LUCERNE FESTIVAL 2016 ET APRÈS

Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala
Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala

Le 29 février a eu lieu à Lucerne la conférence de presse introductive à l’ère Chailly où ont été dévoilés un certain nombre d’orientations de la nouvelle direction musicale du Lucerne Festival Orchestra.
Pour le Festival 2016, on sait que le programme ouvrira avec la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » avec une étincelante distribution, ce qui complètera le cycle symphonique qu’Abbado n’a pas mené à son terme, parce qu’il ne voulait pas diriger la huitième.
Dédié à Claudio Abbado, le programme inaugural sera effectué avec les musiciens habituels, augmentés de quelques musiciens de l’orchestre de la Scala, l’autre orchestre de Chailly depuis qu’il a décidé de laisser le Gewandhaus de Leipzig par anticipation.

De manière tout aussi compréhensible Chailly veut réorienter la programmation vers des œuvres qui ne sont pas habituelles au répertoire du LFO, ainsi en 2017 est-il prévu de faire « Oedipus Rex » de Stravinsky, ainsi que les musiques de scène d’Edipo a Colono de Sophocle composées par Rossini, une rareté réapparue sur les scènes en 1995 à Pesaro.

Pour 2017, sont prévues aussi les exécutions straussiennes, Ein Heldenleben et le poème symphonique Macbeth, ainsi que Le Sacre du Printemps de Stravinsky et la 1ère Symphonie de Tchaïkovski. Riccardo Chailly a annoncé trois programmes annuels.
A partir de 2017 reprendront les tournées d’automne du LFO, avec une grande tournée asiatique.
C’est avec beaucoup d’intérêt et de curiosité que cette nouvelle ère du LFO sera observée. Le répertoire de Riccardo Chailly, tant symphonique que lyrique, est assez proche de celui d’Abbado (Puccini mis à part), mais leurs personnalités musicales et leur manière d’approcher certaines œuvres (Mahler, Brahms) sont très différentes. L’orchestre devra s’habituer à un chef qu’ils ne connaissent pas du tout, et auquel ils ne s’attendaient pas.

Mais les expériences vécues avec Nelsons et Haitink ces deux dernières années montrent le grand professionnalisme et l’adaptabilité de cette phalange exceptionnelle. Il reste qu’avec ces annonces, on sent bien qu’un avenir différent se prépare, ce qui est légitime, et que l’orchestre du Festival de Lucerne va prendre une autre couleur.
Outre le programme Mahler inaugural qui va sans doute attirer la foule (12 et 13 août), il faut signaler aussi l’autre 8ème, celle de Bruckner que Bernard Haitink dirigera pour fêter ses cinquante ans de présence à Lucerne (19 et 20 août). Comme Abbado, comme Barenboim, il a commencé à diriger à Lucerne en 1966.
A noter qu’Haitink dirigera le Chamber Orchestra of Europe le 16 août avec Alisa Weilerstein au violoncelle pour un programme Dvořák particulièrement séduisant.
Daniel Barenboim sera justement présent pour fêter cet anniversaire, traditionnellement avec le West-Eastern Diwan Orchestra dans un programme Mozart le 14 août (Trois dernières symphonies n°39, 40, 41) et Widmann, Liszt, Wagner le 15 août avec Martha Argerich, suivi le 17 août d’un récital Maurizio Pollini.

Si on ajoute Barbara Hannigan et le Mahler Chamber Orchestra (22 et 23 août) , et le Chamber Orchestra of Europe avec Leonidas Kavakos (le 18 août), des concerts de la Lucerne Festival Academy sous la direction de Matthias Pintscher, ainsi que des concerts (gratuits) des solistes du LFO, dont l’ensemble de cuivres, on sent bien qu’entre le 12 et le 23 août il sera difficile d’échapper au lac des quatre cantons.
Et même après le 23 août, il faudra réserver bien des soirées d’un Festival dont le thème est Prima Donna et dédié cette année aux femmes musiciennes, ainsi Mahler Chamber Orchestra (avec Barbara Hannigan) et Chamber Orchestra of Europe (avec Anu Tali et Mirga Gražinytė-Tyla), tous deux en résidence pendant les premiers jours du Festival seront dirigés par des femmes, ainsi que le Lucerne Festival Academy Orchestra (avec Konstantia Gourzi et Susanna Mälkki), quant aux musiciennes, elles ont nom Anne Sophie Mutter (le 25 août) et Martha Argerich (avec Barenboim le 15 août), Harriet Krijgh (violoncelle), Madga Amara (piano), Alisa Weilerstein (violoncelle), Maria Schneider (compositeur et chef d’orchestre), Yulianna Avdeeva (piano), Arabella Steinbacher (violon et direction), Elena Schwarz, Elim Chan et  Gergana Gergova (direction) et même un ensemble composé des musiciennes de l’Orchestre Phiharmonique de Berlin.
On le sait, Lucerne est la fête des orchestres : Cleveland Orchestra le 24 août (Franz Welser-Möst), Sao Paolo Symphony Orchestra avec Marin Alsop au pupitre et Gabriela Montero au piano le 26 août, Royal Concertgebouw Orchestra avec son nouveau chef Daniele Gatti (et Sol Gabetta au violoncelle) avec notamment une 4ème de Bruckner les 28 et 29 août, Alan Gilbert mènera une Master’s class avec le Lucerne Festival Academy Orchestra du 29 août au 2 septembre et dirigera l’orchestre dans un programma court avec Anne Sophie Mutter (le 2 septembre), le Philharmonique de Berlin sous la direction de Sir Simon Rattle les 30 (Boulez Mahler 7) et 31 août (Anderson Brahms Dvořák) , le Philharmonique de Rotterdam avec Yannick Nézet-Séguin et Sarah Connolly dans un programme Mahler (Alma) et Mahler posthume (Symphonie n°10) le 1er septembre, Diego Fasolis, I Barocchisti et la grande Cecilia Bartoli le 3 septembre, le Gewandhaus de Leipzig avec le vénérable Herbert Blomstedt le 5 spetembre dans un programme Bach (avec Vilde Frang) et Bruckner (Symph.5) et le 6 septembre un programme Beethoven (avec Sir András Schiff), Kirill Petrenko et le Bayerische Staatsorchester (l’orchestre de l’opéra de Munich) le 7 septembre dans un programme Wagner Strauss avec Diana Damrau, le Philharmonique de Vienne osera la femme chef d’orchestre puisqu’il sera dirigé par Emmanuelle Haïm dans un programme Haendel avec Sandrine Piau le 8 septembre, tandis que Tugan Sokhiev le dirigera le 9 avec pour soliste le percussionniste Simone Rubino, Daniel Barenboim repassera le 10 septembre, mais avec sa Staatskapelle Berlin pour un programme Mozart (où il sera chef et soliste) et une 6ème de Bruckner. Enfin le 11 septembre Gustavo Dudamel clôturera les Festivités par une Turangalîla Symphonie de Messiaen avec l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela.
Comme d’habitude, c’est un programme riche, souvent inattendu, avec une très large place donnée aux musiciennes, solistes ou chefs d’orchestre. Le Festival de Lucerne reste inévitable parce que stimulant, intelligent, et raffiné.

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Et Lucerne c’est aussi Pâques, du 12 au 20 mars, avec cette année une prééminence baroque: Jordi Savall (12, 16 et 18 mars) William Christie (le 15 mars avec Rolando Villazon), John Eliot Gardiner et les English baroque soloists (le 17 mars), c’est aussi la traditionnelle classe de maître de Bernard Haitink, passionnante (les 17, 18, 19 mars) et la venue annuelle de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dirigé par Mariss Jansons pour deux concerts le 19 (Beethoven, Mendelssohn et le rarissime poème symphonique de Rachmaninoff  « Les Cloches ») et le 20 mars avec Chostakovitch (Symphonie n°7 Leningrad).

 

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Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens
Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens

FERRARA MUSICA 2015-2016 EN HOMMAGE À CLAUDIO ABBADO: LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Andris NELSONS le 6 NOVEMBRE 2015 (PROKOFIEV, MAHLER) avec Martha ARGERICH, Piano

Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Bientôt deux ans après la disparition de Claudio Abbado, le Festival de Lucerne et son orchestre le Lucerne Festival Orchestra reviennent à « la normalité ». Quand on interrogeait il y a quelques années Michael Haefliger , le remarquable intendant du Festival, sur une politique qui s’appuyait sur les deux figures mythiques qu’étaient Claudio Abbado et Pierre Boulez, il répondait « nous préférons penser qu’ils sont éternels ». Aujourd’hui Claudio Abbado n’est plus, et Pierre Boulez s’est retiré ; le Lucerne Festival a fait en très peu de temps l’expérience de la fin de l’éternité, sur ses deux emblèmes, la Lucerne Festival Academy, et le Lucerne Festival Orchestra. Cet été coup sur coup ont été connus le successeur de Pierre Boulez, le compositeur Wolfgang Rihm, et celui de Claudio Abbado, Riccardo Chailly.
La période d’incertitude est close, et cette première tournée post-Abbado du LFO commence à Ferrare, marquant bien la filiation et le lien qu’entend affirmer le Festival avec les lieux emblématiques liés au chef italien disparu. Même disparu, le LFO reste l’orchestre de Claudio Abbado et le lien symbolique avec l’Italie reste affirmé : Toscanini fondateur du Festival de Lucerne en 1938, contre un Festival de Salzbourg entaché par l’Anschluss, et Riccardo Chailly, milanais, ancien assistant d’Abbado, directeur musical de la Scala de Milan (et donc là-aussi lointain successeur d’Abbado) et ex-directeur musical du Royal Concertgebouw et actuel directeur, pour la dernière saison, du Gewandhausorchester de Leipzig dont il a démissionné brutalement il y a quelques semaines alors que son contrat courait jusqu’en 2020. Riccardo Chailly, au répertoire symphonique bien proche de celui d’Abbado, et au répertoire lyrique très large. Cette continuité se marque évidemment par l’ouverture du festival 2016 le 12 août prochain par la Symphonie n°8 de Mahler, « Symphonie des Mille », qu’Abbado avait renoncé à diriger en 2012 pour des raisons d’absence totale d’affinité artistique avec cette œuvre. Chailly clôt ainsi le premier cycle Mahler du LFO, et en ouvre un autre.
Le LFO, qui a affiché deux symphonies de Mahler dans le programme du festival 2015 (la quatrième avec Bernard Haitink et la cinquième avec Andris Nelsons), marque ainsi sa familiarité avec l’univers du compositeur, une familiarité construite avec Abbado, une tradition ouverte avec Abbado, qui semble ainsi se continuer.
Comment s’étonner alors que cette tournée si emblématique non seulement s’ouvre par Ferrare, mais aussi par Mahler, et avec le chef qui pendant ces deux ans, a accompagné l’orchestre surtout lors de ce concert hommage du 6 avril 2014, qui restera dans toutes les mémoires (et évidemment dans la mienne) comme l’un des plus marquants de leur vie, au point que tous croyaient (espéraient) voir en lui le successeur désigné.

Le château des Este à Ferrare
Le château des Este à Ferrare

Ferrare, une cité noyée quelquefois dans les brumes de la plaine du Pô, mais éclairée par des siècles d’une histoire brillante liée à la famille d’Este, et par la lumière de l’art, que ce soit la peinture ou la littérature, d’hier à aujourd’hui. La peinture avec Cosme Turà, l’urbanisme avec l’addizione Erculea (et la construction à la fin du XVème du fameux corso Ercole I° d’Este, et de son chef d’œuvre, le Palazzo dei Diamanti), mais aussi la littérature avec L’Arioste (Lodovico Ariosto), né à Reggio Emilia et lié à la famille d’Este qu’il servit, et plus récemment Giorgio Bassani, qui dans « Il Giardino dei Finzi Contini », raconte la persécution des juifs de Ferrare au temps des lois raciales du régime fasciste de 1938, Ferrare où depuis le Moyen âge il y avait une importante et active communauté juive. Ferrare aussi la cinématographique, où de nombreux films ont été tournés (De Sica, Antonioni-Wenders, Olmi).
Depuis les années 1990, Ferrare est aussi musicale, grâce à sa saison de concerts, Ferrara Musica, fondée puis très soutenue par Claudio Abbado qui y porta les Berliner Philharmoniker dès 1990, qui y installa la résidence du Mahler Chamber Orchestra, très lié à cette ville depuis sa fondation, mais aussi qui y dirigea dans son beau théâtre XVIIIème, un nombre impressionnant d’opéras : Falstaff, Il Viaggio a Reims, Il barbiere di Siviglia, Don Giovanni, Le nozze di Figaro, Cosi’ fan tutte, Simon Boccanegra, Fidelio, La Flûte enchantée.
Ferrare était le rendez-vous italien favori d’Abbado, qui s’élargit à l’Emilie-Romagne entière et plus tardivement à Bologne (avec la fondation de l’Orchestra Mozart) et tous les abbadiani se retrouvaient régulièrement sous les arcades du théâtre, situé juste en face du Castello des Este. Et après le concert, ou après l’opéra, avec les musiciens et les solistes on allait chez Settimo, une sympathique pizzeria située à quelques centaines de mètres.
Retrouver le LFO (dont les tutti sont formées du Mahler Chamber Orchestra) à Ferrare, c’est pour tout le monde revenir à la maison, retrouver l’ambiance et les rites,  et de fait, tous les abbadiani de toute l’Italie, ceux qu’on rencontrait partout, à Lucerne, à Ferrare, à Berlin étaient venus de toute l’Italie (il y avait un très fort contingent sicilien) assister à ce concert hommage, ouverture d’une tournée dédiée au chef disparu, dans un théâtre qui porte, à juste titr, son nom.
On me pardonnera cette longue introduction car il faut pour comprendre les émotions et le sens de ce concert remettre les choses en contexte. Ferrare est une ville qui a une grande importance pour les gens qui ont suivi Claudio Abbado, et le fait qu’avec moins de moyens certes, mais avec persévérance Ferrara Musica continue est sans nul doute dû à l’importance que Claudio Abbado a donné à la musique dans cette cité.
Mais le programme aussi du concert était un signe abbadien fort, non seulement parce que la symphonie n°5 de Mahler était affichée (elle l’avait déjà été au Lucerne Festival par le Lucerne Festival Orchestra avec Abbado en 2004, dont il reste bien heureusement un DVD), mais aussi le concerto pour piano n°3 de Prokofiev, avec Martha Argerich, qui fut l’un des premiers disques d’Abbado, en 1967, et le début d’une relation artistique jamais démentie couronnée à Ferrare même en 2004 par une exécution mythique, hallucinante, bouleversante du Concerto n°3 de Beethoven (elle mit la salle à genoux) avec le Mahler Chamber Orchestra enregistrée chez DG.

Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Avec tout cela en tête, il y avait une grande attente de ce concert, avec sans doute dans les têtes le secret (et trompeur?) espoir de retrouver le son Abbado et de revivre les moments d’antan .
Il y a eu émotion, mais à la fois résultat de tout ce qui précède, et surtout (et c’est heureux) par l’incroyable performance à laquelle nous avons assisté, aussi bien dans Prokofiev que dans Mahler, performance que les spectateurs de Paris ont entendu ces jours derniers, et qu’ils ont eux-mêmes salué, et avec quelle chaleur, à ce que je sais.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le concerto de Prokofiev met en valeur, plus qu’ailleurs peut-être, une étroite relation avec un orchestre très présent et une partie soliste très dynamique et très acrobatique, d’une folle difficulté (mais Martha Argerich connaît-elle seulement le mot ?) nécessitant énergie et surtout une virtuosité inouïe.
Mais l’orchestre doit aussi montrer à la fois ses qualités d’ensemble et la qualité de ses solistes (voir le début soliste de la clarinette) car –et on le remarque dès les premières mesures- ce ne sont qu’échos entre la soliste et les pupitres solistes de l’orchestre (la flûte…), les équilibres doivent être bien établis, notamment dans une salle plutôt petite à l’acoustique un peu sèche, mais où les volumes peuvent très vite noyer le son du soliste. Il n’en est rien ici tant l’harmonie entre orchestre et soliste est particulièrement bien équilibrée, (par exemple, la liaison entre le son des contrebasses qui s’éteint et la reprise au piano puis à la clarinette du thème initial dans le premier mouvement). La fluidité du toucher et du phrasé de Martha Argerich est proprement inouïe, oserais-je dire céleste, il y a à la fois énergie et poésie, lyrisme et ironie, sarcasme et romantisme, une science des contrastes telle qu’ils ne sont même plus vécus comme contrastes. Il est intéressant de comparer avec l’enregistrement avec Abbado car Abbado avait alors plus ou moins l’âge de Nelsons aujourd’hui, et au lieu d’insister sur les constructions, il soignait les aspects les plus fusionnels entre pianiste et orchestre, faisant quelquefois du soliste une part des instruments plus qu’un instrument soliste. On a un orchestre plus affirmé ici, plus spectaculaire peut-être, mais qui se conjugue tout aussi bien avec une Martha Argerich telle qu’en elle même pour l’éternité. Génie explosif elle était et génie explosif elle reste. Dans l’exposé de « thème et variations » du second mouvement, le son du piano est stupéfiant, un son à la fois fluide parce que presque liquide comme un son de harpe, qui ensuite devient brutalement plus haché, plus dur, sans transition, et d’un volume qui remplit la salle et en remontre à l’orchestre.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le troisième mouvement, le plus virtuose et le plus difficile, au bord de l’impossible, est totalement bruffant, étourdissant, Argerich semble au-delà des possibles, c’est à la fois incroyablement dynamique et rapide, mais en même temps précis. On entend toutes les notes sans jamais détourner la difficulté, mais en l’affrontant et en la surpassant. C’est proprement prodigieux, et la réponse de l’orchestre ne l’est pas moins, avec les solistes des bois (Lucas Macias Navarro, Jacques Zoon), mais aussi le basson (Guilhaume Santana) et toujours l’étourdissant Curfs aux percussions. C’est cette impression de globalité qui frappe, une sorte d’engagement collectif qui étourdit et enthousiaste. Le crescendo final diabolique nous emporte et provoque à la fois une seconde de surprise et une ovation inouïe. La légende est là, devant nous, et nous offre en bis la sonate en ré mineur K.141 de Scarlatti, une fois de plus étourdissante.

Lucerne festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

Après un tel sommet, après un moment, il faut le dire totalement brûlant et unique, l’autre partie, la Symphonie n°5 de Mahler risquait de paraître peut-être en retrait, à cause des souvenirs, à cause du lieu aussi car l’acoustique sèche et rapprochée, la présence à quelques mètres de l’orchestre empêchant toute réverbération et surtout empêchant une expansion du son qu’on a pu sans doute avoir à Paris et qu’on a eue à Lucerne, risquait de nuire à la qualité de l’audition, ou à nos habitudes.
Certes, le son apparaît différent, plus rude même quelquefois (les pizzicati du troisième mouvement), moins policé, mais cela fait sonner Mahler différemment et pas forcément moins intéressant.
D’autres ont noté avec une moue significative une sonorité différente du corps orchestral lui-même. Ils ne supportent pas sans doute l’absent, celui qui donnait à l’orchestre cette sonorité unique et ineffable. Mais on a entendu les mêmes remarques lorsque Karajan disparu, les berlinois ont été dirigés par Abbado : ils auraient perdu leur son.
Un orchestre est un corps vivant, c’est un rapport entre le chef et l’orchestre qui construit le son. Bien sûr un orchestre a une sonorité particulière, notamment des orchestres à la forte identité sonore comme la Staatskapelle de Dresde ou le Gewandhaus de Leipzig, mais au-delà, dans le rapport qu’il construit avec un chef, un orchestre s’adapte à une couleur voulue par une interprétation donnée. Il y avait un son « Abbado et Lucerne Festival Orchestra », évident, et il y avait une connaissance intuitive des demandes du chef, stratifiée par des années de travail ensemble, par la formation d’un certain nombre de solistes au sein de la Gustav Mahler Jugendorchester qui évidemment comptait et qu’il n’y a plus ici. D’ailleurs, beaucoup de musiciens ont changé, mais viennent la plupart des plus grands orchestres européens. Mais il y a aussi une excellence technique in se,  chez des solistes comme l’incroyable Reinhold Friedrich ou le hautbois Lucas Macias Navarro, qui a quitté le Royal Concertgebouw Orkest pour rejoindre la Hochschule für Musik de Freiburg, et il y a entre de nombreux musiciens une relation particulière à cet orchestre, une relation affective qui dépasse le moment, ou le chef. Tout le monde avait remarqué en 2003 l’incroyable cohésion de l’orchestre dès le premier concert. Après 12 ans, il y a malgré les inévitables évolutions, les départs et les arrivées de ses participants, la persistance d’un véritable esprit de corps. Et puis il y a avec Andris Nelsons une relation particulière envers celui qui les a accompagnés régulièrement dans ces deux dernières années, où l’orchestre à l’évidence était orphelin.
Mais – et cela me réjouit – il n’y a pas une recherche d’imiter ce que faisait Abbado dans un Mahler qui a laissé des traces profondes dans le public, il y a au contraire une vraie volonté de faire de la musique avec le chef, de faire de la musique ensemble, et une musique qui ait la personnalité du moment et non celle du souvenir. Ainsi cette Symphonie n°5 est bien celle de Nelsons et du LFO, qui ne ressemble ni à Abbado, ni à ce que Nelsons a pu faire avec d’autres phalanges : la grande maîtrise technique, et l’envie de faire de la musique fait que l’orchestre répond à l’approche de Nelsons (37 ans cette année) comme il répondait à celle d’Abbado (71 ans en 2004). L’un, Abbado,  arrivait avec toute une carrière derrière lui, et l’autre, Nelsons est un chef en pleine carrière, avec une vision et une énergie forcément différentes. D’où une Cinquième sans doute moins allégée, plus contrastée, plus vive de sève aussi, et qui reste dans la globalité des exécutions entendues cet été et à Ferrare l’une des plus belles « Cinquième » jamais entendues et qui peut être mise sans hésitation aux côtés de l’exécution d’Abbado. Après un formidable premier mouvement (Friedrich!),

Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal
Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal

je garde un souvenir fort du deuxième mouvement de Ferrare, charnu, dynamique, d’une énergie intérieure rare, et du troisième mouvement, avec ses parties solistes formidables (le cor d’Alessio Allegrini !) et ses pizzicati à la fois nuancés et rudes, raffinés et râpeux, et ce lyrisme poétique incroyable. On gardera le souvenir aussi d’un adagietto tellement apaisé, pas forcément mélancolique, mais profondément serein et d’une épaisseur humaine étonnante. Bien sûr totalement frappant, le dernier mouvement triomphal, qui me renvoie à mes Meistersinger chéris, cet océan symphonique qui met tout l’orchestre en valeur et sa précision phénoménale (les cuivres ! les percussions – Curfs encore une fois magique -, les bois, mais aussi les cordes graves, si profondes et à si pures à la fois (les altos, les violoncelles, les contrebasses) et l’engagement de l’ensemble dans le jeu, dans un espace relativement réduit d’un plateau peu fait pour recevoir des masses de cette importance.

 Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Architecte et passionnant artisan de ce concert triomphal, Andris Nelsons, qui, à 37 ans seulement, se révèle chaque fois un peu plus être l’un des très grands chefs du moment, un chef fulgurant, très communicatif, sensitif, mais aussi rigoureux qui dans l’avenir gouvernera aux destinées musicales de deux orchestres parmi les plus prestigieux, le Gewandhaus de Leipzig et le Boston Symphony Orchestra. On le suit, on l’aime, il étonne. L’avenir est assuré.

Aussi ai-je entendu encore une fois le LFO que j’aime, avec ses perfections de toujours, mais aussi avec son sens du groupe, et sa manière « affective » – permettez moi d’oser le mot – de faire de la musique, dans une soirée où l’affectif comptait autant que l’artistique, une soirée des sensibilités à fleur de peau, une soirée qui a permis de plonger en soi, dans les irremplaçables souvenirs qui ont construit et donné du sens à la vie, mais aussi de vivre la musique avec une intensité renouvelée, sans regrets, avec la disponibilité de toujours vers le beau et surtout l’humain. Une soirée abbadienne en quelque sorte, dans un lieu où souffle encore son esprit. [wpsr_facebook]

Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco caselli Nirmal
Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal