Ce livre devrait être lu par tout mélomane, tant il traduit des émotions et des sentiments un jour éprouvés lors d’un concert ou l’autre, je n’ai pas cessé de transposer ce que j’y lisais à ma manière de suivre et d’admirer Claudio Abbado, qui était lui aussi lié à Carlos Kleiber, qu’il invitait l’été en Sardaigne. Mais il me parle encore évidemment beaucoup plus, parce que j’y ai vu défiler les moments de ma vie où j’ai vu Kleiber diriger, avec son sourire, avec sa manière inimitable de grimper sur le podium, de saluer à peine la salle et de se retourner vers les musiciens, la main gauche sur la rambarde de la fosse, et levant la baguette de sa main droite faisant exploser brutalement le son: la première mesure d’Otello à la Scala (je garde l’affiche comme une relique) en 1987 (des jours de queues, mais aussi la satisfaction de voir les quatre représentations), ou de Bohème à Munich et à la Scala, ou celle de Fledermaus à Munich et
surtout ces Rosenkavalier pour l’éternité, toujours à Munich, avec ma Marschallin, Gwyneth Jones !
Je ne suis pas allé à Vienne en 1994 , avec Felicity Lott en Marschallin, stupidement, parce que je ne voulais pas effacer de ma mémoire ces moments où les larmes coulaient tellement abondamment que je ne pouvais plus voir la scène qu’à travers leur rideau liquide. Je regardais encore les programmes il y a quelques jours, en rêvant, il faut bien le dire, car alors que cet opéra est l’un de mes opéras de l’île déserte, j’en ai vu bien peu depuis, et pour cause!
Il y a une fascination pour Carlos Kleiber, notamment celui des dernières années, où Kleiber, il est vrai, donnait des concerts qui tenaient plus de l’Épiphanie, ou de la Théophanie, que du concert traditionnel: chaque spectateur pensait que c’était toujours le dernier. Il apparaissait là où on ne l’aurait jamais attendu, aux Canaries, en Sardaigne (il donna ses tout derniers concerts à Cagliari en 1999 avec l’orchestre de la Bayerischer Rundfunk), et bien des fans y couraient, bravant les risques d’une annulation de dernière minute.
J’ai eu l’immense joie de recevoir un mot de lui. Au début du Festival Paris Quartier d’été, en 1991, nous projetions de grands concerts symphoniques à Paris, il y a eu à la Défense notamment devant 70000 personnes une mémorable 9ème symphonie de Beethoven et nous nous étions, naïvement, mis à rêver d’un concert avec Kleiber et l’Orchestre Philharmonique de la Scala qu’il connaissait. J’habitais Milan, et j’avais contacté par l’intermédiaire de la soeur de Claudio Abbado, sa soeur Veronika, qui vivait dans l’appartement jadis occupé par Claudio, et celle-ci m’avait dit la manière de le contacter: pas de fax, pas de téléphone qu’il détestait, mais une lettre manuscrite en français, parce qu’il adorait la langue française. Muni de son adresse personnelle, dans la banlieue de Munich, je lui ai écrit une de ces lettres débordantes pour lui demander si par hasard il dirigerait à Paris…trois jours près, je reçus une carte en réponse, avec une jolie écriture à l’encre verte: « Je ne dirige plus, je ne sors plus de maison, je ne réponds pas aux lettres, mais la vôtre était si gentille… » et c’était signé « C.K. »
Vous pouvez bien imaginer avec quelle soif j’ai ainsi lu le livre de Bruno Le Maire. Plutôt qu’écrire une biographie, il a choisi une forme romanesque, celle d’une conversation fictive avec un musicien de l’orchestre de Stuttgart, Nikolaus, à l’hôtel Hassler de Rome où celui-ci avait élu domicile pour sa retraite. Stuttgart a été pour Kleiber un « Stammpunkt » où il dirigeait habituellement, il y a été chef à l’Opéra et y a dirigé de nombreuses productions (on peut même dire qu’il y a construit son répertoire, très large, qu’il n’a réduit qu’après les années 70) et dans les années 70 il dirige notamment l’orchestre de la SDR (Radio de Stuttgart): j’ai dans ma discothèque un enregistrement de 1972 avec cet orchestre de la Symphonie n°2 de Borodine. Ainsi, Le Maire se permet des digressions, des réflexions qu’il met dans la bouche du vieux musicien, il arrive surtout à rendre d’une clarté remarquable la volonté de Kleiber d’obtenir l’impossible des musiciens, en ayant la conscience, tragique, de cette impossibilité. Au MET, on m’avait raconté que Kleiber était adoré des musiciens, à qui pendant les répétitions il écrivait de petits mots qu’il déposait ensuite sur les pupitres. concernant la manière de prendre telle ou telle phrase, et l’un des musiciens un soir où il était fêté lui avait montré tous les bouts de papiers qu’il avait scrupuleusement conservés.
Cette clarté, cet apparent désordre dans les remarques sur Kleiber donnent une vie étonnante à ce livre, on a l’impression d’aller à saut et à gambades, et d’entrer dans une sorte d’ intimité de la vie musicale européenne, de Kleiber fils et père, et surtout permettent de noter la profonde connaissance qu’a Bruno Le Maire du monde germanique et aussi son visible amour de l’Allemagne. Il en profite d’ailleurs pour glisser quelques remarques sur l’Europe, sur les relations entre la France et l’Allemagne, sur la méconnaissance réciproque malgré les relations politiques étroites, sur la profonde distance qu’entretiennent nos dirigeants avec la musique classique (au contraire des allemands), il rappelle des anecdotes sur Napoléon faisant garder la dépouille de Haydn par des éléments de sa garde personnelle à la Stephansdom de Vienne, et rappelle l’amour de Napoléon pour la musique. Cette absence de véritable interculturalité, et même de volonté interculturelle, entre les peuples d’Europe, au moment où on en aurait vraiment besoin a quelque chose de désespérant. En mettant quelques remarques acerbes dans la bouche de son personnage, Bruno Le Maire déplore une situation aujourd’hui que malheureusement la sphère politique dans son ensemble, dont il est l’un des leaders, ne fait rien pour débloquer ou faire évoluer. Les éléments proprement romanesques (focalisés sur la relation difficile du personnage à son père, ou à son ami Dieter dont il partage la vie) restent assez légers, mais aident à comprendre aussi certains contextes: il reste que la manière dont on parle de Kleiber, personnage qui lui aussi est quelque part un personnage de roman, convient parfaitement à cet être mythique, et réussit à émouvoir, notamment quand il est évoqué en répétition ou quand on rappelle son humour (qui était grand, et surprenant) et sa sensibilité.
Au total un livre qui se dévore en quelques heures, non parce qu’il est bref, mais parce qu’il captive le lecteur, le mélomane et encore plus le « kleibérien »: je n’y ai pas appris grand chose, plongé que je suis dans cette réalité depuis des dizaines d’années, mais j’ai intensément vécu ces quelques heures, accompagné bien sûr par la Pastorale de 1983 (chez Orfeo) dont l’évocation ouvre et ferme le livre. Voilà un livre à lire, à partager, à vivre et à faire découvrir et surtout donne de l’AIR en cette rentrée si grise.
Oh! j’oubliais! les relecteurs de Gallimard ont laissé passer plusieurs Ricardo Muti alors que c’est Riccardo. Les mélomanes auront corrigé d’eux-mêmes!
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