OPERA VLAANDEREN 2015-2016: ARMIDA de Gioacchino ROSSINI le 22 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus: Alberto ZEDDA; Ms en Scène: Mariame CLÉMENT)

Rinaldo Dieu du Stade © Annemie Augustijns
Rinaldo Dieu du Stade © Annemie Augustijns

Les représentations des « opera seria » de Rossini sont assez rares hors de la péninsule. En France en particulier, qui semble les ignorer, y compris lorsqu’ils sont en français. On y préfère le Turc en Italie dont on voit fleurir des productions, ou les sempiternels Barbier de Séville ou Cenerentola, et même pas l’Italiana in Algeri. La récente Zelmira de Lyon au-delà de la fête musicale qu’elle a été, laissait regretter qu’elle ne fût pas produite scéniquement. C’est dire que l’initiative de l’Opéra des Flandres de présenter à Gand et Anvers la quasi inconnue Armida de Rossini était digne d’intérêt. La France baroqueuse se repaît des multiples Armide produites entre le XVIIème et le XVIIIème, mais ignore le Cygne de Pesaro qui a quand même vécu 40 ans de sa vie à Paris.
Rossini est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, d’abord à cause d’une vocalité difficile et acrobatique que défendent de rares chanteurs (notamment les ténors), ensuite parce que l’orchestration est une mécanique de précision et demande souvent des instrumentistes exceptionnels, et un sens du rythme et de la pulsation que peu de chefs ont su insuffler. Il ne suffit pas de dire « ça pétille comme du champagne », qu’on lit et qu’on entend jusqu’à la nausée, pour faire sonner Rossini et seuls de très rares chefs de grande envergure (Muti, Gatti) se sont risqués à ce répertoire.
Cette complexité, Armida en est un exemple, exigeant rien moins que six ténors dont trois de grand niveau, un soprano qui puisse retrouver un son proche de la Colbran, une de ces voix à la limite, sur le fil du rasoir, à la fois dramatique et acrobatique, soprano et un peu mezzo, mezzo et beaucoup soprano, avec un volume important, des agilités étourdissantes, des aigus assurés et des graves profonds.

Paradis..artificiel (Acte III) © Annemie Augustijns
Paradis..artificiel (Acte III) © Annemie Augustijns

Composé pour le San Carlo de Naples en 1817, le livret s’inspire évidemment de la Gerusalemme liberata de Torquato Tasso et des amours de Rinaldo et Armida. Magie et jardins enchantés( qui sont autant de pièges) sont les ingrédients habituels de ces opéras, où curieusement Wagner va puiser des situations dans Tannhäuser (le Venusberg) et encore plus dans Parsifal (le royaume de Klingsor). Dans le fatras religieux qui caractérise Parsifal, on ne penserait pas combien l’aimable rêve de la Renaissance et les jardins enchantés du baroque ont pu influencer l’œuvre d’art de l’avenir, qui en l’occurrence est plutôt celle du passé.
On se trouve donc à Jérusalem dans l’armée des croisés dirigée par Goffredo (Godefroy de Bouillon), où Armida qui veut tromper les chrétiens et les capturer pour les entraîner dans ses pièges à plaisir se prétend la reine de Damas chassée par Idraote. Goffredo se laisse prendre et envoie Rinaldo, le plus grand des héros, aider la magicienne, mais les deux furent jadis amants et l’ancien amour explose à nouveau. Gernando, jaloux, provoque Rinaldo qui le bat en duel, et puis disparaît dans le Venusberg d’Armida : forêts enchantées, plaisirs infinis, et oubli du devoir.
Mais bientôt deux anciens amis partent à sa recherche et réussissent à le convaincre de revenir combattre. Il quitte Armida, celle-ci, folle de rage, détruit son palais enchanté et jure de se venger.
Mettre en scène Armida, c’est prendre le risque d’un travail illustratif à la Pizzi, casques étincelants, plumes et fleurs, ou essayer de poser une problématique pour une partition qui en manque : nous sommes dans l’univers du conte, dans une culture Renaissance issue du Moyen âge, revue et corrigée par un XVIIIème amoureux des machines scéniques et des opéras à merveilles et à l’aube d’un romantisme qui va exalter les amours interdites dans une nature quelquefois sauvage et toujours complice.
Mariame Clément, qui assure la mise en scène, décide de casser cet arrière fond, pour lui substituer une mythologie moderne, non empreinte d’ironie : pour Mariame Clément, les héros des contes de fées modernes, ce sont les sportifs et notamment les footballeurs.

Rinaldo-Zidane tue Gernando© Annemie Augustijns
Rinaldo-Zidane tue Gernando© Annemie Augustijns

Rinaldo-Zidane (numéro 10) amoureux tue Gernando d’un coup de tête, et tout les hommes du chœur qui sont ses compagnons, et qui pratiquent le même sport, ont d’ailleurs la tête ensanglantée.

Chevaliers et poupée gonflable (Acte I) © Annemie Augustijns
Chevaliers et poupée gonflable (Acte I) © Annemie Augustijns

On pense immédiatement à l’exploitation que Mariame Clément eût pu faire dans le même contexte de l’affaire Valbuena/Benzema. L’idée qui n’est pas forcément absurde, mais un peu simpliste, est développée dans tout l’opéra : l’entrée du chœur au deuxième acte, en équipe de foot piégée par les nymphes de la forêt vêtues comme des personnages sortis de photos de Pierre et Gilles est ridicule à souhait, d’autant plus quand le chœur de footballeurs enlève chaussettes et chaussures à crampon : sans chaussures, plus de foot possible, ouh là là le piège !

Les nymphes des jardins enchantés © Annemie Augustijns
Les nymphes des jardins enchantés © Annemie Augustijns

Mariame Clément conduit aussi l’idée d’une Armida seule femme au milieu d’un univers masculin qui se bat avec ses arguments. Mais au-delà, elle ne réussit pas à trouver de fil cohérent

Armida et Rinaldo rêvent...© Annemie Augustijns
Armida et Rinaldo rêvent…© Annemie Augustijns

Le spectacle est malheureusement souvent grotesque, on n’y trouve pas un seul moment traité avec rigueur, sauf peut-être le deuxième acte, traité comme un rêve dans un univers à la Pierre et Gilles.

Voilà ce dont ils rêvent © Annemie Augustijns
Voilà ce dont ils rêvent © Annemie Augustijns

Bien des idées sont seulement ébauchées, comme lancées, avec un jeu d’acteur fruste et traditionnel,  et des contextes qui veulent faire sens mais qui se dégonflent vite : décor du stade de Berlin du genre « Les dieux du stade » au premier acte, avec piste en tartan (le première image, c’est Rinaldo seul au milieu de la piste…), mélanges de costumes médiévaux et modernes,

Acte I © Annemie Augustijns
Acte I © Annemie Augustijns

les chevaliers deviennent des footballeurs, qui se passent de main en main une poupée gonflable dont on devine qu’elle est un substitut d’Armida, podium qui trône au milieu des retrouvailles d’Armida et Rinaldo, Armida devenue la star qui chante au milieu du chœur footeux en s’habillant en meneuse de revue tout de rose vêtue, accompagnée d’un chœur qui devient l’ensemble des danseurs admiratifs accompagnant Esther Williams ou Ginger Rodgers, mais aussi Idraote en vieux compagnon (musulman) d’Armida qui brutalement se mue en  jeune révolté à Kalashnikov : on a souvent l’impression que tout fait ventre parce que si les idées ne manquent pas en jouant sur les mythes du jour et sur les peurs du jour, mais l’ironie tombe à plat  malgré une palette d’images, qui ne donnent finalement  aucune direction rigoureuse, parce qu’aucun choix n’est fait comme si la production n’avait pas bénéficié de temps suffisant pour trouver sa couleur. Un dernier exemple d’incohérence ou d’ébauche : Armida dans la scène finale apparaît devant un rideau rouge de théâtre, nous indiquant le théâtre comme solution, et ainsi on entrevoit le “théâtre dans le théâtre” (vieille lune des mises en scène baroques) qui surgit à la dernière minute alors qu’à d’autres moments au contraire on efface le quatrième mur en faisant tomber en pluie des pétales de fleurs sur le spectateur.

J’eus nettement préféré un bon vieux Pizzi qui sait au moins ce que spectacle veut dire ou même une reprise du spectacle de Ronconi à Pesaro en 2014 (qui aurait été repris par un assistant, hélas) que ce spectacle qui semble inachevé ou très vite élaboré sur des grandes lignes, mais jamais vraiment travaillé dans le détail et qui finit par faire pschiiitt. Évidemment, à mesure que les actes avancent, les « idées » diminuent, tout ce qui pourrait avoir de « magique » et de rêve disparaît au troisième acte pour laisser la place à la crudité de la femme blessée et désespérée pendant les dernières scènes; les personnages sont isolés, et pendant les duos entre Rinaldo et Armida, ou pendant le monologue final d’Armida, les chanteurs sont à peu près livrés à eux mêmes…après tout, c’est peut-être préférable, mais on reste incontestablement sur sa faim.
C’est vraiment dommage parce que si scéniquement rien ne tient vraiment, musicalement au contraire il en va tout autrement. C’est une œuvre où il y a un seul rôle féminin, Armida, six rôles de ténor et deux rôles de basse. Bien sûr tous les rôles de ténor ne requièrent pas des voix exceptionnelles, mais il y a au moins trois parties notables, Rinaldo, Gernando et dans une moindre mesure Goffredo. Le reste de la distribution est épisodique.
Le rôle du chœur est essentiel ainsi que la présence affirmée de l’orchestre : l’opéra a quelque chose de monumental, c’est un écrin somptueux pour la chanteuse qui l’a créé, Isabella Colbran.

Carmen Romeu (Armida) © Annemie Augustijns
Carmen Romeu (Armida) © Annemie Augustijns

C’est la jeune Carmen Romeu qui chante Armida ; sacré défi pour une chanteuse qui a une voix très harmonieuse, avec des graves singuliers jamais poitrinés et des aigus qui triomphent. Cette voix est singulière par son homogénéité sur tous les registres. C’est bien ce qui frappe dans ce timbre assez sombre (qui rappelle par certains aspects la Gencer), mais il est à mon avis périlleux d’affronter un tel monument, même si elle l’a chanté à Pesaro. Il se passe avec Armida l’inverse de ce qui est arrivé à Lyon avec Zelmira. À Lyon, l’art consommé et la personnalité scénique incroyable de Patrizia Ciofi ont donné au personnage la force émotionnelle qui compensait une voix pas (ou plus) tout à fait adaptée au rôle. À Gand, Carmen Romeu a toutes les qualités vocales requises, même si son troisième acte accuse une (toute) petite fatigue et même si les aigus ne sont pas toujours impeccables. C’est une vraie voix, une véritable artiste. Il reste que pour tenir pareil rôle, il faut aussi une personnalité assise, une présence scénique qui transcende, et là, il reste encore un degré à gravir. Il est vrai que la mise en scène n’aidait en rien à s’emparer du personnage, mais si elle occupe vocalement la scène, elle ne l’occupe pas corporellement. Il lui manque le charisme nécessaire pour des rôles aussi incroyables. Il faudrait l’entendre et surtout la voir dans quelques années, mais quelle belle voix !

Le jeune roumain Leonard Bernad (Biterolf dans le Tannhäuser de Bieito sur cette même scène) chante à la fois Idraote (au premier acte, vraiment remarquable, engagé, dynamique) et Astarotte (un peu plus pâle) au second ; c’est une voix intéressante, à suivre, la seule basse de la partition, qui fait partie de la troupe de l’opéra des Flandres.
Une note positive aussi pour l’Eustazio, assistant de Goffredo dans la mise en scène, chanté par Adam Smith, lui aussi de la troupe de l’Opéra des Flandres (il chantait Walther von der Vogelweide dans Tannhäuser de Bieito), la voix est belle et ronde, et très bien posée.
Dario Schmunck était Goffredo et Carlo (au 3ème acte), la voix de ténor est claire, mais semble un peu fatiguée, les aigus sont quelquefois détimbrés ou détonent, et il n’a pas vraiment la couleur d’un ténor rossinien. Ce n’est pas le cas de l’américain Robert Mc Pherson, Gernando (et Ubaldo), qui, à quelque menu problème près dans le suraigu, montre de belles qualités de musicalité et d’élégance, et un timbre qui quant à lui est typique de Rossini dont il interprète de nombreux rôles, tout en fréquentant aussi le bel canto romantique. Sa prestation comme Gernando est vraiment de qualité, notamment pour la diction et l’homogénéité.

Enea Scala (Rinaldo) © Annemie Augustijns
Enea Scala (Rinaldo) © Annemie Augustijns

Rinaldo, c’était Enea Scala qu’on avait remarqué dans le pêcheur de Guillaume Tell à Genève ; d’une certaine manière, un ténor est né : très large étendue vocale, avec des graves assez impressionnants dans ce type de voix, et des aigus et suraigus maîtrisés, contrôlés et tenus. Une présence vocale et scénique forte et une belle résistance. Enea Scala est pour moi ici une révélation authentique et on entend derrière cette voix tous les possibles bel cantistes ou surtout Grand Opéra (et notamment Meyerbeer): c’est un Jean (du Prophète), un Raoul (des Huguenots), et évidemment un Léopold de la Juive de Halévy qu’il chantera bientôt à Lyon. Il a emporté l’enthousiasme du public qui l’a salué tout particulièrement. Retenez ce nom, très facile par ailleurs à retenir pour un amateur d’opéra.
Le chœur de l’Opéra des Flandres, dirigé par Jan Schweiger, malgré les ridicules de la mise en scène, se sort de ce travail important avec les honneurs : on oublie souvent le rôle important des chœurs dans les opéras de Rossini, et notamment ceux de la dernière période. Ils portent en eux bien des chœurs de Verdi. Il y a là de la puissance et de l’engagement même si la diction italienne n’est pas toujours claire.
Alberto Zedda est l’homme au monde qui connaît le mieux Rossini et celui qui au monde a fait le plus pour le faire reconnaître, aimer et représenter. Son travail à Pesaro au-delà de ses immenses recherches musicologiques est irremplaçable, notamment auprès des jeunes chanteurs qu’il suit et forme. Il effectue avec l’Opéra des Flandres un travail suivi et admirable pour présenter les opéras de Rossini et sa popularité auprès du public est évidente. À 87 ans, il dirige encore avec une énergie et un allant étonnants : c’est une vraie force de la nature.
Mais il n’a jamais été pour moi le chef rossinien dont on rêve, même si les chanteurs sont suivis avec précision, même s’il a une science notable des rythmes et un sens de la pulsation. Son orchestre est toujours un peu brutal, un peu trop martial pour mon goût (encore que pour cette œuvre et pour cette mise en scène, cela puisse se justifier). J’aime un Rossini plus fluide, plus subtil, qui fasse place plus évidente au lyrisme et moins à la force.
L’orchestre a néanmoins fait ce qu’il fallait, malgré les pièges incroyables jetés sur le chemin des cors, complètement à découvert dès les premières mesures, et qui font ce qu’ils peuvent. Rossini est un compositeur qui n’a pas toujours pour certains pupitres les prudences nécessaires et ce début d’ouverture est redoutable pour les cors. Mais pour le reste, et même pour cette partie si périlleuse, l’orchestre s’en sort avec les honneurs.
Ainsi donc, cette Armida plus que discutable scéniquement se sauve musicalement, grâce à un plateau de qualité qui répond au défi, et où chœur et orchestre défendent avec ardeur la partition ; il reste que la mise en scène très « Regietheater » de Mariame Clément demanderait justement plus de régie, et plus de théâtre. De ce côté, c’est un ratage, et c’est dommage. [wpsr_facebook]

Ronaldo (de dos, numéro 10) contre Gernando (Acte I) © Annemie Augustijns
Ronaldo (de dos, numéro 10) contre Gernando (Acte I) © Annemie Augustijns

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: ZELMIRA de Gioacchino ROSSINI le 8 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus:Evelino PIDÒ avec Patrizia CIOFI)

Saluts, Delmira 8 novembre 2015
Saluts, Delmira 8 novembre 2015

C’est une excellente initiative que de proposer des « opere serie » de Rossini à un public peu habitué à ce répertoire : on attend avec impatience Ermione l’an prochain, car cette Zelmira a justement triomphé avec un public lyonnais debout, ce qui est rare.
Justement, même si je pense que la programmation de Serge Dorny est l’une des plus inventives et des plus construites en France aujourd’hui, je regrette depuis longtemps qu’il n’ait pas servi ce répertoire autrement que par des versions concertantes. Espérons que l’arrivée de Daniele Rustioni comme directeur musical permettra aussi d’oser de ce côté là.
Il est vrai que d’une part il n’est pas facile de trouver des chanteurs qui soient familiers de ce Rossini là, mais il est encore plus difficile de trouver des metteurs en scène qui aient envie de travailler sur ces intrigues à la fois complexes et surannées, même si la mode baroque, très française, a pu çà et là permettre de faire émerger des travaux intéressants. Et ce Rossini-là vient évidemment de cette tradition-là.
Pour la dernière œuvre (1822) faite pour le San Carlo de Naples, la plus grande salle d’alors avec les meilleurs musiciens et choristes, le librettiste Tottola s’est inspiré de Zelmire de Dormont du Belloy (1762) une des ces nombreuses tragédies écrites XVIII°siècle et oubliées. L’intrigue est complexe et se passe à Lesbos, où le roi Polidoro bon et sage, est renversé à l’occasion d’une absence : on le croit mort mais il est caché par sa fille Zelmira. L’usurpateur Azor meurt, mais un autre usurpateur, Antenore, prend sa place et accuse Zelmira d’avoir tué son père. Ilo, mari de Zelmira, revient, et croit sa femme coupable. À la fin, les bons sont vainqueurs et les méchants punis.
Comme tout bon opera seria rossinien, deux ténors se partagent les difficultés, Antenore et Ilo, un soprano lirico colorature (Zelmira), un mezzo colorature (Emma) et deux basses un gentil, Polidoro, et un méchant, Leucippe.
Rossini, pour ce dernier opéra napolitain, a voulu concentrer toutes les difficultés possibles, et surtout plaire à un public varié, à commencer par Vienne, où Zelmira est créée avec succès moins de trois mois après Naples (Avril 1822). Ce n’est pas seulement un opéra vocal, mais aussi orchestral et choral et par bien des aspects, il prépare les formes du Grand Opéra monumental que Rossini va mettre en place avec Moïse et Guillaume Tell.

Immense succès au XIXème, Zelmira disparaît des programmes pendant un siècle pour réapparaître à la fin du XXème siècle, à l’occasion de la Rossini Renaissance, notamment portée par la Fondation Rossini de Pesaro. C’est en effet à la fin des années 70 qu’on commence en Europe à regarder Rossini au-delà de ses opéras bouffes et à explorer un autre répertoire : Aix en Provence présente en 1975 Elisabetta Regina d’Inghilterra et Semiramide en 1980, qui sont des pierres miliaires de cette renaissance en 1980.
Ainsi donc la version de concert présentée à Lyon (et qui n’a pu comme chaque année être présentée à Paris le 14 novembre à cause des attentats du 13) a été un moment vraiment privilégié.
C’est Patrizia Ciofi qui était Zelmira. La cantatrice italienne a interprété souvent Rossini, mais est plus connue pour ses incarnations belcantistes. Son engagement, sa facilité à occuper la scène et sa personnalité ont fait de cette Zelmira un très grand moment, elle a notamment tout donné dans l’air final “Riedi al soglio”, une sorte de feu d’artifice de la joie retrouvée qui fait que Zelmira commence en drame et finit en Cenerentola. Patrizia Ciofi a une capacité toute particulière à incarner les personnages frappés par le destin, donnant souvent une âme très sombre et très émouvante aux situations, ce fut le cas de toute cette Zelmira, mais l’explosion finale fut l’occasion d’une performance exceptionnelle où la Ciofi est allé au bout de ses possibilités, à l’extrême d’une voix qui n’est pas tout à fait celle du rôle, ni qui n’a même pas tout à fait la technique rossinienne, notamment dans la précision des notes et dans la couleur, mais qu’importe : la performance fut bluffante et l’engagement inouï . C’est à cela qu’on reconnaît les très grandes.
C’est incontestablement l’Emma de Marianna Pizzolato qui quant à elle a la vraie couleur et la vraie technique rossinienne. La jeune cantatrice sicilienne fréquente le répertoire baroque depuis plusieurs années et étonne de plus en plus par la qualité croissante de ses prestations : ici, son Emma est splendide, les graves sonores, la couleur veloutée, la précision dans les agilités incroyable et elle est de plus douée d’une vraie présence ; son « Ciel pietoso » de l’acte II est magnifique et provoque un triomphe.
Du côté masculin, on est très agréablement surpris par le  Leucippo de Patrick Bolleire, grave sonore, diction impeccable, belle présence, voix posée et d’une très grande qualité, l’autre basse, Michele Pertusi, reste une référence dans le chant rossinien, même si ce dimanche, il ne semblait pas être au sommet de sa forme : on l’a entendu plus engagé et plus présent. Il reste que son Polidoro reste remarquable.
C’est des ténors que vient la surprise. Mais pas d’Antonino Siragusa, ténor rossinien typique, avec une voix très haut perchée, nasale, stylistiquement sans faille, contrôlant toutes les notes, avec une distance assez amusante, en faisant un personnage presque comique avec ses petits gestes (lunettes, soin jaloux du nœud papillon). Bref, il donne l’impression de se promener dans un rôle qu’il domine, mais sans véritablement approfondir les aspects psychologiques (s’il y en a, car ce mari aimant croit bien vite les pires mensonges sur sa femme), c’est une mécanique impeccable, sympathique, mais un peu superficielle.

Sergey Romanovsky
Sergey Romanovsky

La révélation s’appelle Sergey Romanovsky, qui remplace John Osborn prévu à l’origine. Une révélation à plusieurs niveaux : d’abord il est rare d’entendre un ténor qui ait des graves aussi contrôlés et sonores et des aigus, voire suraigus aussi sûrs, et donc qui ait cette étendue étonnante. Formé par le conservatoire de Moscou, membre du programme pour jeunes chanteurs du Bolchoï, il n’a pas du tout de « couleur russe » dans l’émission et il est surtout doué d’une diction italienne exemplaire.

Ensuite son physique avantageux et son attitude en scène le rendent immédiatement intéressant : on imagine ce qu’un metteur en scène pourrait faire de ce pur méchant dont le chant et l’apparence ne semblent jamais aussi noirs que le livret le dit. Il en résulte une incroyable présence vocale et sonore, mais aussi scénique, qui semble le promettre à de grandes choses.
Un opéra aussi monumental exige un chœur exemplaire, celui de l’opéra de Lyon sous la direction de Philip White,  a donné une belle preuve de sa qualité, les femmes étaient peut être plus à l’aise que les hommes au départ, mais dans l’ensemble, ils ont fait tous honneur à la représentation et à Rossini, tout comme l’orchestre, peu familier d’un répertoire qui exige une aussi grande ductilité orchestrale que vocale. Il est vrai qu’Evelino Pidò est un tel technicien, au geste tellement précis qu’il est une garantie et une sécurité pour un orchestre. Son sens des volumes et des rythmes, sa manière de maîtriser toutes les masses, et son aisance, ainsi que le sens dramatique et la tension qu’il sait imprimer rappellent un peu un chef que peu connaissent aujourd’hui et dont les gens de ma génération se souviennent, Giuseppe Patanè, qui était un des maîtres du style italien dans les années 70 et 80. Pidò a ce style de manière innée, et c’est une excellente idée de Serge Dorny que de lui avoir confié ces opéras en forme de concert. Il a un geste tellement sûr, il sait tellement vite trouver la juste couleur que c’est pour un orchestre une chance de l’avoir dans un répertoire moins familier.
Au total, une matinée dominicale de très haut niveau, qui fut une fête rossinienne extraordinaire . Il n’en fallait pas plus…enfin non… à quand une Zelmira scénique de ce niveau ? [wpsr_facebook]

Michele Pertusi, Marianna Pizzicato, Antonino Siragusa, Patrizia Ciofi le 8 novembre 2015
Michele Pertusi, Marianna Pizzicato, Antonino Siragusa, Patrizia Ciofi le 8 novembre 2015

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: MOSES UND ARON d’ARNOLD SCHÖNBERG LE 20 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Romeo CASTELLUCCI)

Moses und Aron Oct.2015 ©Bernd Uhlig
Moses und Aron Oct.2015 ©Bernd Uhlig

Il y a six ans Nicolas Joel en 2009 avait symboliquement ouvert son mandat par Mireille de Gounod qu’il avait lui même mise en scène, production tellement réussie qu’elle ne fut jamais reprise.

En affichant Moses und Aron de Schönberg mis en scène de Romeo Castellucci pour sa première nouvelle production, Stéphane Lissner tout aussi symboliquement annonce la couleur : c’est bien d’abord un message en quelque sorte politique avant qu’artistique, une note d’intention que Lissner adresse au public parisien. Qui s’en plaindra ? Le succès remporté par le spectacle montre quelle était l’attente du public après les années précédentes plutôt grises et sans grand intérêt.

Il faudrait sans doute s’interroger sur les raisons de ce succès. Schönberg ? J’en doute, ou alors on nous a changé le public d’opéra, dont certains considèrent que Wozzeck (1925) est inaudible. Je pense plutôt que la présence de Romeo Castellucci qui traîne une odeur sulfureuse a stimulé la curiosité. C’est toujours le même phénomène qui frappe les metteurs en scène « novateurs » : donnez-leur à travailler Schönberg et c’est un triomphe, mais donnez leur Madama Butterfly et ce sera la bronca. Castellucci dans Schönberg, aux yeux d’un certain public, cela ne dérange pas ; c’est même très cohérent.
J’ai lu je ne sais où que Moses und Aron était une pièce « contemporaine ». Elle a 82 ans…et elle a été créée il y 61 ans. Le contemporain est assez élastique, mais c’est sans doute la modernité de Schönberg qui est éternelle.
L’attente du travail de Romeo Castellucci, les nouvelles distillées habilement lors des répétitions, et notamment le fameux taureau charolais comme Veau d’or, les premières images : tout a été fait pour susciter la curiosité, et même la très récente protestation au nom du bien-être animal contre l’utilisation du taureau contribue à la réussite de la communication autour du spectacle, avec pour résultat une relative déception qu’on lit dans les compte rendus critiques sur la production. Voilà un travail apparemment classique dans son propos : pas de vidéo en direct d’une chambre d’hôpital (comme dans Orfeo), pas de carmélites (comme dans Œdipe Roi que les parisiens vont voir fin novembre). Paris, depuis le XVIIIème siècle n’aime rien tant à l’opéra que la nouveauté et le frisson, et donc ce spectacle qui n’offre apparemment que Moïse, Aaron, et le Sinaï, tout simplement (C’est à dire le texte même, j’allais dire le Verbe même) a pu décevoir les plus avides.
Écrivant ce compte rendu après la fête, c’est à dire à la fin de la série de représentations, alors que j’ai vu le spectacle à la Première, j’ai voulu en profiter pour écrire avec le recul sur ce qui me restait, après trois semaines, de la production. Quand cendres, poussières et paillettes retombent, que reste-t-il du spectacle ?

Il reste l’impression d’un grand spectacle et l’écho répété d’un très grand succès. La fortune actuelle de Romeo Castellucci qu’on semble découvrir, est assez singulière d’ailleurs, dans la mesure où ses spectacles ont parcouru l’Europe depuis la fin des années 90. Romeo Castellucci, ce sont des ambiances, c’est une volonté d’impliquer émotionnellement le spectateur par un théâtre souvent bien proche du théâtre de la cruauté d’Artaud dont Castellucci est un évident lecteur. Son Haensel et Gretel, qui reste pour moi un de ses plus grands spectacles, transformait le conte pour enfants en un cauchemar dont les enfants sortaient en larmes…

Un début laiteux ©Bernd Uhlig
Un début laiteux ©Bernd Uhlig

On retrouve chez Romeo Castellucci la volonté de construire des images puissantes, qui vont marquer le spectateur, des images esthétisantes, des lumières étranges aussi qui illustrent l’italianità du metteur en scène, à commencer par cette toute première partie dans un brouillard blanc, avec beaucoup de nuances de blanc, un blanc laiteux, qui éloigne, qui sépare, qui annihile les formes et devient évocatoire, un blanc de paradis (très souvent les représentations « publicitaires » du paradis sont blanches, avec nuages ), un blanc suggestif qui suggère la protection divine qui accompagne le peuple juif. Le blanc emblématique de l’innocence première.

Du blanc au noir Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Du blanc au noir Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Le mouvement parabolique de cette production, c’est le passage progressif du blanc au noir, c’est la tache noire qui va se multiplier : noir le liquide que certains pensent pétrole, d’autres encre. Noire la couleur de l’idole centrale qui frappe, noire l’eau de la piscine probatique. Le spectacle passe du blanc au noir, un spectacle qui passe du contact avec un Dieu irreprésentable à un monde qui, n’arrivant pas à se le représenter, préfère retourner à ses idoles ou les créer, c’est à dire rester monde et refuser Dieu. La question de la représentation est au centre de polémiques religieuses et civiles infinies dans le monde d’hier (les guerres iconoclastes) et celui d’aujourd’hui (inutile de faire un dessin…).

L’image blanchâtre à peine esquissée du taureau en arrière plan traduit bien visuellement la question. Entre un Dieu omniprésent et invisible, et un Dieu hic et nunc à adorer, le peuple choisit l’ici et maintenant.
La question posée par le Moses und Aron de Schönberg est bien une question presque eschatologique et la traduire à l’opéra est une opération marquée du sceau de l’impossible : où bien vous racontez l’histoire comme une aventure cinématographique, où bien vous procédez par images, par épisodes, par stations, par vignettes où peu à peu le Livre se révèle. L’histoire a été racontée au cinéma (« Les Dix Commandements ») par le cinéma hollywoodien qui faisait de l’aventure biblique une succession d’images fortes, l’enfant que j’étais a été marqué par la vision de l’ouverture de la mer rouge, ou la succession des plaies d’Egypte, ou même le Buisson ardent, puisque le film de Cecil B.de Mille montre tout. Et plusieurs années après, jusqu’au seuil de l’adolescence, j’ai été poursuivi par l’image d’un Sinaï mystérieux et menaçant : le Dieu d’Hollywood n’est pas très rassurant.
On peut choisir l’aplatissement de l’opéra belcantiste à la Rossini, qui utilise l’ouverture de la Mer Rouge comme la Tempête suprême (un motif qu’il affectionne dans sa musique, héritage des tempêtes baroques), et qui raconte une histoire parallèle à l’histoire biblique (j’adore Moïse et Pharaon, un des premiers « grands opéras », mais pas pour son utilisation de la Bible).
Schönberg, à qui l’on doit à l’opéra des formes plutôt réduites (Von heute auf morgen par exemple) se confronte là à une forme immense, qui illustre son retour au judaïsme fondateur, et qui utilise l’opéra non comme spectacle, mais comme message : Moses und Aron est, après Parsifal, un autre Bühnenweih(fest)spiel.
Peter Stein, à Amsterdam et Salzbourg en avait fait un opéra spectaculaire, lumières aveuglantes, orgie monumentale où le chœur se mettait nu (impressionnant chœur d’Amsterdam) une sorte de fête expressionniste peut-être plus marquée par les années 20 que par le message biblique lui-même, et la direction acérée, glaciale et vigoureuse de Pierre Boulez l’accompagnait. Un des spectacles les plus marquants des trente dernières années, qui a reproposé Moses und Aron sous les projecteurs (et Dieu sait qu’il y en avait dans le spectacle). Mais un spectacle qui jouait sur l’ambiguïté d’une œuvre écrite au moment de la montée du nazisme comme parole politique déviante, qui rivivifiait en  quelque sorte l’adoration des idoles païennes .

Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Castellucci revient au texte, et pour tout dire, au Verbe et à sa transmission, il va proposer une expression du Divin dans sa production et sa réception et dans les rapports production-réception, qui est au fond tout le problème de l’œuvre : comment transmettre l’idée de Dieu, avec à la fois une grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, mais aussi à l’Esprit

Moïse reçoit les Commandements ©Bernd Uhlig
Moïse reçoit les Commandements ©Bernd Uhlig

au sens fort du terme, avec aussi des visions hyperréalistes non dénuées d’ironie ni de distance comme cette première image d’un magnétophone vieux style, d’une blancheur immaculée qui représente la voix non représentable de Dieu et dont les bandes magnétiques vont être un des motifs récurrents de la production, d’abord entourant le bras de Moïse, ensuite composants de la figure de l’idole noire adorée du peuple.
Autre motif récurrent, le totem blanc qui figure le « bâton d’airain » de Moïse, que Castellucci a déjà utilisé je crois dans un autre spectacle Go down Moses présenté au théâtre de la Ville en 2014. Un motif polysémique, comme il y en a beaucoup dans les travaux de Castellucci, dont le sens peut être reçu de manière diverse sans perdre de sa puissance, ou même ne pas être compris, comme souvent peut l’être tout signe,  notamment les signes du Divin (voir la question delphique des oracles).

Descente du bâton/serpent d'airain Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Descente du bâton/serpent d’airain Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Ainsi de ce bâton d’airain totémique,  on extrait un liquide noir (pétrole ? encre ?), en tous cas symbole de souillure qui va envahir peu à peu la scène et les personnes. Bâton qui symbolise Moïse ou Serpent maléfique : il ne peut y avoir de Loi que s’il y a souillure : la loi naît de la déviance. Et ironiquement quand ce bâton apparaît apparaissent aussi les mots “Grand anaconda” en surimpression. Les Dix Commandements sont une réponse au comportement des hommes, car si les hommes se comportaient sans souillure, ils n’en auraient pas besoin. Cette souillure noire peut être pétrole, tant ce totem semble une mécanique qui fait penser à un trépan, à une mécanique d’extraction du pétrole vu alors comme perversion, comme sang noir des Enfers (on serait proche de Castorf dans son Ring), comme substitut brutal et sans séduction de l’Or dont parle la partition mais aussi peut-être vue aussi comme encre, l’encre des écritures, mais en tous cas un liquide qui en étant nettoyé fait surgir le verbe, inscrit au sol dans les traces laissées après le nettoyage.
De même la piscine, le passage par l’eau est à la fois figure métaphorique du passage de la mer rouge, et bien entendu piscine probatique, de l’eau purificatrice,  comme elle exista aux portes de Jérusalem et figurée dans la peinture (voir San Rocco à Venise et Tintoretto), une piscine probatique dans laquelle on plonge aussi un élément rouge (vivant ?) du totem et donc dans lequel on purifie hommes et choses, mais aussi une piscine probatique dont l’eau semble noircie.
La question du sens, la question de la transmission, la question aussi de l’ambiguïté ou de l’ambivalence sont des éléments qui font parti du message . La question de la parole étant posée par Moïse lui même dès les premières répliques « Meine Zunge ist ungelenk, ich kann denken, aber nicht reden », c’est autour du Verbe que Castellucci construit son travail, des mots apparaissent en surimpression et défilent à toute vitesse, comme les chiffres qui vont jusqu’à 40, 40 jours, et 40 nuits de Moïse sur le Sinaï : la Bible est pleine de séjours de 40 jours, dans l’ancien et le nouveau Testament (40 jours entre la résurrection et l’ascension de Jésus par exemple), c’est à dire que Castellucci fait défiler des mots et des chiffres qui sont des signes « dé-chiffrables » .
Ainsi, ce travail colle-t-il aux intentions de Schönberg revenu au Judaïsme et désireux d’écrire un opéra (dont il assume, comme Wagner, parole et musique) où la parole sous toutes ses formes sera centrale, parce que la parole est ici Acte, la parole comme outil, comme effet, comme signe inintelligible, et comme action. Une parole qui dans la mise en scène de Castellucci est partout, et défile en surimpression. Schönberg compose ce qu’on pourrait appeler un « Bühnenweihspiel » un jeu scénique sacré, qui n’a rien d’un opéra au sens traditionnel, mais rien non plus d’un oratorio, qui ressemblerait plutôt à un Mystère au sens médiéval du terme. On entend la parole chantée, parlée ou psalmodiée, la parole écrite, la parole enregistrée (les bandes magnétiques) : les voix (oui, avec x) du Seigneur sont impénétrables et Moïse, son prophète (celui qui annonce la parole divine), celui dont le métier est d’annoncer, ne sait pas parler. La situation tragique de Moïse est celle d’un humain dont la charge est d’annoncer la Parole, mais incapable de la prononcer et donc d’une impossibilité de transmettre la voix du Divin sinon par un intermédiaire, une sorte d’exégète dont la fonction, de facto, atténue la Parole
D’où la question d’Aron, celui qui sait parler, mais qui ne communique pas avec l’Eternel, celui qui tient le fil de la relation aux hommes, et donc au relatif, et donc à ceux qui doivent obéir à la Loi parce qu’il l’ont sans doute déjà enfreinte. Aron parle, et mais n’est pas le « prophète », et sa parole est non plus prophétique, mais politique et comme toute parole politique, contingente. D’où à la fois la différence de vocalité (Moïse est baryton basse) et Aron et ténor, ténor comme « ténu », comme fragile (je fais moi aussi des jeux sur les mots) et qui permet, pour « tenir » le peuple, par le retour au paganisme et par le Veau d’or. Peter Stein avait insisté sur l’orgie, et sur un côté très terrestre, mais Castellucci l’évoque sans insister (quelques nus) préférant sanctuariser un corps féminin présenté aux pieds du Veau d’Or/taureau :

Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

le tableau est saisissant de ce frèle corps féminin étendu aux pieds de l’énorme taureau . Le choix du taureau ne peut être gratuit. Il y a là allusion imagée aux sacrifices humains, aux jeux du cirque à Rome, au Moloch de Salammbô, c’est à dire tous les rites qui massacrent le vivant pour l’Idole, et les extrêmes de l’idolâtrie et les extrêmes de la monstruosité.  C’est tout ce que l’Éternel refuse, dès le premier Commandement : « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi. Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces images, pour leur rendre un culte… ».
Mais Castellucci ne rend rien évident et tout évocatoire, tout simplement parce que la Parole est une et ses effets multiples et ses interprétations aussi multiples que les individus singuliers qui l’entendent : ainsi l’espace est-il en permanence ritualisé et géométrique où se meuvent les personnages, ainsi de la disposition du chœur, du parcours même du Taureau, des servants vêtus de combinaisons stériles pour éviter de manier l’impur, qui pourtant est parmi nous et en nous, toujours : il n’y a de pur que par rapport à l’impur, et dans un monde où il n’y aurait que le Bien, le Bien n’existerait pas car le Bien n’existe que par rapport au Mal. D’où les visions à peine esquissées ou devinées du début du spectacle d’un monde uniforme qui ne prend forme que lorsque le noir (la souillure, le Mal) apparaît. Même si apparaît à la fin un Sinaï couvert pendant l’essentiel du spectacle sous un drap candide, un Sinaï évoqué, débarrassé de son drap et devenu montagne, devient un Sinaï concret qu’on gravit, désormais à plusieurs, comme pour se relier à Dieu, après la perdition du veau d’Or, symbole d’un après que Moïse ne connaîtra pas, et comme si enfin on allait vers le très concret, qui est lui aussi un leurre.

Toute cette complexité est présente dans un spectacle où le parcours efface résolument tout « scandale » ou toute image qui focaliserait le spectateur sur la mise en scène et non sur ce le contenu qui est dit, suggéré, évoqué :  Castellucci semble lui-même s’effacer devant une sorte d’illustration de l’impossible à illustrer, figurer ou dire. C’est un grand rituel illustratif et lustral, qui prend sens dans l’entreprise même de Schönberg. Après avoir mis en scène Parsifal, Castellucci approche de nouveau le sacré par l’évocation d’une Parole protéiforme et lointaine qui est la parole de Dieu vue par Schönberg, dans une démarche qui veut marquer les frontières de l’impossible : ce n’est pas un hasard si certains ont vu dans le Totem mécanique représentant le serpent d’Airain, une allusion à Kubrick et à 2001, Odyssée de l’Espace. Comme dans Parsifal, comme chez Kubrick, la Quête est le seul acte possible.
Boulez avec Stein proposait un Moses und Aron acéré, un peu comme Solti à l’opéra en 1973 (dans une mise en scène oubliable), Jordan avec Castellucci propose un Moses und Aron plus contemplatif, plus sage, aussi géométrique en scène qu’en fosse. Jordan a fait un travail avec l’orchestre remarquable, d’une clarté notable, d’une rigueur exemplaire ; Son approche, qui pour certains a manqué d’un peu de vie,  met en valeur chaque moment, sculpte chaque parole. Plus encore, Jordan, qui n’est pas un de mes chefs de prédilection arrive ici à relier tout ce que la musique du XXème doit au baroque, voire à la musique de la Renaissance (Boulez est passionné de Gesualdo), mais il fait aussi entendre aussi ce que cette musique peut avoir de viennois, au sens post-romantique du terme, la musique de Schönberg, n’est pas une musique en représentation, c’est une musique intellectuelle, composée, sur-composée, qui oblige à la concentration et à une écoute diffractée : l’approche de Jordan facilite ce travail car elle n’est pas théâtrale, elle est tout sauf en représentation, elle se replie, elle se soustrait elle oblige à entrer dans les méandres de la composition. En ce sens Philippe Jordan réalise pour mon goût la plus convaincante de ses approches.
Saluons aussi le travail du chœur : José Luis Basso qui vient du Liceo de Barcelone, a travaillé ici d’une manière exemplaire, le chœur de l’Opéra qui est un chœur en soi de grande qualité, a travaillé sur le phrasé, sur la diction, sur l’expression même d’une manière éblouissante.
Ce qui doit marquer une production qui affirme une orientation et se veut l’image d’une saison ou d’une nouvelle période, c’est que toutes les masses artistiques du théâtre sont au rendez-vous : ici, techniciens chœur et orchestre montrent que devant un tel défi, ils sont tous au rendez-vous (saluons les éclairages fabuleux de Castellucci, mais aussi les techniciens lumière de l’opéra). Les solistes et pas seulement les deux rôles principaux, même s’ils sont tous épisodiques, dans une telle entreprise, doivent être impeccables car dans un opéra sur la parole et le mot, ils doivent tous être irréprochables : le niveau d’un théâtre ou d ‘une représentation se voit aux petits rôles, et pas aux grands, car s’il est facile de distribuer les grands rôles, il est bien plus difficile de distribuer les rôles plus réduits, qui font pourtant la couleur de l’ensemble. Et là ils sont parfaits, Catherine Wyn-Rogers qui prête son beau mezzo sonore à la malade, Julie Davies toute jeune soprano émoulue des formations américaines, Christopher Purves, magnifique baryton qui écume les scènes dans Britten, mais aussi Nicky Spence, le tout jeune Michael Pflumm ou Ralf Lukas, qu’on voit souvent dans les représentations wagnériennes (Melot). Beaucoup sont anglo-saxons, qui en général sont formés à la diction d’une manière rigoureuse et on reste frappé par le sens du mot de chacun.
Si John Graham-Hall est un ténor qui m’a il y a quelques années vraiment séduit dans Peter Grimes, la voix semble fatiguée, et un peu voilée, si bien qu’elle semble dans Aron à la fois en harmonie avec celle de Moses et en même temps ne pas assez tranchée. Dans Aron, il faut une voix très saine, et très différenciée de Moses (Avec Boulez, c’était Chris Merritt), je verrais là dedans pourquoi pas un Vogt ou un Hymel, des voix qui séduisent, des voix suffisamment « ailleurs » pour faire la différence, pour emporter le peuple, pour jouer avec la subtilité du texte et ses insinuations. Graham Hall est un beau ténor, à la diction impeccable et à la belle présence, mais dans un rôle où la parole est maîtresse, il semble un peu trop gris.
Thomas Johannes Mayer en revanche est Moïse : il a dans Moïse la qualité de son Wanderer, une sorte de voix puissante mais un peu mate, un peu voilée, un peu fatiguée dont il joue avec génie. C’est un chanteur intelligent, un diseur de texte extraordinaire (son monologue de Wotan au deuxième acte de Walkyrie est impressionnant) , il est ici vraiment la voix qu’il faut, présente, puissante et en même temps pas spectaculaire, mais habitée par le texte, profonde, qui donne à chaque parole un poids et un sens. Un chanteur germanique de très grande tradition et de haute école. On ne voit pas qui actuellement pourrait lui disputer la palme aujourd’hui dans un rôle à la difficulté multiple qui exige en plus une très grande présence scénique. Anthologique.

Il reste à souhaiter que ce spectacle devienne un classique parisien et non un feu d’artifice unique, qu’on puisse aller s’y retremper régulièrement, il serait délétère de ne pas le reprendre assez régulièrement. Le spectacle est repris en mai prochain à Madrid dans une salle moins vaste, avec un autre chef (Lothar Koenigs), et un autre Moses (Albert Dohmen). Il serait intéressant de voir ce que devient ce vaste espace abstrait avec un rapport scène salle différent et une acoustique plus claire que celle de Bastille, très claire elle aussi, mais lointaine, qui allait d’ailleurs bien avec cette mise en scène ritualisée et abstraite, une acoustique qui fait distance. Dans un théâtre où la proximité est plus forte, il conviendrait de revoir ce travail. Mais au moins, à Madrid, pas de souci pour trouver le taureau.[wpsr_facebook]

Du blanc au noir ©Bernd Uhlig
Du blanc au noir ©Bernd Uhlig

FERRARA MUSICA 2015-2016 EN HOMMAGE À CLAUDIO ABBADO: LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Andris NELSONS le 6 NOVEMBRE 2015 (PROKOFIEV, MAHLER) avec Martha ARGERICH, Piano

Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Bientôt deux ans après la disparition de Claudio Abbado, le Festival de Lucerne et son orchestre le Lucerne Festival Orchestra reviennent à « la normalité ». Quand on interrogeait il y a quelques années Michael Haefliger , le remarquable intendant du Festival, sur une politique qui s’appuyait sur les deux figures mythiques qu’étaient Claudio Abbado et Pierre Boulez, il répondait « nous préférons penser qu’ils sont éternels ». Aujourd’hui Claudio Abbado n’est plus, et Pierre Boulez s’est retiré ; le Lucerne Festival a fait en très peu de temps l’expérience de la fin de l’éternité, sur ses deux emblèmes, la Lucerne Festival Academy, et le Lucerne Festival Orchestra. Cet été coup sur coup ont été connus le successeur de Pierre Boulez, le compositeur Wolfgang Rihm, et celui de Claudio Abbado, Riccardo Chailly.
La période d’incertitude est close, et cette première tournée post-Abbado du LFO commence à Ferrare, marquant bien la filiation et le lien qu’entend affirmer le Festival avec les lieux emblématiques liés au chef italien disparu. Même disparu, le LFO reste l’orchestre de Claudio Abbado et le lien symbolique avec l’Italie reste affirmé : Toscanini fondateur du Festival de Lucerne en 1938, contre un Festival de Salzbourg entaché par l’Anschluss, et Riccardo Chailly, milanais, ancien assistant d’Abbado, directeur musical de la Scala de Milan (et donc là-aussi lointain successeur d’Abbado) et ex-directeur musical du Royal Concertgebouw et actuel directeur, pour la dernière saison, du Gewandhausorchester de Leipzig dont il a démissionné brutalement il y a quelques semaines alors que son contrat courait jusqu’en 2020. Riccardo Chailly, au répertoire symphonique bien proche de celui d’Abbado, et au répertoire lyrique très large. Cette continuité se marque évidemment par l’ouverture du festival 2016 le 12 août prochain par la Symphonie n°8 de Mahler, « Symphonie des Mille », qu’Abbado avait renoncé à diriger en 2012 pour des raisons d’absence totale d’affinité artistique avec cette œuvre. Chailly clôt ainsi le premier cycle Mahler du LFO, et en ouvre un autre.
Le LFO, qui a affiché deux symphonies de Mahler dans le programme du festival 2015 (la quatrième avec Bernard Haitink et la cinquième avec Andris Nelsons), marque ainsi sa familiarité avec l’univers du compositeur, une familiarité construite avec Abbado, une tradition ouverte avec Abbado, qui semble ainsi se continuer.
Comment s’étonner alors que cette tournée si emblématique non seulement s’ouvre par Ferrare, mais aussi par Mahler, et avec le chef qui pendant ces deux ans, a accompagné l’orchestre surtout lors de ce concert hommage du 6 avril 2014, qui restera dans toutes les mémoires (et évidemment dans la mienne) comme l’un des plus marquants de leur vie, au point que tous croyaient (espéraient) voir en lui le successeur désigné.

Le château des Este à Ferrare
Le château des Este à Ferrare

Ferrare, une cité noyée quelquefois dans les brumes de la plaine du Pô, mais éclairée par des siècles d’une histoire brillante liée à la famille d’Este, et par la lumière de l’art, que ce soit la peinture ou la littérature, d’hier à aujourd’hui. La peinture avec Cosme Turà, l’urbanisme avec l’addizione Erculea (et la construction à la fin du XVème du fameux corso Ercole I° d’Este, et de son chef d’œuvre, le Palazzo dei Diamanti), mais aussi la littérature avec L’Arioste (Lodovico Ariosto), né à Reggio Emilia et lié à la famille d’Este qu’il servit, et plus récemment Giorgio Bassani, qui dans « Il Giardino dei Finzi Contini », raconte la persécution des juifs de Ferrare au temps des lois raciales du régime fasciste de 1938, Ferrare où depuis le Moyen âge il y avait une importante et active communauté juive. Ferrare aussi la cinématographique, où de nombreux films ont été tournés (De Sica, Antonioni-Wenders, Olmi).
Depuis les années 1990, Ferrare est aussi musicale, grâce à sa saison de concerts, Ferrara Musica, fondée puis très soutenue par Claudio Abbado qui y porta les Berliner Philharmoniker dès 1990, qui y installa la résidence du Mahler Chamber Orchestra, très lié à cette ville depuis sa fondation, mais aussi qui y dirigea dans son beau théâtre XVIIIème, un nombre impressionnant d’opéras : Falstaff, Il Viaggio a Reims, Il barbiere di Siviglia, Don Giovanni, Le nozze di Figaro, Cosi’ fan tutte, Simon Boccanegra, Fidelio, La Flûte enchantée.
Ferrare était le rendez-vous italien favori d’Abbado, qui s’élargit à l’Emilie-Romagne entière et plus tardivement à Bologne (avec la fondation de l’Orchestra Mozart) et tous les abbadiani se retrouvaient régulièrement sous les arcades du théâtre, situé juste en face du Castello des Este. Et après le concert, ou après l’opéra, avec les musiciens et les solistes on allait chez Settimo, une sympathique pizzeria située à quelques centaines de mètres.
Retrouver le LFO (dont les tutti sont formées du Mahler Chamber Orchestra) à Ferrare, c’est pour tout le monde revenir à la maison, retrouver l’ambiance et les rites,  et de fait, tous les abbadiani de toute l’Italie, ceux qu’on rencontrait partout, à Lucerne, à Ferrare, à Berlin étaient venus de toute l’Italie (il y avait un très fort contingent sicilien) assister à ce concert hommage, ouverture d’une tournée dédiée au chef disparu, dans un théâtre qui porte, à juste titr, son nom.
On me pardonnera cette longue introduction car il faut pour comprendre les émotions et le sens de ce concert remettre les choses en contexte. Ferrare est une ville qui a une grande importance pour les gens qui ont suivi Claudio Abbado, et le fait qu’avec moins de moyens certes, mais avec persévérance Ferrara Musica continue est sans nul doute dû à l’importance que Claudio Abbado a donné à la musique dans cette cité.
Mais le programme aussi du concert était un signe abbadien fort, non seulement parce que la symphonie n°5 de Mahler était affichée (elle l’avait déjà été au Lucerne Festival par le Lucerne Festival Orchestra avec Abbado en 2004, dont il reste bien heureusement un DVD), mais aussi le concerto pour piano n°3 de Prokofiev, avec Martha Argerich, qui fut l’un des premiers disques d’Abbado, en 1967, et le début d’une relation artistique jamais démentie couronnée à Ferrare même en 2004 par une exécution mythique, hallucinante, bouleversante du Concerto n°3 de Beethoven (elle mit la salle à genoux) avec le Mahler Chamber Orchestra enregistrée chez DG.

Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Avec tout cela en tête, il y avait une grande attente de ce concert, avec sans doute dans les têtes le secret (et trompeur?) espoir de retrouver le son Abbado et de revivre les moments d’antan .
Il y a eu émotion, mais à la fois résultat de tout ce qui précède, et surtout (et c’est heureux) par l’incroyable performance à laquelle nous avons assisté, aussi bien dans Prokofiev que dans Mahler, performance que les spectateurs de Paris ont entendu ces jours derniers, et qu’ils ont eux-mêmes salué, et avec quelle chaleur, à ce que je sais.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le concerto de Prokofiev met en valeur, plus qu’ailleurs peut-être, une étroite relation avec un orchestre très présent et une partie soliste très dynamique et très acrobatique, d’une folle difficulté (mais Martha Argerich connaît-elle seulement le mot ?) nécessitant énergie et surtout une virtuosité inouïe.
Mais l’orchestre doit aussi montrer à la fois ses qualités d’ensemble et la qualité de ses solistes (voir le début soliste de la clarinette) car –et on le remarque dès les premières mesures- ce ne sont qu’échos entre la soliste et les pupitres solistes de l’orchestre (la flûte…), les équilibres doivent être bien établis, notamment dans une salle plutôt petite à l’acoustique un peu sèche, mais où les volumes peuvent très vite noyer le son du soliste. Il n’en est rien ici tant l’harmonie entre orchestre et soliste est particulièrement bien équilibrée, (par exemple, la liaison entre le son des contrebasses qui s’éteint et la reprise au piano puis à la clarinette du thème initial dans le premier mouvement). La fluidité du toucher et du phrasé de Martha Argerich est proprement inouïe, oserais-je dire céleste, il y a à la fois énergie et poésie, lyrisme et ironie, sarcasme et romantisme, une science des contrastes telle qu’ils ne sont même plus vécus comme contrastes. Il est intéressant de comparer avec l’enregistrement avec Abbado car Abbado avait alors plus ou moins l’âge de Nelsons aujourd’hui, et au lieu d’insister sur les constructions, il soignait les aspects les plus fusionnels entre pianiste et orchestre, faisant quelquefois du soliste une part des instruments plus qu’un instrument soliste. On a un orchestre plus affirmé ici, plus spectaculaire peut-être, mais qui se conjugue tout aussi bien avec une Martha Argerich telle qu’en elle même pour l’éternité. Génie explosif elle était et génie explosif elle reste. Dans l’exposé de “thème et variations” du second mouvement, le son du piano est stupéfiant, un son à la fois fluide parce que presque liquide comme un son de harpe, qui ensuite devient brutalement plus haché, plus dur, sans transition, et d’un volume qui remplit la salle et en remontre à l’orchestre.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le troisième mouvement, le plus virtuose et le plus difficile, au bord de l’impossible, est totalement bruffant, étourdissant, Argerich semble au-delà des possibles, c’est à la fois incroyablement dynamique et rapide, mais en même temps précis. On entend toutes les notes sans jamais détourner la difficulté, mais en l’affrontant et en la surpassant. C’est proprement prodigieux, et la réponse de l’orchestre ne l’est pas moins, avec les solistes des bois (Lucas Macias Navarro, Jacques Zoon), mais aussi le basson (Guilhaume Santana) et toujours l’étourdissant Curfs aux percussions. C’est cette impression de globalité qui frappe, une sorte d’engagement collectif qui étourdit et enthousiaste. Le crescendo final diabolique nous emporte et provoque à la fois une seconde de surprise et une ovation inouïe. La légende est là, devant nous, et nous offre en bis la sonate en ré mineur K.141 de Scarlatti, une fois de plus étourdissante.

Lucerne festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

Après un tel sommet, après un moment, il faut le dire totalement brûlant et unique, l’autre partie, la Symphonie n°5 de Mahler risquait de paraître peut-être en retrait, à cause des souvenirs, à cause du lieu aussi car l’acoustique sèche et rapprochée, la présence à quelques mètres de l’orchestre empêchant toute réverbération et surtout empêchant une expansion du son qu’on a pu sans doute avoir à Paris et qu’on a eue à Lucerne, risquait de nuire à la qualité de l’audition, ou à nos habitudes.
Certes, le son apparaît différent, plus rude même quelquefois (les pizzicati du troisième mouvement), moins policé, mais cela fait sonner Mahler différemment et pas forcément moins intéressant.
D’autres ont noté avec une moue significative une sonorité différente du corps orchestral lui-même. Ils ne supportent pas sans doute l’absent, celui qui donnait à l’orchestre cette sonorité unique et ineffable. Mais on a entendu les mêmes remarques lorsque Karajan disparu, les berlinois ont été dirigés par Abbado : ils auraient perdu leur son.
Un orchestre est un corps vivant, c’est un rapport entre le chef et l’orchestre qui construit le son. Bien sûr un orchestre a une sonorité particulière, notamment des orchestres à la forte identité sonore comme la Staatskapelle de Dresde ou le Gewandhaus de Leipzig, mais au-delà, dans le rapport qu’il construit avec un chef, un orchestre s’adapte à une couleur voulue par une interprétation donnée. Il y avait un son “Abbado et Lucerne Festival Orchestra”, évident, et il y avait une connaissance intuitive des demandes du chef, stratifiée par des années de travail ensemble, par la formation d’un certain nombre de solistes au sein de la Gustav Mahler Jugendorchester qui évidemment comptait et qu’il n’y a plus ici. D’ailleurs, beaucoup de musiciens ont changé, mais viennent la plupart des plus grands orchestres européens. Mais il y a aussi une excellence technique in se,  chez des solistes comme l’incroyable Reinhold Friedrich ou le hautbois Lucas Macias Navarro, qui a quitté le Royal Concertgebouw Orkest pour rejoindre la Hochschule für Musik de Freiburg, et il y a entre de nombreux musiciens une relation particulière à cet orchestre, une relation affective qui dépasse le moment, ou le chef. Tout le monde avait remarqué en 2003 l’incroyable cohésion de l’orchestre dès le premier concert. Après 12 ans, il y a malgré les inévitables évolutions, les départs et les arrivées de ses participants, la persistance d’un véritable esprit de corps. Et puis il y a avec Andris Nelsons une relation particulière envers celui qui les a accompagnés régulièrement dans ces deux dernières années, où l’orchestre à l’évidence était orphelin.
Mais – et cela me réjouit – il n’y a pas une recherche d’imiter ce que faisait Abbado dans un Mahler qui a laissé des traces profondes dans le public, il y a au contraire une vraie volonté de faire de la musique avec le chef, de faire de la musique ensemble, et une musique qui ait la personnalité du moment et non celle du souvenir. Ainsi cette Symphonie n°5 est bien celle de Nelsons et du LFO, qui ne ressemble ni à Abbado, ni à ce que Nelsons a pu faire avec d’autres phalanges : la grande maîtrise technique, et l’envie de faire de la musique fait que l’orchestre répond à l’approche de Nelsons (37 ans cette année) comme il répondait à celle d’Abbado (71 ans en 2004). L’un, Abbado,  arrivait avec toute une carrière derrière lui, et l’autre, Nelsons est un chef en pleine carrière, avec une vision et une énergie forcément différentes. D’où une Cinquième sans doute moins allégée, plus contrastée, plus vive de sève aussi, et qui reste dans la globalité des exécutions entendues cet été et à Ferrare l’une des plus belles « Cinquième » jamais entendues et qui peut être mise sans hésitation aux côtés de l’exécution d’Abbado. Après un formidable premier mouvement (Friedrich!),

Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal
Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal

je garde un souvenir fort du deuxième mouvement de Ferrare, charnu, dynamique, d’une énergie intérieure rare, et du troisième mouvement, avec ses parties solistes formidables (le cor d’Alessio Allegrini !) et ses pizzicati à la fois nuancés et rudes, raffinés et râpeux, et ce lyrisme poétique incroyable. On gardera le souvenir aussi d’un adagietto tellement apaisé, pas forcément mélancolique, mais profondément serein et d’une épaisseur humaine étonnante. Bien sûr totalement frappant, le dernier mouvement triomphal, qui me renvoie à mes Meistersinger chéris, cet océan symphonique qui met tout l’orchestre en valeur et sa précision phénoménale (les cuivres ! les percussions – Curfs encore une fois magique -, les bois, mais aussi les cordes graves, si profondes et à si pures à la fois (les altos, les violoncelles, les contrebasses) et l’engagement de l’ensemble dans le jeu, dans un espace relativement réduit d’un plateau peu fait pour recevoir des masses de cette importance.

 Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Architecte et passionnant artisan de ce concert triomphal, Andris Nelsons, qui, à 37 ans seulement, se révèle chaque fois un peu plus être l’un des très grands chefs du moment, un chef fulgurant, très communicatif, sensitif, mais aussi rigoureux qui dans l’avenir gouvernera aux destinées musicales de deux orchestres parmi les plus prestigieux, le Gewandhaus de Leipzig et le Boston Symphony Orchestra. On le suit, on l’aime, il étonne. L’avenir est assuré.

Aussi ai-je entendu encore une fois le LFO que j’aime, avec ses perfections de toujours, mais aussi avec son sens du groupe, et sa manière « affective » – permettez moi d’oser le mot – de faire de la musique, dans une soirée où l’affectif comptait autant que l’artistique, une soirée des sensibilités à fleur de peau, une soirée qui a permis de plonger en soi, dans les irremplaçables souvenirs qui ont construit et donné du sens à la vie, mais aussi de vivre la musique avec une intensité renouvelée, sans regrets, avec la disponibilité de toujours vers le beau et surtout l’humain. Une soirée abbadienne en quelque sorte, dans un lieu où souffle encore son esprit. [wpsr_facebook]

Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco caselli Nirmal
Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: MEFISTOFELE de Arrigo BOITO le 24 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Omar MEIR WELLBER; Ms en scène: Roland SCHWAB)

Nuit de Walpurgis...© Wilfried Hösl
Nuit de Walpurgis…© Wilfried Hösl

Voir Mefistofele de Boito plus d’une fois dans sa vie ? C’est le type d’opéra qu’on va voir par curiosité, et dont on entend les airs célèbres dans les concerts ou les concours de chant, mais que beaucoup méprisent souvent sans le connaître et probablement sans jamais avoir pu en voir vu une représentation. Voyons, Mefistofele? …pas vraiment fashion…un seul petit tour méphistophélique et puis s’en va.
Ma première fois (et la seule)  fut à la Scala, en 1995, quand Riccardo Muti en proposa une nouvelle production (Mise en scène :  Pier’Alli, avec Ramey, La Scola, Crider) après une trentaine d’années d’absence depuis la production dirigée par Gavazzeni  en 1964 (Mise en scène : M.Wallmann, avec Ghiaurov, Bergonzi, Kabaivanska). C’est dire que ce n’est pas  non plus une œuvre donnée fréquemment (à cause des masses qu’elle nécessite et des exigences vocales), même à la Scala, là où elle a été créée en 1868. A Vienne, créé en 1997, dans la même production qu’à la Scala, Mefistofele eut 24 représentations jusqu’en 2001. A Paris la création eut lieu en 1912 sous la direction de Tullio Serafin avec Chaliapine et depuis… ?

René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl
René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl

La création de Mefistofele à Munich, l’opéra le plus important d’Allemagne, est donc forcément un événement et Nikolaus Bachler n’a pas lésiné sur les moyens, ni sur la distribution puisque trois des grandes stars de l’opéra aujourd’hui René Pape, Kristine Opolais, Joseph Calleja en constituent le noyau, et que la mise en scène de Roland Schwab est l’une des plus spectaculaires qu’on ait vues sur cette scène. Enfin, le chef Omar Meir Wellber, protégé de Daniel Barenboim, faisait pour l’occasion ses débuts munichois.
Entre l’objet musical non identifié qu’est la Damnation de Faust de Berlioz (1846) et celui bien plus identifié et plus conformiste qu’est le Faust de Gounod (1859), Boito, issu d’une famille intellectuelle, lié aux milieux littéraires d’avant-garde italiens (la Scapigliatura) francophone et admirateur de Stendhal, a choisi une voie médiane : il connaissait les deux œuvres et admirait Berlioz. De plus il a vécu à Paris au moment des débats autour du Tannhäuser de Wagner dont il y a des traces dans l’orchestration du prologue. Il était donc parfaitement au fait des discussions sur le drame musical et sur l’évolution de la scène lyrique. Certains méprisent ou ignorent cette œuvre, mais il ne faudrait pas ignorer le compositeur, d’un éclectisme intellectuel rare, et d’une grande ouverture, une figure de la modernité à qui Verdi, qui l’a connu assez tard, doit la révision du livret de Simon Boccanegra en 1881 et les livrets d’Otello et de Falstaff. Boito est une grande figure de la culture italienne dont la musique a été soutenue par Toscanini, Bernstein, Muti.
La surprise du public munichois devant cette œuvre s’est sentie par l’enthousiasme grandissant et le succès important au rideau final, avec une petite vingtaine de minutes d’applaudissements nourris.
On doit brièvement rappeler que la création à Milan en 1868 fut une catastrophe, et qu’il fallut beaucoup d’insistance pour l’œuvre révisée soit reprise en 1875 à Bologne, où cette fois elle connut le succès. C’est la seule œuvre achevée de Boito, l’autre opéra, Nerone, a été terminé par Vincenzo Tommasini e Antonio Smareglia, sur commission de Toscanini qui l’a créé à la Scala en 1924.
Mefistofele est une œuvre monumentale, exigeant un chœur énorme, un chœur d’enfants et trois rôles à tenir par des interprètes d’exception. Tous les grands interprètes du répertoire italien, basses, ténors, sopranos, ont enregistré ou interprété Mefistofele : les distributions ne sont qu’une liste de légendes du chant. Boito s’y montre fidèle à l’esprit fantasmagorique du Faust de Goethe, et dramaturgiquement peut être plus proche de ce que voulait Berlioz que ce qu’a fait Gounod. Il se montre attiré par la mélodie continue et le drame musical wagnérien, mais garde aussi des formes traditionnelles de l’opéra italien. Bien sûr, l’histoire de Marguerite en reste le noyau dur, mais se trouve un peu diluée dans de grands ensembles comme la nuit de Walpurgis qui clôt le deuxième acte. Pat ailleurs, il prend des éléments du second Faust, l’apparition d’Hélène, par exemple, ou le salut final de Faust qui échappe au pouvoir de Mefistofele. Boito voulait sans doute à travers son Mefistofele, recréer quelque chose du gigantisme de l’œuvre de Goethe (5 actes à la création en 1868), et sans doute, en bon italien, lui donner une couleur dantesque, mais il dut réduire pour Bologne à 4 actes, outre un prologue et un épilogue, ce qui a affaibli la dramaturgie de la partie finale.
Il y a dans la musique quelque chose de spectaculaire, de grandiose, d’énorme, qui fait de ce travail un opéra qui n’a pas l’intimisme ni la poésie de Berlioz, mais qui a une vraie singularité, et le metteur en scène Roland Schwab (qui réalise sa première mise en scène a Munich) a volontairement surexposé l’histoire, dans un décor monumental de Piero Vinciguerra, un tunnel métallique rappelant le très fameux décor (de Peter Sykora) du Ring de Götz Friedrich de la Deutsche Oper ; Schwab a étudié chez Friedrich à Hambourg : ceci explique sans doute cela.

Rheingold (Götz Friedrich, décor de Peter Sykora) © 2010, Bettina Stöß/Deutsche Oper Berlin
Rheingold (Götz Friedrich, décor de Peter Sykora) © 2010, Bettina Stöß/Deutsche Oper Berlin

Ce tunnel est comme une sorte de tourbillon, une image des cercles de l’Enfer dantesque (Boito lecteur de Dante connaissait d’ailleurs la Dante Symphonie de Liszt qui date de 1857 et s’y est peut-être référé)
Il y a entre la première partie (Prologue, actes I et II) et la seconde (actes III, IV, épilogue) une grande différence de parti pris et d’ambiance. Dans la première partie, défilent tous les poncifs de la diablerie faustienne, avec un royaume de Mefistofele qui ressemble à un Venusberg échevelé, ou à une Oktoberfest décadente dans un style spectaculaire assez proche du musical avec les chorégraphies de Stefano Gianetti. Boito a voulu montrer une sorte de totalité du monde, le bien et le mal, Paradis (dans le prologue) et Enfer ;  Schwab les met pratiquement en face et en phase, en gardant la même structure, comme Boito qui utilise des phrases de sa musique similaires d’un côté comme de l’autre. Cela indique de toute manière l’ambition de l’entreprise, souligné dans la mise en scène et dans la construction de l’œuvre.

Une Oktoberfest satanique  © Wilfried Hösl
Une Oktoberfest satanique © Wilfried Hösl

 

René Pape (Mefistofele) en deejay maléfique
René Pape (Mefistofele) en deejay maléfique

Quand apparaît Mefistofele, il est une sorte de maître des lieux, deejay (sur un Gramophone…) d’une énorme boite de nuit satanique, toujours ouverte (OPEN s’affiche au premier plan) et semble un boss mafieux plutôt spirituel et à la mode. René Pape se délecte de ce rôle qui une fois de plus fait du diable un personnage toujours séducteur et plutôt attirant, un manipulateur de foules et d’ambiances. Le Faust de Boito, qui n’est pas le personnage principal, n’est pas le scientifique amer en fin de vie, c’est presque un quidam, un homme parmi d’autres que Mefistofele choisit comme par hasard. Ce Faust émerge de la foule et va suivre le maître, qui l’attire par le piège de la femme, qu’il suscite comme si elle était une apparition et qui va lui aussi venir un jouet sur lequel en lettres de sang on inscrira bientôt “Reue”  (repentir): tout n’est que surgissement et magie, comme si les personnages comptaient moins que les scènes ou les ambiances.
Roland Schwab ménage quelques effets avec la vidéo (de Lea Heutelbeck) : Mefistofele regarde un avion voler autour de Manhattan (toute allusion…) avec une délectation non feinte.

Acte I  © Wilfried Hösl
Acte I © Wilfried Hösl

L’idée est claire et pessimiste : le mal est installé dans le monde et s’y vautre. Là où officie Mefistofele, des chaises, un sofa, un tuba, comme des reliques  modernes, traînent et montrent qu’il a investi le monde.

René Pape (Mefistofele) Kristine Opolais (Margherita) © Wilfried Hösl
René Pape (Mefistofele) Kristine Opolais (Margherita) © Wilfried Hösl

Du même coup, Marguerite n’est plus qu’un jouet une Poupée hallucinée que Mefistofele met en scène pour Faust. Mais c’est une brève rencontre et Mefistofele emporte très vite Faust vers la nuit de Walpurgis. C’est l’occasion pour Schwab de démonter de visu l’illusion théâtrale sur une vieille Harley Davidson, chevauchée par les deux personnages, avec un gros ventilateur installé par Mefistofele lui-même pour donner l’illusion cinématographique de la vitesse. Image à la fois frappante et amusante, presque irréelle, qui nous amène à la scène finale de l’acte II, le climax de l’œuvre et le triomphe de Mefistofele, souvent assis au premier plan dans un fauteuil, laissant ce qu’il a déclenché se dérouler. Un monde fou sur scène, ponts qui montent et descendent, surgissements des dessous, éclairs de flammes : un spectacle à la fois impressionnant et quelque peu factice, une fête du Diable qui semble une fièvre du samedi soir dans une boite à la mode où Marguerite est violée par Faust : ne serions-nous pas nous-mêmes l’Enfer?
La deuxième partie après l’entracte (actes III et IV) est très différente et peu enfiévrée, après le climax, la chute, et les échecs de Mefistofele. Marguerite résiste à Faust et ne se laisse ni emporter ni libérer, l’ambiance est sombre et solitaire après le feu d’artifice du final de l’acte II, c’est le moment le plus lyrique de l’intervention de Marguerite. La vision hallucinée que Kristine Opolais réussit à imposer de manière magistrale fait basculer dans un autre type de cauchemar. Face au mal triomphant et explosif, le bien est bien discret fait bien peu spectacle. Encore plus au quatrième acte, qui devrait-être la vision extatique d’Hélène, et qui se passe, comme dans le plus pur style « Regietheater », dans une maison de retraite. Faust y arrive et y est installé, comme un malade d’Alzheimer, ou comme un dément, et Hélène et ses compagnes ne sont que les infirmières qui gardent les vieillards avec bonhommie, jouent avec et font conversation.

Faust (Joseph Calleja) et Elena (Karine Babajanyan)© Charles Tandy
Faust (Joseph Calleja) et Elena (Karine Babajanyan)© Charles Tandy

La vision est terrible, et la fantasmagorie est finie, ce qui était cauchemar hollywoodien en première partie, où nous regardions cet Enfer un peu amusés, devient cauchemar authentique car il nous renvoie à notre possible avenir, à notre vieillesse et à notre déchéance, à notre Enfer futur. L’Enfer ici, c’est encore nous, et Faust n’est que l’un de nous, dont l’expiation des péchés passe par la folie. Faust sera racheté par sa folie même, qui le protège : on est bien près de l’Erasme de l’Éloge de la folie : nous avons assisté au spectacle du monde comme Enfer, et seule la Folie  peut nous en protéger. Le monde est un tunnel, presque une caverne platonicienne dont nous n’avons vu que des ombres illusoires, et la Folie est là, dans ce monde déréglé et dézingué, et ce qu’on appelle folie devient raison, comme chez Erasme. Faust fou et oublieux devient du même coup protégé et sauvé, pendant que Mefistofele titube et voit sa victime lui échapper.
Roland Schwab voit Mefistofele comme l’emblème de notre monde, qui a choisi délibérément l’Enfer et dont Faust n’est qu’un échantillon. Dans ce monde, malgré le prologue, il n’y a plus de Dieu ni de Paradis, il n’y a qu’un Enfer universel. Seul contact avec le réel, le futur de l’homme est dans sa maladie et dans la maladie bénie de son oubli, dans ses fantasmes peut-être, qui peut le faire sortir de ce noir universel. La solution par la folie, la solution par Alzheimer, s’abstraire dans un ailleurs clinique voilà ce qui est proposé pour échapper à l’universel Enfer. L’avenir est radieux.

Cette vision qu’on pensait superficielle au départ et assez m’as-tu vu, se révèle dans sa deuxième partie plus profonde et plus sentie que prévu, nous sommes donc pris à revers d’une dramaturgie et d’une musique qui prétendent à une vision universellement noire : le titre Mefistofele est clair de ce point de vue. L’allusion à Dante et au monde dantesque, que Boito connaît parfaitement, pétri qu’il est de l’auteur fondateur de la littérature italienne, est évidente, ne serait-ce que par la configuration du décor. Nous pensions trouver Goethe, et la boite de Pandore s’ouvre sur Dante.
Il s’agit bien d’un effort pour construire une musique dantesque, qui aille du Paradis à l’Enfer et sans Purgatoire. Et l’énorme machine des chœurs, et l’énorme crescendo sonore de l’orchestre, tout concourt à cette vision. A travers le Faust de Goethe, c’est bien l’Enfer de Dante qu’on y lit. On est en bonne compagnie.
Au service de l’entreprise, une réalisation musicale de haut niveau. Omar Meir Wellber tient parfaitement la construction orchestrale, surtout en première partie où il maîtrise les ensembles, le chœur et l’orchestre, avec une grande précision et un geste chorégraphique mais précis. Il produit un son volontairement surmultiplié, excessif, énorme pour tout dire qui convient parfaitement à l’entreprise. La seconde partie cependant, est moins chorale, plus centrée sur les individus et sur les situations, avec d’ailleurs des faiblesses dramaturgiques plus marquées : couper Goethe quand on veut faire du Dante est une entreprise délicate ! Mais l’orchestre, lancé par le chef à tout volume, ne semble pas s’apercevoir qu’on a changé d’univers, et cela devient beaucoup trop fort, jusqu’à couvrir les voix, toutes les voix, et notamment celle de René Pape. C’est vraiment le problème dominant dans la deuxième partie, alors que par ailleurs  l’orchestre est parfaitement tenu, et montre notamment au niveau des cordes et dans le détail des pupitres une grande précision sonore : on sait quelle est la qualité de cet orchestre, et on ne peut qu’en apprécier la prestation dans l’univers d’un compositeur pour lui inconnu encore. L’excès du volume est d’autant plus regrettable que le crescendo final est sans doute l’un des moments les plus impressionnants de l’œuvre et réalisé ici avec un exceptionnel brio. Les dernières mesures sont si impressionnantes qu’on en sort presque sonné, presque assommé de tant de puissance et de grandeur.

Andrea Borghini (Wagner) et René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl
Andrea Borghini (Wagner) et René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl

La distribution est dans l’ensemble à la hauteur, avec une belle homogénéité dans les rôles de complément, à commencer par l’excellent Wagner d’Andrea Borghini, seul italien du cast, qui fait partie de la troupe depuis 2014, et la Marta très juste d’Heike Grötzinger, elle aussi pilier de la troupe, mais aussi Rachael Wilson (Pantalis) et Joshua Owen Mills (Nereo).
Alors que souvent, la même artiste tient les deux rôles, Marguerite ici est chantée par Kristine Opolais et Elena par Karine Babajanyan. Cette dernière, dans une partie très tendue à l’aigu, qui requiert volume et puissance, s’en sort avec beaucoup d’aplomb et de présence, et remporte un très gros succès, mérité : c’est un nom à retenir.
C’est bien ce qui fait la difficulté des deux rôles quand on les donne à la même chanteuse ; il faut sans aucun doute un lirico spinto qui puisse aussi avoir des moments très lyriques (Caballé a chanté Marguerite, Tebaldi aussi, mais aussi Freni ou Kabaïvanska).

Kristine Opolais (Margherita) et Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl
Kristine Opolais (Margherita) et Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl

Kristine Opolais est une artiste douée d’une présence scénique et d’un engagement peu communs, elle se donne à fond en scène, reste toujours très expressive, elle est notamment une Butterfly bouleversante. Mais c’est en même temps une voix tendue, qui n’a pas tout à fait les moyens des rôles qu’elle chante, notamment dans le répertoire italien, elle est par exemple une très belle Manon, mais elle y épuise ses réserves.
Elle est une belle, une magnifique Marguerite, émouvante, présente, hallucinée, une splendide interprète,  mais les aigus sont très tendus, voire proches du cri, et cela devient gênant quand c’est systématique. Il est heureux qu’elle n’ait pas chanté Elena, elle s’y serait perdue. Je ne sais si elle a intérêt à aborder des rôles de ce type pour lesquels elle n’a pas tout à fait le format vocal.

Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl
Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl

Joseph Calleja à l’inverse est parfaitement à l’aise dans le rôle de Faust, où il développe un sens du phrasé, une diction qui sont un modèle de beau chant. De plus son timbre solaire, sa voix claire mais très présente, son volume maîtrisé,  dominant les hauteurs de l’orchestre, tout cela produit une prestation en tous points impeccable, voire anthologique et un très grand triomphe mérité.
René Pape abordait le rôle pour la première fois et j’ai souligné plus haut que toutes les grandes basses du siècle l’ont eu à leur répertoire. Il campe un personnage déluré, presque léger, et inhabituel pour les spectateurs qui ont plutôt l’habitude de le voir dans des rôles plus « composés » et plus raides. Il bouge, danse, s’amuse y compris avec le public (notamment lorsqu’il annonce l’entracte), en bref, un aspect différent et plutôt divertissant. Vocalement, on reconnaît ses notes basses et caverneuses, sonores et profondes dans lesquels il n’en finit pas d’étonner. Il a un peu plus de mal dans les aigus et surtout dans la manière de les négocier. Il est vrai que l’orchestre ne l’aide pas. En fait, il n’a pas l’habitude de la ductilité du chant italien et n’a pas toujours la souplesse vocale voulue, notamment dans les deux premiers actes. Il chante bien sûr Philippe II, mais le rôle ne requiert pas la souplesse que requiert Mefistofele. Boito, lui aussi, se souvient de Rossini et il y a là une technique spécifique au chant italien que Samuel Ramey, qui a beaucoup chanté Rossini, possédait et qui met quelquefois René Pape à la peine, et pour le volume, et pour la dynamique, et aussi pour la diction. Il reste un Mefistofele de grand niveau, mais ce n’est peut-être pas un rôle, pour l’instant du moins, où il peut montrer toute l’étendue de  son talent.
Au pays de Faust, il fallait sans doute monter Mefistofele, et alla grande . Tout est complet jusqu’à la dernière le 15 novembre, avec deux représentations supplémentaires pendant le Festival 2016 en juillet.  Il reste à savoir combien de fois la production sera reprise, au-delà de sa première série triomphale, et pour combien de temps.[wpsr_facebook]

Course à l'abîme © Wilfried Hösl
Course à l’abîme © Wilfried Hösl