Toscanini disait qu’Il Trovatore était très facile à réussir: il suffisait de réunir le meilleur baryton, le meilleur mezzo, le meilleur soprano et le meilleur ténor au monde, et l’affaire était faite. Je rajouterai sans doute le meilleur chef, qui sache à la fois faire émerger les beautés profondes de la partition et tenir sans faiblir rythme et palpitation, dès le premier air de Ferrando. Ensuite, ce ne sont qu’airs, ensemble et chœurs dont aucune note n’est à enlever. L’opéra court sur un rythme à couper le souffle, sans que le spectateur n’ait le temps de distancier quelque peu, ni s’interroger sur un livret impossible, et surtout sans trop gamberger sur la psychologie des personnages.Mais pour cela, il faut des chefs de tout premier plan, et des chanteurs rompus à ce style, fait de raffinement et de force tout à la fois, capables d’éclat et d’intériorité et surtout capables de tenir la distance.
La direction de la Scala a choisi de ne pas trop se fatiguer pour cette reprise. Puisqu’aujourd’hui aucun théâtre n’est capable de réunir une distribution et un chef capables de relever le gant, inutile d’investir trop sur une entreprise vouée à l’échec et donc le choix s’est porté sur la production maison de Hugo De Ana créée en 2000 pour Riccardo Muti, et qui à l’époque paraissait déjà une production sans idée, sans intérêt sinon celui de la photo touristique (noire, monumentale, avec jolis costumes et agitations de drapeaux colorés), une production née cacochyme. Elle n’a donc pas vieilli, puisqu’elle est encore ce qu’elle était à l’époque : un travail inutile, sans aucune idée, qui satisfera ceux qui pensent que l’opéra n’est pas du théâtre et qu’il suffit de jolies images et de chœurs disposés en rang d’oignon pour créer un triste plaisir : celui du vide.
Qu’en dire de plus : les décors monumentaux, murs épais qui se déplacent latéralement à plaisir pour varier les espaces qui semblent toujours les mêmes, quelques éléments et quelques colonnes gothiques (on est au Moyen Âge donc on fait du gothique) … une couleur noire, des monceaux de cadavres sur lesquels se promène Leonora pour son « D‘amor sull’ali rosee », aucune direction d’acteurs (bien grand mot pour ce qu’on voit) et les habituels gestes des chanteurs non dirigés, bras tendus, main sur le cœur, bien posés sur les jambes pour lancer les aigus…
Le résultat : le public de passage prend des photos flash à n’en plus finir pendant la musique, il y a du monde sur scène, il y a de beaux costumes, de beaux décors : c’est ça l’opéra non ? C’est ça la Scala non ?
Musicalement, comme je l’ai écrit plus haut, seuls des chefs de grand niveau ont réussi à produire un Trovatore digne de ce nom, à commencer par Karajan, à qui l’on doit les versions les plus extraordinaires (celles des années 60, pas la dernière avec Price et Bonisolli), ou Mehta, ou Muti (celui de Florence des années 70, pas le Muti de la Scala qui gratifia en 2000-2001 d’un Trovatore funèbre et soporifique au nom d’un « Verdi come Mozart » qu’il claironna à l’époque, comme si Verdi avait besoin d’être Mozart pour être Verdi…).
La Scala a appelé pour ce Trovatore sans enjeu le jeune Daniele Rustioni, qui n’avait pas convaincu la saison dernière dans Un Ballo in maschera, et qui pour Trovatore me semble avoir mieux réussi. Il fouille la partition, en fait ressortir certaines phrases avec relief, avec de beaux moments (notamment dans la première partie) malgré de petits décalages avec les chœurs. Il manque à ce travail néanmoins un feu intérieur auquel Rustioni a préféré une approche plus analytique sans vraiment prendre garde à ce qui fait à mon avis la singularité du Trovatore, à savoir ce halètement, et cette tension qui ne quittent jamais la partition, du début à la fin. C’est une direction musicale digne, en place, mais pas vraiment habitée par un sang vif et bouillonnant. Le choeur est comme toujours très bien préparé et fait ce qu’on attend de lui dans son répertoire génétique.
La distribution réunie n’a pas réussi non plus à emporter le public dans ce tourbillon qu’est Il Trovatore. Question de volume, d’engagement, de style.
Franco Vassallo en Luna remplace Leo Nucci qui a renoncé définitivement à ce rôle pour une question d’âge. Vassallo a un chant indifférent, un style approximatif : il se concentre sur les aigus qu’il soigne et surdéveloppe, mais le reste est plat, sans expression, sans qu’il prenne véritablement le rôle à bras le corps. En bref il n’est pas présent et reste assez transparent.
Ekaterina Semenchuk a une véritable voix de mezzo et un assez joli timbre. Mais il lui manque du volume et là encore de l’expressivité. Elle projette mal, et dit le texte (qui n’est certes pas mémorable) sans accentuer, sans donner de couleur, sans présence. Au moment des saluts, elle fait des efforts pathétiques pour attirer les bravos (baisers à la salle, bras écartés…) elle s’attarde, mais sans aucun effet sur le clap-clap assez indifférent du public.
Marcelo Alvarez est devenu le chanteur appelé par les scènes internationales pour Verdi, il a été Riccardo du Ballo in maschera, il est Manrico.
Mais il n’est pas un Manrico, ou plutôt un Manrico indifférent, vieillissant, sans cette couleur juvénile et énergique qui pourrait être celle d’un Alagna. Sans charisme, sans aura, sans engagement lui non plus, sans expression, sans grande couleur, en tous cas pas celle de Verdi. Un style qui se rapproche plus du vérisme que de ce style hybride qui demande technique et contrôle, élégance et élan. Pas d’élan, peu d’élégance, et beaucoup de trucs de ténor, appui sur les consonnes, pour faire « expressif » et jeu sur les voyelles, ouvertes, pour préparer les aigus, passages et changement de registre aux sons pas toujours propres : il fait l’aigu de « Di quella pira », non écrit, mais pas celui de « Ah si ben mio». Sans aucun intérêt, sinon d’aller jusqu’au bout sans trop d’encombre.
Kwanchoul Youn est surdistribué dans ce rôle de complément qu’est Ferrando. Il fait dignement le job. La voix reste claire, le timbre chaleureux, tout est en place. Il n’est jamais en défaut. Mais c’est la cinquième roue du quatuor.
Seule voix intéressante et vraie dans cette distribution sans couleur à l’eau tiède, Maria Agresta est une Leonore fraîche, en place, qui donne une couleur moins fanée à son rôle que ses collègues. Elle est vraiment attentive, appliquée, et quelquefois émouvante, encore qu’il faudrait acquérir là aussi un peu plus d’expressivité. Elle est un vrai lyrique, là où il faudrait un lirico spinto, à la voix plus large, au volume mieux assis. Dès qu’il faut élargir et dès que la voix doit acquérir plus d’expansion, on la sent plus soucieuse de technique et moins d’expression. Il reste que c’est elle la plus convaincante.
Au total, une soirée grise et décevante, une soirée typique de ce que je constate à la Scala : Verdi reste le parent pauvre du répertoire de la maison. Si Traviata cette année fut à mon avis un succès et un pari gagné, l’approche de Tcherniakov et Gatti reste encore aujourd’hui passionnément discutée, Trovatore est un pétard mouillé, témoignage de la misère de ce chant verdien dont on attend avec impatience une hypothétique renaissance. Cette année à n’en pas douter, la saison sera marquée par Elektra et La fiancée du Tsar, éventuellement par Les Troyens. TSV : tout sauf Verdi.
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