MAGYAR ÁLLAMI OPERAHÁZ (OPÉRA D’ÉTAT) BUDAPEST 2012-2013: HUNYADI LÁSZLÓ de Ferenc ERKEL le 29 septembre 2012 (Dir.mus: Domonkos HÉJA, Ms en scène: Gábor SZÜCS)

La notion d’opéra national est élastique. Quel est l’opéra national français ? Carmen ? une espagnolade. Faust ? une légende allemande. Et nos grands héros nationaux n’ont pas fait l’objet d’œuvres lyriques françaises, sauf Jeanne d’Arc (Jeanne au bûcher, opéra oratorio) dont un opéra italien (Giovanna d’Arco) lui évite même la mort sur le bûcher. Mais la France vise à l’universel. La question est différente en Italie, où l’opéra verdien a clairement véhiculé des revendications nationales, et encore plus en Hongrie, dont l’identité nationale est revendiquée depuis des siècles, et qui a vécu ballotée entre les empires. L’opéra national hongrois sera forcément en hongrois, une langue aux sources venues d’ailleurs, non indo-européennes, et parlera forcément au peuple hongrois de héros hongrois. Ferenc Erkel, dont la vie a pris sens lorsqu’il a obstinément voulu créer un opéra national,  vivait à la période des grandes revendications nationales  du milieu du XIXème, dans l’empire des Habsbourg qui est une mosaïque de peuples et  dont la Hongrie est le fleuron le plus remuant. Aujourd’hui, dans les circonstances politiques que l’on connaît en Hongrie, le retour aux valeurs nationales passera forcément par l’opéra et par Erkel. L’ouverture de la saison 2012-2013 à l’Opéra de Budapest fait la part belle aux sentiments nationalistes : on peut lire plusieurs allusions dans le programme aux Hunyadi, qui furent des héros de valence « européenne » puisqu’ils empêchèrent les ottomans de progresser (les ottomans étant les non-européens, ce qui se discute encore aujourd’hui). Erkel, musicalement, puise à la fois dans les sources de la musique hongroise (rhapsodie, musique d’origine tsigane « Verbunkos », Csardas) mais surtout dans les formes européennes à la mode, notamment le grand opéra qui exalte les valeurs patriotiques, inspiré de Auber (La muette de Portici), de Rossini (Guillaume Tell), de Meyerbeer (Les Huguenots) : en ce sens, il est aussi la résultante d’une circulation d’idées et de formes qui dépassent largement les frontières et qui devraient plaider pour l’idée d’une culture européenne, aux déclinaisons locales, plutôt que l’idée d’une culture strictement nationale. On sait les ravages idéologiques que l’idée floue d’identité nationale produit, et les ravages historiques de toutes les revendications nationalistes exprimées par le passé. Toute culture et toute identité sont une résultante de diversités, et Erkel n’y fait pas exception : les formes du chant sont italiennes (air et cabalette), et même directement puisées dans des œuvres précises : comment ne pas rapprocher l’air du mariage de Maria de l’air de la folie de Lucia, l’un en version noire-Donizetti-, l’autre en version rose-Erkel- ?

La ville de Budapest est créée en 1873 par la réunion de Buda (côté Palais Royal et Saint Mathias) et Pest (côté parlement) et dès 1875, François-Joseph confie à Myklós Ybl la construction de l’opéra, qui est de fait alors la seconde salle de l’Empire. Inauguré en 1884, l’opéra va servir de tremplin à des artistes mythiques, des directeurs musicaux en devenir qui ont nom Gustav Mahler (1888-1891), Arthur Nikisch (1893-1895), Issaï Dobrowen (1936-1939), Otto Klemperer (1947-1950) ou Istvan Kertész. Mais comme tous les opéras du monde, la vie en est agitée, par exemple ces dernières années, les démêlés réguliers d’Adam Fischer, qui en a été directeur jusqu’à 2010, se sont terminés par un départ fracassant, suite à une lettre qu’il a signée avec d’autres artistes protestant contre le tour dangereux pris par le gouvernement Orban (nationalisme exacerbé, racisme et antisémitisme, homophobie etc…). Le directeur musical actuel est le jeune chef Domonkos Héja, au pupitre ce soir.
Maison de grande tradition, c’est un opéra de troupe comparable à tous les théâtres de répertoire de l’aire germanique, dont elle est la directe héritière, même si traditionnellement – et justement- elle est aussi le conservatoire de la musique hongroise, Erkel bien sûr, mais aussi Kodaly ou Bartok ; l’opéra dispose aussi d’une seconde salle, plus grande, construite au début des années 50, le Théâtre Erkel.

L’Opéra de Budapest a fait les choses en grand pour cette ouverture de saison : projection de l’opéra à l’extérieur, dans la rue Andrassy (autre héros national), fermée à la circulation, présence des autorités politiques,

Les laquais n'empêchent pas la sécurité...

laquais en livrée XVIIIème gardant l’entrée, on reconnaissait des gloires du chant hongrois dans le public (Eva Marton), et l’hymne national (de Erkel) fut chanté à gorge déployée par tout le public lorsqu’il fut entamé par l’orchestre. Une sorte d’ouverture de la Scala (sauf que l’hymne national est supporté avec désolation par les italiens, tant il est considéré comme ridicule : l’hymne national italien en creux n’est pas celui, officiel,  de Mameli (Fratelli d’Italia), mais le Va pensiero, fameux chœur des esclaves hébreux de Nabucco), dans un Opéra de grande tradition, dont l’architecture rappelle, en plus réduit, celle de l’opéra de Vienne, mais qui n’a pas été détruit par la guerre et qui arbore une belle décoration XIXème dorée à souhait. C’est en fait l’une des très belles salles d’opéra d’Europe et aussi une des meilleures acoustiques
En ouvrant sa saison par Hunyadi László, une œuvre considérée comme la seconde œuvre symbole d’Erkel après le très fameux Bánk bán (1861), qui lui est de dix-sept ans  postérieur. Hunyadi László remonte en effet à 1844 et c’est le premier très grand succès d’Erkel. Il raconte l’histoire d’un héros, László Hunyadi (en hongrois on met le prénom après le nom, d’où le titre de l’opéra), fils d’un guerrier valeureux qui repoussa les ottomans devant Nándorfehérvár (un des noms de Belgrade) victime des intrigues ourdies autour du roi László V, jeune et faible (un Habsbourg) au milieu du XVème siècle et qui finit sur l’échafaud sans raison claire.
Au premier acte, László Hunyadi est accusé par le régent Ulrik Cilley d’avoir comploté contre le roi pour prendre sa couronne, mais Cilley est tué par les partisans de Hunyadi. Le roi László V pardonne, plus par méfiance que par clémence, pour éviter de mécontenter les partisans de Hunyadi. Au deuxième acte, László Hunyadi se montre amoureux de Maria Gara, mais d’une part  le roi László V tombe aussi amoureux d’elle, et d’autre part le père de Maria voit tout le profit qu’il peut tirer de cet amour royal: il ourdit donc un complot contre László Hunyadi.
Au troisième acte, pendant le mariage même de László Hunyadi et de Maria, le père (le Paladin Gara) l’arrête  pour d’avoir comploté contre le roi en vue de prendre sa couronne (voir premier acte !), il est condamné à mort, mais le bourreau rate sa cible trois fois, il devrait donc être acquitté, las, Gara ordonne un quatrième coup, fatal sans que le roi n’intervienne, malgré la plainte intense de Erszébet Szilágyi, la mère de László Hunyadi .
A l’origine, l’opéra comptait quatre actes, mais il a été révisé, par Erkel lui-même et par d’autres,  de manière moins chirurgicale et infidèle que Bánk bán. Cette version en trois actes garde les ballets, quelques récitatifs, et les principaux airs et ensembles de l’original.
Musicalement, le style tient indiscutablement du Grand Opéra, scènes d’ensemble grandioses, chœurs impressionnants, grands moments orchestraux, ballets, les grands airs se concentrant dans les deux derniers actes. Le premier est un acte guerrier, d’ensemble et d’action, qui se termine par un chœur fameux dont la mélodie reste dans l’oreille. Les voix des protagonistes sont des ténors (un ténor léger pour le roi László V, normal, vu sa faiblesse, un ténor lyrique pour László Hunyadi) et des sopranos (une soprano lyrique pour Erszébet Szilágyi, une soprano colorature d’agilité pour Maria Gara) enfin un baryton pour le Paladin Gara (le méchant) et un baryton-basse pour Ulrik Cilley (l’autre méchant).

Le spectacle, mis en scène par Gabor Szücs, se veut moderne, ou modernisant : dans l’espace de la scène quelques éléments de décor métalliques descendent des cintres (pont, escalier) assez bien conçus par la décoratrice Katalin Libor, quelques projections, des costumes de Enikö Kárpáti contemporains se mêlent à des costumes médiévaux ou du XIXème comme si  le héros, était une métaphore de l’histoire de la Hongrie ballotée entre les envahisseurs, les traîtres, qui empêchent la vraie Hongrie d’éclore. De fait, László Hunyadi n’a pas grand-chose à faire dans cette œuvre, il n’agit pas, ne cesse de protester de son honnêteté et de sa pureté, pendant que tout ce qui l’entoure en est jaloux  et veut sa fin. En bref, il meurt sans rien avoir fait dans l’opéra, puisque même Cilley a été tué par ses partisans et non par lui.  Seul soleil de cette vie, Maria, qui va être victime de son père, comme les  grandes héroïnes du bel canto romantique.
L’ouverture est illustrée par des personnages en habit moderne, qui portent des valises contenant les symboles qui vont être ceux de l’opéra, la couronne de Hongrie, la hache du bourreau, l’épée de la guerre.

Photo: Végh Dániel

Ils sont bientôt survolés par un avion qui se transforme en aigle, symbole de l’affiche qu’on voit dans tout Budapest sur les colonnes Morris (voir ci-dessous). A chaque moment fort, on reverra une de ces valises. Autre élément, le jeune Matyas, frère de László Hunyadi qui devrait être chanté par un soprano, est un jeune garçon d’une dizaine d’années accompagné par sa nounou qui chante à sa place. Pour le reste, c’est assez linéaire et traditionnel, avec des mouvements de foule stéréotypés voire quelquefois ridicules, et une position du chœur toujours bien face à l’orchestre, au cas où…Le jeu des acteurs est assez frustre, les méchants ont l’air méchant, les bons ne feraient pas de mal à une mouche.

Photo: Végh Dániel

Le roi László V arbore le beau costume blanc des Habsbourg avec une écharpe aux couleurs autrichiennes (on dirait l’Aiglon…) pour bien montrer d’où vient le mal.
Pourtant, ce roi Habsbourg n’est pas le moins intéressant des personnages, faible, voguant au gré des influences, avec cette voix légère de ténor rossinien qui réussit à s’imposer grâce à la très bonne prestation de P.Daniel Pataky, membre de la troupe de l’opéra, comme tous les chanteurs.
Je l’ai dit et souvent écrit, Budapest ne sera pas le premier des opéras européens, mais il est un opéra de tradition forte, avec une équipe artistique solide, et homogène.  La distribution, sans être exceptionnelle, est très honorable : tous ces gens savent ce que chanter veut dire. L’autre ténor, Attila Fekete, qui chante László Hunyadi  a une voix plus large, plus étendue, une belle voix de ténor lyrique, bien posée, bien timbrée, à la juste projection et qui passe très bien la rampe. Certes, ce n’est pas un acteur et il ne fait pas grand-chose de son corps sur scène, mais comme le rôle est celui d’une éternelle victime des autres, pourquoi pas. La colorature Erika Miklosa est plus connue au niveau international, on l’a vu chanter la Reine de la Nuit par exemple dans toutes les grandes scènes d’Europe, dont Paris. Si les aigus et les suraigus sont présents, bien dominés, si les agilités sont réussies notamment dans l’air du troisième acte qui ressemble tant à l’air de la folie de Lucia, son deuxième acte en revanche n’est pas convaincant, trop lyrique pour une voix qui dans le registre central semble prématurément vieillie et qui gratifie d’un aigu final bien mal négocié . En revanche, Beatrix Fodor, qui chante Erszébet Szilágyi, n’a pas une voix de soprano très puissante, elle est même assez petite, mais elle est bien posée, projette bien, le timbre est joli, elle sait colorer, et au total c’est elle qui me paraît la plus « juste »  par l’intensité et l’engagement : sa scène finale est vraiment très émouvante. Des deux barytons ou barytons basse (différence bien subtile), j’ai trouvé László Svéték pas très convaincant dans Ulrik Cilley, il chante en force, sans aucune subtilité, comme les caricatures de méchant, en revanche, Mihály Kálmándi est plus convaincant, et la voix est plus belle, sans conteste. Les autres rôles sont tenus honorablement et donnent à l’ensemble une couleur très homogène.
Le chœur dirigé par Szabó Sipos Maté est puissant, bien préparé (quelques scories au tout début), et ses interventions sont marquantes et généreuses, un très beau chœur d’opéra.
L’orchestre de l’opéra est sans nul doute une phalange de qualité : des cordes de haut niveau, normal, c’est le pays qui veut ça ! mais tous les pupitres sont bien préparés, techniquement au point. Et cela sonne juste et vigoureux. Rien à dire de ce point de vue. Le chef Domonkos Héja, jeune chef qui commence aussi une carrière en Allemagne est précis et attentif. Mais cela reste quelquefois un peu frustre, un peu « Zim boum boum », on aimerait plus de subtilité, plus de raffinement , notamment dans les passages plus lyriques, plus retenus du second acte, et surtout, on aurait aimé que le chef puisse travailler sur la couleur, sur la variation. On a quand même une interprétation un peu trop « d’une seule pièce » en rendant justice à l’énergie, de manière trop linéaire et monolithique . Tout comme Meyerbeer, Erkel n’est pas Debussy, et l’orchestre ne miroite pas, mais il pourrait être vu  de manière plus rossinienne, là où dans Guillaume Tell, même les ensembles sont colorés, et où les moments de légèreté aérienne atténuent la grosse machine de l’opéra. Je suis sûr que l’orchestre pourrait être plus léger, plus varié, plus subtil, et je suis sûr que la partition (dont j’ai fait la connaissance hier) y gagnerait. Mais je ne connais pas suffisamment cette musique pour être totalement affirmatif : là où elle m’a frappé, c’est dans ses formes très italiennes quelquefois, et justement, je pense que cette partition gagnerait à s’italianiser plus. Après tout, Trieste n’était-elle pas partie de l’Empire…à quelques centaines de kilomètres…
Après Der Schatzgräber la semaine précédente, Hunyadi László cette semaine : il est bon de redécouvrir que le répertoire d’opéra ne se limite pas aux 30 standards qu’on voit partout, qu’il y a de l’espace pour des programmateurs intelligents, et pour des programmations non dictées par le marketing. Alors, je ne puis que vous encourager à voler vers Budapest pour découvrir cette ville somptueuse et son opéra magnifique, qui est le résultat de tant de cultures mélangées ( hongroise, germanique, turque, tsigane etc…) et dont ce mélange fait le prix et la singularité. Comme on aimerait que la Hongrie file politiquement un coton moins rêche.
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Affiche du spectacle

THÉÂTRE DE LA VILLE : LA RÉSISTIBLE ASCENSION d’ARTURO UI, de BERTOLT BRECHT par le BERLINER ENSEMBLE le 25 septembre 2012 (ms en sc : Heiner MÜLLER , avec Martin WUTTKE)

Scène finale

Si mes comptes sont bons, nous avons assisté hier soir à la 389ème représentation de “La Résistible Ascension d’Arturo Ui”, dans la mise en scène légendaire de Heiner Müller, qui depuis 1995, 17 ans déjà, se joue à guichets fermés à Berlin comme ailleurs: combien de personnes hier cherchaient des places devant le théâtre de la Ville archicomble! Je vous renvoie à mon compte rendu de la 378ème représentation, en janvier 2011, au Berliner Ensemble: il n’y a pas un mot à changer. Cliquez donc sur: Arturo Ui 2011.

©-Barbara-Braun

Juste quelques notes: le triomphe obtenu par l’ensemble de la troupe montre l’effet du grand théâtre sur le public et souligne la pauvreté de la production française actuelle. La présence fréquente en France de la Schaubühne d’Ostermeier, ou du Theater Basel (Meine faire Dame),  ou du Berliner Ensemble permet de faire les comparaisons qui s’imposent. De plus le système du répertoire, je l’ai déjà écrit, permet de revoir à 17 ans de distance, un spectacle dont la fraîcheur est intacte, dont la prise sur le public est intacte, et balaie d’un coup les réflexions doctes sur l’éphémère au théâtre. Le théâtre peut être aussi un conservatoire des mises en scènes, sous certaines conditions bien sûr: permanence de l’acteur principal, suivi de la production par le metteur en scène ou son assistant (ici Stephan Suschke), et présence d’une vraie troupe, c’est à dire d’une histoire, d’une ambiance, de relations interpersonnelles, d’habitudes au sens fort du terme et non de la routine.
On est encore stupéfait par la performance de Martin Wuttke, un Chaplin d’aujourd’hui: je reste toujours bouche bée devant les premiers moments, où il mime le chien, avec la justesse de la respiration saccadée (fermez les yeux, c’est à s’y méprendre!), des gestes, et bien sûr devant la scène du vieux comédien, le climax de la représentation, avec un Jürgen Holtz (80 ans) bouleversant dans sa manière de dire le texte (y compris dans la scène finale, où le silence de la salle lorsqu’il parle est assourdissant). La manière de dire l’allemand (la langue dans cette pièce est déterminante), les variations de rythme, de respiration, de tempo, d’intensité sont extraordinaires chez tous les comédiens. La mise en scène qui mêle la musique (de tous genres), le chant, presque à la manière d’un cabaret berlinois,  et qui insiste sur l’alliance entre politique et crime en y jetant un œil sarcastique, et divertissant garde sa force et son rythme. Et puis Martin Wuttke, qui est à Arturo Ui au Berliner Ensemble ce que Ferruccio Soleri est à Arlecchino de Goldoni au Piccolo Teatro de Milan. Il EST l’Arturo Ui d’aujourd’hui, comme Ekkehard Schall fut celui des années 50. Mémorable, grandiose, pour l’éternité.
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Martin Wuttke

DE NEDERLANDSE OPERA AMSTERDAM 2012-2013: DER SCHATZGRÄBER de Franz SCHREKER le 23 septembre 2012 (Dir.Mus: Marc ALBRECHT Ms en scène Ivo van HOVE)

La pendaison, acte II ©Monika Rittershaus/DNO

C’est un début de saison “Schreker”, avec cette série de représentations de “Der Schatzgräber” à Amsterdam, et celles de “Der ferne Klang” dans quelques semaines à Strasbourg.

Franz Schreker en 1912

Franz Schreker, orignaire d’Autriche,  né en 1878, est l’un de ces compositeurs de la première moitié du XXème siècle, qui a rencontré tôt le succès (dont Der Ferne Klang, en 1912, qui l’a projeté au premier plan de la vie musicale européenne, ou Der Schatzgräber, en 1920,  plus de 350 représentations jusqu’à 1932 dans plus de cinquante théâtres en Europe), comparables à ceux d’un Richard Strauss, qui a occupé des postes enviables dans le monde de la musique (directeur du conservatoire de Vienne, puis de Berlin), fondateur de la très prestigieuse Gesellschaft der Musikfreunde de Vienne et qui, à cause de ses origines juives (même si son père s’est converti au protestantisme), a été boycotté par les nazis, qui ont voulu effacer une œuvre qui commençait à devenir une référence dans le monde de la musique germanique. Schreker meurt en 1934, à  56 ans, et son œuvre avec lui ou quasi. Et tout ce répertoire de musique dite “dégénérée”  ne s’est pas relevé de cet autre holocauste, celui de l’art et de la musique que les nazis ont bannis.
Une fois de plus c’est à Amsterdam qu’il faut aller pour écouter ces œuvres rares, et superbes. La caractéristique d’Amsterdam est d’être un théâtre au répertoire riche et souvent original, dans des productions toujours au minimum très soignées, et une exécution musicale de haute qualité, avec distributions sans stars, mais toujours d’un très bon niveau. On ne perdra jamais son temps à aller voir un spectacle à Amsterdam.  J’y avais vu il y a cinq ans Die Gezeichneten, dirigés par Ingo Metzmacher, alors directeur musical d’Amsterdam, dans une production extraordinaire de Martin Kužej et ce fut la révélation d’une musique puissante, colorée, violente, qui emporte les salles.
C’est de nouveau à Amsterdam qu’il fallait aller en ce début septembre pour Der Schatzgräber, le chercheur (découvreur) de trésors, une œuvre qui eu un très gros succès à la création en 1920, l’un des plus gros succès de l’époque, et tombée dans l’oubli; il en existe un enregistrement chez Capriccio, téléchargeable en ligne, et on doit chercher comme une aiguille dans une botte de foin les productions de Der Schatzgräber proposées par les théâtres européens. C’était la dernière, en ce dimanche ensoleillé et le public malheureusement n’a pas répondu en masse, tous les côtés de la salle étaient vides.
Quelle erreur! quelle erreur! quelle erreur! et QUELLE MUSIQUE!!
Comme il est agréable de découvrir un univers, une œuvre, qui vous prend et vous accroche, dont la musique vous envahit, et qu’on a immédiatement envie de réentendre, d’approfondir, dont on a envie de jouir, et qui tombe sur vous comme une évidence.
C’est à la fois une musique où l’on reconnaît plein d’influences, Schönberg, Mahler, Wagner, mais aussi et c’est encore plus surprenant et plus évident, Puccini, le Puccini du Trittico: on se remet à penser l’idée de l’opéra de Lyon de rapprocher le Trittico de Puccini d’œuvres germaniques de la période (ceux qui prennent Puccini pour un vériste sirupeux en sont pour leur frais…)
C’est une musique riche, chaleureuse, chatoyante, d’une force rare, d’une énergie étonnante, et qui sait à certains moments s’adoucir jusqu’au sublime, la scène d’amour du troisième acte est littéralement bouleversante, la scène du banquet du quatrième acte d’une très grande puissance, sans parler de l’épilogue, qui distille une  émotion intense.
C’est enfin malgré les influences lisibles une musique qui a une forte personnalité, qui n’est pas une pâle copie de l’un ou de l’autre, mais où les références sont digérées, malaxées, colorées, de la couleur de ce compositeur étonnant, et étonnamment oublié: ce sont de grands plateaux, de grandes scènes qu’il lui faut, c’est un compositeur pour grand théâtre.
Et lorsque la musique vous porte, et que le metteur en scène, Ivo van Hove (encore lui, vous savez, celui du Misanthrope de la Schaubühne vu à Paris, et celui qui dans trois semaines, fait Macbeth de Verdi à Lyon) réussit un spectacle épuré , d’une simplicité presque glaçante quelquefois, d’une poésie profonde à d’autres, dans un espace presque unique avec des projections vidéos à la fois illustratives, mais aussi presque musicales tant leur rythme accompagne la musique, alors vous en sortez bouleversé. Quelle musique! oui! Et quel spectacle!
Il convient de dire deux mots de l’histoire et du livret, signé par le compositeur. C’est un conte triste et mélancolique.
La reine a perdu ses bijoux et avec eux sa beauté et sa fertilité. Le bouffon du roi connaît  un ménestrel errant, Elis, dont le luth magique lui indique tous les trésors cachés. Le roi promet au bouffon que l’on lui permettra de choisir une femme comme  récompense, si Elis peut trouver les bijoux.(Prologue)
Els, la fille de l’aubergiste, doit épouser un jeune noble brutal mais riche qu’elle méprise. Elle l’envoie donc chercher les bijoux de la reine en forêt et le fait assassiner par Albi, son serviteur. Le ménestrel Elis se présente à Els avec un collier qu’il a trouvé dans les bois. Els tombe amoureuse du  ménestrel, mais le cadavre du noble  est trouvé dans les bois; le bailli, qui désire Els, arrête Elis pour le meurtre.(Acte I)
Elis doit être pendu. Els cherche le conseil du bouffon, qui promet de l’aider. mais le messager du roi arrête l’exécution au dernier moment, pour qu’ Elis puisse  aller à la recherche des bijoux. Pour éviter d’être soupçonnée , Els ordonne àAlbi de voler à Elis le luth magique du ménestrel.(Acte II)

Manuela Uhl (Els), Raymond Very (Elis) Acte III, ©Monika Rittershaus/DNO

Pendant une nuit d’amour, Els se montre  à Elis recouverte de ces bijoux splendides. Elle les lui remet , à condition qu’il ne lui en demande jamais  la provenance et qu’il garde une totale confiance en elle.(Acte III)
Elis a rendu les bijoux à la reine. Pendant un banquet, le bailli intervient et annonce qu’Albi a avoué le meurtre. Els est dénoncé comme la commanditaire  du meurtre et le bailli exige de son exécution immédiate. Mais le bouffon rappelle au roi  sa promesse : il choisit Els comme épouse et la sauve ainsi de l’exécution.(Acte IV)
Epilogue:
Un an plus tard, Els se meurt. Seul le bouffon est resté avec elle. Il va chercher le ménestrel, qui chante pour Els  la plus belle de ses ballades . Elle meurt dans ses bras.
(Traduit de Wikipedia).
Sur le vaste plateau de l’opéra d’Amsterdam, très large (il avoisine la largeur du Grosses Festspielhaus de Salzbourg, Ivo van Hove et son décorateur Jan Versweyveld ont conçu un dispositif unique, deux murs écrans en angle percés au milieu par deux ouvertures de scène laissant s’insérer des décors qui changent d’acte en acte.

Manuela Uhl (Elis) Acte I ©Monika Rittershaus/DNO

Une salle de café avec d’un côté une banquette, de l’autre un comptoir (Acte I), une salle d’exécution à l’américaine avec d’un côté la potence dans une ambiance un peu clinique, de l’autre des gradins pour les spectateurs (Acte II), une chambre à coucher,  avec à gauche un lit, de l’autre une coiffeuse et une baie vitrée (Acte III), des espaces libres sur l’arrière scène pour l’acte IV (la cour), et la façade d’un chalet pour l’épilogue. l’ambiance renvoie au cinéma américain, petit peuple, petits chefs, forestiers, brefs, des gens rudes, où le roi et son bouffon pourraient personnifier tous de les fonctionnaires de pouvoir. Le livret est suivi scrupuleusement, avec sa violence, ses émotions, sans rien souligner, laissant se dérouler le récit, comme dans un film. Quelques scènes sont réglées admirablement, comme celle de l’exécution au deuxième acte où Van Hove s’intéresse particulièrement aux spectateurs de l’exécution assis sur les gradins, avec un magnifique travail sur les groupes, qu’on retrouve dans l’acte IV (le banquet à la cour) où apparaît une cour et un roi vieillis, avec cannes, béquilles , déambulateurs et fauteuils roulants, venus du fond à travers une brume, comme une apparition de nulle part, et vieillis sans doute par la disparition de bijoux, sortes de pommes d’or de Freia qui prémunissent du vieillissement. Magnifique aussi, et même bouleversant, tout le troisième acte, scène amour entre Els et Elis, très proche du deuxième acte de Tristan, où une magnifique vidéo ( de Tal Yarden) – un peu longue peut-être- d’un couple se découvrant mutuellement renforce l’émotion musicale et scénique sans redondance: un moment unique de retenue, de pure beauté, un moment de suspension qui tranche d’ailleurs avec la trivialité de cette histoire de bijoux volés et qui nous projette dans une ambiance “autre”, produite par toutes les vidéos d’ailleurs, forêt profonde, eau agitée d’un torrent, très jeune fille, projection de Els, qui se promène, saute de rocher en rocher le long de l’eau, sorte de vision d’un idéal d’innocence détruit dès le départ de l’histoire par le vol des bijoux et les péripéties du drame de Els. Et puis cette scène finale, dans un chalet bucolique au milieu de la forêt, où Els s’éloigne vers la projection de la jeune fille caressant un cheval, allant vers son paradis, laissant sur la terre et Elis, et le bouffon, et le luth  pendant désormais inutilement à la balustrade. Histoire d’amour forte et impossible, de cette Els d’abord “vendue” à un riche noble, puis au puissant bouffon, et qui ne croise vraiment son seul amour qu’une fois pour aimer et l’autre pour mourir.
Cette vision très épurée et aussi très distanciée, rencontre une musique luxuriante, débordante, et renforce l’émotion. Elle est dirigée avec brio, énergie, précision par le directeur musical de l’opéra, Marc Albrecht (dont le père Gerd Albrecht a enregistré justement l’œuvre chez Capriccio), suivi de manière très serrée par l’Orchestre Philharmonique des Pays Bas, excellent (cuivres!) à tous les pupitres . Rappelons ce cas bizarre de l’Opéra d’Amsterdam, qui a un chœur, un directeur musical, mais pas d’orchestre: dans la fosse alternent les grands orchestres du pays, dont le Concertgebouw, la plupart du temps une fois par an et certains directeurs musicaux disaient être des généraux sans armée (Ingo Metzmacher). Marc Albrecht est à l’aise dans ce répertoire de la première moitié du siècle, rappelons pour mémoire sa Frau ohne Schatten de Milan au printemps dernier et se révèle un grand chef d’opéra. Les interventions du chœur (Chef de chœur Alan Woodbridge, qui dirige aussi le chœur de l’Opéra de Lyon) sont puissantes, et fortes (deuxième et quatrième acte) le chœur de l’opéra d’Amsterdam étant l’un des plus engagés scéniquement en Europe.
Si tout cela est une très grande réussite, il faut reconnaître que du point de vue vocal, on n’a pas atteint le niveau requis pour une œuvre pareille, qui demanderait de très grands chanteurs, de type Vogt pour Elis et Fleming pour Els. Mais attirer des stars sur une oeuvre qu’ils ne rechanteront probablement pas est du domaine de la gageure. Si les rôles secondaires sont bien tenus, le roi de Tijl Faveyts le chancelier de Alisdair Eliott,  l’Albi de Gordon Gietz ou le bailli de Kay Stiefermann, les rôles principaux manquent de puissance, notamment l’Elis de Raymond Very, souvent couvert par l’orchestre ou disparaissant dans les ensembles, alors que son rôle est justement de chanter de manière magique, et la Els de Manuela Uhl, intense, mais sans appui ferme, sans graves, avec une voix jolie, mais pas toujours vraiment projetée. Même si tous les deux sont honorables,  ils n’arrivent pas vraiment à s’imposer vocalement.

Raymond Very (Elis) Manuela Uhl (Els) Graham Clark (Der Narr) @Monika Rittershaus/DNO

Ce n’est pas le cas du bouffon de Graham Clark, seul chanteur internationalement connu, qui dans cette mise en scène est un bouffon bien gris, fonctionnaire de pouvoir très retenu, qui impose sa voix encore puissante et claire et un timbre nasal qui convient bien au rôle  , dont on comprend tout les mots: quelle diction! (Ah! l’école anglo-saxonne…). Belle prestation, gros succès.
Mais malgré quelques  menues réserves, on sort marqué de ce spectacle , et désireux d’en entendre plus, d’en découvrir plus, et surtout avec des images et des moments qui restent vraiment imprimés en soi. Une fois de plus Amsterdam a tapé dans le mille, et montre un certain chemin, sans concession, ouvert, et surtout prodigieusement intelligent.

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Epilogue ©Monika Rittershaus/DNO

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2012: BERNARD HAITINK DIRIGE LES WIENER PHILHARMONIKER le 15 SEPTEMBRE 2012 avec Murray PERAHIA (BEETHOVEN Concerto pour piano n°4, BRUCKNER Symphonie n°9)

©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Après Salzbourg où ce concert a été donné le 25 août et un crochet par les Proms de Londres les 6 et 7 septembre  voilà les Wiener Philharmoniker à Lucerne, pour conclure en beauté le Festival 2012. On peut même entendre (s’il est encore disponible) le concert de Londres sur le site de la BBC (Radio3). Je reprends le commentaire de la page Facebook de Dominique Meyer, directeur de l’Opéra de Vienne: “Hier soir, à Salzburg, j’ai eu la joie d’entendre de nouveau les Wiener Philharmoniker, leur son magnifique, la douceur des cordes, la force et la rondeur des cuivres, qui peuvent jouer fortissimo sans que le son ne durcisse, la beauté triste et crépusculaire des Wagner Tuben à la fin de la Neuvième de Bruckner…. Et Bernard Haitink, net, clair, précis, évident. Immense musicien.”
Il n’y pas grand chose de plus à dire, même si je vais essayer de transmettre mes impressions d’hier à Lucerne. Le dernier concert entendu de Murray Perahia avait justement été à Lucerne, en 2007 (l’année de la 3ème de Mahler) avec Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra un concerto n°4 de Beethoven où les options de l’un et de l’autre ne s’étaient pas rencontrées. Rien ici de pareil. Bernard Haitink fait dialoguer l’orchestre avec le soliste d’une manière exemplaire: le son des Wiener est évidemment incroyable à la fois de retenue et montre une écoute attentive du soliste et une osmose qui affiche une sorte d’évidence. Les Wiener surprennent toujours quand on les entend après quelques années ou quelques mois de distance – Bon, même si je les ai entendus dans “Die Soldaten” il y a trois semaines, mais Zimmermann et Beethoven ce n’est pas exactement pareil – . ce qui surprend d’abord par rapport à tous les autres orchestres, c’est qu’ils sont presque exclusivement un orchestre au masculin, comme on en voyait il y a trente ans, ou sur les bandes d’archives. J’ai compté deux femmes dans l’ensemble. Pas de remarque sur la parité, mais déjà l’impression d’un orchestre “autre”, de tradition (discutable sur ce point…), “tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change”, avec une certaine raideur aristocratique dans les attitudes. Ce ne sont évidemment que menues remarques qui n’ont rien à voir avec la musique, mais qui donnent un “contexte”, quelque chose qui serait du genre “s’il n’en reste qu’un je serai celui-là”. Et puis le son, un son reconnaissable entre tous, une perfection formelle quasiment inaccessible (ah, ces pizzicati, ces cordes, ces cuivres!), un son qui ne bouge pas, comme si on le mettait en boite après chaque concert depuis des dizaines d’années pour le ressortir au concert suivant, un son et une couleur qui se cultivent bien sûr, et que les Wiener essaient jalousement de conserver, et que d’aucuns leur reprochent. Ils n’ont pas de chef sinon le directeur musical de la Staatsoper de Vienne quand ils sont en fosse à l’Opéra. mais en tant que Wiener Philharmoniker, ils sont indépendants et libres, et au total donnent peu de concerts dans l’année si on les compare aux Berliner Philharmoniker, dont le son, lui évolue sans cesse: de Karajan à Abbado et à Rattle, ils ne sonnent pas du tout de la même façon, c’est frappant dans les cordes. Cette stabilité sonore, s’accorde merveilleusement bien avec Bernard Haitink, lui aussi image d’une permanence, qui est à la fois dans l’énergie, la subtilité et une recherche continue d’équilibre, garantie par le volume sonore des Wiener jamais excessif, jamais débordant, mais toujours imposant.

©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Ainsi du deuxième mouvement du concerto de Beethoven, avec ce duel entre un orchestre tendu et un soliste plus doux, plus suave, plus “romantique”, un duel millimétré, et en même temps d’une telle perfection qu’on se laisse prendre de manière définitive. Encore plus dans le troisième mouvement, si dansant, où Perahia est littéralement éblouissant de rythme, d’imagination, d’inventivité, de fluidité, mais aussi de simplicité,que l’orchestre accompagne jouant sur le son plein compact et charnu, mais aussi sur les limites de l’audible. C’est vraiment un très beau Beethoven qui nous a été livré là, pas forcément novateur, mais pas  “classique” au sens “académique”, qui a la justesse de la vie, et une étrange intensité, qui ne fait pas spectacle tant le geste de Haitink est mesuré (on est aux antipodes d’un Chailly quelques jours avant), mais qui force à la concentration, et à la rentrée en soi et qui force l’admiration.
Avec la 9ème de Bruckner, inachevée, que Haitink choisit de jouer sans les “possibles” d’un quatrième mouvement, mais dans la certitude des trois mouvements terminés, elle a vraiment les caractères d’un achèvement: dès les premières mesures où les cordes tremblantes rappellent quelques mesures du second acte de Siegfried, on rentre dans une ambiance de concentration une fois encore, qui explose bientôt dans la perfection formelle de l’orchestre dont le son n’écrase jamais et qui  provoque en nous des émotions qui bouleversent. Dominique Meyer parlait de la rondeur des cuivres, ce qui frappe, c’est qu’aucun son n’est “exagéré”, même là où ils annoncent un futur atonal, l’ensemble reste à la fois tendu et équilibré, dans une architecture de l’évidence qui impose une écoute synthétique, absolument pas démonstrative. Le fameux scherzo est ainsi à la fois dramatique, et impressionne, sans effrayer, et la légèreté des cordes du trio est littéralement bluffante ainsi que la couleur donnée aux pizzicati (marque des très grands orchestres): c’est bien ce contraste qui crée la force et la tension. Et quand on aborde l’adagio, sublime, et tellement wagnérien par moments, la force des crescendos, l’extrême douceur des diminuendos, époustouflent et ce qui ne devait pas être un final se révèle en être un, qui annonce certains moments de la 9ème de Mahler -le début notamment-, qui évoque aussi certaines phrases de Wagner:  les dieux de la musique, au Crépuscule de leur vie, parlent le même langage.
Je me souviendrai longtemps des dernières mesures, qui sont une sorte de révélation: Bruckner qui n’est pas un de mes compositeurs de l’île déserte , est bien prêt, grâce à Haitink, de s’y installer, j’en suis depuis ce concert (hier) à ma cinquième audition de la 9ème (Furtwängler, Karajan, Giulini!-2 fois-, Wand) et j’attends avec curiosité, et impatience déjà, celle (très probable) d’Abbado l’an prochain dans cette même salle.
Longue ovation, debout, de la salle, mais Haitink disparaît vite, c’est un modeste. Sublime conclusion d’un festival qui cette année a été comme toujours particulièrement riche  et  donne immédiatement envie de la suite. Rendez-vous déjà en novembre pour le Festival de piano, et à Pâques (Abbado, Jansons, Dudamel, Eliot Gardiner). 2013 est le 75ème anniversaire du Festival (né en 1938) et l’été dont le thème est “Révolution” réservera encore des moments étonnants (Sacre du Printemps, Ring complet…).
Alors oui, encore et toujours, il faut aller à Lucerne.
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©Priska Ketterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2012: RICCARDO CHAILLY DIRIGE L’ORCHESTRE DU GEWANDHAUS le 11 SEPTEMBRE 2012 (MENDELSSOHN, MAHLER)

©Georg Anderhub /Lucerne Festival

La considération dont jouit Riccardo Chailly est étrange. Voilà un chef dont les enregistrements notamment mahlériens ou brucknériens, sont régulièrement salués comme des références, mais il faudrait aussi ajouter ses très belles interprétations de pièces comme Amériques de Varèse. C’est un très bon chef d’opéra notamment pour Verdi et Rossini: certains préfèrent même ses Rossini à ceux d’Abbado. J’ai eu l’occasion d’aller souvent à Bologne lorsqu’il était directeur musical du Teatro Comunale (une salle magnifique, d’Antonio Galli da Bibbiena à visiter absolument ) , aux temps bénis où le Comunale de Bologne était considéré comme l’antichambre de la Scala et je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Étrange en effet parce qu’il est toujours oublié dans la liste des très grands chefs de ce temps. Son passage au Concertgebouw d’Amsterdam n’a pas toujours été facile, mais sa présence au Gewandhaus de Leipzig est un vrai succès. L’orchestre du Gewandhaus est l’un des grands orchestres de tradition allemande, au même titre que la Staatskapelle de Dresde. Fondé au XVIIIème siècle, il compte parmi ses directeurs musicaux historiques Felix Mendelssohn, Arthur Nikisch, Wilhelm Furtwängler, Bruno Walter, Franz Konwitschny, Vaclav Neumann, Kurt Masur et Herbert Blomstedt. Il fut au centre, avec Kurt Masur son chef, des grandes manifestations qui précédèrent la chute du mur. Plus que tout autre, il représente la grande histoire de la musique allemande, dans cette Leipzig où naquit Richard Wagner, où officia Jean-Sebastien Bach, à quelques encablures de Halle, ville de Haendel, et de Wittenberg, ville de Luther. La salle nouvelle du Gewandhaus, à l’acoustique splendide,  trône sur l’Augustusplatz face à l’Opéra, deux monuments somptueux, au cœur d’une ville qui vaut vraiment la visite.
Ainsi Riccardo Chailly, en proposant dans ce programme dédié à la foi, la symphonie Reformation, de Mendelssohn, s’inscrit-il au cœur de l’histoire et de la tradition de son orchestre et au coeur de l’histoire de la symphonie , après Beethoven, avant Schumann, avant Bruckner. Cette symphonie fut écrite en 1829-1830, peu après la mort de Beethoven, à l’occasion de l’anniversaire de la Confession d’Augsburg, texte fondateur du lutherianisme rédigé par Melanchton, et présenté à Charles Quint, qui fut réfuté par la Diète d’Augsburg,  très catholique. Mendelssohn n’a pas vraiment aimé cette symphonie, qui fut créée en 1832 à Berlin, mais publiée seulement en 1868. Mendelssohn voulut même la détruire. Sans doute le judaïsme de Mendelssohn n’a-t-il pas aidé à comprendre cette œuvre inspirée par Luther, dont elle reprend le choral(“Ein feste Burg  ist unser Gott”) dans le dernier mouvement. Aujourd’hui, elle est surtout connue (on la joue assez peu) par le thème du “Dresden Amen” plus connu comme le thème du Graal dans le Parsifal de Richard Wagner. Pourtant cette symphonie ne manque pas, notamment dans son premier mouvement d’une grandeur évidente que Chailly rend parfaitement, avec une force qui saisit, et une rondeur de son étonnante: l’orchestre est stupéfiant de fluidité, de netteté, et l’énergie dégagée par ce premier mouvement est proprement frappante, avec des cordes extraordinaires. Le rythme du second mouvement est plus syncopé que dans d’autres interprétations plus lyriques et plus légères (Abbado), mais l’organisation et la construction de la “concertazione”, de la mise en espace orchestral de la partition sont proprement exemplaires; la cohésion et l’équilibre de pupitres frappent, définitivement.  L’enchaînement des derniers mouvements, avec ce solo de flûte qui dialogue avec le hautbois, et avec les cuivres est un tremplin vers le rêve, avec ce choral final dans la version originale, sans coda, qui rappelle tant certains thèmes brucknériens, avec ses variations de couleur, ses développements et son final presque céleste où sonnent les trompettes du paradis musical!

©Georg Anderhub /Lucerne Festival

Au terme de cette audition, on reste interdit devant la qualité de l’orchestre et l’entente parfaite avec un chef qui déploie une énergie peu commune pour accompagner la musique, alors qu’il sort de longs mois d’arrêts dus à la maladie. Quel plaisir de le voir rétabli, et entrer dans Mahler avec une gourmandise extraordinaire.
Beau programme que de mettre en perspective la foi confiante en dieu d’un côté et la terrible lutte contre la mort et le destin, qui s’achève par le gigantesque dernier mouvement (30 minutes) et ce coup final qui terrifie l’auditeur et le laisse assommé.
Chailly dirige comme Abbado l’andante avant le scherzo, rendant à la symphonie son “classicisme”, et l’urgence du premier mouvement, qui me fait encore et toujours penser (je l’ai déjà écrit, et je me répète)

L'homme qui marche - Umberto Boccioni (1913)

à l’homme qui marche de Boccioni de quelques années postérieur. Chailly a décidé de poser comme donnée principale une indomptable énergie, qui devient évidemment énergie du désespoir, tout en force écrasante, sans beaucoup de place à la sensibilité ou à la sensiblerie, une force qui refuse la souffrance ou l’apitoiement, même l’andante sublime n’a pas cette mélancolie déchirante, mais une sorte de son plein, massif, et retenu, qui donne une impression encore plus désespérée. L’orchestre d’ailleurs est une masse, un collectif d’où les solistes qui émergent n’ont pas la finesse aérienne ce ceux que l’on connaît dans nos orchestres familiers comme le Lucerne Festival Orchestra ou le Philharmonique de Berlin, que ce soit la flûte, pourtant remarquable, ou le hautbois, mais n’est pas Jacques Zoon ou Lucas Macias Navarro qui veut. Les sons pris isolément n’ont pas cette pureté, mais c’est dans la mise en espace collective, dans les échos, dans les écoutes mutuelles, dans l’obéissance aux intentions très arrêtées du chef qu’ils sont éblouissants. Prenons par exemple  les harpes qui sont très présentes au dernier mouvement, leur son est toujours plein, toujours présent, voire grinçant, voire étrange !
Chailly dans le scherzo propose une danse macabre, sans espoir, avec une couleur sarcastique, quand le dernier mouvement somptueux, évacue tout lyrisme toute sensiblerie, un tragique mâtiné d’une sorte de joie mauvaise de celui qui sait vers quoi il va: j’ai quelquefois l’impression de voir jouer quelque chose comme “Au rendez-vous de la mort joyeuse” tant on a l’impression d’être irrémédiablement entraîné vers la fin, aspiré, avec une soif d’en finir. C’est le malaise écrasé par l’énergie, par une explosion sonore qui laisse étourdi. Comme si ce coup final était un coup fatal pour le monde symphonique au sens traditionnel. Quelle soirée!
Eh bien oui, une fois de plus sur les bords du Lac des Quatre Cantons sonnent  des moments extraordinaires, une fois de plus un Mahler différent, après l’époustouflant Concertgebouw, et Mariss Jansons, voilà Chailly qui fait irruption, une irruption éruptive, sans vraie place pour l’atermoiement, mais seulement pour la course à l’abîme.
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©Georg Anderhub /Lucerne Festival

LECTURE À VIVRE: “MUSIQUE ABSOLUE – Une répétition avec Carlos Kleiber”, de Bruno LE MAIRE, L’Infini, NRF, Gallimard.

Ce livre devrait être lu par tout mélomane, tant il traduit des émotions et des sentiments un jour éprouvés lors d’un concert ou l’autre, je n’ai pas cessé de transposer ce que j’y lisais à ma manière de suivre et d’admirer Claudio Abbado, qui était lui aussi lié à Carlos Kleiber, qu’il invitait l’été en Sardaigne. Mais il me parle encore évidemment beaucoup plus, parce que j’y ai vu défiler les moments de ma vie où j’ai vu Kleiber diriger, avec son sourire, avec sa manière inimitable de grimper sur le podium, de saluer à peine la salle et de se retourner vers les musiciens, la main gauche sur la rambarde de la fosse, et levant la baguette de sa main droite faisant exploser brutalement le son: la première mesure d’Otello à la Scala (je garde l’affiche comme une relique) en 1987 (des jours de queues,  mais aussi la satisfaction de voir les quatre représentations), ou de Bohème à Munich et à la Scala, ou celle de Fledermaus à Munich et

surtout ces Rosenkavalier pour l’éternité, toujours à Munich, avec ma Marschallin, Gwyneth Jones  !
Je ne suis pas allé à Vienne en 1994 , avec Felicity Lott en Marschallin, stupidement, parce que je ne voulais pas effacer de ma mémoire ces moments où les larmes coulaient tellement abondamment que je ne pouvais plus voir la scène qu’à travers leur rideau liquide.  Je regardais encore les programmes il y a quelques jours, en rêvant, il faut bien le dire, car alors que cet opéra est l’un de mes opéras de l’île déserte,  j’en ai vu bien peu depuis, et pour cause!

Il y a une fascination pour Carlos Kleiber, notamment celui des dernières années, où Kleiber, il est vrai, donnait des concerts qui tenaient plus de l’Épiphanie, ou de la Théophanie, que du concert traditionnel: chaque spectateur pensait que c’était toujours le dernier. Il apparaissait là où on ne l’aurait jamais attendu, aux Canaries, en Sardaigne (il donna ses tout derniers concerts à Cagliari en 1999 avec l’orchestre de la Bayerischer Rundfunk), et bien des fans y couraient, bravant les risques d’une annulation de dernière minute.
J’ai eu l’immense joie de recevoir un mot de lui. Au début du Festival Paris Quartier d’été, en 1991, nous projetions de grands concerts symphoniques à Paris, il y a eu à la Défense notamment devant 70000 personnes une mémorable 9ème symphonie de Beethoven et nous nous étions, naïvement, mis à rêver d’un concert avec Kleiber et l’Orchestre Philharmonique de la Scala qu’il connaissait. J’habitais Milan, et j’avais contacté par l’intermédiaire de  la soeur de Claudio Abbado, sa soeur Veronika, qui vivait dans l’appartement jadis occupé par Claudio, et celle-ci m’avait dit la manière de le contacter: pas de fax, pas de téléphone qu’il détestait, mais une lettre manuscrite en français, parce qu’il adorait la langue française. Muni de son adresse personnelle, dans la banlieue de Munich, je lui ai écrit une de ces lettres débordantes pour lui demander si par hasard il dirigerait à Paris…trois jours près, je reçus une carte en réponse, avec une jolie écriture à l’encre verte: “Je ne dirige plus, je ne sors plus de maison, je ne réponds pas aux lettres, mais la vôtre était si gentille…” et c’était signé “C.K.”
Vous pouvez bien imaginer avec quelle soif j’ai ainsi lu le livre de Bruno Le Maire. Plutôt qu’écrire une biographie, il a choisi une forme romanesque, celle d’une conversation fictive avec un musicien de l’orchestre de Stuttgart, Nikolaus, à l’hôtel Hassler de Rome où celui-ci avait élu domicile pour sa retraite.  Stuttgart a été pour Kleiber un “Stammpunkt” où il dirigeait habituellement, il y a été chef à l’Opéra et y a dirigé de nombreuses productions (on peut même dire qu’il y a construit son répertoire, très large, qu’il n’a réduit qu’après les années 70) et dans les années 70 il dirige notamment l’orchestre de la SDR (Radio de Stuttgart):  j’ai dans ma discothèque un enregistrement de 1972 avec cet orchestre de la Symphonie n°2 de Borodine. Ainsi, Le Maire se permet des digressions, des réflexions qu’il met dans la bouche du vieux musicien, il arrive surtout à rendre d’une clarté remarquable la volonté de Kleiber d’obtenir l’impossible des musiciens, en ayant la conscience, tragique, de cette impossibilité. Au MET, on m’avait raconté que Kleiber était adoré des musiciens, à qui pendant les répétitions il écrivait de petits mots qu’il déposait ensuite sur les pupitres. concernant la manière de prendre telle ou telle phrase, et l’un des musiciens un soir où il était fêté lui avait montré tous les bouts de papiers qu’il avait scrupuleusement conservés.
Cette clarté, cet apparent désordre dans les remarques sur Kleiber donnent une vie étonnante à ce livre, on a l’impression d’aller à saut et à gambades, et d’entrer dans une sorte d’ intimité de la vie musicale européenne, de Kleiber fils et père, et surtout permettent de noter la profonde connaissance qu’a Bruno Le Maire du monde germanique et aussi son visible amour de l’Allemagne. Il en profite d’ailleurs pour glisser quelques remarques sur l’Europe, sur les relations entre la France et l’Allemagne, sur la méconnaissance réciproque malgré les relations politiques étroites, sur la profonde distance qu’entretiennent nos dirigeants avec la musique classique (au contraire des allemands), il rappelle des anecdotes sur Napoléon faisant garder la dépouille de Haydn par des éléments de sa garde personnelle à la Stephansdom de Vienne, et rappelle l’amour de Napoléon pour la musique. Cette absence de véritable interculturalité, et même de volonté interculturelle, entre les peuples d’Europe, au moment où on en aurait vraiment besoin a quelque chose de désespérant. En mettant quelques remarques acerbes dans la bouche de son personnage, Bruno Le Maire déplore une situation aujourd’hui que malheureusement la sphère politique dans son ensemble, dont il est l’un des leaders, ne fait rien pour débloquer ou faire évoluer. Les éléments proprement romanesques (focalisés sur la relation difficile du personnage à son père, ou à son ami Dieter dont il partage la vie) restent assez légers, mais aident à comprendre aussi certains contextes: il reste que la manière dont on parle de Kleiber, personnage qui lui aussi est quelque part un personnage de roman, convient parfaitement à cet être mythique, et réussit à émouvoir, notamment quand il est évoqué en répétition ou quand on rappelle  son humour (qui était grand, et surprenant) et sa sensibilité.
Au total un livre qui se dévore en quelques heures, non parce qu’il est bref, mais parce qu’il captive le lecteur, le mélomane et encore plus le “kleibérien”:  je n’y ai pas appris grand chose, plongé que je suis dans cette réalité depuis des dizaines d’années, mais j’ai intensément vécu ces quelques heures, accompagné bien sûr par la Pastorale de 1983 (chez Orfeo) dont l’évocation ouvre et ferme le livre. Voilà un livre à lire, à partager, à vivre et à faire découvrir et surtout donne de l’AIR en cette rentrée si grise.
Oh! j’oubliais! les relecteurs de Gallimard ont laissé passer plusieurs Ricardo Muti alors que c’est Riccardo. Les mélomanes auront corrigé d’eux-mêmes!
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LUCERNE FESTIVAL 2012: ANDRIS NELSONS dirige le CITY OF BIRMINGHAM SYMPHONY ORCHESTRA le 3 septembre 2012 (MAHLER SYMPHONIE N°2 “Résurrection”) avec Mihoko FUJIMURA et Lucy CROWE

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Quand les concerts se succèdent à un rythme serré, et après le sommet du 1er septembre avec le Concertgebouw, il est difficile de ne pas faire des comparaisons, voire, quand il s’agit de Mahler, des confrontations. Le son rond, massif, charnu du Concertgebouw était encore dans ma mémoire lorsque les premières mesures de la Symphonie n°2 de Mahler “Résurrection” sont montées dans l’auditorium de Lucerne, et le son généré par l’orchestre avait quelque chose de plus fade, plus rêche même, et il a fallu s’habituer. Le City of Birmingham Symphony Orchestra est un bon orchestre, qui a passé 18 ans sous la direction de Simon Rattle: il en a fait une phalange de référence au Royaume Uni, et aussi au niveau international. Il est donc légitime qu’il vienne souvent à Lucerne (tous les deux ans) sous la direction de son chef Andris Nelsons, qui on le sait est l’une des baguettes les plus riches d’avenir du paysage musical d’aujourd’hui. Il est tout aussi important qu’il se produise dans des œuvres de référence et spectaculaires, comme ce soir la Symphonie n°2 de Mahler et le 5 septembre la 9ème de Beethoven. Trois concerts se succèdent, deux avec l’excellent chœur de Birmingham (Simon Halsey, chef de choeur), le troisième strictement symphonique avec au programme Gubaidulina et Chostakovitch (la “Leningrad”).
Le concert Mahler s’est conclu avec un grand succès public pour le chef (standing ovation, habituelle désormais à Lucerne) et un enthousiasme communicatif.
Nelsons n’hésite pas à jouer la carte de la profondeur de champ ( certains cors et trompettes dissimulés derrière la salle, dans les espaces ménagés pour gérer l’acoustique), de l’image spectaculaire (mêmes pupitres sur la balustrade le l’orgue, pour l’image finale. C’est une démonstration de puissance, écrasante, d’un relief rare, et avec un parti pris peu intériorisé et de violents contrastes: on passe d’un fil sonore à peine audible à une explosion d’une force inouïe: là où Jansons contrôlait de manière serrée tous les fortissimi l’avant veille, Nelsons, libère les forces et les fait exploser en un feu d’artifice sonore, d’une grande clarté, avec des moments sublimes, des phrases musicales qu’on découvre, des soli très réussis (la flûte), des moments suspendus (Urlichtavec une Mihoko Fujimura remarquable et émouvante).

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Incontestablement, Nelsons est un grand chef, qui s’impose comme l’une des figures les plus passionnantes et les plus stimulantes dans la jeune génération des chefs dont l’âge est compris entre 30 et 40 ans.
Mais on ne peut se départir d’une petite déception. Le résultat final n’est pas à la hauteur des exigences du chef: d’abord, le choix de Nelsons d’une interprétation très contrastée, très démonstrative qui exclut la sensibilité et la subtilité pour privilégier la monumentalité, pour privilégier une architecture massive et écrasante, aux dépens d’une certaine élégance. Ainsi des pizzicatis du 2ème mouvement, qui chez Abbado étaient des gouttes de ciel tombées sur l’orchestre, avec une légèreté incomparable, sont ici certes construits de manière assez contrastée, et techniquement au point mais manquent singulièrement d’expression . Ainsi de l’attaque initiale, franche, trop peut-être. C’était aussi une excellente idée que de poster des pupitres dans le lointain, invisibles à l’auditeur, mais très présents par le son; encore eût-il fallu qu’ils soient techniquement parfaits, car le cor s’est naufragé dans un aigu terriblement ingrat, suivi des trompettes qui n’étaient plus tout à fait justes: une série d’imprécisions qui évidemment ont nui fortement à l’effet voulu (ils se rattraperont au final, à vue).

©Peter Fischli/Lucerne Festival

J’ai dit combien Mihoko Fujimura avec sa voix profonde et bien posée, avait chanté un très bel Urlicht. Lucy Crowe, sa collègue ne réussit pas toujours malgré tout à se faire entendre clairement, et la voix, qui devrait d’abord se fondre dans le chœur, ne réussit pas vraiment à toujours émerger avec la netteté, et surtout la poésie et la légèreté voulues. Les solistes, de manière peu habituelle dans cette œuvre, sont au premier rang à côté du chef quand on les met habituellement au centre de l’orchestre. Sans doute Nelsons voulait imposer une présence forte des voix, au premier plan. Il eût fallu un soprano plus présent.
La présence démonstrative de Nelsons, son geste large, les mouvements du corps font spectacle, mais ne produisent pas dans l’orchestre de moments d’émotion réelle, même si certains moments sont réussis, voire originaux et neufs.

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Ainsi passe-t-on de très beaux moments,  le premier mouvement est très impressionnant, prenant même, la suite ne réussit pas toujours à convaincre, malgré un beau mouvement final, notamment à cause d’un orchestre qui ne répond pas tout à fait aux exigences de l’interprétation et dont certains pupitres sont un peu en retrait (cuivres), on se délecte en revanche du son magnifique des altos et des violoncelles, et d’un chœur qui, quant à lui est remarquable, disposé en manière un peu surprenante, femmes sur le côté, hommes au centre. Il reste qu’une Symphonie “Résurrection” est toujours un vrai moment de bonheur, surtout avec un chef qui propose une vraie direction, même si on peut ne pas la partager tout à fait. A ce ciel de Zeus/Christ Pantocrator qui nous écrase, je préfère les Transfigurations raphaéliennes d’Abbado ou les couleurs à la Michel Ange de Jansons.[wpsr_facebook]

©Peter Fischli/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2012: MARISS JANSONS DIRIGE L’ORCHESTRE DU CONCERTGEBOUW le 1er SEPTEMBRE 2012 (BARTOK, MAHLER) avec Leonidas KAVAKOS

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Ce concert de l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam propose un programme qui a lui seul est un tissu d’échos, échos d’un parcours extraordinaire qui ne peut se conclure que sur la ténébreuse (surtout en ce moment), mais profonde unité de la culture européenne. Songeons: nous sommes en Suisse, écoutant un orchestre hollandais dirigé par un chef letton avec un soliste grec, qui exécutent un programme “austro-hongrois”: un concerto pour violon du plus grand musicien hongrois du XXème siècle, composé pour son ami le violoniste hongrois virtuose,  Zoltán Székely (1903-2001), créé à Amsterdam par ce même Concertgebouw en 1939 par Willem Mengelberg, lui-même lié à Lucerne où il a créé un orchestre et un chœur dans les années vingt, lié à la Suisse où il a fini sa vie après la seconde guerre mondiale pour cause de trop proche collaboration avec le régime nazi, et surtout lui-même aussi lié à Gustav Mahler, depuis 1902, dont ce soir on exécute aussi la première symphonie,  et qu’il a fortement contribué à diffuser, faisant du Concertgebouw un lieu mahlérien par excellence. La boucle de ce parcours d’échos est bouclée quand on sait que la 1ère Symphonie de Mahler a été créée à…Budapest, où Mahler était directeur de l’opéra en 1889. De Lucerne  à  Amsterdam en passant par Budapest, voilà  la magie de la diffusion de la culture sur un continent où les identités nationales paraît-il s’affirment de plus en plus fortement, et violemment parfois, notamment en Hongrie, alors toute son histoire culturelle n’est que circulation, métissage, inspirations réciproques et correspondances, au sens baudelairien du terme.
La deuxième remarque est la sympathie immédiate qu’inspire Mariss Jansons sur le podium. Ce chef discret est sans nul doute aujourd’hui le plus grand de tous (à part les grands mythes octogénaires ou quasi, les Abbado, Haitink, Boulez), et sur le podium c’est le plus souriant de tous, toujours ce sourire d’une humanité profonde, qui conduit les musiciens, avec une énergie peu commune malgré ses problèmes cardiaques (un ami s’était étonné de voir son geste, qu’il pensait moins démonstratif, plus distancié ou plus sénatorial). Cette joie, elle est communicative, ce sourire, nous l’avions tous au sortir d’un concert contrasté, mais aussi grandiose, un de ces soirs qui comptent dans la vie du mélomane. Quelle semaine! Après le Requiem de Verdi, une première de Mahler anthologique, et un concerto pour violon n°2 de Bartok qui laisse sans doute le goût d’inachevé dans la bouche, non à cause de l’orchestre mais à cause du soliste, mais qui pose de manière crue le problème de l’interprétation et de la sensibilité, à propos d’une musique d’un abord difficile et rèche. Ce soir la sensibilité et le coeur, c’est l’orchestre qui me les a données, un orchestre magnifique, au son épuré, à la finesse exemplaire, dans un concerto où l’aspect acrobatique du violon semble dominer, alors que dès que l’orchestre reprend, on est dans un autre univers, c’est cet écart qui me frappe. Si l’on compare avec le concerto de Berg, de trois ans antérieur, et écouté il y a quelques mois par Isabelle Faust, nous sommes avec Bartok à la frontière  du dodécaphonique, qu’il ne franchit pas, mais il est difficile de ne pas rapprocher ces deux expériences violonistiques, où le violon éthéré de Faust n’a rien à voir avec le coup d’archet violent, appuyé, au son plein du Stradivarius de Leonidas Kavakos. Un style techniquement sans reproche, très acrobatique et très dominé: Bartok en bon hongrois sait ce que violon veut dire. A ce jeu et notamment dans le long premier mouvement, Kavakos est très démonstratif et assez extérieur, il ne communique pas une épaisseur, mais un “jeu”, rien qu’un jeu, mais il ne dit rien. En tous cas, il ne m’a rien communiqué. Au contraire, et c’est très sensible au deuxième mouvement, andante tranquillo construit en thème et (sept) variations ce qui était l’intention initiale du compositeur quand Zoltán Székely voulait un concerto. Bartok joue entre un certain classicisme formel, mais aussi un jeu où l’orchestre est au premier plan, et ce jeu soliste/orchestre tourne pour moi à l’avantage de l’orchestre, contrebasses somptueuses (1ère variation) harpe (deuxième) mais aussi celesta et timbale. jeu à la fois d’accompagnement et presque de contraste avec le soliste. Grand moment. J’avoue ne pas avoir ressenti le violon de Kavakos, faisant pour moi plus de notes que de musique, avec un côté superficiel quand j’entendais un orchestre bien plus profond. Paganini en bis, il fallait s’y attendre. Dommage; j’attends de réécouter cet artiste de 45 ans, qu’on voit depuis une petite dizaine d’année dans les grandes salles de concert, et qui est l’artiste en résidence de Philharmonique de Berlin cette saison.
Avec Mahler, c’est un tout autre univers, une toute autre trempe, une toute autre profondeur: le son très dense de l’orchestre, rompu à ce répertoire, le soin de Jansons de ménager les contrastes, de rythmer jusqu’à l’imitation ironique le Ländler du second mouvement, de passer violemment d’un attendrissement bouleversant à un grincement insupportable, c’est tout Mahler qu’on ressent, c’est tout un discours qui nous est donné, le discours de l’amertume, déjà, mais aussi et surtout le discours de l’optimisme, de l’union avec la nature, une nature en harmonie, mais la souffrance aussi, et la déchirure: ses années de jeunesse étaient traversées par des crises amoureuses violentes, qui motivent l’envie d’écrire (Das Klagende LiedLieder eines fahrenden Gesellen). Ces expériences personnelles accumulées motivent le  besoin d’écrire une forme symphonique plus large, d’abord poème symphonique, en cinq moments dont un andante (“Blumine”) qu’il supprime pour, en 1896, lui donner son titre définitif de Première Symphonie, peu à peu acceptée par une critique d’abord sceptique (la critique hongroise avait loué ses dons de chef d’orchestre, mais lui déconseillait de continuer à diriger ses oeuvres). Il y a quelques années, Abbado avait dirigé cette symphonie à Lucerne, un moment sublime comme presque toujours Abbado en donne à Lucerne, et ce soir c’est sublime aussi, mais , et c’est heureux, complètement autre complètement ailleurs. J’avais je crois déjà usé de la métaphore, mais Abbado a l’élégance d’un temple ionique: monumental, élégant, raffiné. Ici Jansons construit une symphonie de style dorique, un dorique maîtrisé comme le Parthénon, avec ses contradictions, ses courbes légères qui corrigent les perspectives, une rigueur massive et en même temps d’une aveuglante clarté, où l’explosif est toujours maîtrisé, les cors, debout comme le demande la partition au dernier mouvement sont somptueux, mais leur son n’est pas envahissant dans une salle à l’acoustique si claire et si généreuse, l’explosion du début du mouvement et même le final restent “maîtrisés” au sens où le son reste compact. Un art consommé des équilibres, de l’élégance, et cela nous fait trembler. Le sommet de ce soir à mon avis, le troisième mouvement, la fameuse marche funèbre au son du Frère Jacques, avec sa terrible ironie, ses sons à la fois sublimes et grinçants, son rythme (percussions extraordinaires), un des moments les plus rares, car l’ironie peu à peu laisse place à l’effroi, l’émotion, l’humain. Mais aussi je l’ai écrit plus haut le second mouvement très “lourd”, au rythme saccadé de la danse populaire, non pas sublimée, mais vraiment “terrienne”, chtonienne, dirais-je. Enfin, je fais référence au début, les toutes premières secondes de la symphonie furent si magistrales que tout le public a compris à quel événement il lui était donné d’assister. Évidemment à la fin, très vite, standing ovation, sans qu’un seul spectateur ne quitte la salle. Et honte à ceux qui diraient d’un petit air entendu que le Concertgebouw “a toujours le même son”:  oui, et c’est tant mieux quand c’est ce son là: à Lucerne, à Amsterdam, dans ces salles à l’acoustique exceptionnelle, ce son se déploie, s’approfondit, se structure en échos, en lignes, en tissu sonore, compact mais clair , massif mais aéré, il met en espace le rêve du mélomane.
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