oper de Berlin, Tansel Akzeybek a été remarqué, sinon remarquable. Un nom qui ne devrait pas tarder à exploser .

Jonas Kaufmann dans I Pagliacci © Andreas J.Hirsch
Jonas Kaufmann dans I Pagliacci © Andreas J.Hirsch

Et Jonas Kaufmann ?
Notons d’abord qu’il est très rare que Turiddu et Canio soient confiés au même chanteur : Turiddu est moins tendu que Canio et il n’est point nécessaire d’une immense voix pour satisfaire aux exigences du rôle. C’est donc deux personnages vocalement et dramatiquement très différents que Kaufmann interprète. Son Turiddu, nous l’avons dit, est un jeune homme fou de désir, mais aussi très tiraillé entre ce désir et son respect pour Santuzza : la scène où Santuzza surprend dans l’escalier Turiddu au sortir de la maison de Lola, est à ce titre très bien réglée par la mise en scène, qui invente pour renforcer le drame cet espace de jeu.
Kaufmann est dans le rôle magnifique de jeunesse et d’engagement, non dénué d’une certaine poésie : son premier air chanté de dos au départ est remarquablement dominé. Kaufmann, dont la voix n’est pas grande, mais magnifiquement travaillée, est le seul chanteur aussi capable de chanter piano, de retenir le volume, de contrôler chaque inflexion. Dans ce répertoire où souvent hélas la subtilité n’est pas de mise, Kaufmann installe (comme tous les très grands) l’intelligence et le raffinement. Qu’importe alors que la voix ne soit pas ceci ou cela. Entre la performance d’acteur et le style très personnel du chant, la messe est dite.
Dans I Pagliacci, c’est un peu différent, le rôle est exigeant vocalement, très tendu, et le personnage est plus central (dans Cavalleria, la mise en scène s’ingéniait à faire disparaître Turiddu dans la foule). Ici, Canio est la vedette et le centre du propos, dès le départ lorsqu’il déclare qu’il tuerait sa femme si elle le trahissait, mais qu’il ne fallait pas confondre théâtre et vie réelle, ironie tragique initiale. Ce qui caractérise Canio,  c’est la figure du héros de tragédie, toujours la même tragédie du mal aimé, ou qui se croit tel, il est de la lignée, nous l’avons dit, des Otello, mais aussi des Golaud, c’est à dire des grands personnages de l’opéra. Canio, lorsqu’il est clown sur scène, est le cocu du théâtre de foire, celui dont on rit (ridi, Pagliaccio), et lorsqu’il est lui-même, il a une grandeur tragique qu’il ne faut jamais négliger. Ce que fait Kaufmann théâtralement, nous l’avons dit est stupéfiant car il est et l’un et l’autre avec ce maquillage aux lèvres rouge sang prémonitoire. Vocalement, le rôle lui convient moins car il n’est pas un ténor dramatique à la Vickers et il n’a pas l’endurance et la ligne de chant d’un Domingo, mais il a la juste couleur sombre qu’il faut ici. Il compose le personnage avec ses moyens et sa prodigieuse technique, mais on sent notamment à la fin, la difficulté. Je ne sais s’il a intérêt à tout embrasser comme il le fait en ce moment (quatre ou cinq nouveaux rôles italiens très divers, entre Des Grieux ou Canio ou Chénier).

Le triomphe tout à fait justifié obtenu, l’incroyable tension qu’il a su créer ne doivent pas masquer certaines difficultés propres à cette voix toute construite, qu’on avait déjà remarquées ailleurs, et notamment dans le Requiem de Verdi deux jours avant.

Au total, un vrai beau spectacle, très bien mis en scène et particulièrement bien dirigé, avec une distribution peut-être trop fondée sur le seul Kaufmann, un peu contrastée pour les autres rôles. Kaufmann n’a pas déçu, pour les qualités qui font sa singularité : la tenue, l’intelligence, la finesse, et la manière incroyable de plier une voix pas toujours faite pour le rôle aux exigences de la partie : cela s’appelle l’art.[wpsr_facebook]

Canio tue Silvio (I Pagliacci) © Andreas J.Hirsch
Canio tue Silvio (I Pagliacci) © Andreas J.Hirsch

OPERNHAUS ZÜRICH 2014-2015: NORMA de Vincenzo BELLINI le 6 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Robert WILSON)

L'affiche de Norma (2011) © Suzanne Schwiertz
L’affiche de Norma (2011) © Suzanne Schwiertz

J’ai aimé, j’ai adoré Bob Wilson. Je n’ai manqué aucun de ses spectacles entre la fin des années 70 et les années 90. Je suis même allé au fin fond de l’Ohio voir une de ses premières œuvres « Poles », une installation en pleine campagne en face d’une école Montessori à Grailville, à quelques encablures de Cincinnati où je séjournais. J’ai vu Einstein on the beach, Parsifal, Salomé, Le Ring, Orlando (avec une fulgurante Isabelle Huppert), Butterfly et plein d ‘autres choses encore.
J’avoue qu’il n’arrive plus à m’étonner, même si ses spectacles restent fascinants, et cette Norma produite en 2010-2011 à l’Opéra de Zurich et reprise pour la première fois cette saison n’y fait pas exception.
Quand je fais le bilan de mon parcours lyrique, je n’ai pas souvent vu Norma. Ma première fut à Orange en 1974, lors d’une représentation mythique avec Montserrat Caballé et Jon Vickers, Joséphine Veasey en Adalgisa sous la direction de Giuseppe Patanè injustement oublié et pas toujours bien considéré, au temps où Orange représentait quelque chose dans le paysage. Cette représentation existe en vidéo, et il faut sans cesse y revenir pour comprendre ce que peut et doit être Norma.
À la Scala, dans la mise en scène de Mauro Bolognini (1972) reprise deux fois (en 1974-75 et 76-77) avec dans les trois séries Montserrat Caballé en Norma et Cossotto, Cortez et Troyanos en Adalgisa, l’œuvre n’a plus été reprise. Et c’est un signe.
Les dernières divas qui ont marqué le rôle en Norma sont Joan Sutherland, qui a chanté essentiellement dans les pays anglo-saxons, Beverly Sills, qui n’a pratiquement jamais quitté les USA, et Montserrat Caballé qui l’a chanté un peu partout. Cela remonte aux années 70…
Bien sûr je n’oublie pas Callas ni Gencer, hors compétition, ni Gruberova, merveilleuse chanteuse, mais que je n’arrive pas à sentir en Norma, ni la récente Bartoli, impressionnante en scène à Salzbourg. Le reste est broutille.
Car il faut pour Norma à la fois la rondeur et la douceur sonores, le lyrisme éthéré et un sens dramatique aigu, sans que le rôle ne verse dans le répertoire de soprano dramatique. Et d’ailleurs si l’on a coutume de donner Norma à un soprano et Adalgisa à un mezzo soprano, il n’est pas sûr que les choses soient aussi claires. Au niveau du timbre, Adalgisa est un timbre plutôt clair et Norma un timbre plutôt sombre : écoutons Leyla Gencer dans le rôle et écoutons les premières répliques du personnage. Ecrit à un moment où les caractéristiques vocales n’étaient pas aussi délimitées qu’aujourd’hui, le rôle de Norma sied à une large palette de tessitures, des mezzos qui ont envie d’être sopranos, des sopranos qui sont en réalité des mezzos manqués : il faut engagement vocal et dramatique, il faut les aigus et suraigus, il faut du grave et surtout une capacité à passer du grave à l’aigu sans vaciller, il faut l’agilité, il faut la souplesse, il faut savoir filer les notes, il faut le contrôle. Bref, il faut tout et son contraire et c’est la raison pour laquelle seules des sopranos d’exception, les artistes planétaires, d’une intelligence et d’une intuition peu communes ont pu triompher dans ce rôle ou bien plutôt le marquer à jamais.
Cela n’empêche pas qu’aujourd’hui bien des chanteuses se frottent au rôle, et même avec succès, mais c’est un opéra qu’on donne assez peu, et le public ne mesure pas toujours les exigences du rôle, l’importance de l’orchestre, et la nécessaire homogénéité de la distribution : toute Adalgisa se rêve un jour Norma, si par hasard elles ne chantent pas alternativement les deux. On a même vu côte à côte la mezzo Bartoli en Norma, et la soprano Sumi Jo en Adalgisa.
Tout de même, si la créatrice du rôle Giuditta Pasta est à l’origine un mezzo comme la Malibran, la tendance aujourd’hui est de le distribuer à un soprano (et Bartoli fait exception, mais elle se l’est distribué..).
Il était donc d’autant plus intéressant de profiter de ma présence à Zurich pour un autre opéra moins complexe à distribuer (Tristan) et d’aller voir cette Norma proposée il y a quatre ans dans une mise en scène de Robert Wilson (on disait plutôt Bob, on dit aujourd’hui Robert…) alors avec Elena Mosuc (qu’on a vue dans Norma à Lyon et Paris en concert l’an dernier) et cette fois avec Maria Agresta, qui est en train de gravir à grande vitesse les sentiers de la gloire,  sous la direction du directeur musical de Zurich, Fabio Luisi.
Bien m’en a pris parce que ce fut une belle soirée.

Norma est à l’origine une tragédie (1831) d’Alexandre Soumet, Norma ou l’infanticide, qui est à la Gaule ce que Médée est à la Grèce. Beaucoup de mauvaises tragédies ont fait de très beaux opéras, et les bonnes tragédies peuvent faire de beaux opéras, mais ce n’est pas systématique. La même année, Bellini en fait un opéra. C’est une tragédie et donc Bob Wilson crée un espace tragique, une action tragique, comme si tragique rimait avec désincarné, distant et hiératique. C’est beau, c’est lointain, c’est lent…et le travail de Bob Wilson n’est pas différent de ce qu’il fait ailleurs pour d’autres œuvres, inspiration du Nô japonais, hiératisme des figures, gestes lents et personnages isolés, ne se touchant pratiquement jamais, dans une sorte de jeu de marionnettes humaines où apparaissent çà et là des animaux mythiques (Licorne) ou symboliques (Lion), le tout dans des éclairages merveilleux, avec des transitions subtiles et des références théâtrales précises : les croisements des traines, Giorgio Strehler l’avait utilisé avec quel brio et quelle justesse dans Macbeth…en 1975, et bien des techniques d’éclairage (les contre jour) avaient déjà été expérimentées et utilisées par le grand metteur en scène italien.

Le choeur © Suzanne Schwiertz
Le choeur © Suzanne Schwiertz

Il y a de belles images comme le chœur (vraiment excellent, dirigé par Ernst Raffelsberger) affublé de rameaux effeuillés, qui est à la fois chœur et forêt décharnée quand il est assemblé, mais qui rappelle aussi des armes ou des lances, et donc l’ambiance guerrière qui règne ou du moins l’attente de l’attaque et d’une révolte que Norma repousse systématiquement en utilisant ses prérogatives de prêtresse et ses dons de medium. Elle fait en somme ce que tous les prêtres de l’antiquité (et d’époques plus récentes) installés auprès des oracles ou des politiques faisaient (et font?), de l’exégèse religieuse dictée par la nécessité politique, par l’opportunité du moment, par les intérêts particuliers et, ici, personnelle.

Image initiale © Suzanne Schwiertz
Image initiale © Suzanne Schwiertz

Pas d’autre dramaturgie qu’une succession de symboles, cercle traversé par des traits, lumières isolant des personnages, système solaire figuré scandant le dernier duo Norma-Pollione, des variations de lumières au milieu de décors essentiels, minéraux (trio final du 1er acte) ou métalliques. C’est beau, c’est même quelquefois fascinant (dernière scène et montée au bûcher), mais c’est tout de même un peu systématique (son Incoronazione di Poppea qu’on voit actuellement à Milan est une sorte de spectacle jumeau et on n’a pas l’impression d’avancer ou d’évoluer). Un travail wilsonien, pour ne pas dire un lieu commun wilsonien, ni plus, ni moins.

Fin 1er acte © Suzanne Schwiertz
Fin 1er acte (2011) © Suzanne Schwiertz

Il en va différemment musicalement, dans une salle aux dimensions idéales pour ce type de répertoire et pour les voix.
Le premier artisan en est Fabio Luisi. Sa très longue fréquentation du répertoire (il a passé grande partie de sa carrière comme chef de répertoire à Vienne, à Berlin et ailleurs – mais pas en Italie où finalement il n’a été redécouvert qu’assez récemment) en fait un chef très attentif au plateau, très soucieux de ne jamais pousser les chanteurs dans leurs retranchements, un chef à l’écoute, plutôt qu’un chef autiste  comme il y en a beaucoup à l’opéra et surtout un chef ductile, capable de (bien) diriger Wagner aussi bien que Verdi.
Je trouve qu’au-delà du plateau, Fabio Luisi est l’artisan de la réussite de la soirée par une approche de la partition qui sait faire la place à l’épique et au lyrisme, par des variations de couleur qui ne se limitent pas aux seules variations de tempo : la manière rapide de diriger certains moments du chœur (« guerra ») ou l’ouverture se retrouve chez d’autres chefs notamment italiens, même si Bonynge nous a habitués à des tempos moins contrastés. En ce sens Fabio Luisi s’inscrit dans la vraie tradition italienne.
Moins traditionnel en revanche le souci de fouiller la partition, d’en relever certaines phrases, de clarifier les différents niveaux, d’exalter certains pupitres, de savoir alléger jusqu’au murmure. Moins traditionnels l’élégance des transitions et la souplesse des phrasés. Fascinants les pizzicati « cachés » qu’il nous révèle, le soin mis à exalter altos et violoncelles, comme pour nous indiquer que la partition n’est pas un écrin pour chanteurs, mais qu’elle porte en elle à la fois et couleur et profondeur, et qu’elle est la créatrice de la dynamique musicale de la soirée. À ce titre, la scène finale, à l’orchestre, est vraiment bouleversante, et crée bonne part de l’émotion qu’elle diffuse.
Doit-on rappeler l’admiration que Wagner portait à Bellini : il a lui-même dirigé Norma à Riga, et a écrit sur la mélodie bellinienne et son apparente simplicité des lignes bien senties. Et Wilhelmine Schröder-Devrient, qu’il admirait et qui fut sa créatrice de Senta, d’ Elisabeth et d’Adriano de Rienzi, fut une notable Norma qu’elle interpréta même sur la scène de Zurich.

Norma ou l'infanticide  © Suzanne Schwiertz
Norma ou l’infanticide (2011) © Suzanne Schwiertz

 

Nous devons reconnaître qu’ici Luisi travaille dans le tissu de la partition, dont il révèle des détails inconnus, et donc un tissu orchestral plus complexe et profond qu’il n’y paraît : Bellini va plus loin que la mélodie auquel on le réduit souvent et cette direction donne a l’ensemble une grande cohérence; elle permet notamment d’homogénéïser le plateau. Un plateau globalement satisfaisant, avec de belles personnalités, émergentes ou non.
La Clotilde de Judith Schmid s’impose par une voix forte, bien projetée, mais  sans vraie couleur, un peu trop « droite » tandis que le Flavio de Dmitry Ivanchey, droit venu de l’Helikon de Moscou et qui appartient à la troupe (excellente) de Zurich se sort avec honneur du rôle qu’il aborde, tout comme sa collègue pour la première fois.
La surprise très agréable vient de l’Oroveso de Wenwei Zhang, jeune basse chinoise qui a travaillé à l’Opernstudio de Francfort, désormais en troupe à Zurich. Une voix qui, sans être forcément large, est parfaitement projetée, et qui donc convient parfaitement à la salle. Son visage asiatique sied aussi aux maquillages wilsoniens et c’est l’un de ceux dont la tenue en scène correspond le mieux par son hiératisme et sa fixité à la volonté de la mise en scène. De plus, la diction est claire, l’émission parfaite, le phrasé soigné, chacune de ses apparitions a été un vrai moment musical. Ce n’est pas pour l’instant une voix spectaculaire, mais c’est incontestablement une voix. À suivre sans aucun doute : voilà un chanteur qui montre du goût, de l’intelligence et une vraie présence.
Marco Berti est un artiste qu’on voit beaucoup sur les scènes, il fait partie de la catégorie (rare) des ténors italiens. C’est une voix forte, avec des aigus placés et triomphants. Il répond sans aucun doute pour cela aux exigences du rôle de Pollione …s’il ne fallait que cela. Mais Pollione est un de ces rôles ingrats qui ne font jamais triompher, tant la présence de Norma est écrasante. Un Pollione, fût-il Vickers, fût-il Bergonzi, ne construira jamais sa carrière sur ce rôle. Rôle ingrat aussi que d’être une sorte de vilain, d’infidèle, même amoureux. Car l’amour, n’est-ce pas, n’explique pas tout.
Un rôle ingrat parce que, comme les rôles féminins, il n’est pas clairement défini. Pour sûr ce n’est pas un ténor di grazia, mais pas plus un ténor dramatique. C’est un ténor pour rôles difficiles de type Florestan ou Enée, nécessitant une voix large, mais modulée, des aigus dardés, mais du style, mais de la couleur, un dramatico-belcantiste (catégorie qui n’existe pas), aujourd’hui on pense à Brian Hymel, à John Osborn, peut-être qui excella à Salzbourg. Ce fut aussi Vickers parce que Vickers savait ce que chanter signifie (n’oublions pas qu’il fut aussi bien Tristan qu’Otello ou Nerone de Poppea), ce que colorer signifie. Ce fut Bergonzi parce que en matière d’émission et de style, il était unique. Marco Berti chante à peu près Bellini comme il fait Puccini, aigus dardés, trop poussés (au début notamment dans une salle aux dimensions très moyennes) manque de legato, manque de style et difficultés à affronter les passages,  les agilités et les modulations pour lesquels il a systématiquement de gros problèmes de justesse. Avec sa technique, son intonation est en permanence au bord de la rupture, un peu comme le fut Salvatore Licitra, Marco Berti répond en force contrôlée, mais pas en élégance, mais pas en style. Il en ressort un personnage qui sonne vériste, cinquante ans avant le vérisme.

"Guerra"  © Suzanne Schwiertz
“Guerra” (prod.2011) © Suzanne Schwiertz

Roxana Constantinescu est une jeune mezzo roumaine, qui aborde ici Adalgisa pour la première fois. Sans nul doute il y a du style, un soin très sourcilleux apporté aux notes filées, à l’expressivité, à l’élégance. Sans nul doute aussi il y a une technique bien maîtrisée acquise à l’école de Mozart ou de Rossini qu’elle a beaucoup chantés déjà, il y a quelquefois de l’émotion et toujours de la vie. Ce qui lui manque le plus souvent c’est de la couleur, c’est une personnalité vocale affirmée. Son Adalgisa est bonne, mais elle manque d’incarnation. Le timbre est assez quelconque et il faut à mon avis qu’elle travaille plus l’expressivité. Il est vrai que la mise en scène un peu vitrifiée de Bob Wilson n’aide pas à se revêtir d’un rôle, mais elle aurait dû peut-être lui permettre d’aller fouiller le chant et la musique. Je tournais autour du pot mais je crois avoir trouvé ce qui pour mon goût fait problème, c’est quelque part la musicalité, ou l’intuition musicale. Il reste que la prestation est fort honorable. Mira o Norma fut un vrai moment de bonheur.
Maria Agresta fait figure de nouveau phénix du chant italien et on l’a vue aborder tous les grands rôles de soprano verdien, mais aussi Puritani à Paris.
J’ai souligné les difficultés de Norma et les pièges de ce rôle aux multiples facettes. Et la soprano italienne s’en sort avec tous les honneurs. Elle triomphe grâce à une belle présence scénique, grâce à une grande sûreté vocale sur toute l’étendue du registre, le registre aigu et suraigu bien sûr et le registre grave, bien dominé et jamais détimbré. La couleur est plutôt claire, mais l’assise est large. Et la présence vocale prend de plus en plus d’assurance, le deuxième acte est vraiment émouvant, contrôlé, très senti.

Certes, on relève dans Casta Diva non des difficultés, le mot serait trop rude, mais quelques menus problèmes de passages (avec les conséquences sur quelques petits problèmes d’intonation), de trilles, et un certain manque d’homogénéité, mais n’est pas Caballé qui veut et même Caballé avait ses détracteurs, voir ses chiens galeux qui hurlaient à son passage. D’ailleurs Agresta n’a pas vraiment une voix profilée « bel canto » au sens où on l’entend aujourd’hui, ces voix sous verre qui m’agacent et qui ne touchent pas, ces machines parfaites ou « crémeuses » qui vont droit à l’oreille mais jamais droit au cœur encore moins à l’âme. Agresta est plutôt de celles qui vivent, qui risquent, qui donnent, et c’est pourquoi elle me plaît. Hier, même dans la mise en scène de Bob Wilson qui revendique une sorte d’intériorité ou de « répression expressive », une sorte de formalisme qui pourrait être une gangue, Agresta vibrait, Agresta donnait, Agresta vivait et diffusait une jeunesse et presque une fraîcheur émouvante. C’est avec Wenwei Zhang celle qui a le mieux réussi à entrer dans le monde wilsonien.
Comme souvent à Zurich, une belle soirée musicale : malgré les réserves sur Wilson, monde à la fois minimaliste par ce qu’il montre et maximaliste par ce qu’il évoque, le spectacle donne à voir et à rêver, et la musique, vraiment, a fait le reste. Dans le genre Norma « traditionnelle » (c’est à dire sans instruments anciens, sans orchestre baroque, sans rêves bartoliens), on peut difficilement faire mieux à mon avis.[wpsr_facebook]

Norma 52011) © Suzanne Schwiertz
Norma (2011) © Suzanne Schwiertz

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 22 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI, Ms en scène: HUGO DE ANA)

Il Trovatore, prod. De Ana ©Teatro alla Scala
Il Trovatore, prod. De Ana ©Teatro alla Scala

Toscanini disait qu’Il Trovatore était très facile à réussir: il suffisait de réunir le meilleur baryton, le meilleur mezzo, le meilleur soprano et le meilleur ténor au monde, et l’affaire était faite. Je rajouterai sans doute le meilleur chef, qui sache à la fois faire émerger les beautés profondes de la partition et tenir sans faiblir rythme et palpitation, dès le premier air de Ferrando. Ensuite, ce ne sont qu’airs, ensemble et chœurs dont aucune note n’est à enlever. L’opéra court sur un rythme à couper le souffle, sans que le spectateur n’ait le temps de distancier quelque peu, ni s’interroger sur un livret impossible, et surtout sans trop gamberger sur la psychologie des personnages.Mais pour cela, il faut des chefs de tout premier plan, et des chanteurs rompus à ce style, fait de raffinement et de force tout à la fois, capables d’éclat et d’intériorité et surtout capables de tenir la distance.
La direction de la Scala a choisi de ne pas trop se fatiguer pour cette reprise. Puisqu’aujourd’hui aucun théâtre n’est capable de réunir une distribution et un chef capables de relever le gant, inutile d’investir trop sur une entreprise vouée à l’échec et donc le choix s’est porté sur la production maison de Hugo De Ana créée en 2000 pour Riccardo Muti, et qui à l’époque paraissait déjà une production sans idée, sans intérêt sinon celui de la photo touristique (noire, monumentale, avec jolis costumes et agitations de drapeaux colorés), une production née cacochyme. Elle n’a donc pas vieilli, puisqu’elle est encore ce qu’elle était à l’époque : un travail inutile, sans aucune idée, qui satisfera ceux qui pensent que l’opéra n’est pas du théâtre et qu’il suffit de jolies images et de chœurs disposés en rang d’oignon pour créer un triste plaisir : celui du vide.
Qu’en dire de plus : les décors monumentaux, murs épais qui se déplacent latéralement à plaisir pour varier les espaces qui semblent toujours les mêmes, quelques éléments et quelques colonnes gothiques (on est au Moyen Âge donc on fait du gothique) … une couleur noire, des monceaux de cadavres sur lesquels se promène Leonora pour son « D‘amor sull’ali rosee », aucune direction d’acteurs (bien grand mot pour ce qu’on voit) et les habituels gestes des chanteurs non dirigés, bras tendus, main sur le cœur, bien posés sur les jambes pour lancer les aigus…
Le résultat : le public de passage prend des photos flash à n’en plus finir pendant la musique, il y a du monde sur scène, il y a de beaux costumes, de beaux décors : c’est ça l’opéra non ? C’est ça la Scala non ?
Musicalement, comme je l’ai écrit plus haut, seuls des chefs de grand niveau ont réussi à produire un Trovatore digne de ce nom, à commencer par Karajan, à qui l’on doit les versions les plus extraordinaires (celles des années 60, pas la dernière avec Price et Bonisolli), ou Mehta, ou Muti (celui de Florence des années 70, pas le Muti de la Scala qui gratifia en 2000-2001 d’un Trovatore funèbre et soporifique au nom d’un « Verdi come Mozart » qu’il claironna à l’époque, comme si Verdi avait besoin d’être Mozart pour être Verdi…).
La Scala a appelé pour ce Trovatore sans enjeu le jeune Daniele Rustioni, qui n’avait pas convaincu la saison dernière dans Un Ballo in maschera, et qui pour Trovatore me semble avoir mieux réussi. Il fouille la partition, en fait ressortir certaines phrases avec relief, avec de beaux moments (notamment dans la première partie) malgré de petits décalages avec les chœurs. Il manque à ce travail néanmoins un feu intérieur auquel Rustioni a préféré une approche plus analytique sans vraiment prendre garde à ce qui fait à mon avis la singularité du Trovatore, à savoir ce halètement, et cette tension qui ne quittent jamais la partition, du début à la fin. C’est une direction musicale digne, en place, mais pas vraiment habitée par un sang vif et bouillonnant. Le choeur est comme toujours très bien préparé et fait ce qu’on attend de lui dans son répertoire génétique.
La distribution réunie n’a pas réussi non plus à emporter le public dans ce tourbillon qu’est Il Trovatore. Question de volume, d’engagement, de style.
Franco Vassallo en Luna remplace Leo Nucci qui a renoncé définitivement à ce rôle pour une question d’âge. Vassallo a un chant indifférent, un style approximatif : il se concentre sur les aigus qu’il soigne et surdéveloppe, mais le reste est plat, sans expression, sans qu’il prenne véritablement le rôle à bras le corps. En bref il n’est pas présent et reste assez transparent.
Ekaterina Semenchuk a une véritable voix de mezzo et un assez joli timbre. Mais il lui manque du volume et là encore de l’expressivité. Elle projette mal, et dit le texte (qui n’est certes pas mémorable) sans accentuer, sans donner de couleur, sans présence. Au moment des saluts, elle fait des efforts pathétiques pour attirer les bravos (baisers à la salle, bras écartés…) elle s’attarde, mais sans aucun effet sur le clap-clap assez indifférent du public.
Marcelo Alvarez est devenu le chanteur appelé par les scènes internationales pour Verdi, il a été Riccardo du Ballo in maschera, il est Manrico.
Mais il n’est pas un Manrico, ou plutôt un Manrico indifférent, vieillissant, sans cette couleur juvénile et énergique qui pourrait être celle d’un Alagna. Sans charisme, sans aura, sans engagement lui non plus, sans expression, sans grande couleur, en tous cas pas celle de Verdi. Un style qui se rapproche plus du vérisme que de ce style hybride qui demande technique et contrôle, élégance et élan. Pas d’élan, peu d’élégance, et beaucoup de trucs de ténor, appui sur les consonnes, pour faire « expressif » et jeu sur les voyelles, ouvertes, pour préparer les aigus, passages et changement de registre aux sons pas toujours propres : il fait l’aigu de « Di quella pira », non écrit, mais pas celui de « Ah si ben mio». Sans aucun intérêt, sinon d’aller jusqu’au bout sans trop d’encombre.
Kwanchoul Youn est surdistribué dans ce rôle de complément qu’est Ferrando. Il fait dignement le job. La voix reste claire, le timbre chaleureux, tout est en place. Il n’est jamais en défaut. Mais c’est la cinquième roue du quatuor.
Seule voix intéressante et vraie dans cette distribution sans couleur à l’eau tiède, Maria Agresta est une Leonore fraîche, en place, qui donne une couleur moins fanée à son rôle que ses collègues. Elle est vraiment attentive, appliquée, et quelquefois émouvante, encore qu’il faudrait acquérir là aussi un peu plus d’expressivité. Elle est un vrai lyrique, là où il faudrait un lirico spinto, à la voix plus large, au volume mieux assis. Dès qu’il faut élargir et dès que la voix doit acquérir plus d’expansion, on la sent plus soucieuse de technique et moins d’expression. Il reste que c’est elle la plus convaincante.
Au total, une soirée grise et décevante, une soirée typique de ce que je constate à la Scala : Verdi reste le parent pauvre du répertoire de la maison. Si Traviata cette année fut à mon avis un succès et un pari gagné, l’approche de Tcherniakov et Gatti reste encore aujourd’hui passionnément discutée, Trovatore est un pétard mouillé, témoignage de la misère de ce chant verdien dont on attend avec impatience une hypothétique renaissance. Cette année à n’en pas douter, la saison sera marquée par Elektra et La fiancée du Tsar, éventuellement par Les Troyens. TSV : tout sauf Verdi.
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Trovatore Prod.De Ana ©Teatro alla Scala
Trovatore Prod.De Ana ©Teatro alla Scala

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: I PURITANI, de Vincenzo BELLINI le 25 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Michele MARIOTTI, ms en scène: Laurent PELLY)

Maria Agresta © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Maria Agresta © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Soirée importante à Bastille ce soir, I Puritani faisait son entrée à l’Opéra par la grande porte, après l’avoir fait par la petite à l’Opéra Comique en 1987 (avec June Anderson quand même!). Bien que créée à Paris, en janvier 1835 au Théâtre Italien, l’œuvre a attendu 152 ans pour entrer au répertoire de l’Opéra, et 177 ans pour entrer dans la salle principale…pour un des chefs d’oeuvre du répertoire italien, ça n’est pas si mal.

L’histoire est assez simple: sur fond de luttes entre les partisans de Cromwell et les partisans de la monarchie, une jeune fille, Elvira, est amoureuse d’un beau et courageux chevalier, Arturo (ténor); alors qu’elle devait épouser un autre noble, Riccardo (baryton) finalement son père accepte qu’elle convole avec son aimé. Mais voilà, l’être aimé est si courageux que le jour du mariage, il plante là sa fiancée pour aller sauver la reine, prisonnière en secret dans le château: aux yeux des partisans de Cromwell, et aux yeux d’Elvira, c’est un traître . La jeune fille en devient folle, mais il reviendra, et en le revoyant elle retrouvera la raison. Traître condamné à mort, Arturo sera amnistié à la faveur de la victoire définitive de Cromwell, tout est bien qui finit bien et embrassons-nous Folleville.
Pour le bel canto romantique, il faut d’abord les voix, ensuite un chef qui les soutienne, et enfin (accessoirement) un metteur en scène. Il faut bien dire que ce répertoire n’est pas vraiment le chéri du Regietheater, du théâtre tout court d’ailleurs. À part Andrei Serban avec Lucia di Lammermoor, et quelques autres travaux qui essaient de tirer de ces oeuvres assez convenues un spectacle cohérent, la plupart du temps, on a droit à un travail au mieux illustratif. Laurent Pelly n’est pas un révolutionnaire de la scène, mais c’est un homme à idées, plein d’humour, qui a laissé à la postérité dans ce répertoire  une Fille du Régiment (Donizetti) qui a fait le tour du monde.

Le dispositif global (Acte I) © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Le dispositif global (Acte I) © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Cette fois-ci, on en est loin.
Dans un vaste espace gris assez vide, qui laisse les personnages et le chœur évoluer sur toute la surface du plateau, un décor réduit à l’os sur une tournette, un squelette de château anglais (Elvira passe son temps à monter sur les coursives et les parcourir), au deuxième acte, dans le même style, la chambre d’Elvira qui a tout d’une grande cage, au troisième, une façade, une tour, une cheminée, où brûle un feu qui donne à cet ensemble un peu de chaleur et de vie. Un espace scénique immense qui n’est pas vraiment favorable aux voix…L’humour (?) de Pelly se reconnaît à sa manière de traiter les masses (sautillantes comme chez Marthaler quelquefois, mais sans l’intelligence du propos) en automates où les femmes semblent être en patins à roulettes (elles semblent seulement), où les soldats casqués sont ridicules à souhait (ils le sont trop pour que ce ne soit pas voulu), où le chœur chante en rang d’oignons  face au chef, selon la bonne et détestable tradition. Les chanteurs sont quand même (un peu) dirigés, en tous cas plus que chez Py dans Aida, avec quelques moments réussis, par exemple lorsqu’Elvira cherche désespérément à se défaire de sa robe de mariée ou que Sir Giorgio et Riccardo se retrouvent seuls sur le plateau nu. Mais au total une production sans intérêt majeur même si quelquefois élégante, un spectacle qui se veut poétique, mais qui accumule les poncifs (voulus? pas voulus?) d’un style de représentation qu’on pensait révolu. À ce tarif là, mieux valait louer une production à Madrid, Florence ou Vienne, et se payer une vraie nouvelle production d’Elektra. Laurent Pelly n’a pas sollicité beaucoup ses neurones, c’est un travail pâle, faussement ironique, plat voire ennuyeux, qui ne rend pas justice à l’œuvre et qui ne marquera ni sa carrière, ni hélas celle de ces Puritani à l’Opéra.
Il en va autrement du point de vue musical: il est vrai que dans ce type de répertoire, il vaut mieux un plateau qui tienne la route, et dans Puritani,  il faut en plus un ténor qui monte à l’impossible contre-fa. Il faut aussi un chef qui aime les chanteurs et qui sache les soutenir. L’Opéra a invité Michele Mariotti. C’est un jeune chef de 34 ans, qui a beaucoup dirigé à Pesaro, dont il est originaire, et qui commence une belle carrière, notamment au MET où il a dirigé Carmen et la nouvelle production de Rigoletto (celle qui se passe à Las Vegas). En relisant ce que j’écrivais alors sur lui après Rigoletto, je remarque que je n’ai pas grand chose à changer: “Sans être exceptionnelle (apparemment ce ne sera pas le nouveau Toscanini), sa direction est intéressante car il sait bien doser les volumes, donner du rythme et de la palpitation et gérer les crescendo: il reste à donner plus de relief et d’accents, mettre en son comme on met en scène, c’est à dire mieux animer l’orchestre quelquefois un peu plat, mais il écoute les chanteurs et au total la prestation est loin d’être indifférente.” Un spectateur disait hier devant moi à sa compagne “le chef est inexistant”.  Il a d’ailleurs reçu des huées de la part des imbéciles de service, ignares et injustes. Sa direction, si elle n’est pas sonore, est très fluide, et assez fouillée: elle n’envahit pas le plateau ou la salle par son volume, car dans une salle aussi vaste et sur un tel répertoire, Mariotti retient le son pour laisser les voix s’épanouir, c’est un choix qui se défend, d’autant que l’orchestre est parfaitement au point, que l’ensemble est rythmé et respire, et que si “la tromba non suona”, il reste que cela sonne quand il faut, et avec une certaine élégance: Bellini n’est ni Donizetti, ni le jeune Verdi. C’est une approche dans le répertoire italien que je préfère mille fois à celle d’un Daniel Oren, ou à l’opposé de celle de Pido’ (que je ne déteste pas..) dans Norma pour de citer que ceux-là.
Même avec ses inévitables hauts et bas (bien plus de hauts que de bas, soyons justes) le plateau est assez défendable et les choix de chanteurs cohérents. Je voudrais d’abord saluer Luca Lombardo (qui commença sa carrière en s’appelant Bernard Lombardo, car il est français): il a une place particulière dans mon musée mélomaniaque car il fut le Floreski de Riccardo Muti dans ma chère Lodoïska à la Scala: il a ici un rôle de complément (Sir Bruno Roberton) dont il s’acquitte avec honneur, tout comme Wojtek Smilek qui prête sa voix de basse profonde à Lord Gualtiero Valton. Je voudrais aussi signaler le beau timbre d’Andreea Soare (issue de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris) dans le rôle d’Enrichetta di Francia, une voix chaude qui sonne bien, et qui laisse espérer une suite de carrière intéressante.

Mariusz Kwiecien © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Mariusz Kwiecien © Opéra National de Paris/Andrea Messana

J’attendais beaucoup de Mariusz Kwiecien (Sir Riccardo Forth), qu’on n’avait pas revu à Bastille depuis le Roi Roger en 2009. Belle voix de baryton, bien posée, bien projetée, belle diction, jolis aigus: il fait une belle carrière dans les barytons de Verdi, Donizetti et Bellini au MET. Son premier air (Il duol che al cor mi plomba et bel sogno beato) est parfaitement en place, énergique, bien projeté: il obtient d’ailleurs des applaudissements nourris. La suite a moins de relief, l’aigu est un peu “savonné”, la voix manque quelquefois d’éclat, c’est un peu décevant par rapport à l’attente et même dans le duo fameux “suoni la tromba”, c’est Pertusi qu’on remarque le plus: il reste que l’artiste est intéressant, l’un des barytons du moment et  doit être réentendu en meilleure condition vocale.
Michele Pertusi est vraiment le triomphateur de la soirée dans Sir Giorgio: d’abord parce que de tout le plateau, c’est le seul qui ait exactement le style voulu. Sa longue fréquentation de Rossini et des romantiques lui a donné une impeccable ligne de chant, un sens de la nuance, une manière unique de colorer, une intelligence du texte, toujours d’une grande clarté et parfaitement émis. Oui, il a du style, et il sait ce qu’il chante. Dans ce rôle très humain, son chant dégage une chaleur, une douceur particulières. Il obtient le plus grand triomphe et c’est parfaitement mérité.
Le style n’est pas ce qui marque la prestation de Dmitri Korchak. Il a les aigus – même si les plus hauts ne sont pas très jolis-, le volume, le contrôle; mais son chant reste monotone et peu expressif, il chante tout de la même manière, a toujours le même mode de lancer la voix, en force, avec un appui justifié sur le diaphragme, mais un chant “di petto” excessif qui donne l’impression qu’il s’époumone, avec un timbre un peu nasal et sans vraiment le legato voulu et sans élégance.  Si on devait évoquer style,  modulation, notes filées, variations, cadences, on serait bien à la peine. De plus son attitude scénique raide, l’absence totale de mouvement (les bras désespérément le long du corps), n’arrangent pas les choses et le personnage est sans vraie vie, sans animation, sans âme. Du chant, oui, de la musique, pas vraiment, sauf peut-être dans le duo final avec Elvira où quelque chose vibre, même s’il est un peu fatigué.

Elvira (Maria Agresta) © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Elvira (Maria Agresta) © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Reste Maria Agresta. Cette jeune chanteuse éveille l’intérêt en Italie parce qu’elle sait chanter Verdi avec une certaine sûreté, elle a une belle voix de soprano lyrique, avec des aigus sûrs et une vraie aptitude à  la fois aux agilités, et à élargir la voix, notamment dans le jeune Verdi. Je l’ai entendue récemment à la Scala dans Oberto Conte di San Bonifacio, où elle ne m’avait pas déplu.

Dans Elvira, elle est d’abord très émouvante, très juvénile, dans sa robe de mariée qu’elle ne quitte pas, tache blanche au milieu de tant de gris et tant de noir, très engagée en scène, c’est un atout dans cette production,  surtout face à l’Arturo un peu plâtré de Korchak. Vocalement, elle domine sans conteste le rôle, notamment les parties centrales qui exigent quelquefois une forte tenue de souffle et une ligne qu’elle tient avec sûreté. Elle se sort des cadences avec bonheur, et la plupart de ses airs sont réussis. Il lui manque cependant de la réserve à l’aigu. Les aigus sont tous tenus, mais aussi tendus, mais aussi un peu tirés et même quelquefois un peu métalliques, notamment les notes les plus hautes. Par rapport à la couleur du registre central, cela détonne un peu. Le volume est satisfaisant sans être exceptionnel, mais la diction est bonne et la projection vocale bien en place.  Le timbre n’est pas (pour mon goût) particulièrement séduisant et n’a pas ce velouté et cette chair qui me plaisent tant dans ce répertoire, mais la prestation est plus qu’honorable et elle sait tenir ce rôle sans faiblir. Gros succès final.
Au total, ces Puritani font une entrée à l’Opéra musicalement réussie mais scéniquement indifférente sinon ratée (au moins pour mon goût), une Première au succès franc sans être triomphal. On devrait quand même entendre encore plus de Bellini à Paris: après Norma il y a quinze jours, I Puritani ce soir, on rêve d’entendre Beatrice di Tenda et l’on se réjouit de réentendre I Capuleti de i Montecchi que Mortier nous avait offert avec Netrebko et Di Donato…heureux temps…et que Joel  reprend cette saison avec une autre distribution.
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I Puritani, 25 novembre 2013
I Puritani, 25 novembre 2013

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: OBERTO CONTE DI SAN BONIFACIO de Giuseppe VERDI, le 2 MAI 2013 (Dir.mus: Riccardo FRIZZA, Ms en scène: Mario MARTONE)

Acte I, sc I: la bande de Riccardo ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Au départ, c’est plutôt une bonne idée que de proposer cet opéra premier du parcours verdien, très peu représenté à la Scala, pour la dernière fois en 2002  (Production Pier’Alli venue de Macerata), avec les jeunes de l’académie, mais il faut remonter à 1951 pour trouver une production “lourde” dirigée par Franco Capuana avec Ebe Stignani, Maria Caniglia, Tancredi Pasero. Je trouve qu’en effet en cette année Verdi, les programmateurs italiens auraient pu faire quelqu’effort d’imagination plutôt que proposer des Traviata (la Scala ouvrira par là sa saison prochaine) ou des Rigoletto: il faut aller en Allemagne pour trouver des Trovatore, et où sont Jérusalem, I Lombardi, Ernani, Attila, Il Corsaro, I Masnadieri, Giovanna d’Arco, La Battaglia di Legnano et le reste?
Si en Italie l’imagination était au pouvoir en cette année Verdi qui est quand même un symbole fort de ce pays tant aimé, on aurait pu penser que se construise un parcours Verdi au moins autour de la plaine du Po où  en s’alliant aux autres chaque théâtre (allez disons Scala, Regio de Turin, Comunale de Bologne, Maggio Musicale Fiorentino, Fenice, Regio de Parme et bien sûr Bussetto) aurait pu proposer un/des opéras différents, où l’on aurait ainsi pu voir en circuit tous les opéras (28 sans les refontes) du maître en version scénique ou même parfois concertante: cela faisait en moyenne 4 productions par théâtre et pouvait pour certains constituer la saison. Mais non, les théâtres ont préféré proposer leur Don Carlo (sans moyens à Florence et donc en version concertante comme si on ne pouvait  proposer en ces temps de disette que des nouvelles productions ou des versions concertantes et qu’on ne pouvait rien reprendre) ou leur nième Traviata ou Rigoletto. Platitude, manque de courage artistique, sûrement aussi peur de ne pas trouver de chanteurs disposés à apprendre des rôles rares (c’était aussi ce qu’on disait pour éviter de représenter le Don Carlos en français naguère) manque surtout d’audace et d’imagination; il est désolant que l’argent public à disposition de la culture ne soit pas mieux utilisé par ceux à qui on le confie… alors saluons au moins pour ces raisons cet Oberto, conte di San Bonifacio, premier opéra de Verdi, créé en novembre 1839 à la Scala.
Saluons, et reconnaissons que l’œuvre est loin d’être passionnante, un livret faible (une femme trahie et son père exilé reviennent pour demander des comptes au séducteur et trouvent une alliée dans la future épouse du méchant ingrat, sur fond de luttes féodales entre familles), une musique alerte, mais sans grande imagination mélodique (sauf à de rares moments, essentiellement au second acte), bref, un ensemble en soi un peu ennuyeux. Il faut un metteur en scène inspiré, un chef dynamique, une équipe de chanteurs exceptionnels pour pouvoir espérer passer sans sommeil les 2h40 de spectacle.
Et là encore, malgré un plateau très correct pour défendre l’œuvre, la mise en scène totalement ratée de Mario Martone et la direction plate et sans feu de Riccardo Frizza ne soutiennent pas une distribution très honorable qui ne peut porter à elle seule la soirée.
Mario Martone n’est pas un metteur en scène médiocre et son idée de départ est cohérente. Dans un Moyen âge en proie aux luttes sanglantes entre clans, entre familles ennemies, il voit une sorte d’Italie éternelle qui reproduit aujourd’hui à travers les luttes et alliances alternées des familles mafieuses (les fameuses “cosche”) un modèle médiéval. “Moyen âge notre contemporain” titre-t-il dans le programme de salle.  De fait, et nous aurons peut-être l’occasion de le développer ailleurs, l’homo italicus est fortement marqué par l’appartenance à une zone, à une région, à une ville, à un clan et les organisations de tifosi autour du football, ou même dans la musique (mutiani/abbadiani ou callassiani/tebaldiani) montrent que la culture de réseau et de clan est fortement enracinée dans le pays. Alors, pourquoi ne pas lire Oberto, qui évoque les luttes intestines au cœur du Veneto (autour de Bassano, dominé par Ezzelino da Romano). Le jeune comte Riccardo di Salinguerra (ténor) veut épouser par ambition la soeur d’Ezzelino, Cunizza (mezzo), un personnage que Dante évoque dans Le paradis de la Divine Comédie; mais il a promis sa main à Leonora (soprano), qu’il a ainsi trahie,  fille d’Oberto, comte de San Bonifacio (basse) exilé parce qu’il est opposé à Ezzelino . Oberto l’a appris et se trouve non seulement en exil, mais déshonoré.Père et fille (séparés: Oberto l’a chassée) se retrouvent à la veille du mariage de Riccardo et Cunizza pour demander des comptes à Riccardo et le contraindre à révéler sa duplicité. Cunizza apprenant cette trahison prend fait et cause pour Eleonora et veut elle-aussi contraindre Riccardo à se dévoiler, et même à rendre son honneur à Leonora en l’épousant (c’est rare les mezzos sympas chez Verdi!). Mais un duel entre le jeune Riccardo et le vieil Oberto finira mal pour Oberto, Leonora se sentant cause de ce naufrage se retirera dans un couvent et Riccardo partira en exil demandant pardon à Leonora et lui offrant de nouveau sa main.
Un seul mort, ce qui est rare, et deux femmes alliées, ce qui l’est encore plus. Et aussi une singulière ressemblance indirecte avec le Don Giovanni de Mozart, une fille déshonorée, un père tué en duel par le séducteur, une alliance entre les deux femmes trahies (ici Leonora Cunizza, là Anna/Elvira) tout cela nous rappelle quel intérêt portait le jeune Verdi à l’opéra de Mozart.
Mario Martone n’est pas un metteur en scène médiocre; et son idée de départ n’est pas absurde. Les transpositions sont fréquentes aujourd’hui (voir le Rigoletto  mis en scène par Michael Meyer au MET, transposé à Las Vegas  ou celui de Jonathan Miller à l’ENO, transposé dans le monde mafieux de Little Italy). Dans le cas d’Oberto, soit par la pauvreté du livret, soit par les costumes -mini jupes, talons surélevés, blousons etc- mal adaptés, soit par les situations mal construites, cela ne fonctionne jamais, et frise le ridicule. Non seulement cela ne fonctionne jamais, mais en plus n’ajoute rien au livret, rien à l’histoire, rien aux personnages et même le message de la mise en scène ne réussit pas à s’imposer, jamais. Il n’y a pas d’ange noir totalement méchant, même Riccardo garde une certaine noblesse; et au total, le voir comme chef de clan d’aujourd’hui ne tient pas la route, il ne rentre pas dans le costume.
L’entrée du chœur (la bande de Riccardo) avec les cadavres tout frais qu’on jette au milieu de la scène est un peu excessif, comme une sorte de bande dessinée pour adultes, la mort d’ Oberto, dont on apporte le cadavre à la fin dans un coffre de BMW poussiéreuse (cela rappelle le Rigoletto de Mayer où Rigoletto découvre le corps de Gilda dans un coffre de voiture) au delà du cliché, ne contribue en rien  non plus à la clarté du livret. Quant aux sacs à main, aux pistolets, aux mitraillettes, on dirait du film à trois sous.

Leonora(Maria Agresta) et Oberto (Michele Pertusi) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Et fallait-il mettre Leonora enceinte pour montrer l’effet physique du déshonneur: son entrée en minirobe, enceinte,  blouson de cuir et gros sac est d’une singulière vulgarité, en contradiction forte avec le livret.
Il ne s’agit pas de scènes mal ficelées, mais d’un ensemble qui jamais ne se met en cohérence. C’est vraiment regrettable d’autant que le spectacle est bien réalisé dans un  beau décor double très réaliste (cinématographique) de Sergio Tramonti:

Al Pacino, Scarface dans le décor qui inspire la production scaligère

un salon de villa très inspiré du décor de Scarface de Brian de Palma avec Al Pacino (1983) et un terrain vague sur fond d’immeubles et de grues, avec une voiture retournée qui a probablement chuté d’une falaise voisine. Tout cela pour rien, pour distiller de l’ennui, du sourire, de la désolation.
Dans la fosse, Riccardo Frizza, qui dirige souvent du Bel Canto, du Rossini,  aborde Oberto dans une direction sans sève, sans couleur, ou plutôt monocolore et monotone, n’arrivant pas à moduler, à “concertare”, c’est à dire à construire des niveaux de lecture, à différencier, à faire ressortir les moments instrumentaux intéressants, tout est pris sur le même niveau mezzo forte, aucun accent, aucun soin à vraiment accompagner les chanteurs pour créer de la variété et de la couleur. L’ouverture avec ses cuivres tonitruants, est le modèle à ne pas reproduire, on comprend d’emblée qu’on va dans fosse s’ennuyer ferme aussi. Alors, même si c’est techniquement au point, il n’y rien qui aille au-delà, rien qui ressemble de près ou de loin à une intention interprétative. Frizza n’aide pas à faire aimer l’œuvre: il aurait plutôt tendance à l’enfoncer.
Reste le plateau. Les chanteurs réunis, au moins, savent chanter, sont techniquement au point, et il n’y a pas à reprocher de faute de style, de vulgarités, de fautes de goût. C’est beaucoup par les temps qui courent et on ne saurait que le saluer vivement: ils remportent un bon succès, et applaudissons-les.
Toutefois, sont-ils les artistes idoines pour cette œuvre?

Cunizza(Sonia Ganassi) et Riccardo (Fabio Sartori) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Sonia Ganassi, qui excelle dans les rôles rossiniens, s’est lancée dans les grands mezzos verdiens (Eboli!); elle a une technique, elle sait chanter, mais elle n’a ni l’ampleur, ni la puissance, ni même la présence vocale des grands mezzos verdiens. Cela reste un chant “contenu” et contrôlé, mais nettement sous-dimensionné pour ce genre de rôle.
Maria Agresta, dont on fait grand cas en ce moment, est un soprano lyrique, elle devrait le rester; et ne pas essayer de se lancer dans la classe au-dessus, le lirico spinto. Certes, elle lance ses aigus, mais on la sent à la limite, sans les réserves nécessaires. Non que la voix soit petite, mais elle plus à l’aise dans des rôles plus lyriques comme l’Amelia de Simon Boccanegra (qu’elle a chantée à Rome avec succès). Il reste, reconnaissons-le, que la prestation est très honorable, le registre central très intense, les cadences réussies, et une scène finale très forte et très bien menée. De toute manière, c’est une artiste qui si elle n’est pas détruite par les agents italiens (leur grande spécialité), doit être suivie avec attention.
Fabio Sartori est un de ces ténors mal aimés des mélomanes et lyricomanes; pourtant, c’est un des rares ténors à l’aise dans plusieurs répertoires (il chante aussi bien Don Carlo que Gabriele Adorno), la voix est claire, bien timbrée, la technique solide, le contrôle impeccable et les aigus la plupart du temps garantis. Seulement, malgré un sens marqué du phrasé, il reste assez étranger à ce qu’il chante, peu de coloration, peu de modulations, peu d’interprétation. Bref un chant bien dominé mais pas passionnant, jamais émouvant. Il reste que dans cette production il se défend.
Notons au passage les courts moments d’intervention de l’Imelda de José Maria Lo Monaco, la Carmen de Lyon l’an dernier (Olivier Py), voix de mezzo sombre, bien marquée, et intéressons-nous pour finir à Michel Pertusi, la basse rossinienne bien connue, aux qualités de phrasé et de diction marquées, qui semble moins à l’aise dans ce rôle. Une interprétation un peu monotone, une tendance à tout chanter de la même façon, une voix encore marquante, mais fatiguée dans les aigus (air ei tarda ancor de l’acte II).
Il y a eu néanmoins de très beaux moments, dont le plus beau est le duo Cunizza/Leonora du second acte (scène I bis) , un duo écarté par Verdi pendant les trois premières reprises de l’opéra (de 1839 à 1841), et qu’on a redécouvert il y a une quarantaine d’années. C’est une excellente idée que de le reproposer, d’abord parce qu’il convient à nos deux chanteuses, avec sa couleur bellinienne, son registre central qui sied à ces deux voix, qu’on sent à l’aise et un des moments les plus mélodiques et les plus émouvants de la soirée. Autre moment assez marquant, la scène finale, fluide, intense, avec une Maria Agresta vraiment impliquée et une émouvante Sonia Ganassi: une des scènes les mieux réglées de l’ensemble et pour une fois l’orchestre sonne présent.
On va sans doute m’accuser de faire le difficile, mais c’est Verdi qui est difficile, plus difficile que Wagner où il est toujours possible de se cacher derrière l’orchestre ou derrière une diction impeccable d’un long monologue: aujourd’hui chantent encore des Gurnemanz qui n’ont plus d’âge. Rien de tel chez Verdi, qui est toujours à risque, toujours à découvert, toujours sans filet. Un seul défaut mineur et toute la tension et toute l’émotion s’écroulent; cette perfection où conditionnent toute représentation verdienne tout à la fois chant, phrasé, technique, interprétation scénique, et surtout humanité, une humanité incroyablement présente, toujours déterminante qui doit colorer sans cesse la mécanique du chant,  est aujourd’hui bien difficile à obtenir car elle demande du temps, de l’application, du travail, un très long travail de maturation: Verdi parle moins aujourd’hui:  il est trop difficile pour les chanteurs (et pour les chefs! quel chef aujourd’hui nous raconte-t-il Verdi?), et il est trop humain pour nous.
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Scène finale ©Marco Brescia & Rudy Amisano