OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2013: Christian THIELEMANN dirige la SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN le 29 MARS 2013 (BRAHMS: EIN DEUTSCHES REQUIEM)

Salzbourg, 29 mars 2013

Pendant que les Berliner Philharmoniker s’installent dans leurs nouveaux quartiers de printemps à Baden-Baden, la Staatskapelle de Dresde s’installe dans les siens à Salzbourg. Je continue à regretter ce départ, le festival de Pâques ayant été fondé pour les Berliner. On ne va pas indéfiniment pleurer, et il faut prendre acte de la présence de Dresde et non plus de Berlin. La Saxe au lieu du Brandebourg, et surtout un orchestre de haute tradition je dirais de haute école (Dresde) au lieu d’un orchestre internationalisé (Berlin), qui s’est profondément ouvert aux standards des grands orchestres du monde et qui peut-être (bien que je l’adorasse) a perdu de sa germanité au profit de standards plus globalisés, mais pas forcément moins séduisants d’ailleurs.
C’est bien là le caractère de la Staatskapelle, une phalange qui cultive son identité, un orchestre d’ailleurs plus “mature” que d’autres, dont les membres sont moins jeunes qu’ailleurs: tout cela se traduit par son très particulier, très rond, très plein et en même temps rien moins que massif ou compact. Ce qui frappe en effet, c’est sa clarté, c’est la manière dont on reconnaît immédiatement chaque pupitre, comme dans un labyrinthe qui nous conduirait dans chaque son, devant chaque instrument, sans que ce soit un effet de chef, mais plutôt un effet de génome.
C’est un peu aussi le caractère du Gewandhaus de Leipzig, mais sans doute moins marqué qu’à Dresde. La ville anéantie après la guerre a gardé à travers son orchestre le parfum d’avant, celui de la mémoire de celle qui était la Florence sur l’Elbe: à une semaine de distance, le War Requiem de Lucerne parlait de l’anéantissement de Coventry, trésor d’histoire, auquel a répondu celui de Dresde, autre trésor et au Requiem anglais de Britten répond ce soir le Requiem allemand de Brahms exécuté par les dresdois (même si celui-ci par la force des choses et du temps ne témoigne pas de la destruction de Dresde) . En écoutant la Staatskapelle de Dresde, comment ne pas penser à la ville, et comment ne pas faire de liens émouvants.
On a dit beaucoup de choses de Christian Thielemann, de son irrégularité, de son approche de “Kapellmeister”, ce qui n’est pas forcément un compliment dans la bouche de ceux qui le disent, de sa raideur, de ses gestes imprécis etc…etc…Moi-même, j’en prends ma part, et je ne compte pas ce chef parmi mes favoris. J’ai aimé le Thielemann jeune, qui dirigeait à Bologne ou Genève, j’ai peu apprécié le Thielemann munichois, celui de Bayreuth ces dernières années (alors que son Tannhäuser de 2005 était sublime). J’étais donc très curieux cette année d’écouter avec attention la relation qu’il a commencé de tisser avec la phalange saxonne.
Le Deutsches Requiem de Brahms ne reprend pas la liturgie de la Messe des morts, comme les autres grands Requiem, Brahms avait une religiosité très personnelle et a voulu composer une œuvre (suite à la mort de Robert Schumann et sans doute de sa mère, bien qu’il ne l’ait jamais confirmé) non liturgique, mais humaniste, en puisant dans les Saintes Écritures. La genèse en est assez longue, et une première partie fut créée à Vienne avec un succès moyen, l’œuvre complétée  fut créée le Vendredi Saint à Brême le 10 avril 1868, mais Brahms ajouta la 5ème partie (intervention du soprano), pour créer la version que nous connaissons  le 18 février 1869 au Gewandhaus de Leipzig avec l’orchestre homonyme.
C’est une œuvre essentiellement chorale, avec seulement trois interventions des solistes (un baryton, un soprano) au n°3 , n°5, n°6
J’ai entendu pour la dernière fois Ein deutsches Requiem à Lucerne, avec l’orchestre de la radio Bavaroise et Mariss Jansons, une interprétation moins spirituelle que terrienne, au rythme rapide, et pour tout dire légèrement en dessous de l’attendu. Ma référence est Abbado, aérien, dans un ciel nuageux d’une légèreté séraphique.
Thielemann commence plutôt assez rapidement, avec un son surprenant, tellement clair, tellement déconstruit, avec chaque notule qui arrive aux oreilles, qu’on est un peu sur la réserve au départ: rien de mystique dans ce morceau n°1 [Selig sind, die da Leid tragen] , rien de religieux, rien de spirituel. C’est parfait, et c’est vide. On n’arrive pas à découvrir les intentions, on ne ressent rien, ni aucune élévation.
Dès le n°2 [Denn alles Fleisch es ist wie Gras], les choses changent. L’ambiance devient plus recueillie, le chœur sublime, l’orchestre, pourtant assez net, ne le couvre jamais, avec une attention soutenue du chef sur chaque instrument, et la musique gagne en rythme (grâce notamment à un exceptionnel timbalier qui scande l’ensemble de manière sourde), en expansion, en grandeur, prend incontestablement plus de sens. Bois magnifiques, cuivres sans reproche. L’orchestre dans tous ses pupitres ensemble est vraiment grandiose: même si pris individuellement ils ne sont pas aussi exceptionnels que dans d’autres phalanges, ils jouent ensemble, et font ensemble de la musique et non des notes.
Michael Volle, le baryton, rend le n°3 sublime [Herr, lehre  doch mich]. La voix est d’une douceur et d’une suavité rares, la diction exceptionnelle, la science de la projection est un modèle, cela produit une forte émotion.
Il faut aussi s’arrêter au n°5 [Ihr habt nun Traurigkeit] sur le soprano, moins connu, Christiane Karg, membre de la troupe de l’Opéra de Francfort et appelée de plus en plus à participer à des concerts (avec Thielemann, Jansons, Harding, Nezet-Séguin. Une voix très ronde, très bien posée, techniquement impeccable. J’ai entendu dans cette voix pour l’instant plutôt habituée au baroque (Aricie, Poppea) mais aussi à Norina ou Musetta, un vrai soprano lyrique qu’on sent près à d’autres défis (j’ai entendu dans cette voix une future Marschallin). Un timbre riche, coloré qui m’a séduit tout particulièrement.
Le n°6 permet au chœur de faire entendre sa qualité exceptionnelle (c’était aussi lui la semaine dernière à Lucerne dans le War Requiem), un explosion de sons, de couleurs et une diction prodigieuse. S’il y a quelque chose d’inoubliable dans ce concert, c’est d’abord la prestation puissante, profondément engagée, mais aussi subtile et précise du chœur, qu’on sait être l’un des meilleurs et des plus demandés aujourd’hui.
Le n°7 [Selig sind die Toten] qui fait écho au n°1 me semble plus profond, plus fortement engagé, et Thielemann (qui dirige sans baguette) très attentif au chœur qu’il suit pas à pas, donne à ce mouvement final une vraie spiritualité (les sopranos du chœur sont époustouflants).
L’auditeur est quasiment amené sans effort aucun à pénétrer cet univers, à entrer dans le souffle spirituel qui peu à peu à envahi l’espace. Il en résulte un concert grandiose, qui peut-être a pris peu à peu ses marques et son rythme, après un début qui de l’avis de tous était un peu extérieur et qui s’est très vite installé sur les ailes des anges. Cette interprétation ne détrône pas ma préférée en concert (Abbado, effleurant les cieux), mais ce fut tout de même un très grand moment de musique, qui légitime pleinement la présence de ce merveilleux orchestre au festival de Pâques: la succession est assurée.
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LUCERNE FESTIVAL EASTER 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNK le 24 MARS 2013 (CHOSTAKOVITCH Symphonie n°6 – BEETHOVEN Symphonie n°5 )

Lucerne, 24 mars 2013

Après le choc du War Requiem, le programme de ce concert assez court (1h05 de musique en tout) pouvait paraître  passe-partout: il affichait certes la 6ème de Chostakovitch, pas très connue, mais surtout la 5ème de Beethoven, sorte de miel destiné à attirer les mouches. J’y suis donc allé en me disant qu’en aucun cas je ne pourrais éprouver quelque chose de comparable à ce que m’avait apporté le concert Britten de la veille.
La symphonie n°6 de Chostakovitch, coincée entre les deux monuments que sont la 5 et la 7, est moins connue que ses deux voisines, si elle a obtenu un grand succès à sa création le 5 novembre 1939 à Leningrad sous la direction de Evguenyi Mavrinski, elle a vite été critiquée à cause de sa construction en 3 mouvements, très déséquilibrée puisque le premier mouvement de plus de 15 minutes très sombre est suivi de deux autres mouvements plutôt brefs au rythme rapide et joyeux. De fait l’œuvre ne dépasse guère trente minutes.
Dès les premières mesures du largo aux altos et violoncelles, on comprend à la netteté, à la rondeur du son que ce sera exceptionnel. Ce largo, aux accents proches de Mahler, et même de Sibelius, est plutôt sombre. Mariss Jansons travaille avec précision chaque élément, et lui aussi, comme Abbado, révèle une architecture, fait entendre les différents éléments, les différents niveaux, sait obtenir des musiciens des couleurs sonores très différentes: ce qui frappe, c’est à la fois la plongée dans une atmosphère mystérieuse, et en même temps inquiétante, y compris quand le son se développe en expansion. De longs et lourds silences, des confidences notamment dans les bois, qui se répondent (flûte extraordinaire, dialogues en écho entre piccolo et cor anglais), une sorte d’atmosphère suspendue, et tendue, qui va trancher avec le court second mouvement, allegro, qui est une sorte de scherzo vif, souriant, humoristique et à la fois grinçant, sarcastique un peu comme chez Mahler, c’est joyeux (premières mesures), mais jamais tout à fait, c’est enlevé comme une danse, mais une danse plutôt macabre. Un tourbillon où Jansons emporte son orchestre avec une précision incroyable qui laisse peu le temps de respirer, tout explose mais on entend l’explosion dans chacun de ses éléments. Ce halètement, rythmé par une flûte étourdissante (quelle ovation à la fin!), étonne (au sens fort) dans le dernier mouvement qui est une manière de galop endiablé, qui laisse peu de souffle au spectateur, tant l’entrain, la joie, la sève dionysiaque nous entraîne dans un vertige étourdissant, et Jansons au milieu donne des signes d’une telle netteté, prend ce mouvement avec tout son corps, se met aussi à sauter, si bien que nous entendons et nous voyons le mouvement. C’est de plus en plus acrobatique, cela va à une vitesse folle, et pourtant on comprend tout, on entend chaque son, chaque touche sonore, même les plus ténues, qui se confrontent aux plus graves. Et la fin arrive avec à la fois une telle brutalité et une telle surprise que le public crie son enthousiasme: dans ce final littéralement animal, il n’y a qu’à hurler un enthousiasme total devant cette performance, encore plus endiablée que dans son enregistrement avec l’Oslo Philharmonic. Il y a là de la folie, de l’humour, de la joie, mais aussi une sorte de frénésie qui entraîne tout le public, une frénésie où se reconnaissent le goût de Chostakovitch pour les rythmes forts, de danses virevoltantes. Et au milieu de cette folie furieuse, il y a une incroyable maîtrise du son: l’orchestre est tout simplement prodigieux, je l’ai rarement entendu à ce niveau de perfection.

Photo Peter Fischli

On comprend qu’après une telle orgie de son et de rythmes, l’imposante 5ème de Beethoven semble plus attendue. On se demande d’ailleurs comment dans une œuvre aussi rebattue, qui existe en nous sans que nous ayons besoin de l’écouter, nous pouvons réussir à trouver encore du neuf, de l’originalité, de l’intérêt presque et pourtant…
déjà la disposition des cordes de l’orchestre changent: premiers et seconds violons se font face, contrebasses à gauche cette fois, et alors une nouvelle construction architecturale des sons apparaît notamment dès les premières mesures.
C’est un travail passionnant qui nous est donné d’entendre, un travail où la grandeur, la monumentalité sont marquées, l’orchestre est un orchestre beaucoup plus nombreux pour le Beethoven d’Abbado à Rome en 2001 qui avait opté pour une version plus aérienne, toute en souplesse et en fluidité. L’option de Jansons, c’est à la fois une sorte de version plus épique, plus solennelle, plus romantique aussi, avec des contrastes très marqués entre des moments où l’orchestre susurre et puis où un instant plus tard il explose. Et ce n’est pas pour autant une version de plus de la cinquième. L’attention au volume, explosif quelquefois mais jamais démesuré est marquante, la rondeur des sons, la fluidité est là aussi, mais ce qui frappe, c’est l’incroyable clarté, on se croirait évoluer dans un palais translucide où l’on distingue tout, où chaque son est pris dans sa liaison aux autres, mais aussi pris isolément (ah! ces pizzicati au troisième mouvement). Et alors naît l’émotion qui vous prend à la gorge au crescendo final du troisième mouvement qui explose au quatrième sans respiration et cette émotion ne lâchera pas jusqu’à la fin. Mariss Jansons est quelqu’un qui tient l’orchestre dans sa main ferme sans jamais lui lâcher la bride, qui va jusqu’au bout des possibilités, mais qui en même temps produit un son d’une telle humanité si formidablement présente dans ce Beethoven là qu’il finit par nous emmener au bord de larmes qu’on attendait pas dans cette œuvre là qu’on croyait explorée définitivement. C’est l’œuvre des grands chefs de nous faire toujours voir là on on ne voyait pas, mais c’est le caractère des grandes œuvres de toujours se dérober. Eet de ces mesures archi-connues émerge alors comme le “petit pan de mur jaune” cher au Vermeer vu par Proust, un élément qu’on n’avait pas entendu encore, qui ne nous avait pas arrêté, que la direction cristalline de Jansons nous révèle alors, qui nous va nous suivre alors jusqu’à l’obsession et jusqu’au ravissement, et qui fait que l’on aurait envie de retenir le chef pour que le moment en question ne cesse pas. Oui, je l’ai dit souvent, il faut aller à Lucerne, mais surtout il ne faut pas rater un concert de Mariss Jansons: ce chef nous emmène toujours dans l’inattendu, dans un vrai point de vue, original, quelquefois surprenant (son Brahms ) et qui réussit toujours à nous toucher car émane de sa manière de diriger une telle joie, un tel rayonnement, un tel engagement qu’il ne peut que nous émouvoir au plus profond.
Et comme pour faire prolonger le ravissement du public, encore et toujours debout, un bis ce soir, un bis mozartien exclusivement aux cordes, toutes les cordes, qui montrait quel orchestre il avait sous la main! Une merveilleuse soirée.
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Lucerne, 24 mars 2013

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 23 MARS 2013 (Benjamin BRITTEN: WAR REQUIEM) avec Christian GERHAHER, Mark PADMORE et Emily MAGEE

Lucerne, 23 mars 2013

Il y a des moments où cela vous tombe dessus par surprise, vous assomme, vous cloue sur place: voilà l’effet du concert  unique auquel nous avons assisté ce soir. Au fil de la soirée vous êtes saisi par l’évidence qu’il se passe sur scène et en salle quelque chose de tout à fait exceptionnel, vos tripes sont nouées, la rate au court bouillon, le cœur bat, la tension est extrême, vous êtes rouge: la tension est telle qu’à chaque pause entre les moments, tout le monde tousse et bouge, comme s’il fallait décompresser. Ce soir, il  y à peine deux heures, s’est terminé un concert historique, qui m’a sonné, un concert de référence, encore que l’œuvre n’ait pas une popularité telle qu’elle ait été enregistrée maintes fois…non, il n’en existe à ma connaissance qu’un seul enregistrement audio dirigé par le compositeur, avec Dietrich Fischer-Dieskau, Peter Pears, Galina Vichnevskaia et un DVD chez Arthaus dirigé par Andris Nelsons (tiens tiens) et le CBSO enregistré dans la cathédrale de Coventry(1).
Sans doute au vu des caméras dans la salle ce soir va-t-on tirer du concert un DVD et il faudra se précipiter. Le Bayerische Rundfunk retransmet aussi ce War Requiem enregistré à Munich le 15 mars dernier à Munich. Bref, s’il n’existe que peu de références au disque, en voilà une probable future .
Le War Requiem va quand même être donné plusieurs fois cette année, centenaire de Britten oblige, notamment à Birmingham avec Andris Nelsons et le CBSO, le 28 mai 2013 et le 15 juin prochain à Berlin, Sir Simon Rattle dirigera les Berliner Philharmoniker à Berlin. L’œuvre a été créée en 1962 à l’occasion de la reconsécration de la cathédrale de Coventry bombardée sauvagement en 1940. Britten avait d’autant plus accepté la commission que lui même était opposé à la guerre et pacifiste car disait-il  quelqu’un qui a consacré sa vie à l’acte de création ne peut se dédier à celui de détruire. Il se servit, comme Mozart, Berlioz, Verdi, Fauré de la Messe des morts (Missa de profunctis) et de son déroulé: Requiem aeternam, Dies Irae, Offertorium, Sanctus, Agnus Dei,  Libera me, mais il y ajouta des textes du poète Wilfred Owen, mort dans les tranchées en France en 1918, qui croisent les moments de la messe. Britten a rencontré dans les textes d’Owen à la fois l’amertume, la plainte, le doute, la nostalgie de la paix mais aussi une coloration nettement homosexuelle à laquelle il ne pouvait être indifférent; l’œuvre est donc adossée à un texte latin et à un texte anglais qui s’entrecroisent, les textes d’Owen étant confiés au ténor et au baryton, et la partie en latin essentiellement aux chœurs et au soprano.
L’œuvre est monumentale, rappelant la Huitième de Mahler ou les Gurrelieder de Schönberg par l’énormité du dispositif: un chœur (masculin et féminin), un chœur d’enfants, trois solistes, un orgue, un énorme orchestre symphonique et un orchestre de chambre. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’elle soit rarement jouée: il y avait foule sur la scène ce soir à Lucerne. L’orchestre de chambre était situé à la gauche du chef  le chœur d’enfants (Tölzer Knabenchor, comme de juste) invisible derrière le plateau. Ce dispositif monumental, avec une richesse instrumentale inédite, notamment aux percussions, est incontestablement  source d’émotion intense et d’impressions particulièrement forte.
J’avoue, tout en connaissant l’œuvre, ne l’avoir jamais entendue en concert et seulement par rares extraits au disque, j’étais donc en position de découverte quasi totale. Je ne suis pas non plus un auditeur régulier de Britten, bien qu’à chaque fois que j’en écoute ou que je vois un opéra (Peter Grimes, Billy Budd, A Midsummer Night’s Dream) je sois séduit.
Et dès les premières notes, c’est un choc. D’abord de découvrir le traitement original des chœurs, notamment le Dies irae presque organisé comme un opéra miniature (il se souvient de Verdi), les réminiscences de Mahler, de Chostakovitch, mais aussi de Stravinski sont évidemment présentes et prégnantes, mais les rythmes, syncopés, la variété de l’instrumentation, la manière aussi dont systématiquement les instruments sont à découvert et mettent en valeur la qualité technique et l’engagement de l’orchestre du Bayerischer Rundfunk sont objets d’étonnements à répétition.

Les solistes, photo Georg Anderhub

Le texte de Owen est vraiment magnifique, et magnifiquement dit par les deux sublimes, je répète, sublimes,  solistes que sont Mark Padmore, et Christian Gerhaher. Renversants. Inoubliables. L’un avec son “Dona nobis pacem” à se mettre à genoux, l’autre avec son”I’m the enemy you killed, my friend”, tous deux avec ce duo de voix entremêlées, de paroles tressées  “Let us sleep now”. On ne sait que remarquer de la simplicité, de la technique, de l’émotion, de la chaleur des timbres. Ils étaient heureux en saluant et s’embrassaient et se prenaient dans les bras l’un l’autre, on avait envie de les serrer contre nos cœurs tellement leur prestation inouïe nous a fait entrer directement a dans le noyau incandescent et magmatique  de l’œuvre.
Emily Magee a défendu ardemment et chaleureusement la partie de soprano, sans cependant atteindre de tels sommets: il eût fallu une Gwyneth Jones, une Hildegard Behrens, pour brûler les planches et darder les cœurs et les âmes , ou aujourd’hui une Waltraud Meier ou une Eva-Maria Westbroek, ou, pourquoi pas, une Harteros. Mais même en étant très présente, sa voix ne peut entrer en compétition avec deux organes divins. Christian Gerhaher a une extraordinaire qualité de simplicité: jamais affecté, jamais maniéré, toujours juste, toujours modestement juste et modestement formidable. Padmore, habitué des Passions de Bach, a une voix d’une ductilité étonnante et un timbre d’une pureté confondante, sans jamais exagérer, jamais en faire trop: in Paradisum deducant te Angeli (Que les anges te conduisent au paradis), dit le texte dans la partie finale, c’est exactement ce que ténor et  baryton ont fait avec le public.

Photo Georg Anderhub

Evidemment, Mariss Jansons conduit ces masses humaines (extraordinaire orchestre, fantastique chœur, sublimes enfants) et sonores, cette œuvre d’une complexité rare avec une rigueur, une précision, mais aussi un naturel (et un sourire) stupéfiants: pas une scorie, pas un décalage, que du travail au millimètre, et des effets sonores bouleversants: la fin bien sûr, où se mêlent les voix de tous les solistes (let us sleep now et in Paradisum deducant te Angeli ) et de l’ensemble des chœurs en un crescendo saisissant sans que jamais la clarté et la lisibilité n’en pâtissent. L’offertorium est un moment suspendu, Le Dies irae à la fois attendu et surprenant par les agencements sonores et les rythmes. Et sous sa baguette, cette musique très sombre, très dure, quelquefois implacable se colore, s’irrigue, s’imprègne en permanence d’une incroyable humanité nous faisant évidemment partager le message de Britten et en nous engageant dans l’œuvre, dans sa logique et nous y attirant pour nous faire imploser.
Le public ne remplissait pas la salle au complet et le nombre de jeunes, particulièrement élevé me fait penser que de nombreuses places à prix réduit ont été délivrées et il n’y a pas de doute que la majorité du public entrait dans cette œuvre pour la première fois. A écouter le silence final, puis l’ovation longue, massive, puis la standing ovation, sans l’ombre d’un doute Jansons a convaincu, Britten a pris ce public à revers et l’a conquis. Aucun doute, bien des spectateurs n’ont qu’une envie, de retrouver très vite un témoignage de cette soirée, un de ces moments pour lesquels il vaut la peine de vivre.
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(1) En fait des lecteurs sympathiques m’ont signalé plusieurs autres enregistrements. Voir les commentaires en ligne ci-dessous

Les solistes et l’ensemble du dispositif

THÉÂTRE / COMÉDIE FRANÇAISE 2012-2013 : PHÈDRE, de Jean RACINE le 20 mars 2013 (Ms en scène : Michael MARMARINOS)

Elsa Lepoivre

Phèdre est une pièce qui m’accompagne depuis novembre 1968, lorsque, élève de 1ère, je l’ai découverte et étudiée. Je l’ai réétudiée en hypokhâgne, avec une fascination grandissante. C’est un texte qui dans toute ma vie fut toujours là, prêt à être relu, interpellé de manière toute personnelle notamment lorsque la vie sentimentale tanguait. Et avec quelle soif je lus les pages d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs consacrées à la Berma dans Phèdre, où Proust exprime son attente de voir un texte adoré affronter la révélation de la scène, son attente de le voir incarné par l’interprétation de la Berma, et sa déception initiale lorsqu’il la voit sur le théâtre. Cette attente, je l’ai toujours lorsque Phèdre est représentée: les mises en scène, le regard porté sur la situation dramatique, les actrices qui portent le rôle, et surtout la manière dont ce texte est dit.
Le texte, voilà l’énigme, voilà ce qui fait dire à certains que Phèdre est injouable. Un texte qui est un long poème, tout en étant un texte théâtral ficelé au millimètre doit pouvoir être dit comme du théâtre et aussi comme de la poésie, une longue poésie, un long chant comme disaient mes bons (et grands) maîtres. Phèdre est une cérémonie du langage.
Il s’agit avec Phèdre encore plus qu’avec toute autre pièce de Racine de mettre sur le théâtre la complexité: complexité d’une héroïne en proie à une passion ravageuse, qui n’oublie jamais qu’elle est reine, fille du juge des enfers, descendante du soleil, mais qui est aussi une femme amoureuse, qui se dit affaiblie, amoureuse et éconduite, jalouse, qui va jusqu’au bout de sa vie et de ses décisions, complexité d’une situation politique, où l’enjeu reste la souveraineté d’Athènes: Thésée mort, la succession est des plus ouvertes, Phèdre et son fils, Hippolyte fils de Thésée mais fils d’amazone, d’origine barbare, Aricie, de la famille des Pallantides, écartés par Thésée, complexité d’un texte d’une hauteur inédite, monumental objet à porter sur le théâtre.
A cette complexité répond celle des choix: comment dire un texte dont on dit qu’il est sa propre mise en scène, son propre décor? comment dire un texte qui est à la fois support de communication et vecteur poétique, qui fonctionne comme outil de communication naturelle (les personnages se parlent) et comme poésie, objet fermé, autoréférent: quand Phèdre parle, elle s’adresse à son interlocuteur, à elle même, au public et dans Phèdre, décider de parler c’est aussi décider de mourir: les paroles prononcées, de Phèdre ou d’Hippolyte condamnent à l’irrémédiable, la parole est acte.
J’ai été déçu (car j’en attendais beaucoup) par la Phèdre de Patrice Chéreau aux Ateliers Berthier, j’ai assez de sympathie pour le travail d’Anne Delbée, fascinée par le texte, par sa musique, par ses possibles. Je n’avais pas détesté jadis le travail de Brigitte Jaques. Ce que j’ai préféré, c’est la mise en scène de Peter Stein (en allemand…) que j’avais vue à la télévision, il y a déjà bien longtemps.
Reste le problème de Phèdre. J’avais vu en son temps (1968)  le film de Pierre Jourdan, avec Marie Bell et le jeune Claude Giraud en Hippolyte,  Jean Chevrier en Théramène et Jacques Dacqmine en Thésée. C’était à la fois impossible et fascinant: tous les clichés possibles (colonnes, petites tuniques etc…), pas de mise  en scène à proprement parler, et une Marie Bell âgée, qui la rendait quelque peu vieille dame indigne. Et pourtant, ce film avait quelque chose d’étrangement fascinant, et Marie Bell témoignait d’un temps où dire le texte de  manière (presque) psalmodiée avait quelque chose d’un peu magique. J’ai oublié bien des images de mises en scènes de Phèdre et celles de Marie Bell me restent imprimées. Faut-il une bête de scène, une “Berma”, une Sarah Bernhardt pour prendre ce rôle? Peu de grandes stars s’y sont frotté ces dernière années…
C’est par Elsa Lepoivre que je vais aborder le spectacle actuellement programmé à la Comédie Française. La performance est très honorable, sans être à mon avis convaincante. D’abord parce que le metteur en scène Michael Marmarinos choisit d’insister dans la mise en voix du texte sur les parties où la fureur éclate, non pas les parties plus évocatoires  qui respirent l’espoir et le feu intérieur comme le premier monologue de l’acte I scène III: il préfère le “Ah, cruel, tu m’as trop entendue” à “Mon mal vient de plus loin“. Ces parties où Phèdre chante une cantilène amoureuse sont dites sur un ton plutôt neutre, passe-partout, gris, qui peut d’ailleurs être assez saisissant, quand elle est assise à la table et qu’elle commence son récit le regard perdu dans le lointain et que la mécanique des mots se met en place. Mais dès que Phèdre est en proie à la fureur passionnelle, alors le texte se met à vivre de manière plus directe. Ainsi a-t-il fait le choix de laisser glisser le texte, laissant à une musique d’accompagnement lancinante le soin de souligner, se substituer à la musique des mots! ce n’est pas gênant, c’est inutile, c’est un procédé qui n’ajoute rien car le texte se suffirait à lui-même. Mais cela évite le terrible problème du “beau vers” ou du vers de référence que tout le monde attend (relire Proust!). Comment dire: “Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire” ? ou “Ariane ma sœur, de quel amour blessée vous mourûtes aux bord où vous fûtes laissée?” ou encore et surtout “Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux” qui est à mon avis le plus beau des vers de la pièce, dans sa simplicité, sa fluidité, et dans le sens qu’il porte, à Hippolyte et Aricie la lumière du jour, à Phèdre l’obscurité, à eux la sérénité, à elle la douleur et ce “tous les jours”, avec ces longues répétées qui nous donnent une envie d’éternité. Longues, brèves, rythmes, rien n’est vraiment prononcé, au spectateur de reconnaître les siens. Marmarinos a choisi de ne pas choisir. Mais en même temps, des pans du texte, qui clairement indiquent la place des personnages et l’espace de l’échange ne sont pas exploités:   “Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche” indique par la sonorité même une sorte de souffle chaud, qu’on doit sentir très proche de soi, et qui fait rougir puisque “Cette noble pudeur colorait son visage” et Hippolyte doit sentir la chaleur du souffle de Phèdre.

Acte 2 scène 5 (Photo Enguerand)

En fait dans la manière dont Marmarinos règle la rencontre Phèdre-Hippolyte (Acte II scène V), il règle bien un rapprochement progressif, mais lorsque les deux personnages se touchent presque, il est quasiment trop tard: le texte l’a dit et l’a fait entendre bien avant. En revanche la seconde tirade de Phèdre quant à elle (“Ah! cruel, tu m’as trop entendue…”) est au contraire très bien mise en place et très forte, plus marquée alors que pour ma part le plus fort est avant (“Oui Prince, je languis, je brûle pour Thésée“: je me suis toujours dit d’ailleurs que le jeune Hippolyte doit sentir cette chaleur passionnelle folle et qu’il doit découvrir qu’il y est sensible: d’où son horreur, c’est peut-être de lui qu’il frissonne d’horreur à ce moment.
Elsa Lepoivre malgré tout est une belle Phèdre, au ton varié, tour à tour évanescente, furieuse, frissonnante de passion, heureuse, souriante et très vivante, finalement très proche de nous, plus proche que le monument auquel on s’attend. Pour mon goût, j’aimerais une Phèdre plus jeune, à peine plus âgée qu’Aricie, j’aimerais voir cette jeune fille assoiffée d’innocence et de fraîcheur livrée à Thésée, dépeint dans toute la pièce comme un coureur invétéré, toujours à la recherche de chair féminine. Je suis sûr que la pièce et la situation changeraient totalement. Ici Elsa Lepoivre est une femme magnifique, mais déjà un peu mûre. D’ailleurs, le metteur en scène (qui remplace hélas Dmitri Tcherniakov, prévu à l’origine) choisit de ne pas trop marquer les âges des personnages: Oenone la nourrice a à peu près l’âge de Phèdre, elle est presque plus jeune, Théramène de même alors que en théorie ils appartiennent à la génération de Thésée, lui même dans la force de l’âge. En dehors des deux jeunes amoureux Hippolyte et Aricie (Pierre Niney et Jennifer Decker, d’une fraîcheur et d’un naturel confondants), les autres personnages sont plutôt dans la trentaine avancée et Thésée approche un peu plus de la cinquantaine. C’est un peu inhabituel. Ainsi Théramène semble être non un précepteur, mais une sorte de compagnon, et Oenone une amie plus qu’une nourrice. Seule Panope (Cécile Brune) est traitée différemment, comme un chœur qui commente avec une relative distance (elle mange une crème en annonçant la mort de Thésée) son texte est modifié comme si elle le commentait (procédé plusieurs fois utilisé, et pas vraiment utile ni convaincant), et le ton est plutôt très peu déclamé; ce personnage fonctionnel dans la pièce (elle expire Seigneur!) prend ici une importance scénique inattendue, avec des entrées très soignées, et un costume un peu décalé de gouvernante anglaise. Les costumes d’un beige étudié qui se décline dans tous ses dégradés sont contemporains (années 30? Comme sortis d’un film tourné au Vietnam par Duras) et Phèdre se débarrasse immédiatement de sa robe finement brodée d’or pour rester toute la pièce en une simple robe-combinaison. Nous sommes dans une famille riche en villégiature, enfin, dans une villégiature un peu lourde quand même (longs silences, notamment au début), un peu pesante. Ce n’est pas une atmosphère tragique, mais une atmosphère à la Tchekhov…on ne s’étonnerait pas de voir apparaître Delphine Seyrig sur la terrasse. Marmarinos, en débarrassant l’ambiance de sa grandeur tragique pour bien plutôt (en cette année Diderot) nous faire toucher du doigt une sorte de drame bourgeois a-t-il  rendu service au texte? Cette mer et cette baie me font penser (opéra quand tu nous tiens) à la baie de Nagasaki dans Madama Butterfly lorsqu’elle entame “Un bel di’ vedremo“; certes, c’est une vision toute personnelle, mais je me suis dit que le décor conviendrait à  Butterfly, c’est dire que mes références sont loin de la tragédie. C’est dire aussi que le décor nous en éloigne, avec cette table avec sa carafe d’eau et surtout cette radio, qui rappelle, lit-on le temps qui passe, ce temps irrémédiable qui en cette journée de crise qui explose nous amène tout droit à la mort, qui rappelle surtout une ancienne vision d’Electre par Antoine Vitez. Mais Marmarinos n’est pas Vitez.
Et puis ce micro, qui trône à gauche, côté jardin; ce micro qui fixe l’attention et intrigue:  je me suis dit au départ qu’on allait voir traiter les monologues comme des “pezzi chiusi” isolés du reste, comme des arias…Pas vraiment. Le micro est utilisé partiellement lorsque les personnages “avouent” ou se confessent ou expriment le fond de leur âme; c’est lors de l’aveu d’Hippolyte à Aricie (version émotion et fraîcheur) et surtout lors du récit de Théramène (version pathétique) que le micro devient lui même outil de médiation, pour que la voix se recroqueville sur elle-même et s’intériorise: Eric Génovèse était excellent, il en est devenu poignant. Ce micro que je croyais inutile en devenant médiateur de l’émotion a donc une fonction, même si l’idée est éculée. Bon point.
Autre bon point, la manière dont Thésée est traité et dont Samuel Labarthe s’en empare, avec sa voix douce. Racine n’aime pas Thésée, il ne cesse dans la pièce de le dénigrer. Thésée est un problème pour tous les autres personnages, lui qui s’en donne à cœur joie, lui qui est le héros assoiffé d’aventures, de liberté et de femmes, il représente l’interdit pour son fils, et il confine Phèdre dans une sorte d’attente résignée, terrain favorable aux amours illicites…Sa mort vient de les libérer tous deux, ils se sont mis à parler, à confesser leurs désirs et à croire en la vie et le voilà qui réapparaît, insoucieux, alors que tout est dit, au sens propre et qu’il est trop tard. Arrivant dans une famille en crise (adoptons la vision du drame bourgeois), il réagit presque comme un personnage de comédie, qui croit sans vérifier la première venue (Oenone une servante) et qui s’obstine (on pourrait y voir un têtu moliéresque): il ne voit pas le vrai et ne croit que le mensonge. Il est incapable de distinguer le vrai du faux, incapable de voir dans son fils (un Prince) la sincérité et la rigidité de la droiture: voilà un héros bien minable. D’ailleurs, Racine lui réserve son texte le plus faible, reproches, plaintes, jérémiades à la fin bientôt interrompues par Phèdre “Les moments me sont chers, écoutez-moi Thésée…“.
Samuel Labarthe donne bien par la voix, par l’intonation, par la gestuelle aussi (ah ce verre d’eau envoyé à la face de son fils!)  qu’il est décalé. Il est hors de la joute tragique, et parce qu’il n’est pas tragique, il est bien traité par le metteur en scène.

Phèdre et Oenone (Photo Enguerrand)

Oenone aussi, est complètement hors de l’espace tragique, elle est complètement instrumentalisée par Phèdre d’une manière assez odieuse d’ailleurs. Clotilde de Bayser (très bonne incarnation) me renvoyait en antidote au film de Pierre Jourdan, où Oenone était la grande Mary Marquet, déjà très âgée: une vraie nourrice sortie de son office. Vu l’âge elle était presque une sœur de Marie Bell, même âge mais dans la vieillesse tandis qu’ici,  les deux femmes, Oenone et Phèdre ont à peu près le même âge (mais dans la jeunesse) et se comportent en amies, en complices…et presque plus. Cette relation Phèdre/Oenone a quelque chose de légèrement trouble. En tous cas, le ton d’Oenone, sa vigueur, sa force de conviction, sa vivacité en font un personnage vraiment central qui va loin, qui interagit avec Phèdre: au départ, même si Phèdre apparaissant au jour a décidé de parler, elle la pousse à vivre (combien de fois ne répète-t-elle pas vivez) et manigance la dénonciation d’Hippolyte presque comme une amante qui se venge. Cette relation change complètement le rapport, Oenone était un peu un outil aux mains de Phèdre, ici, elle est aussi autonome. Très beau moment d’ailleurs que sa mort où pour aller se noyer, elle enlève ses chaussures et se dirige lentement vers la baie.

Se confier au micro… (Photo Enguerrand)

Restent ceux qui à mon avis sont les plus cohérents avec l’entrée choisie par Maramarinos, Hippolyte et Aricie, Pierre Niney et Jennifer Decker. Pierre Niney, avec sa voix claire, juvénile, presque enfantine, et ses grands yeux fixes est vraiment magnifique dans ce personnage d’enfant rigide et buté, noble et timide. (Belle image du regard derrière la persienne sur Aricie à son insu, une attitude toute racinienne, voir Néron et Junie). Les scènes avec Aricie sont d’un entrain, d’une tendresse et d’une énergie tout à fait extraordinaires. De même la scène de l’aveu (Acte II scène V) où la communication avec Phèdre passe du dialogue contraint et officiel au refus du geste et du regard. A-t-il comme je l’ai suggéré de manière fugace senti le souffle chaud de Phèdre et senti un quelconque frisson érotique, ce qui redoublerait son horreur et d’elle et de lui et justifierait son obstination à fuir, pourquoi pas: mais on lit aussi bien avec Aricie qu’avec Phèdre cette relation  aux femmes bloquée et terrifiante, tandis qu’Aricie est prête, prête à entendre, prête à l’amour et même, on le verra plus tard, prête au pouvoir. Jennifer Decker, malgré quelques menues fautes de diction, donne à la fois cette double image d’une jeune amoureuse (presque de comédie, là aussi), et d’une femme déjà mûre. Je la trouve vraiment délicieuse et convaincante. ce sont eux les triomphateurs de la soirée.
En lisant et en écrivant, comme dirait l’autre, se construit une vision de ce spectacle ni négative, ni médiocre. J’aime seulement un théâtre plus “fort”, surtout pour une pièce que je garde jalousement dans mon Panthéon personnel, dans mon coffre aux merveilles, (en cela je crois ne pas être le seul). En fait j’ai l’impression qu’est plutôt réussi tout ce qui n’est pas Phèdre, et plutôt les personnages accessoires que l’héroïne centrale. Certes, le parti pris de désacralisation et d’embourgeoisement (le mythe c’est nous!) fait évidemment émerger les ressorts non de la tragédie mais d’un  drame familial et même de la comédie (on dirait au cinéma comédie dramatique), mais en même temps il y a des partis pris d’arrêts sur image, de longs silences, qui font peser une ambiance lourde sans toujours être pesante. L’image finale, où tout s’arrête et où Phèdre est morte, mais debout, dans une attitude qui n’est pas sans rappeler les Saint Sébastien qu’on voit dans les peintures de la Renaissance mais sans les flèches évidemment, ici métaphoriques, immortalisée dans une figure de martyr, est assez bien trouvée. Mais l’accessoire (radio, micros) est un ajout superficiel, démonstratif et peu convaincant, la diction volontairement “ordinaire” du texte lorsqu’il est le plus riche de sortilèges évocatoires, et en revanche la violence presque “sur-dite” lorsqu’elle est attendue,  c’est décevant et assez facile au total. L’ambiance “riche bourgeoisie grecque” est agréable à regarder, mais se justifie-t-elle? Marmarinos, qui vient d’un peuple qui nous a donné la lumière du théâtre, essaie-t-il de nous dire que le tragique est mort? qu’il n’y a plus de héros tragique, mais que des êtres ne vivent que des drames trop humains. Vénus “toute entière à sa proie attachée”,  réduite à une minuscule photo de la Vénus de Milo derrière le lit semblerait nous le dire, et ce serait très pessimiste: s’il n’y a plus de tragique, il n’y a plus de liberté, plus de personnage qui va jusqu’au bout de sa croyance et de sa conviction, plus de lutte contre le monde, contre le destin et contre les dieux. Il n’y a plus qu’un monde plat, un peu comme ce spectacle qui malgré des qualités des acteurs pris singulièrement, n’arrive pas à nous emporter.
“Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui” disait mon bon maître qui fit descendre en moi cette passion pour Phèdre. Malgré les qualités de la troupe et la  tenue du spectacle, on en est très très loin,  c’est sans doute dommage, mais c’est peut être fatal.
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Elsa Lepoivre (Photo Enguerrand)

 

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2013: Claudio ABBADO dirige l’Orchestra MOZART le 16 MARS 2013(Mozart-Beethoven) avec Martha ARGERICH

En répétition ©Priska Ketterer Lucerne Festival

A Lucerne, les fruits ne passent pas la promesse de fleurs: les fruits  y anticipent toute promesse, car ces fruits (d’or) sont déjà tombés sur Lucerne ce samedi 16 mars.
Bien sûr, c’est la crise, et le programme de Lucerne un peu difficile certains soirs à Pâques cette année n’attire pas le nombre habituel de visiteurs étrangers, pour la traditionnelle venue du Bayerischer Rundfunk et Mariss Jansons, il reste des places à 100 CHF ce qui est abordable à Lucerne samedi 23 (Britten War Requiem  avec Christian Gerhaher) et il reste encore des places chères le dimanche (Chostakovitch 6 et Beethoven 5).
Mais pour Abbado, c’est complet, et comme de juste “ils sont venus ils sont tous là même ceux du sud de l’Italie”. Abbado à Lucerne est chez lui, il a dompté depuis longtemps un public réputé froid, on peut même dire qu’il a presque changé les habitudes d’un public plutôt retenu. C’est jour de joie et aussi jour de retrouvailles, on retrouve ses amis venus d’Italie, de Suisse, d’Allemagne, d’Autriche  et même de France, on retrouve aussi le personnel de Lucerne qui salue les têtes d’habitués connues depuis 12 ans. En bref, même si le concert (sans Argerich) a eu lieu à Bologne, c’est bien à Lucerne que tout recommence, et que la saison d’Abbado se met en mouvement.
En mouvement oui, et avec quelle intensité, avec quelle énergie, avec quel indicible plaisir ces deux êtres d’une jeunesse incroyable (lui 80, elle 72) nous ont emportés, et bouleversés. Dans de telles dispositions d’esprit, comment le corps ne participerait-il pas à l’émotion, que de petits coups au cœur au détour d’une phrase, d’une mesure, d’un solo instrumental, d’un geste et surtout quand on se met à fixer le visage à la fois incroyablement concentré et aussi , comment dire, presque rêveur de la merveilleuse Martha.
Parce que pour tout le monde, Martha Argerich, c’est Martha, comme la vieille amie qu’on retrouve avec sa spontanéité, et son côté un peu fantasque, avec sa masse capillaire impressionnante, reconnaissable entre toutes,

Leur premier disque ensemble

Martha avec Claudio, comme dans le premier disque enregistré pour DG en 1967, les concertos pour piano et orchestre de Ravel et Prokofiev avec les berlinois! Regardez cette photo: ce regard, cette complicité, c’était eux, samedi, 46 ans après, toujours les mêmes, et toujours ce côté engagé, spontané, direct. On sait que les répétitions ont été rudes et âpres, qu’elles ont duré presque jusqu’au moment du concert. Un seul signe nous le prouve: on avait oublié d’enlever le pupitre du chef (on sait que Claudio Abbado dirige sans partition). Alors que l’orchestre était installé, accordé, alors qu’on attendait le chef, le responsable technique est venu ôter le pupitre intrus, sous les rires du public qui connaît bien les habitudes de Claudio.
Le concert? j’y viens…mais il faut bien vous dire l’ambiance sur les rives du lac des Quatre Cantons, et ma rage de vous la décrire pendant que là-bas en ce moment même ils jouent un autre programme, ensemble et que je n’y suis pas .
Le programme proposait deux ouvertures de Beethoven (Leonore n°3 et Coriolan), un concerto (Concerto n°25 pour piano et orchestre en ut majeur, K. 503) et une symphonie (Symphonie n°33 en si bémol majeur , K. 319) de Mozart. Deux univers très différents, un Beethoven plutôt dramatique et grave, un Mozart non “léger”, mais naturel, modeste, dansant.
On a souvent coutume de regretter l’attachement de Claudio Abbado  à son Orchestre Mozart: à Bologne, on projette de construire un auditorium (Renzo piano), on cherche des lieux de résidence nouveaux, et même lointains, pour l’orchestre et pourtant, beaucoup de critiques restent circonspects et distants, lui préférant le Mahler Chamber Orchestra, qu’il ne dirige plus guère qu’une fois par an, ou bien sûr les Berlinois (cette année à Pentecôte) ou le LFO (en août). L’orchestre Mozart est composé de manière élastique, au gré des programmes, des musiciens favoris de Claudio disponibles, des jeunes les plus prometteurs: on n’y voit vraiment jamais les mêmes. Ce soir un nouveau premier violon, Massimo Spadano, premier violon de l’orchestre de Galice, mais surtout spécialiste de musique de chambre et enseignant de référence invité dans de nombreuses académies d’été. On retrouve pour encadrer les membres plus jeunes les habitués du Lucerne Festival Orchestra Wolfram Christ (Ex Berliner Philharmoniker), alto, Jacques Zoon (flûte, ex Boston et ex Concertgebouw), le hautbois miraculeux de Lucas Macias Navarro (Concertgebouw) Alois Posch (Ex Wiener Philharmoniker) aux contrebasses et un petit nouveau au basson Daniele Damiano (Actuellement titulaire du Berliner Philharmoniker). Comment s’étonner du son obtenu, inhabituel, plus charnu, plus clair, plus technique aussi notamment dans la symphonie n°25, étonnante de virtuosité. Beaucoup disent que ce soir l’orchestre est méconnaissable.
Pour les deux ouvertures de Beethoven, Abbado a choisi non la dynamique, mais au contraire une couleur plus dramatique, même dans la dernière partie de Leonore III, au rythme moins rapide et moins étourdissant que d’habitude, même si on reconnaît les accents optimistes de la fin de la pièce. La première partie est plus sombre, et impose un univers presque plus dur, et illumine la soirée d’une manière assez surprenante même si ce sera contrebalancé par un Mozart aérien, presque azuréen. Même contraste dans la deuxième partie va mettre face à Mozart une ouverture de Coriolan très tendue, conforme d’ailleurs au drame (Coriolan est ce général romain victorieux qui déçu de ses concitoyens, va proposer ses services à l’ennemi, menacer Rome mais qui sur intervention de sa femme et de sa mère, va y renoncer et se suicider), une vision noire qui nous laisse dans un suspens inquiétant à la fin. Comme toujours, on sent les qualités d’Abbado de clarté et de fluidité, mais comme souvent lorsqu’il veut imposer une vision, on entend presque l’orchestre parler. Abbado est un des rares chefs dont on entende le discours et ce soir, son Beethoven est plus sombre, plus inquiétant même, et fait contraste évident avec le monde mozartien qu’il veut nous montrer. En conclusion de la soirée, la Symphonie n° 33, choix surprenant en finale de concert, habituellement plus spectaculaire et de fait, le public est surpris d’entendre cette symphonie peu connue, de 1779, qui marque le retour de Mozart à la symphonie. L’univers de cette œuvre n’a rien de monumental:  ce n’est pas l’entrée choisie par Mozart. L’entrée mozartienne est plutôt une entrée allègre, un peu mélancolique dans le second mouvement (andante moderato), mais où domine un optimisme mesuré, une sorte d’équilibre qui montre un Mozart au total heureux. C’est bien ce que montre Abbado, et qui déçoit le public qui attend en fin de concert une sorte d’envolée, rien de tel, mais plutôt une circulation extrêmement légère des sons, distribués de manière dynamique, avec des traits à peine esquissés au violon, ou au violoncelle,  des contrebasses qui seraient presque un continuo, dans une formation d’ensemble au demeurant assez réduite. Cette allégresse qui n’est pas tonitruante, Abbado lui donne une couleur presque “rossinienne”, de ce Rossini dont Abbado fut le maître, où circule une joie de l’orchestre, une joie simple qui emporte  les choses, une brise agréable et fraîche sans ostentation mais tout de même quelquefois étourdissante.
Dans la construction du concert, entre ce Beethoven grave et ce Mozart léger comme plume au vent, le concerto n°25 en ut majeur, qui a probablement été composé pour une série de concerts à Prague en 1786: la symphonie homonyme en est exactement contemporaine. Étrangement, ne connaissant pas les disponibilités instrumentales de Prague, Mozart n’y a pas inséré de clarinette, mais hautbois et surtout flûte sont sans cesse à l’écoute du piano, jouent ensemble, se répondent, en un ensemble de correspondances presque baudelairiennes et en un dialogue très harmonieux et d’une poésie intense.

En répétition ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Le premier mouvement commence par une longue introduction orchestrale, très symphonique, et se poursuit par un dialogue très fluide et très attentif entre clavier et orchestre, alternant mode majeur et  mode mineur et en même temps des moments à la fois triomphants d’un Mozart vainqueur, qui clôt par le K 503 l’impressionnante série de 12 concertos pour piano, et en même temps celui d’une mélodie plus cachée, plus plaintive, peut être de qui renonce à Vienne où son aura décline et essaie d’aller chercher fortune à Prague: Martha Argerich est à la fois très présente, et écoute sans cesse l’orchestre, c’est un vrai dialogue qui s’installe, pendant lequel les deux disent le même discours, en une sorte d’unisson. Il y a là moment de véritable osmose qui ne nous quittera pas de tout le concert. Remarquons au passage le thème ressemblant au début de la “Marseillaise” (Rouget de L’Isle l’aurait-il emprunté à Mozart ? – Beethoven fera de même), le discours de ce premier mouvement, plutôt énergique, rythmé, mais aussi fluide, se poursuit par un andante (certains disent un adagio) aux thèmes très changeants, aux mélodies complexes, où il n’y a aucun “arrêt sur image”, mais au contraire une succession thématique que la soliste enchaîne de manière apparemment simple, à  la fois sans pathos et sans insistance, sans mélancolie comme pour montrer une volonté d’aller tranquillement de l’avant.
Le dernier mouvement, inspiré d’une danse d’Idomeneo (la “danse des femmes crétoises”) est le moment le plus extraordinaire de l’ensemble, il faut regarder le visage d’Argerich, joyeux et concentré tout à la fois, avec sa tête qui danse les rythmes comme si cela montait de ses doigts, avec un style époustouflant, qui virevolte avec des prises de risque incroyables, dans une immense sérénité joyeuse; on croirait presque qu’elle est habitée par les intentions de Mozart, tant cette danse est à la fois peu démonstrative et incroyablement acrobatique: il est difficile de rendre cette idée contradictoire, mais la sûreté de l’artiste est telle et son toucher si précis et en même temps si dansant, si rapide et si varié qu’elle donne à ce tumulte les couleurs d’une très apparente simplicité qui vous emportent en tourbillonnant. Ayant la chance de contempler son visage à la fois incroyablement concentré et incroyablement mobile, regardant Abbado du coin de l’oeil avec une expression surprise, ou amusée (coups d’œil furtifs rendus d’ailleurs par le chef) et un orchestre complètement pris par ce jeu auquel il répond avec précision, à propos de manière marquée c’est là aussi étourdissant pour les artistes (orchestre compris) que pour le spectateur.

Puissance du regard ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

A peine la dernière note donnée, Martha bondit littéralement du piano pour embrasser Claudio, scène d’intimité artistique vibrante, qui en dit long sur la joie de faire de la musique ensemble qui a été la leur, et en même temps nous en dit un peu sur les répétitions qui je le répète ne furent pas si faciles. Ces deux là surprennent de manière incessante, ce sont des animaux-artistes, qui parlent à la peau, à l’âme, au coeur, et qui jouent comme ce soir, sans distance, sans volonté démonstrative, avec seulement la joie de jouer, de faire de la musique et de trouver immédiatement le ton juste, le son juste, le rythme juste, cette “syntonie” qui produisent en vous ces coups sourds du cœur qui ne cessent de vous assaillir.
Voilà pourquoi, au milieu d’un concert d’un niveau particulièrement haut, où la musique a circulé en nous si intensément et en même temps si simplement, la rencontre Abbado-Argerich fut un sommet, qui m’a rappelé l’exécution du Concerto n°3 de Beethoven à Ferrare qui nous avait électrisés. Spontanément, le public se lève, avec d’infinis rappels auxquels répond ce regard toujours un peu étonné, un peu ailleurs, ce regard franc, simple et direct, mais malicieux de Martha Argerich vers le public, Martha qu’on voyait dans la coulisse embrasser encore une fois Claudio . Ce concerto fut la merveille insurpassable d’une très grande soirée. Il fut le pont qui nous a relié aux pays des Dieux.

Note: Concert retransmis par la radio suisse SRF 2 Kultur le 1er avril à 20h00
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©Priska Ketterer/Lucerne Festival

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER de Richard WAGNER, le 15 mars 2013 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN, ms en scène Andreas HOMOKI)

Acte 1 ©Keystone

Il y a toujours beaucoup à dire d’une production wagnérienne, et peut-être encore plus quand elle n’a pas convaincu, ce qui est le cas. D’autant plus que le plus souvent, Der Fliegende Holländer a plutôt de la chance, et vu le cast réuni, on pouvait rêver, et rêver beaucoup mieux.
Depuis les années 80, l’œuvre a bénéficié à la Scala de deux productions (celle-ci est la troisième), en 1988, Michael Hampe, très classique dirigée par Riccardo Muti (c’était son premier Wagner) avec James Morris et Deborah Polaski et 2004, Yannis Kokkos, tout aussi classique mais plus jolie à voir dirigée par Guennadi Rojdetsvenski avec Juha Uusitalo et Eva Johansson. Du solide.
Cette année, c’est Andreas Homoki, actuel directeur de l’opéra de Zürich et ex directeur de la Komische Oper, qui assure la mise en scène (coproduite par Zürich et Oslo), Hartmut Haenchen qui dirige, avec Bryn Terfel et Anja Kampe. Du solide encore, d’autant que Daland est tenu par Ain Anger, et Erik par Klaus Florian Vogt pour toutes les représentations sauf la dernière. C’était Michael König, autre très bon ténor, qui était affiché pour cette dernière représentation: sans crier gare, sans avertir, la Scala affiche en réalité Marco Jentzsch qui a tenu le rôle à Zürich en décembre et janvier dernier. Enfin, autre surprise, alors que le programme, et notamment un article  très clair de Hartmut Haenchen évoque la préférence de Wagner pour une version en un acte sans entracte (aujourd’hui adoptée dans tous les théâtres ou presque) et aborde la question de la version en trois actes avec entractes (comme Muti l’avait fait en 1988) et la critique, la Scala propose ni l’un ni l’autre, mais une version en deux parties avec entracte après le premier acte, qui doit cacher des pesanteurs internes (syndicales dit-on) et sans doute une négociation avec le chef.
La mise en scène de Andreas Homoki éloigne volontairement toute référence aux légendes nordiques, et aux tempêtes de légende, elle fait de cette histoire une sorte de drame bourgeois, dans un décor clos, sinon unique, du moins agrémenté par un cube-cloisons de bois sombre qui tourne sur une tournette et présente panneaux économiques, tableaux (mer houleuse) ou carte géographique (de l’Afrique).
Évidemment, présentée ainsi, la mise en scène suscitera déjà un commentaire amer du spectateur agacé par le Regietheater (encore des absurdités!). La mise en scène de Homoki a sa logique, et sa cohérence, c’est loin d’être “n’importe quoi” comme on dit le plus souvent pour jeter aux oubliettes un travail de mise en scène.
Andreas Homoki part de la légende du Hollandais, qui se passe non en Norvège comme on le pense généralement, mais dans la région du Cap de Bonne Espérance: le capitaine hollandais a refusé de mouiller dans un port lors d’une terrible tempête, a blasphémé et défié les éléments, et comme punition non seulement il ne réussit pas à passer le fameux Cap, mais il est en plus condamné par Dieu à errer sur les mers jusqu’au Jugement Dernier et n’aborder la terre que tous les sept ans pour trouver la femme qui lui promettra amour et fidélité (jusqu’à la mort) et ainsi mettre fin à la malédiction.

Voilà qui explique donc la carte de l’Afrique du Sud (puis celle de l’Afrique entière) qu’on voit au début. Le décor clos, figure au départ (mais c’est peu clair) un navire, puis change (tout en restant globalement similaire structuré en espace unique : les changements de décor sont indiqués par cette structure centrale de bois qui tourne faisant apparaître tour à tour Afrique, mer houleuse, une horloge où le temps tourne à toute vitesse; les changements d’intérieur étant indiqués par des meubles qui varient: une table avec un télégraphe (nous sommes à la fin du XIXème), une salle avec des secrétaires derrière des machines à écrire (les fileuses…) , un canapé ou des fauteuils…Les ambiances changent sans vraiment changer: nous sommes dans un monde de la colonisation (Afrique du Sud) triomphante dont Daland est l’un des acteurs, où tout but poursuivi est économique: tous les personnages sont en noir habillés (hommes et femmes) comme des employés de banque des débuts du capitalisme,

Le Hollandais vu par Homoki ©Opernhaus Zurich/T+T Fotografie/Toni Suter + Tanja Dorendorf

sauf le Hollandais, sorte de Raspoutine un peu décalé dans sa pelisse en peau de bête (qu’il abandonnera lorsque l’amour de Senta lui sera donné, il laissera voir un costume très XIXème: le temps le rattrape avec l’amour!) et son haut de forme un peu désuet avec sa plume rouge : ce “look” est pris au film de Jim Jarmush Dead-man (1995) qui raconte l’errance d’un personnage (Johnny Depp)

Johnny Depp dans Dead-man

perdu dans un monde qui le pourchasse et condamné à errer dans l’Ouest américain avec un autre personnage nommé Nobody . C’est en soi une idée excellente, encore faut-il que le public non cinéphile puisse la saisir.

Dead-Man (avec Johnny Depp)film de Jim Jarmush

Erik aussi en habit de chasseur vert là où les autres sont en noir et blanc, est en décalage et  appartient à un monde différent, méprisé par les autres.

La Ballade ©Opernhaus Zurich/T+T Fotografie/Toni Suter + Tanja Dorendorf

Quant à Senta, elle ôte son habit d’employée pour apparaître en combinaison à la fin de la ballade (elle est prête à se donner…), qu’elle cachera sous une redingote pendant tout le reste de l’œuvre. La mise en scène oscille entre les fantasmes de Senta (thèse centrale de la mise en scène de Kupfer en 1978) et la vision d’un monde gouverné par le gain qui justifie l’attitude de Daland qui vend sa fille au plus offrant (après tout le mariage  aristocratique ou bourgeois a la plupart du temps été dicté par des accords économiques dans l’ancien régime et au XIXème). En ce sens Senta affirme la prééminence du désir personnel et non des contingences socio-économique, elle représente une sorte d’autonomie de la femme qui s’oppose envers et contre tout aux lois sociales et au conformisme en vigueur à l’époque.
D’un autre côté, la carte de l’Afrique complète qui apparaît au troisième acte et marque l’étendue de la conquête coloniale, puis à la place de la fameuse tempête, fait apparaître à la fois l’exploitation des noirs et aussi la révolte des zoulous (la carte de l’Afrique brûle) comme une menace transformée en cauchemar explique le contexte de l’histoire, qui fait apparaître le Hollandais comme venu de nulle part et qui repartira en disparaissant dans le nulle part et provoquera le suicide de Senta, avec la carabine d’Erik.
Tout ce propos a sa logique, sans forcément s’imposer : il manque à ce travail une vraie dynamique, on s’ennuie un peu, et une urgence que la musique devrait imposer. On ne rêve pas: toute référence à la légende, au monde fantasmatique de Senta est gommée et la soif d’irrationnel est loin d’être étanchée. On est face à une sorte de drame bourgeois qui ne dit pas son nom, et qui n’a rien de l’opéra romantique indiqué par le titre. C’est alors plat, et lourd, et sans magie. Bref, tout cela apparaît sans vraie justification, une logique, un travail précis, loin d’être stupide, mais qui tombe carrément à plat.
A un choix de mise en scène pareille devrait correspondre un choix musical plus radical, plus urgent, plus nerveux, où la version dite parisienne de 1841 devait s’imposer, en un acte, sans rédemption, brutal et vif, alors qu’est choisie la version de 1860 avec la rédemption (la mise en scène refuse l’idée de rédemption quand la musique l’indique) et que la Scala pour raisons internes impose un absurde entracte, alors qu’à Zürich dans la même mise en scène l’œuvre était présentée comme c’est logique, sans entractes sous la direction d’Alain Altinoglu.
Hartmut Haenchen propose une direction musicale très en place, très précise, avec un orchestre globalement bien préparé (quelques menues scories dans les bois ou les cuivres), mais sans vrais accents, sans vrai discours, un tempo assez rapide mais une direction sans relief, sans vraie musicalité qui me rappelle ce que Von Dohnanyi disait à l’orchestre de l’Opéra avant de renoncer au pupitre d’un Tannhäuser dans les années Lefort: “j’entends des notes, je n’entends pas de musique”, une direction peu animée, c’est à dire sans âme.
La distribution en revanche promettait beaucoup, Bryn Terfel, Anja Kampe, Klaus Florian Vogt et Ain Anger. IL paraît que Vogt était très bon dans les représentations précédentes. Michael König pouvait être un Erik magnifique, ce fut l’honnête Marco Jentzsch à la voix plus légère et moins engagée, et donc au poids très relatif. Une voix qui pouvait convenir à la salle au volume réduit de Zürich, mais qui se perd un peu dans une vaste nef telle que la Scala. Or les meilleurs Erik sont plus des futurs Siegmund que des ex-Tamino. Erik doit s’affirmer, et sa présence vocale doit en être la marque. Ici, peu de présence.
Le “Steuermann”, le pilote de Dominik Wortig, n’a pas la séduction de certains pilotes: le timbre n’est pas vraiment engageant, les aigus n’y sont pas, et l’air initial n’a aucune, mais aucune magie. Ain Anger, sans avoir un timbre d’une grande séduction, a une voix de basse impressionnante de puissance et de présence, son chant manque d’une certaine élégance (ah..Salminen!) mais pour Daland, cela peut convenir. C’est plutôt une bonne surprise.
Anja Kampe a remporté un beau succès critique à Zürich et à Milan, et il faut reconnaître un chant engagé, quelquefois intense, des aigus bien construits. Mais pour ma part, je ne suis pas sûr que Anja Kampe puisse chanter ainsi longtemps. Les moyens naturels ne sont pas ceux d’un soprano dramatique, les aigus sont très construits, le chant se prépare sans cesse aux aigus des scènes finales de l’acte II et de l’acte III, et la ballade reste en dessous de la fluidité attendue. A Zürich, pour elle également, la salle plus petite pouvait convenir sans que la voix de vire au cri. A la Scala, c’est plus difficile et la voix a tendance aux stridences. La prestation est évidemment très honorable, mais pas exceptionnelle dans ce rôle à mon avis.

Duo Senta/Hollandais ©Opernhaus Zurich/T+T Fotografie/Toni Suter + Tanja Dorendorf

Le cas de Bryn Terfel est différent: il n’a plus rien à prouver, il tout chanté, de Falstaff à Leporello, de Wotan à Hans Sachs et au Hollandais.

©Opernhaus Zurich/T+T Fotografie/Toni Suter + Tanja Dorendorf

Il m’est apparu cette fois bien moins convaincant que dans Falstaff, la voix manquait d’éclat, marquait la fatigue notamment dans le duo avec Senta et dans la scène finale. Certes, il garde des qualités éminentes de diction et d’interprétation, mais le poids vocal a ce me semble perdu de la présence et la puissance et l’aisance n’étaient pas au rendez-vous. Peut-être est-ce passager, peut-être aussi est-ce la fatigue de ses prestations successives depuis décembre dernier? Il reste qu’il m’est apparu en retrait.

 

 

 

 

Succès correct mais pas de triomphe à la Scala. On dit que le Fliegende Holländer de Bologne, sans stars, sous la direction de Stephan Anton Reck était en tous points plus convaincant. Je crois que pour cette fois, la mise en scène a un peu plombé l’ensemble et que la direction n’était pas assez engagée : malgré son titre, ce Fliegende Holländer n’a pas décollé.

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Les marins Acte 1 ©Opernhaus Zurich/T+T Fotografie/Toni Suter + Tanja Dorendorf

 

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2012-2013: DAS RHEINGOLD de Richard WAGNER le 9 MARS 2013 (Dir.mus : Ingo METZMACHER, Ms en scène : DIETER DORN)

Stephen Humes, Tom Fox, Alfred Reiter, Christoph Strehl © Carole Parodi/GTG

Il y a une tradition du Ring au Grand Théâtre de Genève. Depuis les années 70, c’est la troisième production: quand on compare avec Paris, la messe est dite. Ce fut d’abord la mise en scène du Ring par Jean-Claude Riber, qui fut longtemps le directeur du Grand Théâtre, puis la production de Patrice Caurier et Moshe Leiser, appelés par Renée Auphan, qui fut terminée sous l’ère Blanchard. Cette nouvelle production , motivée par le bicentenaire, fut d’abord confiée à Christof Loy, metteur en scène favori de Tobias Richter, le directeur actuel, mais suite aux exigences de Loy, la production fut confiée au team Dieter Dorn/Jürgen Rose, deux authentiques vedettes de la scène allemande des années 70; dans ma carrière de mélomane je me souviens que Dieter Dorn fut le metteur en scène d’ Ariane à Naxos 1979 de Salzbourg (Behrens, Gruberova, King, Böhm), et du Fliegende Holländer de Bayreuth en 1990 (Dir.mus: Giuseppe Sinopoli) avec des décors de Jürgen Rose (les fameux décors avec la maison qui tournait sur elle-même) et Jürgen Rose décorateur du Parsifal d’Auguste Everding à Paris en 1973 (mon premier!) ou metteur en scène du Don Carlo munichois encore aujourd’hui en répertoire (il affichera cet été Jonas Kaufmann, Anja Harteros et Zubin Mehta). C’est dire qu’il s’agit d’une équipe qui a fait ses preuves, et qui est une référence historique de l’opéra allemand.
La machinerie du Grand Théâtre (pas plein, bizarrement) a été bien mise à l’épreuve par ce Rheingold assez spectaculaire, cycloramas, Montgolfière, pont qui monte des dessous pour laisser voir le Nibelheim, Rhin qu’on parcourt en patins à roulettes dans un univers gris anthracite dans lequel évoluent des Dieux vaguement ridicules (mimiques de Fricka presque prise comme un personnage de théâtre de boulevard, accoutrements de Froh et Donner): nul doute que Dieter Dorn a travaillé sur l’ironie.
La scène des Filles du Rhin reste cependant étonnamment lourde, alors qu’on attend toujours quelque chose de fluide et de léger au contraire. Un rocher au fond du Rhin (suggéré je l’ai dit par des personnages couverts d’un voile gris qui évoluent en patins à roulettes, tout comme les filles du Rhin (ou du moins leurs doubles) figuré par des caisses superposées où se dissimulent les Filles du Rhin, l’or représenté par un gros œil qui s’ouvre au sommet. Alberich qui émerge d’un groupe de personnages très vaguement monstrueux qui servent à déplacer le décor.
Cette scène fait suite à des projections de guerre (Golfe, Afghanistan) qui figurent un monde qui dès le prélude est un globe fait de fil déjà poussé par les Nornes, qu’on reverra au final. Bref, on a compris que ce monde fait de violence et de mort est celui sur lequel les Dieux vont essayer de régner et déjà l’histoire est marquée et le destin inscrit.

Apparition des Dieux – © Carole Parodi/GTG

L’apparition des dieux qui sortent d’une tente (en attendant le Walhalla, ils campent) est assez joliment construite mais la scène qui suit reste à la fois traditionnelle et ennuyeuse (sauf la manière dont les Dieux se servent de la lance de Wotan comme lien et support): le jeu des acteurs est attendu, et justement, il n’y pas pas de  travail approfondi sur les personnages, à part peut-être Fricka. Même Loge est un peu laissé à son inspiration dans son look vaguement efféminé (heureusement Corby Welch est bon acteur). La scène de Nibelheim reste conforme aux attendus, même si les disparitions et transformations d’Alberich ne sont pas mal faites. L’apparition d’Erda manque d’un minimum de magie, un mot d’ailleurs bien absent de l’ensemble du spectacle. Les seules idées qui m’apparaissent un peu neuves sont les éléments qui dans les dernières scènes annoncent les trois autres opéras, Nothung, présente dans le trésor accumulé par Alberich, dont Wotan s’empare, la manière dont Fafner arrache l’anneau au cadavre de Fasolt, qui annonce celle dont Hagen va essayer de l’arracher quand le cadavre de Siegfried lève le bras, l’apparition finale des Nornes. La montée au Walhalla (Cyclo “arc en ciel” très gay-pride, et montgolfière qui se gonfle lentement (un peu pénible) dans laquelle grimpent un peu craintifs les dieux -nacelle qui ressemble à une grande boite en carton de déménagement- qui s’élève et qui marque la fin de l’œuvre pendant que Fafner tirant l’or s’allonge pour dormir en se couvrant du Tarnhelm: de son or il ne fera rien, pendant  que Loge brûle une gravure représentant le Walhalla et ce soir, sa chevelure a légèrement pris les flammes, ce qui pour le Dieu du feu est après tout légitime, nécessitant l’intervention d’un machiniste.
Tout ce travail assez attentif, venu de vrais professionnels du travail scénique m’apparaît cependant manquer d’originalité et d’inventivité, bien plus proche du travail d’un Krämer que d’un Kriegenburg, distillant quelque ennui dans certaines scènes (le deuxième tableau notamment, interminable). Les solutions scéniques dépourvues de magie, dans des décors à l’esthétique volontairement douteuse renvoient à des modes  d’il y a quelques dizaines d’années. Rien de neuf sous le soleil, une mise en scène qu’on pourrait dire conforme. Pas de quoi fouetter un chat, pas de quoi s’émerveiller: un peu routinier et un peu dépassé pour tout dire.
La distribution n’a pas non plus de quoi émerveiller. L’ensemble des chanteurs est acceptable, aucun n’est déshonorant, mais aucun ne se détache d’une honnête moyenne, telle qu’on pourrait en voir en Allemagne à Düsseldorf ou Cologne, ou Bonn. C’est justement le problème des distributions proposées à Genève par l’équipe Richter: quelques têtes d’affiche par ci par là, mais pour le reste un niveau qui n’est pas celui qui auquel le public est habitué depuis bien des années. Pour s’en tenir aux années Blanchard (mais sous Gall et Auphan c’était à peu près pareil), le théâtre affichait des jeunes chanteurs valeureux, promis à une carrière (Jonas Kaufmann à ses débuts, Harteros dans Meistersinger). On peut comprendre qu’il y a désormais plus de limites budgétaires, mais alors on pourrait imaginer que les équipes de Richter écumassent agences et concours à la recherche de (jeunes) perles : leurs recherches se limitent aux troupes des théâtres de la vallée du Rhin.
Ce n’était pas vrai il y a quelques années, mais aujourd’hui c’est patent: les distributions affichées à Lyon sont dans l’ensemble supérieures à ce qu’on entend à Genève.
Qu’en est-il donc de la distribution de Rheingold. Je l’ai écrit plus haut, aucun ne déchaine l’enthousiasme, aucun n’est non plus indigne.  On peut regretter que Thomas Johannes Mayer, prévu il y a peu encore dans Wotan ait été remplacé par Tom Fox: la voix est là (mais les aigus?), les notes sont là, mais question couleur, question modulation, question interprétation nous n’y sommes pas, il chante toujours de la même manière et cela reste assez plat. Ce Wotan est acceptable, sans être à aucun moment un Wotan marquant. Et s’il continue dans Walkyrie, qu’en sera-t-il de ses aigus?
L’Alberich de John Lundgren a un joli timbre de baryton-basse avec un registre central intéressant et large. Mais dès qu’il monte à l’aigu la voix se coince, question de technique peut-être, ou de travail sur le souffle. C’est gênant dans un rôle qui exige homogénéité et montée à l’aigu fréquente. En revanche le Mime d’Andreas Conrad est bien en place et laisse bien augurer de Siegfried. Des deux géants, Fasolt (Alfred Reiter) est bien connu des scènes, la voix de basse bien posée mais le timbre un peu opaque, même si le personnage est là; plus intéressant en revanche Stephen Humes, vu à Munich il y a un peu plus d’un mois dans le même rôle, promène son très beau timbre, son chant simple, bien assis, avec une diction sans reproches, c’est le meilleur de toute la distribution, sans conteste aucun: dommage que Fafner ne soit le plus sollicité des géants dans l’Or du Rhin. Thomas Oliemans en Donner est très acceptable, encore que la voix m’ait semblé un peu claire, et le timbre de Christoph Strehl, le Tamino d’Abbado, en revanche a perdu un peu de sa jeunesse et de sa luminosité, mais convient pour Froh. Reste Loge, qui est dans l’Or du Rhin le pivot d’une distribution réussie.

Corby Welch, Tom Fox, Elena Zhidkova © Carole Parodi/GTG

La prestation de Corby Welch est dans la bonne moyenne des Loge, sans être exceptionnelle: quand on compare avec l’extraordinaire diction de Stefan Margita, et au personnage qu’il dessinait, à Munich, ou bien à Gerhard Siegel ou Stephan Rügamer, la prestation reste en deçà, sans aucun doute. Il est néanmoins l’un des meilleurs de toute la distribution, surtout dans la caractérisation physique du personnage.
Maria Radner, Erda, est un jeune contralto dont on fait grand cas (elle chante le rôle à Covent Garden), et qui a un timbre plutôt clair, mais son apparition (totalement dénuée de magie par la mise en scène) est musicalement solide et au total assez convaincante, tout comme les trois filles du Rhin (Polina Pasztircsák, Stephanie Lauricella et Laura Nykänen) à la présence affirmée, aux timbres qui s’accordent bien entre elles et à la diction soignée. La Freia d’Agneta Eichenholtz a une voix plutôt claire et saine (elle a chanté Traviata en alternance dans la production précédente au Grand Théâtre) mais comme je l’ai écrit souvent, je pense qu’il faut pour Freia une voix plus large (j’aime les Freia qui chantent aussi Sieglinde, sans doute un souvenir lointain d’Helga Dernesch à Paris), mais la prestation est honorable. Quant à Elena Zhidkova, sa Fricka est vocalement sans grand reproche, même si on peut discuter le personnage de petite bourgeoise un peu cruche que la mise en scène lui fait endosser avec force mimiques: la voix est claire, forte, et la diction n’appelle pas de remarques négatives. Elle est la plus convaincante des voix féminines.
On le voit, la distribution est assez homogène, ne déchaîne ni enthousiasme, ni désaveu. On aurait simplement aimé des voix douées de plus de relief ou de personnalité notamment chez les voix masculines. Cela reste assez plat dans l’ensemble.
On attendait beaucoup en revanche de la direction musicale et l’on peut supposer que la presse et les éléments professionnels du public (dont Eva Wagner) venaient à ce Rheingold pour entendre l’interprétation et le projet de Ingo Metzmacher. J’aime beaucoup ce chef et rares sont les soirées qui m’aient déçu. La dernière fois que je l’ai entendu, à Munich avec les Münchner Philharmoniker, il a proposé des Adieux de Wotan de Walkyrie (avec Michael Volle), charnus, engageants, dynamiques qui cadraient bien avec une représentation symphonique (au Gasteig).
Dans la fosse de Genève, on a une tout autre impression. Certes il s’efforce d’imprimer un tempo rapide, mais cela ne veut pas dire qu’il y ait une vraie dynamique, et l’impression reste assez plate, sans beaucoup de relief. Certes également certains détails sont mis en évidence, mais la qualité de l’orchestre semble avoir bien baissé en quelques années, cordes sans chair, cuivres très approximatifs (la partie finale!). Enfin était-il si nécessaire de placer 6 harpes sur le plateau (voulues par la mise en scène) pour qu’elles ne jouent pas ensemble et qu’on les entende à peine. Au total, une relative déception pour un chef qui a habitué à plus d’originalité, à des partis pris surprenants mais souvent convaincants: quelque chose n’a pas fonctionné ou du moins ne m’est pas parvenu: est-ce la qualité très moyenne de l’orchestre et du son produit, est-ce l’acoustique du théâtre, peu favorable à l’orchestre en général, est-ce justement le parti pris de Metzmacher (un soin du détail, mais pas de relief, et peu de dynamique malgré un tempo plutôt rapide), c’est peut-être tout à la fois. Il faudra en tous cas attendre la suite pour bien asseoir une opinion. Pour l’instant, on reste pour le moins perplexe.
Et de perplexité en perplexité, on se trouve face à une mise en scène plate, une distribution honnête mais sans caractère, une direction peu “accrocheuse”, cela donne une soirée grise comme le décor, peu marquante, peu convaincante, qui donne plus de prise à la déception qu’à la satisfaction, bien que le succès ait été grand, et tant mieux pour le théâtre. A suivre donc, avec l’espoir que quelque chose se débloquera, car cet Or du Rhin n’a pas fait partir grand chose, sinon l’Or.
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John Lundgren et Tom Fox au premier plan © Carole Parodi/GTG

LICEU BARCELONA et TEATRO REAL MADRID 2013-2014: LES NOUVELLES SAISONS

Voici deux théâtres qui cherchent, chacun conformément à sa tradition, à affronter la crise économique qui sévit en Espagne et qui atteint évidemment de plein fouet les institutions culturelles, bouches dites inutiles qui sont partout les premières à souffrir des contractions budgétaires.

Gran teatre del Liceu

Le Liceu de Barcelone est le grand théâtre de tradition en Catalogne, où l’incendie de 1994 a provoqué une réaction émotionnelle aussi forte sinon plus que celui de la Fenice. On peut même affirmer qu’il a été le théâtre de référence de toute l’Espagne pendant très longtemps: aujourd’hui, cela se relativise puisque  que  le paysage lyrique s’est enrichi ces quinze ou vingt dernières années par l’apparition de nouveaux lieux pour le lyrique, le Palau de les Arts de Valence, la Maestranza à Séville et bien sûr le Teatro Real de Madrid, enfin restauré (les saisons avaient lieu auparavant au théâtre de la Zarzuela). Il y a en Espagne une vraie tradition lyrique et les pays de langue espagnole (européens ou sud américains) et catalane ont fourni à l’art lyrique de très nombreux chanteurs ( des ténors, des sopranos, des mezzos) qui comptent tous parmi les plus grands de l’histoire du chant, Jaime Aragall, José Carreras, Alfredo Kraus, Teresa Berganza, Montserrat Caballé, Placido Domingo, et aujourd’hui Marcelo Alvarez, Juan Diego Florez, à un moindre degré Vivica Genaux. Cette tradition vivace, on la lit dans une programmation du Liceu, qui donne traditionnellement beaucoup d’importance aux voix et aux chanteurs, même si ces dernières années, le répertoire s’est largement diversifié et ouvert, grâce à des directeurs musicaux liés à l’aire germanique comme Bertrand de Billy, Sebastian Weigle ou Michael Boder, plus autochtone maintenant avec l’excellent Josep Pons.
La saison d’opéra va commencer par quatre séries de deux concerts retraçant le parcours de Verdi, et présentant des extraits d’une large palette de ses œuvres, l’orchestre étant dirigé par Karel Mark Chichon. L’ensemble des chanteurs invités n’annonce pas de soirées échevelées, on reste dans la grande série (Nucci, Mosuc et Rancatore mis à part dans les deux premiers programmes), une grande série sans grand intérêt (Rachele Stanisci et Carlos Ventre par exemple ne font pas frémir les foules). Une manière de remplir les premiers mois du dernier trimestre 2013 sans productions (sans doute pour raisons financières), puisque le premier spectacle,  Agrippina de Haendel est affiché en Novembre, dans une production de David Mc Vicar et dirigé par Harry Bicket. La distribution en est très intéressante puisqu’on y lit les noms de Sarah Connolly, Danielle de Niese, Franz Josef Selig et Dominique Visse.
Plus généralement, la saison du Liceu même réduite, essaie d’être variée, un opéra baroque en novembre (Agrippina), un opéra français en décembre (Cendrillon), un opéra pour le jeunesse (Cosi’ FUN Tutte) en février, un opéra de bel canto en janvier-février(La Sonnambula), un opéra de Puccini en mars (Tosca), une rareté du répertoire russe en avril (La légende de la cité invisible de Kitège) un opéra de Wagner en mai-juin (Die Walküre),  , et en juin-juillet  un appariement entre Suor Angelica de Puccini et Il prigioniero de Dallapicola qu’on commence à voir sur de nombreuses scènes et une version de concert (pour deux soirées) de l’Atlàntida de Manuel de Falla en novembre 2013.
Ainsi, une saison qui part de novembre, avec un opéra par mois, et des représentations en nombre impliquant deux voire trois (Tosca) distributions. Des choix assez sages, mais loin d’être dépourvus d’intérêt.
Les productions sont soignées, et les distributions 1 ou 2 sont assez équilibrées: la nouvelle production de Cendrillon est signée Laurent Pelly (en coproduction avec Covent Garden, La Monnaie et Lille) et dirigée par Andrew Davis, les distributions affichent pour l’une Joyce Di Donato, Ewa Podles, Laurent Naouri, Annick Massis et pour l’autre Karine Deshayes, Eglise Gutierrez, Doris Lamprecht, Marc Barrard. Pour les amateurs de Massenet, c’est plutôt un beau cadeau. Celle de La Sonnambula affiche Diana Damrau et Juan Diego Florez, une distribution 1 difficile à égaler, même avec Patrizia Ciofi en distribution 2. La production est celle de Marco Arturo Marelli, vue à Paris avec Dessay, et l’orchestre est dirigé par Daniel Oren. Même avec Florez et Damrau, cette production ne vaut peut-être pas le passage des Pyrénées. En mars trois Tosca, Sondra Radvanovsky, Martina Serafin et Fiorenza Cedolins alterneront avec des Scarpia (dont Ambrogio Maestri) et Mario divers  (dont Jorge De Leon): des trois Tosca, seule Radvanovsky me paraît digne d’intérêt, la direction d’orchestre est confiée  à Paolo Carignani, la mise en scène à un décorateur assez intéressant, le catalan Paco Azorin. 15 représentations d’un spectacle fait pour remplir les caisses, Tosca attirant de toute manière les foules.
La fin de la saison, d’avril à juillet me paraît beaucoup plus digne d’intérêt avec d’abord La Légende de la Cité invisible de Kitège de Rimsky Korsakov (quand j’étais jeune, on parlait de Parsifal russe…) dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov, en coproduction avec De Nederlandse Opera d’Amsterdam  et la Scala de Milan, dirigée par Josep Pons, avec une distribution respectable (Vladimir Ognovenko, Margarita Nekrasova etc…) qui vaudra à l’évidence un voyage (5 représentations en avril) . Peut-être aussi la Walkyrie qui suivra, venue de Cologne (Mise en scène Robert Carsen: le public du Liceu voit cette saison Das Rheingold) avec deux distributions solides, Irene Theorin, Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Albert Dohmen, Mihoko Fujimura pour la première et Katherine Forster, Eva Maria Westbroeck, Franck van Aken (“Monsieur Westbroek” à la ville)  Greer Grimsley, et Katarina Karneus. Les deux dames de la seconde, venues directement du cast de Bayreuth 2013 m’attirent presque plus que la première malgré Vogt en Siegmund. La direction musicale est assurée par Josep Pons, chef de qualité peu connu à l’extérieur de l’Espagne. Enfin en juin/juillet, un de ces couples d’opéra inattendus, Il Prigioniero de Dallapicola (une création pour le Liceu) et Suor Angelica de Puccini, en coproduction avec le Teatro Real de Madrid, dans une production de Lluis Pasqual et des décors de Paco Azorin, avec des chanteurs plus que respectables, Dolora Zajick, Jeanne-Michèle Charbonnet, Barbara Frittoli, Evguenyi Nikitin, Robert Brubaker. Un spectacle qui vaudrait un petit week end à Barcelone. On l’aura compris, le printemps 2014 pourrait être catalan, les trois derniers spectacles de la saison  présentent un intérêt non négligeable. Mais s’il n’en fallait qu’un, pour moi, ce serait La Légende de la Cité invisible de Kitège.

Teatro Real, Madrid

À Madrid, c’est encore Gérard Mortier qui règne (il a annoncé que si les subventions baissaient encore, il s’en irait) et qui cette année a dû renoncer pour raisons financières à Zauberflöte avec les Berliner et Simon Rattle (en coproduction avec Baden-Baden).
Et sa saison 2013-2014 est reconnaissable entre mille, par la présence au moins une fois de Cambreling au pupitre, et celle (entre autres) de Marthaler, Warlikowski, Sellars, Van Hove dans les metteurs en scène annoncés .
Il est incontestable que la saison est d’une grande tenue, d’une vraie intelligence, malgré les difficultés: c’est une vraie saison construite et composée, qui a du sens. Distributions de qualité, chefs reconnus et divers, metteurs en scène variés alliant classicisme et modernité: un joli équilibre qui donne envie d’aller à Madrid.
La saison s’ouvre en septembre sur un Barbiere di Siviglia  de répertoire, sans doute alimentaire, mis en scène par Emilio Sagi, dirigé par Tomas Hanus avec une double distribution honnête sans être transcendante (Korchak/Rocha, De Simone/Fardilha, Malfi/Durlovski, Cassi/Vassalo, Ulyanov/Lepore). En octobre, un opéra de Wolfgang Rihm, créé en 1992 à Hambourg, Die Eroberung von Mexico, dirigé par Alejo Perez et mis en scène par Pierre Audi, avec Nadja Michael, suivi en novembre par The Indian Queen de Purcell, coproduit avec l’opéra de Perm et donc dirigé par Teodor Currentzis, qui en est le directeur musical et qui pour l’occasion dirigera l’orchestre et le chœur de Perm. La mise en scène est de Peter Sellars, les décors sont de Gronk avec une distribution où l’on note la présence de Christophe Dumaux: il y a là tous les ingrédients d’un spectacle à voir; en outre une soirée de concert (18 novembre) sera dédiée à Dido and Aeneas, toujours de Purcell. Un mois Purcell fort digne d’intérêt tout comme le mois de décembre, qui verra une nouvelle production de L’Elisir d’amore de Donizetti dirigé par Marc Piollet, et mis en scène par Damiano Michieletto, coqueluche des scènes aujourd’hui, avec trois distributions d’ intérêt à peu près équivalent (Nino Machaize/Camilla Tilling/Eleonora Buratto, Celso Albelo/Ismael Jordi/Antonio Poli, Fabio Capitanucci/Gabriele Viviani et Erwin Schrott/Paolo Bordogna.
Belle distribution pour le spectacle suivant, désormais légendaire, Tristan und Isolde de Wagner dans la mise en scène de Peter Sellars et les vidéos de Bill Viola, dirigé par Teodor Currentzis (un choix surprenant mais pourquoi pas), avec  Robert Dean Smith, Violeta Urmana, Ekaterina Gubanova, Franz Josef Selig et Jukka Rasilainen. On le verra certes à Paris avec le même couple protagoniste, mais quand on aime on ne compte pas.
Suivra une création de Charles Wuorinen à partir d’un film qui a connu un certain succès, Brokeback Mountain, dans une mise en scène d’Ivo van Hove, dirigé par Titus Engel avec dans la distribution Tom Randle et Daniel Okulitch, mais aussi Jane Henschel. Pour Ivo van Hove, pour Jane Henschel, pour cette belle histoire triste d’avant le mariage pour tous, on pourra y aller.
Et le spectacle continue avec Alceste de Gluck, dans une production de Krzysztof Warlikowski (à qui l’on doit la fascinante Iphigénie en Tauride du Palais Garnier il y a quelques années) dirigée par l’excellent Ivor Bolton avec une distribution magnifique dominée par Anna-Caterina Antonacci (alternant avec Sofia Soloviy), Paul Groves alternant avec Tom Randle, et Willard White. À choisir entre Olivier Py à Paris et Warlikowski à Madrid, je choisirais Warlikowski.
Un autre Wagner dans la saison, Lohengrin, dirigé par Hartmut Haenchen et mis en scène par Lukas Hemleb dans une belle distribution double, mais également digne d’intérêt (Franz Hawlata/Goran Juric, Catherine Naglestad/Anne Schwanewilms, Christopher Ventris/Michael König, Deborah Polaski/Dolora Zajick, Thomas Johannes Mayer/Tomas Tomasson). Cela vaudrait le coup de le voir deux fois de suite (13 représentations en avril!).
En mai/juin, il ne faut manquer à aucun prix, Les Contes d’Hoffmann mis en scène par Christoph Marthaler. À chaque fois que Marthaler touche à Offenbach, c’est une bombe d’intelligence et de fantaisie (ou d’horreur, c’est selon): on se souvient de La Grande Duchesse de Gerolstein avec Anne Sofie von Otter à Bâle, on se souvient aussi de son extraordinaire Vie parisienne à la Volksbühne de Berlin. La distribution double là aussi affiche Anne Sofie von Otter en alternance avec Hannah Esther Minutillo, Eric Cutler alternant avec Jean-Noël Briend dans Hoffmann et l’excellent Vito Priante dans Lindorf/Coppelius/Dappertutto/Miracle.  Il faut y aller pour sûr! Et en mai et juin Madrid est si douce…
Si douce qu’on pourrait y rester pour écouter en version de concert I Vespri Siciliani, de Verdi avec Yonghoon Lee, Ferruccio Furlanetto, Julianna di Giacomo, mais surtout le chef James Conlon, qui devrait faire exploser l’orchestre dans cette œuvre que j’adore.
La dernière  des productions, Orphée et Eurydice de Gluck dans la mise en scène de Pina Bausch est connue des parisiens, est-ce une raison de ne pas aller réécouter Thomas Hengelbrock,  le chœur et l’ensemble Balthazar Neumann en juillet et les chanteurs Maria Riccarda Wesseling, Yun Jung Choi et Zoe Nicolaidou?
10 productions en version scénique, deux en version de concert, qui ont presque toutes un intérêt, qu’il soit musical ou scénique: une jolie composition de titres divers, qui peuvent attirer tous les publics. On reconnaît là la patte de Mortier, l’ouverture, l’intelligence, la curiosité, l’audace: sans nul doute on ira un moment ou l’autre à Madrid, cela le vaut bien!
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METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: QUELQUES REMARQUES-RÊVERIES COMPLEMENTAIRES sur PARSIFAL RETRANSMIS le 2 MARS 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Décor de la création de Parsifal (Paul von Joukovski pour l’acte II )

J’ai envie de revenir et de rêver un peu sur Parsifal.
L’audition d’hier, liée au souvenir du spectacle le 15, m’a permis de me concentrer plus encore sur la musique, et de constater encore une fois la qualité de la direction de Daniele Gatti. Beaucoup ont noté sa lenteur, qui allait à merveille avec la mise en scène de François Girard, mais elle allait aussi bien avec celle de Stefan Herheim à Bayreuth. On  a perdu pas mal à son départ de la production en 2012. Mais cette lenteur n’est pas uniforme, certaines phrases, dans l’acte II, et même dans l’acte III, sont plus rapides que chez d’autres chefs. Et la lenteur n’est pas un critère à lui seul; on doit aussi souligner chez Gatti la clarté de la lecture, l’appui sur certaines phrases très accentuées,  notables dans ce final extraordinaire qui a provoqué en moi le frisson.
On sait que le plus long Parsifal est celui d’Arturo Toscanini à Bayreuth (bien plus de 4h), dont l’enregistrement a été perdu. Knappertsbusch, la référence des années 50, n’était pas non plus très rapide. C’est Pierre Boulez (1966-1968 et 1970)  qui était le plus rapide selon le tableau qu’on pouvait lire au Musée Richard Wagner de Wahnfried, mais il n’était pas si loin d’Hermann Levi: il avait à l’époque déclaré vouloir revenir au tempo de la création. Toutefois, son Parsifal de 2004 (mise en scène Christoph Schlingensief) était plus lent et beaucoup plus lyrique que sa première version.  Mais peu importe, car l’œuvre a toujours bénéficié, à la scène comme au disque, de remarquables directions musicales; aujourd’hui, Daniele Gatti compte parmi les grandes références.
Dans la direction musicale de l’œuvre ce sont les premiers et troisième actes, fondés à la fois sur du récit et du discours, et sur la cérémonie du Graal qui font pour moi la différence. L’Acte II, qui est le plus théâtral, le plus dramatique, le plus immédiat, le plus accrocheur pour les voix  aussi, est peut-être plus habituel, et constitue une sorte de respiration pour le public. On l’a bien vu à New York où les applaudissements explosaient avant le baisser de rideau. Le public de Bayreuth naguère n’applaudissait pas après le premier acte (ce fut aussi la règle à Paris au temps de Rolf Liebermann: “la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation du public” était-il écrit à l’entrée de la salle): aujourd’hui, cela s’est un peu perdu, avec raison d’ailleurs car cette tradition vient d’une interprétation erronée d’un désir de Wagner. Le deuxième acte permettait donc selon cette tradition au public frustré applaudissements au premier acte de remercier les artistes de manière encore plus chaleureuse, encouragé en cela par l’accord final plus brutal. Au premier acte, la  cérémonie du Graal se termine en deux parties d’abord par une musique plus faible, un peu martiale, que Stefan Herheim avait bien noté en l’accompagnant d’images des débuts de la première guerre mondiale et ensuite par la voix du ciel, plus en accord avec le reste de l’ouvrage. Au contraire le final du troisième acte n’est qu’en enchaînement d’enchantements, l’une des plus belles musiques jamais écrites, transcendée quelquefois par des interprétations hors pair (comme Abbado en décembre 2001 à Berlin, qui avait disposé les chœurs dans tout l’espace de la Philharmonie, donnant tout son sens à l’expression “zum Raum wird hier die Zeit” avec une respiration inouïe qu’il ne retrouvera pas quelques mois plus tard à Salzbourg) ou qu’on trouve dans l’enregistrement DG de Karajan. Ce final en forme de Pâques, de résurrection d’un Monde, Stefan Herheim à Bayreuth en avait fait la Renaissance d’un Monde nouveau issu de la deuxième guerre mondiale et cela fonctionnait à merveille et justifiait à la toute fin l’apparition de la Colombe (supprimée dans la mise en scène de Wieland Wagner, au grand dam de Knappertsbusch) dans cette lumière aveuglante qui inondait le public. Il y a avait parfaite synergie entre la musique extatique la scène et la salle.
Hier à la radio, cette extase était là, accompagnée d’effets physiques qui souvent me prennent à certains moments de Parsifal, frisson, battements de cœur, et puis sentiment le légèreté, de joie, de profond optimisme. Je sais combien ce que j’écris ici peut prêter à sourire, mais Parsifal est l’un des rares opéras à provoquer cela en moi, en tous cas le premier qui l’a provoqué.
Et puis je voudrais revenir sur ces merveilleux chanteurs qui ont inondé de bonheur ce troisième acte. René Pape d’abord que je trouve plus convaincant au troisième qu’au premier acte, Peter Mattei, à la diction si claire qu’on croirait qu’il nous parle. Dans mon compte rendu j’avais parlé de douceur/douleur, c’est exactement je que j’ai ressenti de nouveau. Peter Mattei n’est pas un chanteur wagnérien au sens où ce serait un inévitable dans les distributions wagnériennes: on l’a bien plus entendu dans Mozart (Don Giovanni), dans Bach (Passion selon Saint Matthieu en 1997 avec Abbado), dans Beethoven (Fidelio avec Abbado où il chante le Ministre) on va l’entendre l’an prochain dans Eugène Onéguine. Son répertoire est large, mais cet éclectisme ne le dessert pas, il est devenu l’un des chanteurs de référence sur la scène lyrique aujourd’hui comme beaucoup de chanteurs suédois: son Amfortas est unique, stupéfiant dans la diction, dans l’articulation naturelle de chaque mot, dans l’émotion qu’il sait distiller, sans pathos, sans surjeu, par la simple manière de dire et de colorer le texte.
Kaufmann aussi est étonnant: à la radio, son timbre sombre, presque barytonnant fait un étrange effet à la fin où il intervient aussitôt après Mattei, on a l’impression d’une reprise fraternelle de la parole, d’une succession presque “naturelle” ou même d’une “continuation” plutôt qu’une succession  tant les timbres semblent proches. On sentait moins dans la salle. On peut préférer timbre plus clair (Kollo, King, Vogt) mais là aussi quelle diction, quelle manière de moduler chaque son, de jouer sur le volume, de respirer le texte.
Alors que d’autres amis ont trouvé Dalayman quelconque, un peu linéaire, moins engagée que les autres protagonistes, je l’ai trouvée encore hier soir meilleure que ce que j’entends d’elle d’habitude,  car moi aussi, je l’ai souvent entendue notamment dans Brünnhilde, donnant certes de la voix et des notes sans vraiment donner de la chair. Elle ne fait pas oublier Meier, inoubliable dans ce rôle où elle alliait l’intelligence, la puissance, la sauvagerie et une incroyable sensualité, mais elle est loin de laisser indifférente.
Et de nouveau j’ai éprouvé une certaine gène à écouter Eugenyi Nikitin dans Klingsor, car j’aime les Klingsor qui gardent une sorte de distance froide, qui gardent la distance aristocratique de l’ex-chevalier du Graal, sans devenir une sorte de sorcier grimaçant: la voix de Nikitin est trop souvent grimaçante, dans un univers de mise en scène plutôt retenu, c’est à mon avis une erreur d’analyse  et l’audition radio a confirmé  l’impression en salle  .

Une fois de plus donc, Parsifal a produit son effet. C’est pour moi non l’opéra de l’île déserte, mais l’opéra des origines: j’avais vu début avril 1973 une Walkyrie au théâtre des Champs Elysées par l’Opéra de Berlin Est avec Theo Adam dans Wotan et c’était mon premier Wagner en salle. A la fin du même mois d’avril, un dimanche, le 29 avril 1973, j’avais 20 ans et j’avais osé le Palais Garnier pour un Parsifal qui fut un énorme choc musical et émotionnel (je me précipitai dans une cabine téléphonique à l’entracte pour raconter aux amis cette intensité et ce ciel qui me tombait sur la tête et dans le cœur): Horst Stein dirigeant Donald Mc Intyre (Amfortas) Franz Mazura (Gurnemanz), Joséphine Veasey (Kundry) et Helge Brilioth (Parsifal), ce très solide chanteur qui avait enregistré Siegfried (Götterdämmerung) avec Karajan et qui a fait une assez courte carrière de chanteur wagnérien (encore un chanteur suédois, mort en 1998). Pour l’anecdote, il y avait ce soir-là dans la salle Salvador Dali et Sylvie Vartan: j’étais fasciné par les ors de Garnier et ce public qui alors s’y conformait; et comme lorsque je suis entré dans la salle de Bayreuth pour la première fois, j’avais l’impression de ne pas être à ma place…
Ce choc fut réellement à la fois émotionnel et physique (pour une mise en scène pourtant bien pâle de August Everding, mais alors, tout me convenait!) et a décidé de mon avenir de ( jeune) wagnérien.
Parsifal a été l’œuvre de Wagner que j’ai vue le plus souvent à ce jour et presque la seule jusqu’en 1977 , année de mon premier Bayreuth. J’ai ce privilège d’avoir vu à Bayreuth mon premier Ring complet (Chéreau), mon premier Tristan, mes premiers Meistersinger, mon premier Lohengrin, mon premier Fliegende Holländer.

Mais c’est  Parsifal que j’emporte à la semelle de mes souliers et qui m’accompagne comme une sorte de fétiche. Hier en revenant sur mon émotion à l’audition de la version newyorkaise, je me suis demandé d’où provenait ce goût pour Wagner et cette fascination pour la culture allemande. Bien sûr, je suis germaniste (quelle chance, la plus grande chance de ma vie scolaire! L’allemand devrait être une obligation linguistique et culturelle aujourd’hui à l’école), de ces germanistes qui ont inauguré l’allemand à l’école suite au Traité de L’Elysée, et j’avais un très vieux manuel  (Collection Deutschland) publié avant la guerre, avec certaines pages en gothique(!) et des textes qui parlaient souvent des grands mythes germaniques: Siegfried, Brünnhilde, Lohengrin m’ont ainsi toujours parlé depuis ma classe de 6ème.
Même si le mythe de Parsifal est né des romans arthuriens, Wagner l’a plutôt coloré de méditerranée et d’orient:  il en fait un mythe chrétien et donc oriental (Kundry ne va-t-elle pas jusqu’en Arabie trouver des baumes apaisants pour Amfortas?)(1), Montsalvat est en Espagne (la chapelle du Graal n’est-elle pas à Valence?) mais on se souvient aussi de l’ étrange influence méditerranéenne dans les décors du premier Parsifal: la scène du Graal se déroule dans un décor qui est la réplique de la Cathédrale de Sienne (on peut imaginer mon émotion lors de ma première visite siennoise) et le jardin des filles-fleurs (voir ci-dessus)  imite un jardin de Ravello, sur la côte amalfitaine au sud de Naples (kennst du das Land…):  il n’y a peut être pas de hasard si des chefs italiens furent de très grands interprètes de Parsifal (Toscanini , Abbado, et maintenant Gatti).
J’ai ensuite dans ce plongeon occasionnel dans les souvenirs de jeune admirateur de Parsifal cherché les moments musicaux qui au tout début me bouleversaient : c’était la Verwandlungsmusik( la musique qui accompagne la transformation du premier acte) qui systématiquement me faisait venir les larmes, et l’ensemble des Filles fleurs, notamment “Komm komm holder Knabe” et surtout
“Des Gartens Zier
und duftende Geister” que je trouve toujours une des musiques les plus sensuelles jamais écrites. Combien de fois je me suis passé et repassé la version Boulez, puis la version Solti dans mes jeunes années en écoutant ces deux moments!
Étrangement, quand j’étais jeune, encore plus jeune, j’étais passionné de trains et le nom d’un train TEE le “Parsifal” (Paris-Hambourg) me fascinait. Ce nom que je trouvais magnifique, un peu mystérieux, et en tous cas très évocateur, provoquait en moi immédiatement l’image d’un train vu en contreplongée qui passe à toute vitesse en filant. Le nom même “Parsifal” évoquait alors pour moi vitesse et puissance alors que les mélomanes (et celui que je suis devenu) discutent sans cesse à propos de Parsifal de la lenteur des tempi de tel ou tel chef (à commencer, voir ci-dessus, par Daniele Gatti). De la vitesse et la puissance dans mon enfance, Parsifal s’est bientôt revêtu de lenteur, de majesté et de grandeur. C’est l’écho très proustien du mot qui est ma réalité: les noms wagnériens m’ont toujours fasciné par leur beauté intrinsèque, Parsifal bien sûr (plus que Perceval qui me touche peu), mais aussi Tannhäuser, ou Lohengrin, ou Sieglinde autant de noms qui entre dix et treize ans me faisaient rêver; après treize ans, Wagner s’est installé en moi durablement, et m’a mithridatisé, comme le plus délicieux des poisons.
Parsifal
c’est pour moi  la musique que l’âme écoute au Paradis. J’aimerais croire que l’ange musicien qu’on voit dans “Pala” de Giovanni Bellini à San Zaccaria de Venise, un de mes tableaux préférés, qui diffuse une indicible paix intérieure,  joue Parsifal pour l’éternité.

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Giovanni Bellini, “Pala” de San Zaccaria

(1) on se rappelle que Claudio Abbado pour marquer la fascination de Wagner pour l’Orient, avait utilisé pour les cloches des instruments orientaux énormes qui donnaient un son particulièrement impressionnant et donnaient à la scène de la Verwandlung une sorte de couleur d’apocalypse.