TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: DER ROSENKAVALIER DE Richard STRAUSS le 29 JUIN 2016 (Dir.mus: Zubin MEHTA; ms en scène: Harry KUPFER)

Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano
Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano

On connaît ce beau spectacle d’Harry Kupfer présenté à Salzbourg en 2014 et repris la saison dernière. Il arrive cette saison à la Scala, par la vertu des opérations Salzbourg-Milan tant reprochées à Alexander Pereira, mais qui valent d’avoir là sans doute l’un des meilleurs spectacles de la saison.
Et pourtant, et c’est stupéfiant à constater, la salle était à moitié vide (au moins la Platea) et bien des loges inoccupées. Certes, l’augmentation massive des prix des billets (jusqu’à 300 €, le prix le plus élevé d’Europe) y est sans doute pour quelque chose, mais on n’a jamais vu la Scala aussi désertée. Tous le constatent, il y a un problème de public à Milan, dû sans doute à la structure de ce public, composé essentiellement de population locale (dans un rayon de 2 km disait Stéphane Lissner) et non comme on le croit trop souvent, de touristes qui se précipiteraient.
L’augmentation du nombre de représentations n’a pas ouvert à d’autres spectateurs, dans la mesure où l’augmentation des prix décourage les éventuels candidats et où la politique culturelle de l’état italien, depuis Berlusconi, a démobilisé pas mal les publics potentiels.
Il est plus difficile de reconquérir le public que de vider les salles. Certes, l’opéra reste le genre roi en Italie, mais tous les habitués de la Scala constatent, malgré des spectacles de bon niveau, que la salle n’est pratiquement plus jamais pleine, et que l’on brade les billets les deux ou trois derniers jours avant les représentations. Ce n’est pas seulement la Scala qui est en cause, d’autres institutions dans d’autres pays vivent les mêmes problèmes, mais c’est particulièrement sensible dans une salle qui il y a quelques années encore affichait régulièrement complet. L’opéra serait-il en danger?

Il reste que le spectacle présenté, dirigé par Zubin Mehta, l’un des mythes de la direction d’orchestre, constitue une des grandes réussites de la saison. Der Rosenkavalier ya été assez souvent représenté à la Scala depuis 1952 (Herbert von Karajan avec Elisabeth Schwartzkopf), en 1961 (avec Karl Böhm et toujours Schwartzkopf – et Ludwig), en 1976 (avec Carlos Kleiber et le trio Lear, Popp, Fassbaender), en 2003 (avec Jeffrey Tate et Adrianne Pieczonka), et enfin en 2010 (avec Philippe Jordan et Anne Schwanewilms et Joyce Di Donato dans la production de Salzbourg d’Herbert Wernicke). Trois productions en 13 ans, le rythme s’accélère et montre la popularité du titre.

Acte II ©Brescia/Amisano
Acte II ©Brescia/Amisano

Harry Kupfer, ultra-octogénaire, vient de l’école de l’Allemagne de l’Est où il a travaillé dans de nombreux théâtres de la DDR, pour devenir entre 1981 « Chefregisseur » de la Komische Oper, dont il restera le directeur artistique jusqu’en 2002. Alexander Pereira, homme de fidélités artistiques, a fait appel à lui pour plusieurs mises en scène à Zürich, dont Die Meistersinger von Nürnberg (qu’on verra la saison prochaine à la Scala), et une fois à Salzbourg, l’a appelé de nouveau pour ce Rosenkavalier qui a fait les beaux soirs du Festival, dont l’œuvre est un pilier. La mise en scène installe l’intrigue à l’époque de la création (1911), dans une Vienne « fin de siècle » monumentale, la Vienne de François-Joseph, c’est à dire aussi la Vienne « fin d’Empire ». Discrètement, et sans insister, avec une certaine finesse, Kupfer raconte un peu la même histoire que celle de « Il Gattopardo », à savoir la fin de la domination de la noblesse au profit de la bourgeoisie, et l’obligation aux mésalliances pour survivre. L’image de Faninal, très bien interprété par Adrian Eröd, très juste en personnage dépassé et encore soumis aux caprices d’un Ochs pour une fois élégamment vêtu, rajeuni, plus sûr de son statut que mal éduqué, et finalement lui aussi un peu anachronique dans son sens des rapports humains qui ne considère pas l’évolution des relations sociales. C’est cette élégance dans la manière de dire les choses, accompagnée par une précision particulière dans le travail sur les personnages, Ochs bien sûr et Faninal, mais aussi la Maréchale, très retenue, réservée, déjà presque maternelle, dont Kupfer saisit « l’attimo fuggente », l’instant fugace qui la fait basculer dans la maturité. J’ai évoqué ce travail dans deux articles sur le Festival de Salzbourg, en 2014  et en 2015 , où la dominante est la nostalgie : nostalgie d’une Autriche dominante en Europe et dont l’architecture viennoise monumentale affirmait la puissance, nostalgie d’un monde où tout semblait facile et souriant, nostalgie aussi au second degré de la Vienne du XVIIIème, celle de l’impératrice Marie-Thérèse, dont la Maréchale porte justement le prénom et qui fait aussi rêver Milan qui lui doit bien des palais. De ce monde souriant et apaisé, que resterait-il quelques années après ? Que resterait-il de ce monde qui allait à la guerre comme un somnambule (pour reprendre le titre d’un fameux livre de Christopher Clark).

Mais c’est aussi musicalement que cette production désormais scaligère frappe ce soir. Habilement, Alexander Pereira a repris pour les rôles principaux la même distribution qu’à Salzbourg, excepté Sophie incarnée ici par Christiane Karg, vue à Dresde il y a deux ans sous la direction de Thielemann avec Anja Harteros, qui est un choix particulièrement bien ciblé pour composer une des meilleures distributions de l’œuvre aujourd’hui.
Krassimira Stoyanova est désormais une Maréchale qui compte dans le paysage lyrique. Elle était un peu hésitante, pas trop à l’aise avec le répertoire allemand il y a deux ans. Elle, que Bayreuth avait appelé pour Eva l’an prochain dans Meistersinger, – invitation déclinée- se refuse à abandonner les rôles italiens qui ont fait sa réputation. Néanmoins, le rôle de la Maréchale lui va parfaitement, et elle le domine pleinement désormais. On la sent beaucoup plus à l’aise, complètement maîtresse d’un texte qui exige inflexions, nuances, couleurs. La voix colle parfaitement au rôle, une voix magnifique, modulée, expressive, et qui donne au personnage à la fois une distance aristocratique, mais aussi une bonhomie particulière. J’évoquais plus haut une couleur un peu maternelle, c’est à dire un basculement vers la maturité. Krassimira Stoyanova dit tout cela, et sa réserve naturelle en scène convient parfaitement au personnage que Kupfer dessine, marqué par la discrétion et une relative distance aristocratique. Rien de démonstratif, mais de petites touches, une allure, un port qui finissent par en imposer. Vraiment la Stoyanova est désormais une grande Maréchale.
Effet de l’acoustique, rapport orchestre-plateau différent, volume de l’orchestre, on ne sait qu’imputer à une prestation de Sophie Koch moins froide et convenue qu’à Salzbourg. La voix qui est grande semble plus retenue, le personnage plus naturel, plus fluide : de toutes les soirées où je l’ai vue en Octavian, celle-ci est sans aucun doute la meilleure : c’est Octavian, sans aucune réserve, avec ses réactions brusques, son côté à la fois jeune et farouche, sa tendresse aussi. La voix est toujours là, bien sûr, mais le volume est plus contrôlé, plus maîtrisé. Il est vrai qu’à Salzbourg, Welser-Möst imposait un rythme et un volume tels qu’elle se sentait contrainte de pousser en permanence. Rien de tel ici. Elle est vraiment un Octavian de premier plan.

Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano
Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano

Christiane Karg était Sophie, cette chanteuse attachante a été ici la meilleure Sophie des trois (avec Mojka Erdmann en 2014 et Golda Schultz en 2015) vues dans cette production. Il y a dans ce chant la légèreté, le contrôle, la poésie, la fraîcheur : c’est elle qui se rapproche le plus de ma regrettée et préférée Lucia Popp, inégalée dans le duo de l’acte II. J’aime surtout sa spontanéité et son naturel, qui se lit aussi bien dans le chant que dans l’attitude scénique. Une Sophie de référence.

Octavian (Sophie Koch) Ochs (Günther Groissböck) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano
Octavian (Sophie Koch) Ochs (Günther Groissböck) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova)
©Brescia/Amisano

Revenir sur Günther Groissböck en Ochs, c’est souligner la nouveauté de cette interprétation et de la vision du personnage. Habituellement – et l’Ochs le plus fréquent des années précédentes, Peter Rose (excellent au demeurant), en était la preuve – Ochs est un hobereau ignorant des règles policées de la vie aristocratique citadine. L’Ochs de Groissböck est vocalement remarquable, comme toujours dans les rôles qu’il aborde, beau timbre, voix puissante, volume, contrôle, intelligence du texte. Mais c’est surtout le personnage qui évolue, plus jeune, moins brutal, mieux habillé, mais en décalage par rapport aux usages et à la situation sociale du moment. Un Ochs hobereau vulgaire convenait au XVIIIème, l’Ochs de Groissböck refuse de voir les évolutions du XXème siècle et de la situation de l’Empire, refuse de voir que l’aristocratie ne peut plus faire « comme si », et Kupfer a bien cerné le personnage, plus obtus que vulgaire : voulant épouser Sophie par besoin financier, il représente cette relation typiquement aristocratique à l’argent dans l’ancien régime, qui se dépense sans se gagner, au contraire de ce que représente Faninal, la réussite et l’argent gagnés par le travail, la bourgeoisie besogneuse qui explose au XIXème siècle.

Faninal (Adrian Eröd) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano
Faninal (Adrian Eröd) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano

On croirait justement Faninal conçu directement en fonction d’Adrian Eröd, l’interprète du jour. Physiquement par son physique plutôt malingre il s’oppose à Groissböck, grand gaillard musclé. A cette opposition physique correspond aussi une opposition vocale, de volume et de couleur. Eröd n’a pas une voix volumineuse et on le lui a reproché dans cette production, même si Welser Möst dirigeait très fort. Mais il a un contrôle et une élégance du chant qui tranche avec un Ochs qui porte bien son nom vocalement ( le bœuf). Et donc l’opposition entre les deux personnages est bien construite, juste scéniquement et vocalement. Eröd est un artiste intelligent qui sait ce que texte veut dire et la direction de Mehta n’étouffe pas sa voix. Comme d’habitude, la prestation est très satisfaisante. J’apprécie ce chanteur qui incarnait à Bayreuth un Beckmesser très intéressant il y a quelques années.

Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) Ein Sänger (Benjamin Bernheim) ©Brescia/Amisano
Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) Ein Sänger (Benjamin Bernheim) ©Brescia/Amisano

Der Sänger, le chanteur italien, est évidemment un petit rôle, mais confié dans tous les enregistrements à des ténors très célèbres, qui aident à faire vendre. De fait, le bref épisode du chanteur italien est quasiment un “pezzo chiuso” puis pezzo “interotto” qui dérange, comme pour empêcher l’artiste de monter à l’aigu. Et l’air n’est pas si facile : je me souviens de Marcelo Alvarez distribué à la Scala dans la production Wernicke s’écrabouillant de belle manière, sans élégance, sans style, sans ligne.

Benjamin Bernheim donne ici une preuve supplémentaire de la qualité de son chant. On l’a noté dans Cassio de l’Otello de Salzbourg à Pâques avec Thielemann où il a remporté un vrai succès personnel (et justifié car il était le meilleur du plateau). Il est ici un chanteur italien vraiment impeccable : élégance, ligne, contrôle du souffle, style, mais aussi puissance et phrasé. Il serait temps de l’entendre dans des rôles plus importants. C’est vraiment un chanteur digne de la plus grande attention.

Et tous les rôles secondaires sont tenus remarquablement, parce qu’ils donnent vraiment l’impression d’une troupe , ce qui est singulier à la Scala, et qu’ils se sentent à l’aise. À commencer par Annina ( Janina Baechle) et Valzacchi (Kresimir Spicer) dans une belle composition et avec une vraie présence. Les interventions de Janina Baechle à l’acte III sont vraiment claires marquées d’un aigu puissant et d’un bel allant. Même chose, en un peu plus pâle de la Marianne Leitmetzerin de Silvana Dussmann . Le Polizeikommissar de Thomas Bauer s’en tire bien, même si il n’a pas la présence de Tobias Kehrer à Salzbourg. Seule ombre au tableau, les interventions des trois orphelines, issues de l’accademia di perfezionamento del Teatro alla Scala, sont décalées, mal coordonnées, pas en mesure et les voix fusionnent mal : cela gêne vraiment beaucoup.

Acte III ©Brescia/Amisano
Acte III ©Brescia/Amisano

Mais l’ensemble de la distribution répond quand même à l’exigence d’un Rosenkavalier de grand niveau, à quelques détails près, parce qu’il y a un maître d’œuvre qui s’appelle Zubin Mehta. Il aborde l’œuvre avec un tempo plus lent que Welser Möst, mais tellement moins agressif, tellement plus rond, laissant tellement respirer les chanteurs que la couleur change complètement. Il y a dans cette manière de lire la partition quelque chose d’indulgent, de souriant qui frappe. Je dirais presque qu’il y a correspondance entre la couleur de l’interprétation de Krassimira Stoyanova et la couleur de cette direction, précise, mais chaleureuse et charnue.

La deuxième observation est l’extraordinaire clarté de cette lecture et le relief donné à certains pupitres, notamment les bois, favorisés par l’acoustique de la Scala, avec une fosse assez haute, mais au rendu sonore irrégulier, notamment en platea. Pour en juger encore mieux il eût fallu être en hauteur où le son est très différent et plus “fondu”. Il reste que la performance de Mehta, avec une respiration peu commune, laissant au chanteur un confort inédit, est singulière et séduisante, avec une vraie personnalité. On sent un plateau à l’aise et détendu, et une direction maîtrisée et intelligente qui construit la cohésion de l’ensemble.

On aura compris que cette soirée fut une très belle soirée, qui permet de redécouvrir la qualité d’un chef protéiforme quelquefois discuté, voire méprisé par certains, et de confirmer celle d’une production qui mériterait d’entrer au répertoire pour quelque temps, car dans son apparent classicisme et sa précision, elle raconte beaucoup de l’œuvre. Kupfer est décidément un metteur en scène encore surprenant. Mehta a 80 ans, Kupfer un peu plus. Et leur travail a une vraie jeunesse et une vraie fraîcheur. C’est dans les vieux pots…[wpsr_facebook]

Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano
Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) Adrian Eröd (Faninal)©Brescia/Amisano

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: LES DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC le 30 JANVIER 2016 (Dir.mus: Bertrand DE BILLY; Ms en scène Dmitri TCHERNIAKOV)

Entrée de Blanche (Christiane Karg) au Carmel ©Wilfried Hösl
Entrée de Blanche (Christiane Karg) au Carmel ©Wilfried Hösl

La production de Dimitri Tcherniakov de Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc sur le texte de Georges Bernanos remonte à 2010, et elle avait alors été dirigée par Kent Nagano et enregistrée en DVD par Bel Air Music. Les « ayant droit » trouvant la fin de ce spectacle contraire au sens qu’en voulaient donner Bernanos et Poulenc ont intenté un procès, perdu en première instance et gagné en appel. Si le spectacle dont ils avaient aussi demandé l’interdiction n’a pas été l’objet d’une sentence, le DVD quant à lui est bel et bien interdit. C’est donc avec une certaine curiosité que j’ai vu à Munich la reprise de ce spectacle, dirigé par Bertrand de Billy, dans une très belle distribution, Laurent Naouri, Stanislas de Barbeyrac, Sylvie Brunet-Grupposo, Christiane Karg, Anne Schwanewilms, Anna Christy, Susan Resmark.

Et si les tribunaux appliquent la loi ou disent le droit, la position des « ayant droit » apparaît difficilement compréhensible à plusieurs niveaux.
D’abord, la mise en scène de Dmitri Tcherniakov n’est en aucun cas choquante. Comme souvent chez Tcherniakov, elle est un bilan de lecture, qui fait de Blanche le personnage clef de l’œuvre, à travers le nom qu’elle s’est choisi, « Sœur Blanche de l’agonie du Christ », un nom qui place la question de la mort au centre de la problématique posée par l’œuvre, comme le montre d’ailleurs la scène de la mort de la première Prieure, Madame de Croissy, qui malgré une vie au carmel, est saisie d’une angoisse existentielle à l’approche du moment fatal. La question du rôle des religieuses est aussi posée par ce nom, qui évoque le Christ qui offre sa vie pour sauver l’homme et qui est de la part de Blanche une affirmation orgueilleuse, héroïque, qui ne correspond pas forcément à la faiblesse intrinsèque de la jeune fille ou même plus généralement à la faiblesse intrinsèque de l’homme.
Dans le livret et la pièce de Bernanos, Blanche, qui a échappé à l’arrestation finit par grimper volontairement à l’échafaud pour accompagner les sœurs et finit par vaincre l’angoisse de la mort pour périr au milieu de ses compagnes, la dernière .

La vision de Tcherniakov est déterminée par le nom que Blanche a choisi, et par la logique qu’il implique :  cette dernière, pour honorer ce nom, sauve une à une chacune de ses compagnes, et demeure la seule à aller au sacrifice et au don définitif de soi. Cette démarche est pour Tcherniakov l’aboutissement du chemin que Blanche a pris en choisissant son nom, un chemin qu’il estime conduire logiquement à ce sacrifice-là, un chemin auquel la première prieure a renoncé. Il raconte donc l’histoire d’un basculement d’une Blanche d’abord faible et fragile, qui réussit finalement à agir conformément à son nom.

Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Tcherniakov a donc conçu son spectacle (3 actes et 12 tableaux), en 12 stations séparées chacune par un noir total et un long silence, comme une fresque iconique en autant d’icônes, d’icônes « vivantes », qui sont le parcours d’une Passion christique.
Pour ce parcours, il garde le plateau systématiquement vide et la première image est celle d’une foule bigarrée qui est une somme d’individus qui se croisent, se saluent, s’embrassent au milieu de laquelle Blanche est perdue, agressée, et se retrouve seule sur cet espace sans limites.

Puis la musique commence, et apparaissent sur ce plateau nu Le Marquis de la Force (Laurent Naouri) et le Chevalier (Stanislas de Barbeyrac, qui fait ses débuts sur la scène munichoise), tout autant que Blanche, petit être emmitouflé, comme des êtres tous perdus dans un univers sans références et erratique chacun dans son ordre.

Apparition du Carmel devant Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Apparition du Carmel devant Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Après les scènes de prologue, qui aboutissent à la décision de Blanche de partir au Carmel, du fond de scène, émergeant d’une légère brume apparaît une maison de bois, un espace fermé par des cloisons transparentes, aux dimensions assez réduites, voire presque étouffantes, à l’intérieur duquel les sœurs sont réunies autour de la prieure.

ar07m01Presque tout l’opéra se déroulera à l’intérieur de cet espace, espace protégé, image de la clôture du Carmel mais aussi de son isolement, et de cette coupure du monde, un monde vide qui répond à un espace trop plein, qui étrangement rappelle la manière dont on représente les espaces intérieurs dans les fresques médiévales ou sur les icônes, où se déroulent des scènes de l’Évangile.
Voilà la ligne directrice de ce travail, finalement assez simple et linéaire, où tout est vu du dedans et au dedans, et où le monde extérieur apparaît très peu, par des bruits, des échos de scènes de foules, et par quelques intrusions des personnages  le prêtre d’abord, puis les policiers (le commissaire), mais aussi le Chevalier dans une belle scène qui montre physiquement, par la distance, par l’utilisation de l’espace le fossé qui le sépare désormais de Blanche avec laquelle il entretient une relation si complexe.

La vie au quotidien ©Wilfried Hösl
La vie au quotidien ©Wilfried Hösl

Cette dialectique du « trop plein » intérieur : meubles, chaises, personnages envahissent l’espace et l’obstruent et du vide extérieur rend physiquement un aspect rarement souligné, qui est l’impression de sécurité et de chaleur, le côté « cocon », de cet espace intérieur face à un extérieur presque invisible, sombre et brumeux, vide, et angoissant.

Les deux moments où apparaît la foule, l’image initiale et la scène finale, sont deux moments antithétiques : au départ, une foule anonyme où Blanche se perd et qu’elle vit presque comme une agression, et à la fin une foule de badauds réunis pour assister au supplice et que Blanche transcende. D’ailleurs, même si la guillotine n’est pas montrée et pour cause, la maison d’où l’intérieur nous est cette fois masqué est entourée par la police comme une « scène de crime », et l’on pressent que cette « maison » va être brûlée, comme brûlée du feu purificateur. Il est pour moi probable que Tcherniakov ait pensé au sacrifice des vieux croyants dans Khovantchina et qu’il ait rapproché les deux situations, d’autant que la musique de Poulenc puise souvent dans l’univers de Moussorgski.

Madame Lidoine (Anne Schwanewilms) ©Wilfried Hösl
Madame Lidoine (Anne Schwanewilms) ©Wilfried Hösl

Si les sœurs ne portent jamais l’habit des Carmélites, leurs costumes indiquent le mépris du monde et des conventions (c’est frappant pour Madame de Croissy et Mère Marie de l’Incarnation) Madame Lidoine, la nouvelle prieure, garde un aspect légèrement plus apprêté et plus « féminin » : elle use de la jupe, au contraire du pantalon porté par les deux autres personnages).
Certains éléments ne sont pas mis en valeur par la mise en scène, comme le vote du martyre, instillé par Mère Marie de l’Incarnation, quand chez Christophe Honoré à Lyon par exemple ce moment était fortement ritualisé, comme si ce qui intéressait Tcherniakov, c’est plutôt l’histoire des destins individuels plus que collectifs.

Il a refusé l’approche historique ou contextuelle, pas de signes ni de vêtements religieux, pas de symboles révolutionnaires non plus, et des costumes pour tous plus ou moins anonymes, c’est frappant dans la simplicité dont Chevalier et marquis de la Force sont vêtus (veste un peu élimée pour l’un imperméable pour l’autre) où les fonctions sociales ou hiérarchiques sont effacées, laissant chaque personnage nu dans sa situation simplement humaine. Cette abstraction fondamentale qui concentre sur « le sens » plus que sur « l’histoire » qu’on raconte ou « l’Histoire » qu’on évoque, me paraît peut-être aussi procéder de la culture orthodoxe de Tcherniakov, où dans certaines représentations (notamment de mosaïques, grecques il est vrai, du Xème siècle) sont effacées toutes références sensibles, absence de sol comme si les personnages flottaient, absence de décor ou décor minimal plus évocatoire d’historié, gestes à peine esquissés.
Comme souvent dans son travail, il essaie non de nous perdre dans des détails d’un univers réaliste, mais de nous proposer des lignes épurées, des signes : on pense à Lulu, avec ses parois translucides d’un labyrinthe de verre où tout se voit, dans un vaste dispositif où l’espace de jeu est réduit en autant de « cages de verre », on pense aussi à Lady Macbeth de Mzensk où derrière un apparent réalisme, l’espace de vie (l’espace intérieur) de Katerina est une niche presque close, un espace de clôture là aussi, ou même la maison dans Macbeth, espace clos et isolant..

La révolution passe, et les carmélites quittent la clôture ©Wilfried Hösl
La révolution passe, et les carmélites quittent la clôture ©Wilfried Hösl

Ce qui frappe dans Les Dialogues des Carmélites, c’est que la relation est inversée : là où on lit la clôture qui coupe du monde, c’est le monde qui semble étouffant et l’espace clos qui semble un possible pour la liberté : le vaste plateau nu du Nationaltheater est ici une image étouffante et dangereuse sans direction aucune, quand « la petite maison » reste un espace de sens.
Aussi, et nous y reviendrons, Tcherniakov s’intéresse au mécanisme du don de soi, du don de vie, du don à Dieu, sans rattacher la question à une problématique religieuse voire chrétienne, ou en l’occurrence catholique, ni même historique, mais à la question de l’humanité dans son rapport au mystique, dans son rapport à la transcendance, question fondamentale qu’il semble traiter par antithèse en s’appuyant sur les « pauvres vies » des Carmélites dans une figure oxymorique. Et à ce jeu-là le sacrifice final de Blanche, fidèle au sens de l’agonie du Christ, semble bien proche de ce que les grecs appelaient « ὕϐρις (hybris) », l’orgueil de ceux qui veulent égaler les Dieux : d’où une fin « spectaculaire » là où le spectaculaire a été complètement absent de toute la représentation, avec explosion, flammes et fumées, une fin volontairement « ailleurs » qui effectivement crée un malaise, par rapport à Blanche qui demeure telle qu’elle est rentrée au Carmel, avec sa soif d’héroïsme, et par rapport aux Carmélites, sauvées, mais en contradiction face à leur vœu de Martyre, qui rejoignent Mère Marie de l’Incarnation dans l’anonymat des ordinaires.

A ce travail très tendu, très profond, très juste souvent aussi, mais qui pour moi n’a pas tout à fait la force d’autres spectacles de Tcherniakov, à commencer par cette Lady Macbeth de Mzensk vue à Lyon quelques jours auparavant, correspond une distribution en tous points exemplaire, comme souvent à Munich.

Blanche (Christiane Karg) et le Marquis de la Force (Laurent Naouri) ©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) et le Marquis de la Force (Laurent Naouri) ©Wilfried Hösl

Dans le rôle très réduit du marquis de la Force, Laurent Naouri réussit à donner au personnage à la fois cette relative dureté et cette distance un peu ironique qu’il a souvent, cette distance qui est cause de la fragilité des deux enfants, le Chevalier et Blanche ; diction parfaite, évidemment, et toujours une vraie présence.
Stanislas de Barbeyrac était le Chevalier, et il faisait ses débuts à Munich. Comme toujours, suprême élégance dans la manière de dire le texte, dans le contrôle des notes, dans l’expressivité : il est vraiment émouvant. Est-ce néanmoins un rôle pour lui ? il a eu un peu de mal avec certains aigus et surtout, l’orchestre le couvrait quelque peu et empêchait quelquefois d’entendre sonner le texte. La tessiture est tendue, l’orchestre est important, mais je ne pense pas que le chanteur soit en cause, derrière ce timbre, j’entends décidément toujours un futur Lohengrin (on imagine une future carrière à la Gösta Winbergh), mais la question du volume orchestral s’est posée plusieurs fois.
Christiane Karg était Blanche. J’ai écouté plusieurs fois cette chanteuse, particulièrement valeureuse, sans être toujours convaincu du côté exceptionnel de ses prestations que d’autres amis soulignaient. Ce n’est pas le cas ici : elle est magnifique et totalement convaincante. Elle a la fragilité, elle a le timbre séraphique, et elle a une clarté d’expression (et une diction française !) en tous points exceptionnelle. C’est l’une des plus belles Blanche qui m’ait été donné d’entendre.

Constance (Anne Christy) et Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Constance (Anne Christy) et Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Anna Christy était Constance, un peu moins convaincante, bien que très fraîche avec un timbre très clair elle n’a pas l’expressivité de Christiane Karg et n’est pas vraiment émouvante, ou du moins la mise en scène ne lui donne pas l’importance qu’un Christophe Honoré lui donnait à Lyon par exemple. Il reste que leur scène initiale est intéressante dans la manière dont elle est réglée, où Blanche est volontairement méchante (elle lui renverse son seau) , mais sa personnalité scénique n’irradie pas à la manière dont irradiait une Sabine Devieilhe.
Le personnage de Mère Marie de l’Incarnation est campé. On pourrait laisser le mot sans autre qualificatif : campé, solide, et sans doute construit dans ce style pour Susanne Resmark au physique bien planté, qui tranche avec l’idée qu’on se fait de ce personnage. Il en fait un personnage tout d’une pièce, sans grande subtilité, qui évidemment tranche avec sa « rivale » Madame Lidoine, au contraire toute élégance et féminité. Toujours ce souci de tracer des lignes de partage symboliques. La voix est solide, sans vrai caractère, avec quelque problème de projection, mais en tout cas colle parfaitement au personnage.

Blanche (Christiane Karg) et la première prieure (Sylvie Brunet-Grupposo)©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) et la première prieure (Sylvie Brunet-Grupposo)©Wilfried Hösl

Sylvie Brunet-Grupposo est comme à Lyon magnifique dans le rôle de Madame de Croissy la première prieure. La table de la « petite maison » devient un lit pour l’occasion, et il n’y a volontairement aucune noblesse dans cette mort, dans ce comportement, dans l’attitude même : c’est très proche de ce que faisait Honoré à Lyon, diamétralement opposé à l’option si théâtrale et si spectaculaire d’Olivier Py au Théâtre des Champs Elysées (avec Rosalind Plowright déchirante et qui savait si bien user d’une voix déchirée). Diction parfaite, violence incroyable, humanité bouleversante, sens du texte et de l’expression, malgré une voix à la projection pourtant limitée. Il est sûr que Sylvie Brunet-Grupposo dont la carrière n’a pas toujours répondu aux espoirs mis en elle a trouvé là son rôle fétiche. Elle remporte d’ailleurs un succès personnel marqué.
J’étais un peu surpris de trouver Anne Schwanewilms dans cette distribution, elle qui est une chanteuse straussienne de très grand niveau.
Dès son monologue conclusif de la première partie, on comprend ce choix. Entre la brutalité de Mère Marie, la déchirure de Madame de Croissy, elle est d’abord d’une humanité et d’une sérénité prodigieuse, qui tranche et qui rassure, elle sait adopter un ton apaisant, mais avec une véritable autorité (notamment avec Mère Marie). Diction impeccable, chant particulièrement intelligent et modulé, suprêmement élégant. Avec cette attitude scénique tellement noble, elle tranche totalement et avec Mère Marie, comme on l’a dit, mais aussi avec Madame de Croissy. La noblesse de naissance de la première ne se sent pas vraiment dans ce travail (au contraire de ce que faisait Py), mais la noblesse d’âme de la seconde, roturière, se lit dans la manière dont elle se meut, dont elle se tient, dont elle domine aussi le groupe des sœurs. Grande interprétation, qu’on voit dans les petits détails et les petits faits vrais que son jeu fait transpirer.
Plus généralement, l’ensemble de la distribution répond aux exigences de l’œuvre  de Bernanos et de la musique de Poulenc, notamment en terme de clarté du texte, de diction et d’expression. Heike Grötzinger(Mère Jeanne), Rachael Wilson (Sœur Mathilde) , Alexander Kaimbacher (L’aumônier), Ulrich Reß (1er commissaire), Tim Kuypers (2ème commissaire), Andrea Borghini (le géôlier), Igor Tsarkov (L’Officier) ou Johannes Kammler (Thierry) montrent tous la qualité consommée de la troupe et de l’opéra-studio du Bayerische Staatsoper.

Après Kent Nagano en 2010, c’est à Bertrand de Billy que Klaus Bachler a fait appel. Le chef français, qui fait essentiellement carrière en Allemagne et qu’on voit très rarement (et inexplicablement) en France m’a un peu déçu dans son approche. Je ne suis pas très amoureux de cette musique, mais elle porte en elle une émotion singulière, et des moments de tension spectaculaires et dramatiquement marqués, ce qui explique son succès depuis sa création à la Scala (et en italien) en 1957. Elle porte aussi des souvenirs aussi bien – on l’a déjà souligné- de Moussorgski, très présent, mais aussi de Ravel et d’autres compositeurs notamment du premier XXème siècle. Bertrand de Billy n’a pas réussi – sans doute aussi faute de répétitions (l’opéra de Bavière a mis toute son énergie sur la création de South Pole qui avait lieu le lendemain de la représentation à laquelle j’ai assisté) – à imposer un style et une interprétation marqués, ne donnant aucun relief particulier à une œuvre qui ne manque pas de moments de théâtre forts. L’excellent orchestre est au point (quelques scories aux cuivres), c’est en place, mais ça n’est qu’en place : rien ne se détache, le rendu est assez plat et assez monotone, cette lecture sans particulière clarté ni options ne rend pas justice à la situation et surtout n’est jamais protagoniste, laissant la scène conduire la représentation.

Au terme de ce compte rendu, je tiens à exprimer encore une fois ma très forte surprise devant l’interdiction des DVD de la version Nagano de 2010. Je crois que les « ayant-droit » avaient demandé l’interdiction des représentations et du DVD. Il faut lire à ce propos l’article assez complet  de Sophie Bourdais dans Télérama  Ils ont obtenu en appel l’interdiction du DVD.
Cette détestable aventure pose une nième fois la question des « ayant droit » qui défendent leur idée de l’œuvre au nom des liens privés qu’ils ont avec les auteurs. Pour ma part, à partir du moment où une œuvre est publiée, elle appartient au public et l’auteur prend la responsabilité de la laisser en pâture au lecteur, au musicien, aux interprètes et bien sûr aux metteurs en scène.  L’attitude des « ayant droit »  supposerait qu’une œuvre a un sens définitif, marqué dans le marbre, alors que les lois de l’herméneutique contredisent évidemment toute idée de « sens » d’une œuvre. Les exemples ne manquent pas d’œuvres lues d’une certaine manière à leur création et lues au fil des ans d’une manière différente, Molière par exemple mais aussi des romans, ou même la poésie (Baudelaire ou Flaubert, eux aussi objets de procès…). De ce point de vue, il me semble que le droit des héritiers à être dépositaires d’une certaine idée de l’œuvre est abusif. Mais c’est un autre débat.

S’attaquer à une mise en scène dont la fin, selon les « ayant droit », « transformait profondément la fin de l’œuvre et la dénaturait » me paraît erroné, sinon abusif à propos d’un travail qui me semble très respectueux de l’esprit de l’œuvre. C’est pour moi une pièce de plus au débat filandreux sur la mise en scène, et sur le rôle de la mise en scène dans le spectacle d’opéra : c’est là où le débat est le plus crispé, car le public d’opéra reste souvent réfractaire à la mise en scène quand elle va plus loin qu’une illustration et quand elle problématise de manière plus acérée une œuvre, dérangeant les opinions toutes faites et la tranquillité de ceux qui vont à l’opéra « pour la musique » (ceux qui vous disent qu’ils préfèrent une version de concert, allant résolument contre 400 ans d’histoire de la scène, et contre la révolution wagnérienne). Dans cette affaire malheureuse, les « ayant droit » ont ajouté une pièce ridicule et scandaleuse à ce procès-là, mais ils ont surtout mis un peu plus de poussière et de cendres sur leur statut. Honte à eux.[wpsr_facebook]

Image finale ©Wilfried Hösl
Image finale ©Wilfried Hösl

SEMPEROPER DRESDEN 2014-2015: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 14 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Uwe Eric LAUFENBERG) avec Anja HARTEROS

Acte I © Matthias Creutziger
Acte I © Matthias Creutziger

Si le Don Giovanni bruxellois a fait passer le cerveau à la centrifugeuse ou au triturage, au moins à Dresde il a pu se reposer de ses fatigues, vu l’extrême platitude de la mise en scène de Uwe-Eric Laufenberg, vieille de 14 ans, dont il ne reste plus rien, si tant est qu’elle eût à offrir quelque intérêt un jour. Il est vrai que ce déplacement dans le théâtre où fut créé en 1911 Der Rosenkavalier n’avait dans mon cœur qu’un seul motif du nom d’Anja Harteros. Et je n’ai pas été déçu.
Concluant l’année Strauss après des représentations de Capriccio, que Thielemann a dirigé le mois dernier avec Renée Fleming, d’Arabella dans la pâle production de Salzbourg, mais avec Anja Harteros, de Josephslegende (Ballet) direction Paul Connelly, de Daphné dirigé par Omer Meir Wellber, voici donc un Rosenkavalier assez luxueusement distribué, avec Anja Harteros, Sophie Koch qui est désormais un des Octavian de référence et Christiane Karg en Sophie, un nom qui monte depuis deux ans, Peter Rose est Ochs, comme il se doit (il l’est à peu près partout), et Faninal comme à Salzbourg, c’est Adrian Eröd. La Staatskapelle Dresden étant dirigée par Christian Thielemann, évidemment, c’est un grand soir et le magnifique Semperoper est archi comble. Voilà en effet un Rosenkavalier somptueusement distribué, dirigé par un chef qui fait référence dans Strauss et avec l’orchestre qui l’a créé, accessoirement l’un des meilleurs d’Allemagne. Qui peut souhaiter mieux ?
La production ne sort pas de la grande tradition des Rosenkavalier, sauf qu’elle transpose l’action au XXème siècle, dans les années cinquante, au moment où l’on peut s’enrichir assez facilement dans un monde en pleine expansion.
Ainsi, si l’intérieur des appartements de la Maréchale reste très proche de celui qu’on verrait au XVIIIème (le passé), celui de Faninal est au sommet d’un haut bâtiment avec vue sur tout Vienne, on a convoqué la presse people et l’arrivée d’Octavian et de la rose est traitée comme une mise en scène pour la télévision (projecteurs, spots) où Octavian montre un art consommé du paraître et une habitude des médias (comme on dirait aujourd’hui) qui tranche avec le naturel de Sophie. C’est l’avenir…il y a un côté Gattopardo dans l’œuvre de Hofmannsthal.

Le dernier acte se déroule dans une sorte d’espace abandonné qu’on aménage pour l’occasion et qui semble servir à des « parties » (en anglais dans le texte) un peu décalées ou déjantées. C’est peut-être le mieux réglé ou en tous cas le plus riche d’idées (enfin… idées…n’allons pas trop loin).
Remettez tout cela dans un décor et avec des costumes XVIIIème sans rien changer à la mise en scène, et vous aurez un Rosenkavalier comme on en voit des centaines. Il y a quelques menus points intéressants, mais l’ensemble reste bien plat et conventionnel.
Monsieur Laufenberg remplace Jonathan Meese pour le Parsifal de Bayreuth en 2016, gageons que le choix de Katharina Wagner, fait pour pacifier les esprits et peut-être reconquérir un public échaudé, est sage et que Uwe-Eric Laufenberg satisfera la majorité du public…un choix par défaut, un choix de tranquillité, un gage en somme. Mais il reste à souhaiter que l’imagination et la créativité de Laufenberg se seront un peu réveillées en 2016.
Il en va autrement musicalement.
Moins d’un mois auparavant j’ai entendu Petrenko à Vienne, cet été j’ai entendu Welser-Möst à Salzbourg (difficile de ne pas entendre vu le volume) : cette année, anniversaire Strauss aidant, je suis revenu vers Rosenkavalier après une longue abstinence. Mais il est vrai qu’il y a aujourd’hui des chefs de choix et des Maréchales intéressantes Schwanewilms, Isokoski, Fleming, Harteros. Pour moi qui ai été nourri à Christa Ludwig, ma première Maréchale, puis Janowitz , Te Kanawa et Gwyneth Jones et qui ai été fulminé par Kleiber plusieurs fois (ah, je vous laisse imaginer quand il arrivait sur le podium, laissant à peine le public applaudir et se retournant brutalement pour faire exploser l’orchestre sans nous laisser reprendre le souffle…), il fallait du temps pour revenir à une œuvre où j’ai laissé tant de larmes au trio final .
J’ai entendu rarement Thielemann dans Strauss, c’était aussi l’occasion de me convaincre à mon tour. Tant d’amis me disent qu’il est insurpassable dans ce répertoire .
Disons le d’emblée, je n’ai pas été convaincu et ce Strauss au cordeau ne m’a pas secoué.
La Staatskapelle de Dresde, avec ce son si personnel, avec cette perfection dans l’exécution, a donné une performance de référence, sans aucune scorie, d’autant que la direction de Thielemann est très claire, isole les pupitres, fait vraiment tout entendre avec une diabolique précision. Même si le premier violon ne vaut pas Küchl à Vienne qu’on a encore dans l’oreille, c’est magnifiquement préparé.
Donc, du point de vue de la « mécanique musicale », il n’y a qu’à couvrir chef et orchestre de louanges. Mais dans Rosenkavalier, il en faut plus. Il faut de la rutilance, de l’explosion, de la dynamique, il faut un rythme, il faut un discours, il faut du sourire, il faut des larmes, il faut de la tension, il faut…il faut…

Acte I © Matthias Creutziger
Acte I © Matthias Creutziger

Il faut beaucoup de ce qui a manqué dans une représentation impeccable aux lignes parfaites, sauf que je n’ai pas senti d’engagement, sauf que je n’ai pas senti de dynamique, d’explosion, de vie.
Autant Petrenko partait en nous entraînant, en nous faisant tourbillonner d’emblée, ici, écouter l’orchestre est un rare plaisir, mais on ne tourbillonne jamais. Pas de tornade. Tout cela reste sage et presque démonstratif. Une belle vitrine de Noël, mais entre moi et ce que j’écoute, il y a une vitre. Il y a un bel objet sous verre.
Il y a aussi un point de vue : le troisième acte est sans doute pour moi le plus intéressant, parce qu’il y a une option claire de retenue de l’orchestre, de légèreté, d’élégance qui renvoie le phénoménal prélude à un tout autre univers que celui explosif de Welser-Möst à Salzbourg, qui savait construire une analytique de l’explosion et de Petrenko à Vienne, qui savait construire une poétique de l’explosion.
Thielemann n’est jamais nerveux, jamais tendu, très descriptif, très sage et conforme, voire conformiste. Il est soucieux de la rondeur des sons et du rendu, il semble moins soucieux de drame (au sens action du terme). C’est du côté du plateau qu’il faut chercher l’émotion, un plateau au volume somptueux que le chef laisse s’épanouir.

Acte II: Sophie Koch (Octavian), Christiane Kohl (Marianne Leitmetzerin, Adrian Eröd (Faninal) Peter Rose (Ochs) Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger
Acte II: Sophie Koch (Octavian), Christiane Kohl (Marianne Leitmetzerin, Adrian Eröd (Faninal) Peter Rose (Ochs) Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger

Adrian Eröd, chauve pour l’occasion, est plus présent que sur l’immense plateau salzbourgeois : son Faninal existe plus, la voix est plus audible, avec les qualités habituelles de diction et de viennéïté (qu’on me pardonne cet horrible néologisme, mais Eröd est viennois et dans cette œuvre, cela peut compter). C’est un artiste que j’apprécie et il n’a pas dérogé à la règle.
Peter Rose en revanche m’a semblé moins en voix qu’à Vienne. Certes, le personnage est là, imposant, plein d’humour, plein d’allant en scène, mais il m’a semblé moins présent vocalement qu’à Vienne, tout en défendant le rôle comme à son habitude. Mais peut-être passer son temps à chanter Ochs peut-il finir pas lasser…

Le chanteur italien de Yosep Kang a un joli timbre clair, il n’efface pas l’excellent Benjamin Bruns à Vienne. Christa Mayer en revanche dans Annina fait merveille, notamment au troisième acte, son acte.
Restent nos trois dames :

Acte II © Matthias Creutziger
Acte II Sophie Koch (Octavian) & Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger

Sophie Koch est un Octavian impressionnant de puissance vocale, mais je trouve qu’elle pousse trop le volume, ce qui gêne pour entendre la Sophie de Christiane Karg quand elles chantent en duo et qui déséquilibre les ensembles. Nul doute que Koch a travaillé son volume et pourrait sûrement à un moment aborder les grands mezzos italiens (on pense à Eboli), mais elle manque de cette distance élégante dans Octavian, dans la diction, dans la tenue, dans le geste même. C’est un chant plein de santé, évidemment au point, mais qui n’est pas encore totalement dompté ou dominé pour mon goût. Nous ne sommes pas encore à des niveaux d’une Fassbaender, inouïe dans ce rôle, de la grande Yvonne Minton, d’Agnès Baltsa, la plus vraie, la plus juste ou même de ma préférée, Tatiana Troyanos qui fut la plus émouvante, ou même dans les plus récents Octavian d’une Graham, d’une Sindram ou d’une Kirschlager.
Et la Sophie fraîche et bien tenue de Christiane Karg au chant contrôlé, aux aigus bien développés, apparaît bien pâle à côté, et ses moyens semblent limités. Est-ce par cette différence de volume entre les deux voix qui finissent par ne pas s’accorder, est-ce parce que la voix est vraiment petite, je ne sais : il reste qu’il y a là une légère déception.
Mais pas pour Harteros.
Avec Anja Harteros, nous jouons à un autre niveau.

Anja Harteros © Matthias Creutziger
Anja Harteros © Matthias Creutziger

On retrouve immédiatement l’aura des grandes Maréchales, impeccable dans les tenues noires que lui réserve la mise en scène années 50 de Laufenberg. Il y a d’abord une tenue en scène d’une élégance et d’une distinction inouïes, on n’a vraiment d’yeux que pour elle, elle est la Maréchale telle qu’on la rêve, telle qu’elle habite nos fantasmes. Elle est ensuite d’un naturel rare, élégante quand il faut, familière et amoureuse quand il faut, énergique et sèche quand il faut : j’ai rarement entendu une maréchale aussi définitive face à Ochs au 3ème acte. Bref, une science du ton et de la couleur, si importante dans un rôle qui exige tant de subtilité, qu’on peut sans crainte qualifier d’unique : cette Maréchale ne chante pas, elle vit, elle est, elle vibre. J’adore Harteros dans tous les rôles où je l’ai entendue, mais là, il y a quelque chose de plus dans la vérité du personnage. Son monologue du 1er acte est vraiment un moment en suspension, un vrai monologue intérieur, très simple et très étudié à la fois, et l’urgence finale n’en est que plus forte et que plus émouvante.
Je n’ai pas encore parlé de la voix, des aigus tenus, de la diction exemplaire, de la ligne de chant, de la variété des tons : bref, elle s’impose, elle est là, immense. Là où elle chantera ce rôle, il faudra y aller. Et je ferai le voyage de Baden-Baden car elle vaut à elle toute seule le voyage. Je pensais qu’elle serait grande, je ne pensais pas qu’elle serait immense, à l’égal des Maréchales du passé qui m’ont accompagné et marqué.
Sans Harteros, ce Rosenkavalier restait quand même ordinaire, même avec Thielemann. C’est Anja Harteros l’épicentre de la production, elle la porte et elle nous emporte ; elle vaut tous les voyages…[wpsr_facebook]

Anja Harteros © Matthias Creutziger
Anja Harteros © Matthias Creutziger

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2013: Christian THIELEMANN dirige la SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN le 29 MARS 2013 (BRAHMS: EIN DEUTSCHES REQUIEM)

Salzbourg, 29 mars 2013

Pendant que les Berliner Philharmoniker s’installent dans leurs nouveaux quartiers de printemps à Baden-Baden, la Staatskapelle de Dresde s’installe dans les siens à Salzbourg. Je continue à regretter ce départ, le festival de Pâques ayant été fondé pour les Berliner. On ne va pas indéfiniment pleurer, et il faut prendre acte de la présence de Dresde et non plus de Berlin. La Saxe au lieu du Brandebourg, et surtout un orchestre de haute tradition je dirais de haute école (Dresde) au lieu d’un orchestre internationalisé (Berlin), qui s’est profondément ouvert aux standards des grands orchestres du monde et qui peut-être (bien que je l’adorasse) a perdu de sa germanité au profit de standards plus globalisés, mais pas forcément moins séduisants d’ailleurs.
C’est bien là le caractère de la Staatskapelle, une phalange qui cultive son identité, un orchestre d’ailleurs plus “mature” que d’autres, dont les membres sont moins jeunes qu’ailleurs: tout cela se traduit par son très particulier, très rond, très plein et en même temps rien moins que massif ou compact. Ce qui frappe en effet, c’est sa clarté, c’est la manière dont on reconnaît immédiatement chaque pupitre, comme dans un labyrinthe qui nous conduirait dans chaque son, devant chaque instrument, sans que ce soit un effet de chef, mais plutôt un effet de génome.
C’est un peu aussi le caractère du Gewandhaus de Leipzig, mais sans doute moins marqué qu’à Dresde. La ville anéantie après la guerre a gardé à travers son orchestre le parfum d’avant, celui de la mémoire de celle qui était la Florence sur l’Elbe: à une semaine de distance, le War Requiem de Lucerne parlait de l’anéantissement de Coventry, trésor d’histoire, auquel a répondu celui de Dresde, autre trésor et au Requiem anglais de Britten répond ce soir le Requiem allemand de Brahms exécuté par les dresdois (même si celui-ci par la force des choses et du temps ne témoigne pas de la destruction de Dresde) . En écoutant la Staatskapelle de Dresde, comment ne pas penser à la ville, et comment ne pas faire de liens émouvants.
On a dit beaucoup de choses de Christian Thielemann, de son irrégularité, de son approche de “Kapellmeister”, ce qui n’est pas forcément un compliment dans la bouche de ceux qui le disent, de sa raideur, de ses gestes imprécis etc…etc…Moi-même, j’en prends ma part, et je ne compte pas ce chef parmi mes favoris. J’ai aimé le Thielemann jeune, qui dirigeait à Bologne ou Genève, j’ai peu apprécié le Thielemann munichois, celui de Bayreuth ces dernières années (alors que son Tannhäuser de 2005 était sublime). J’étais donc très curieux cette année d’écouter avec attention la relation qu’il a commencé de tisser avec la phalange saxonne.
Le Deutsches Requiem de Brahms ne reprend pas la liturgie de la Messe des morts, comme les autres grands Requiem, Brahms avait une religiosité très personnelle et a voulu composer une œuvre (suite à la mort de Robert Schumann et sans doute de sa mère, bien qu’il ne l’ait jamais confirmé) non liturgique, mais humaniste, en puisant dans les Saintes Écritures. La genèse en est assez longue, et une première partie fut créée à Vienne avec un succès moyen, l’œuvre complétée  fut créée le Vendredi Saint à Brême le 10 avril 1868, mais Brahms ajouta la 5ème partie (intervention du soprano), pour créer la version que nous connaissons  le 18 février 1869 au Gewandhaus de Leipzig avec l’orchestre homonyme.
C’est une œuvre essentiellement chorale, avec seulement trois interventions des solistes (un baryton, un soprano) au n°3 , n°5, n°6
J’ai entendu pour la dernière fois Ein deutsches Requiem à Lucerne, avec l’orchestre de la radio Bavaroise et Mariss Jansons, une interprétation moins spirituelle que terrienne, au rythme rapide, et pour tout dire légèrement en dessous de l’attendu. Ma référence est Abbado, aérien, dans un ciel nuageux d’une légèreté séraphique.
Thielemann commence plutôt assez rapidement, avec un son surprenant, tellement clair, tellement déconstruit, avec chaque notule qui arrive aux oreilles, qu’on est un peu sur la réserve au départ: rien de mystique dans ce morceau n°1 [Selig sind, die da Leid tragen] , rien de religieux, rien de spirituel. C’est parfait, et c’est vide. On n’arrive pas à découvrir les intentions, on ne ressent rien, ni aucune élévation.
Dès le n°2 [Denn alles Fleisch es ist wie Gras], les choses changent. L’ambiance devient plus recueillie, le chœur sublime, l’orchestre, pourtant assez net, ne le couvre jamais, avec une attention soutenue du chef sur chaque instrument, et la musique gagne en rythme (grâce notamment à un exceptionnel timbalier qui scande l’ensemble de manière sourde), en expansion, en grandeur, prend incontestablement plus de sens. Bois magnifiques, cuivres sans reproche. L’orchestre dans tous ses pupitres ensemble est vraiment grandiose: même si pris individuellement ils ne sont pas aussi exceptionnels que dans d’autres phalanges, ils jouent ensemble, et font ensemble de la musique et non des notes.
Michael Volle, le baryton, rend le n°3 sublime [Herr, lehre  doch mich]. La voix est d’une douceur et d’une suavité rares, la diction exceptionnelle, la science de la projection est un modèle, cela produit une forte émotion.
Il faut aussi s’arrêter au n°5 [Ihr habt nun Traurigkeit] sur le soprano, moins connu, Christiane Karg, membre de la troupe de l’Opéra de Francfort et appelée de plus en plus à participer à des concerts (avec Thielemann, Jansons, Harding, Nezet-Séguin. Une voix très ronde, très bien posée, techniquement impeccable. J’ai entendu dans cette voix pour l’instant plutôt habituée au baroque (Aricie, Poppea) mais aussi à Norina ou Musetta, un vrai soprano lyrique qu’on sent près à d’autres défis (j’ai entendu dans cette voix une future Marschallin). Un timbre riche, coloré qui m’a séduit tout particulièrement.
Le n°6 permet au chœur de faire entendre sa qualité exceptionnelle (c’était aussi lui la semaine dernière à Lucerne dans le War Requiem), un explosion de sons, de couleurs et une diction prodigieuse. S’il y a quelque chose d’inoubliable dans ce concert, c’est d’abord la prestation puissante, profondément engagée, mais aussi subtile et précise du chœur, qu’on sait être l’un des meilleurs et des plus demandés aujourd’hui.
Le n°7 [Selig sind die Toten] qui fait écho au n°1 me semble plus profond, plus fortement engagé, et Thielemann (qui dirige sans baguette) très attentif au chœur qu’il suit pas à pas, donne à ce mouvement final une vraie spiritualité (les sopranos du chœur sont époustouflants).
L’auditeur est quasiment amené sans effort aucun à pénétrer cet univers, à entrer dans le souffle spirituel qui peu à peu à envahi l’espace. Il en résulte un concert grandiose, qui peut-être a pris peu à peu ses marques et son rythme, après un début qui de l’avis de tous était un peu extérieur et qui s’est très vite installé sur les ailes des anges. Cette interprétation ne détrône pas ma préférée en concert (Abbado, effleurant les cieux), mais ce fut tout de même un très grand moment de musique, qui légitime pleinement la présence de ce merveilleux orchestre au festival de Pâques: la succession est assurée.
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