Incontestablement c’est l’une des figures historiques de la musique et de la culture européennes qui nous a laissés le 21 mars dernier. Petit fils de Richard Wagner, à la tête du Festival de Bayreuth depuis 57 ans, il en avait abandonné la direction en septembre 2008. A la faveur de la réouverture du Festival en 1951, et de la mise à l’écart de Winifred Wagner, sa mère, suite à ses relations très étroites avec le régime nazi, il prit la direction à 32 ans avec son frère Wieland du “Neues Bayreuth”, le Festival de Bayreuth “nouveau” d’après guerre. Moins créatif que son frère qui pendant les années 50 et 60 fut incontestablement la référence du Festival, il en prend définitivement la tête, seul, à la mort de Wieland en 1966. Sans rentrer dans les polémiques qui ont ravagé la famille Wagner jusqu’à une période récente, qu’on pourra évoquer en d’autres lieux, il faut lui reconnaître un sens peu commun des opportunités et du rôle moteur du Festival de Bayreuth. Il fut incontestablement l’un des plus grands directeurs de Festival, maintenant contre vents et marées la même ligne artistique, celle de faire de Bayreuth un atelier musical et scénique. D’où l’appel à des chefs et chanteurs plutôt jeunes, d’où l’appel à des metteurs en scène souvent contestés, souvent expérimentaux, sentant souvent le soufre. Il a su alterner des mises en scènes assez traditionnelles et d’autres très décoiffantes ; l’une des dernières en date, celle du Parsifal de Christoph Schlingensief, a considérablement troublé le public. Le symbole de cette politique est évidemment l’appel à Patrice Chéreau et Pierre Boulez pour réaliser le Ring du centenaire en 1976, mais n’oublions pas qu’il avait déjà défrayé la chronique en appelant Götz Friedrich pour Tannhäuser en 1972, dont la mise en scène assise sur la lutte des classes avait déjà profondément choqué à l’époque. Il avait compris que la survie de l’identité du Festival, qui avait construit sa réputation de “nouveau” à partir des mises en scène de Wieland, ne pouvait être un conservatoire “théâtral” ce qu’il avait été avant guerre et qu’il risquait de redevenir si l’on revenait sans cesse à Wieland, même disparu. Mais il avait senti que c’est bien la mise en scène qui marquerait de pierres miliaires l’histoire du Festival. Il se réservait donc les mises en scènes traditionnelles, et choisissait par un savant dosage les artistes qu’il voulait voir travailler sur le Festival. D’un point de vue musical, il a su créer d’incontestables fidélités: Birgit Nillson, Theo Adam, Gwyneth Jones, Deborah Polaski, et bien sûr sa grande découverte des années 1980, Waltraud Meier, qui a représenté le Festival pendant près de vingt ans, et Nina Stemme, ultime révélation qui commença à faire des petits rôles dans les années 90 à Bayreuth. Au niveau des chefs, il était très lié à Pierre Boulez, mais il invita aussi Solti (un échec relatif), Colin Davis, Barenboim qui resta lui aussi vingt ans la référence de Bayreuth, James Levine, Giuseppe Sinopoli et maintenant Christian Thielemann. Fidélités diverses, qui montrent l’ouverture du personnage. Il essaya plusieurs fois d’inviter Abbado, mais celui-ci refusa toujours car c’était sa traditionnelle période de vacances. Beaucoup de chefs hésitèrent à venir à cause du temps de répétition réduit avec l’orchestre. Ce fut l’une des raisons de l’abandon par Carlos Kleiber du Tristan und Isolde légendaire qu’il dirigea en 1975 et 1976. Avec des fortunes diverses, il invita aussi des jeunes, Dennis Russell Davies, Woldemar Nelsson, Marc Albrecht, avec lesquels il n’eut pas toujours la main heureuse (Mark Elder, Eiji Oue), il entretint aussi des fidélités avec de grands “Kapellmeister”, Horst Stein ou plus récemment Peter Schneider. Au total, un personnage ouvert au monde, qui refusa toujours de transiger sur l’essentiel, à savoir que se produire à Bayreuth, c’est adhérer à un projet et obéir à des obligations (cachets ou salaires réduits, refus du star system, obligation de résidence pendant de longues périodes de répétitions). D’où de douloureux changements à prévoir dans les prochaines années, à charge pour ses filles Eva et Katharina de les mener et de conduire le modèle de Bayreuth au XXIème siècle, en rénovant sans renoncer à l’essentiel.
Wolfgang Wagner est sans doute un des derniers grands princes de l’opéra, contestable et absolu comme tous les princes, de la stature des Liebermann, des Bing, des Toscanini, un de ces modèles de référence, porteurs d’une tradition véhicule d’avenir.