BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: LES DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC le 30 JANVIER 2016 (Dir.mus: Bertrand DE BILLY; Ms en scène Dmitri TCHERNIAKOV)

Entrée de Blanche (Christiane Karg) au Carmel ©Wilfried Hösl
Entrée de Blanche (Christiane Karg) au Carmel ©Wilfried Hösl

La production de Dimitri Tcherniakov de Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc sur le texte de Georges Bernanos remonte à 2010, et elle avait alors été dirigée par Kent Nagano et enregistrée en DVD par Bel Air Music. Les « ayant droit » trouvant la fin de ce spectacle contraire au sens qu’en voulaient donner Bernanos et Poulenc ont intenté un procès, perdu en première instance et gagné en appel. Si le spectacle dont ils avaient aussi demandé l’interdiction n’a pas été l’objet d’une sentence, le DVD quant à lui est bel et bien interdit. C’est donc avec une certaine curiosité que j’ai vu à Munich la reprise de ce spectacle, dirigé par Bertrand de Billy, dans une très belle distribution, Laurent Naouri, Stanislas de Barbeyrac, Sylvie Brunet-Grupposo, Christiane Karg, Anne Schwanewilms, Anna Christy, Susan Resmark.

Et si les tribunaux appliquent la loi ou disent le droit, la position des « ayant droit » apparaît difficilement compréhensible à plusieurs niveaux.
D’abord, la mise en scène de Dmitri Tcherniakov n’est en aucun cas choquante. Comme souvent chez Tcherniakov, elle est un bilan de lecture, qui fait de Blanche le personnage clef de l’œuvre, à travers le nom qu’elle s’est choisi, « Sœur Blanche de l’agonie du Christ », un nom qui place la question de la mort au centre de la problématique posée par l’œuvre, comme le montre d’ailleurs la scène de la mort de la première Prieure, Madame de Croissy, qui malgré une vie au carmel, est saisie d’une angoisse existentielle à l’approche du moment fatal. La question du rôle des religieuses est aussi posée par ce nom, qui évoque le Christ qui offre sa vie pour sauver l’homme et qui est de la part de Blanche une affirmation orgueilleuse, héroïque, qui ne correspond pas forcément à la faiblesse intrinsèque de la jeune fille ou même plus généralement à la faiblesse intrinsèque de l’homme.
Dans le livret et la pièce de Bernanos, Blanche, qui a échappé à l’arrestation finit par grimper volontairement à l’échafaud pour accompagner les sœurs et finit par vaincre l’angoisse de la mort pour périr au milieu de ses compagnes, la dernière .

La vision de Tcherniakov est déterminée par le nom que Blanche a choisi, et par la logique qu’il implique :  cette dernière, pour honorer ce nom, sauve une à une chacune de ses compagnes, et demeure la seule à aller au sacrifice et au don définitif de soi. Cette démarche est pour Tcherniakov l’aboutissement du chemin que Blanche a pris en choisissant son nom, un chemin qu’il estime conduire logiquement à ce sacrifice-là, un chemin auquel la première prieure a renoncé. Il raconte donc l’histoire d’un basculement d’une Blanche d’abord faible et fragile, qui réussit finalement à agir conformément à son nom.

Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Tcherniakov a donc conçu son spectacle (3 actes et 12 tableaux), en 12 stations séparées chacune par un noir total et un long silence, comme une fresque iconique en autant d’icônes, d’icônes « vivantes », qui sont le parcours d’une Passion christique.
Pour ce parcours, il garde le plateau systématiquement vide et la première image est celle d’une foule bigarrée qui est une somme d’individus qui se croisent, se saluent, s’embrassent au milieu de laquelle Blanche est perdue, agressée, et se retrouve seule sur cet espace sans limites.

Puis la musique commence, et apparaissent sur ce plateau nu Le Marquis de la Force (Laurent Naouri) et le Chevalier (Stanislas de Barbeyrac, qui fait ses débuts sur la scène munichoise), tout autant que Blanche, petit être emmitouflé, comme des êtres tous perdus dans un univers sans références et erratique chacun dans son ordre.

Apparition du Carmel devant Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Apparition du Carmel devant Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Après les scènes de prologue, qui aboutissent à la décision de Blanche de partir au Carmel, du fond de scène, émergeant d’une légère brume apparaît une maison de bois, un espace fermé par des cloisons transparentes, aux dimensions assez réduites, voire presque étouffantes, à l’intérieur duquel les sœurs sont réunies autour de la prieure.

ar07m01Presque tout l’opéra se déroulera à l’intérieur de cet espace, espace protégé, image de la clôture du Carmel mais aussi de son isolement, et de cette coupure du monde, un monde vide qui répond à un espace trop plein, qui étrangement rappelle la manière dont on représente les espaces intérieurs dans les fresques médiévales ou sur les icônes, où se déroulent des scènes de l’Évangile.
Voilà la ligne directrice de ce travail, finalement assez simple et linéaire, où tout est vu du dedans et au dedans, et où le monde extérieur apparaît très peu, par des bruits, des échos de scènes de foules, et par quelques intrusions des personnages  le prêtre d’abord, puis les policiers (le commissaire), mais aussi le Chevalier dans une belle scène qui montre physiquement, par la distance, par l’utilisation de l’espace le fossé qui le sépare désormais de Blanche avec laquelle il entretient une relation si complexe.

La vie au quotidien ©Wilfried Hösl
La vie au quotidien ©Wilfried Hösl

Cette dialectique du « trop plein » intérieur : meubles, chaises, personnages envahissent l’espace et l’obstruent et du vide extérieur rend physiquement un aspect rarement souligné, qui est l’impression de sécurité et de chaleur, le côté « cocon », de cet espace intérieur face à un extérieur presque invisible, sombre et brumeux, vide, et angoissant.

Les deux moments où apparaît la foule, l’image initiale et la scène finale, sont deux moments antithétiques : au départ, une foule anonyme où Blanche se perd et qu’elle vit presque comme une agression, et à la fin une foule de badauds réunis pour assister au supplice et que Blanche transcende. D’ailleurs, même si la guillotine n’est pas montrée et pour cause, la maison d’où l’intérieur nous est cette fois masqué est entourée par la police comme une « scène de crime », et l’on pressent que cette « maison » va être brûlée, comme brûlée du feu purificateur. Il est pour moi probable que Tcherniakov ait pensé au sacrifice des vieux croyants dans Khovantchina et qu’il ait rapproché les deux situations, d’autant que la musique de Poulenc puise souvent dans l’univers de Moussorgski.

Madame Lidoine (Anne Schwanewilms) ©Wilfried Hösl
Madame Lidoine (Anne Schwanewilms) ©Wilfried Hösl

Si les sœurs ne portent jamais l’habit des Carmélites, leurs costumes indiquent le mépris du monde et des conventions (c’est frappant pour Madame de Croissy et Mère Marie de l’Incarnation) Madame Lidoine, la nouvelle prieure, garde un aspect légèrement plus apprêté et plus « féminin » : elle use de la jupe, au contraire du pantalon porté par les deux autres personnages).
Certains éléments ne sont pas mis en valeur par la mise en scène, comme le vote du martyre, instillé par Mère Marie de l’Incarnation, quand chez Christophe Honoré à Lyon par exemple ce moment était fortement ritualisé, comme si ce qui intéressait Tcherniakov, c’est plutôt l’histoire des destins individuels plus que collectifs.

Il a refusé l’approche historique ou contextuelle, pas de signes ni de vêtements religieux, pas de symboles révolutionnaires non plus, et des costumes pour tous plus ou moins anonymes, c’est frappant dans la simplicité dont Chevalier et marquis de la Force sont vêtus (veste un peu élimée pour l’un imperméable pour l’autre) où les fonctions sociales ou hiérarchiques sont effacées, laissant chaque personnage nu dans sa situation simplement humaine. Cette abstraction fondamentale qui concentre sur « le sens » plus que sur « l’histoire » qu’on raconte ou « l’Histoire » qu’on évoque, me paraît peut-être aussi procéder de la culture orthodoxe de Tcherniakov, où dans certaines représentations (notamment de mosaïques, grecques il est vrai, du Xème siècle) sont effacées toutes références sensibles, absence de sol comme si les personnages flottaient, absence de décor ou décor minimal plus évocatoire d’historié, gestes à peine esquissés.
Comme souvent dans son travail, il essaie non de nous perdre dans des détails d’un univers réaliste, mais de nous proposer des lignes épurées, des signes : on pense à Lulu, avec ses parois translucides d’un labyrinthe de verre où tout se voit, dans un vaste dispositif où l’espace de jeu est réduit en autant de « cages de verre », on pense aussi à Lady Macbeth de Mzensk où derrière un apparent réalisme, l’espace de vie (l’espace intérieur) de Katerina est une niche presque close, un espace de clôture là aussi, ou même la maison dans Macbeth, espace clos et isolant..

La révolution passe, et les carmélites quittent la clôture ©Wilfried Hösl
La révolution passe, et les carmélites quittent la clôture ©Wilfried Hösl

Ce qui frappe dans Les Dialogues des Carmélites, c’est que la relation est inversée : là où on lit la clôture qui coupe du monde, c’est le monde qui semble étouffant et l’espace clos qui semble un possible pour la liberté : le vaste plateau nu du Nationaltheater est ici une image étouffante et dangereuse sans direction aucune, quand « la petite maison » reste un espace de sens.
Aussi, et nous y reviendrons, Tcherniakov s’intéresse au mécanisme du don de soi, du don de vie, du don à Dieu, sans rattacher la question à une problématique religieuse voire chrétienne, ou en l’occurrence catholique, ni même historique, mais à la question de l’humanité dans son rapport au mystique, dans son rapport à la transcendance, question fondamentale qu’il semble traiter par antithèse en s’appuyant sur les « pauvres vies » des Carmélites dans une figure oxymorique. Et à ce jeu-là le sacrifice final de Blanche, fidèle au sens de l’agonie du Christ, semble bien proche de ce que les grecs appelaient « ὕϐρις (hybris) », l’orgueil de ceux qui veulent égaler les Dieux : d’où une fin « spectaculaire » là où le spectaculaire a été complètement absent de toute la représentation, avec explosion, flammes et fumées, une fin volontairement « ailleurs » qui effectivement crée un malaise, par rapport à Blanche qui demeure telle qu’elle est rentrée au Carmel, avec sa soif d’héroïsme, et par rapport aux Carmélites, sauvées, mais en contradiction face à leur vœu de Martyre, qui rejoignent Mère Marie de l’Incarnation dans l’anonymat des ordinaires.

A ce travail très tendu, très profond, très juste souvent aussi, mais qui pour moi n’a pas tout à fait la force d’autres spectacles de Tcherniakov, à commencer par cette Lady Macbeth de Mzensk vue à Lyon quelques jours auparavant, correspond une distribution en tous points exemplaire, comme souvent à Munich.

Blanche (Christiane Karg) et le Marquis de la Force (Laurent Naouri) ©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) et le Marquis de la Force (Laurent Naouri) ©Wilfried Hösl

Dans le rôle très réduit du marquis de la Force, Laurent Naouri réussit à donner au personnage à la fois cette relative dureté et cette distance un peu ironique qu’il a souvent, cette distance qui est cause de la fragilité des deux enfants, le Chevalier et Blanche ; diction parfaite, évidemment, et toujours une vraie présence.
Stanislas de Barbeyrac était le Chevalier, et il faisait ses débuts à Munich. Comme toujours, suprême élégance dans la manière de dire le texte, dans le contrôle des notes, dans l’expressivité : il est vraiment émouvant. Est-ce néanmoins un rôle pour lui ? il a eu un peu de mal avec certains aigus et surtout, l’orchestre le couvrait quelque peu et empêchait quelquefois d’entendre sonner le texte. La tessiture est tendue, l’orchestre est important, mais je ne pense pas que le chanteur soit en cause, derrière ce timbre, j’entends décidément toujours un futur Lohengrin (on imagine une future carrière à la Gösta Winbergh), mais la question du volume orchestral s’est posée plusieurs fois.
Christiane Karg était Blanche. J’ai écouté plusieurs fois cette chanteuse, particulièrement valeureuse, sans être toujours convaincu du côté exceptionnel de ses prestations que d’autres amis soulignaient. Ce n’est pas le cas ici : elle est magnifique et totalement convaincante. Elle a la fragilité, elle a le timbre séraphique, et elle a une clarté d’expression (et une diction française !) en tous points exceptionnelle. C’est l’une des plus belles Blanche qui m’ait été donné d’entendre.

Constance (Anne Christy) et Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Constance (Anne Christy) et Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Anna Christy était Constance, un peu moins convaincante, bien que très fraîche avec un timbre très clair elle n’a pas l’expressivité de Christiane Karg et n’est pas vraiment émouvante, ou du moins la mise en scène ne lui donne pas l’importance qu’un Christophe Honoré lui donnait à Lyon par exemple. Il reste que leur scène initiale est intéressante dans la manière dont elle est réglée, où Blanche est volontairement méchante (elle lui renverse son seau) , mais sa personnalité scénique n’irradie pas à la manière dont irradiait une Sabine Devieilhe.
Le personnage de Mère Marie de l’Incarnation est campé. On pourrait laisser le mot sans autre qualificatif : campé, solide, et sans doute construit dans ce style pour Susanne Resmark au physique bien planté, qui tranche avec l’idée qu’on se fait de ce personnage. Il en fait un personnage tout d’une pièce, sans grande subtilité, qui évidemment tranche avec sa « rivale » Madame Lidoine, au contraire toute élégance et féminité. Toujours ce souci de tracer des lignes de partage symboliques. La voix est solide, sans vrai caractère, avec quelque problème de projection, mais en tout cas colle parfaitement au personnage.

Blanche (Christiane Karg) et la première prieure (Sylvie Brunet-Grupposo)©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) et la première prieure (Sylvie Brunet-Grupposo)©Wilfried Hösl

Sylvie Brunet-Grupposo est comme à Lyon magnifique dans le rôle de Madame de Croissy la première prieure. La table de la « petite maison » devient un lit pour l’occasion, et il n’y a volontairement aucune noblesse dans cette mort, dans ce comportement, dans l’attitude même : c’est très proche de ce que faisait Honoré à Lyon, diamétralement opposé à l’option si théâtrale et si spectaculaire d’Olivier Py au Théâtre des Champs Elysées (avec Rosalind Plowright déchirante et qui savait si bien user d’une voix déchirée). Diction parfaite, violence incroyable, humanité bouleversante, sens du texte et de l’expression, malgré une voix à la projection pourtant limitée. Il est sûr que Sylvie Brunet-Grupposo dont la carrière n’a pas toujours répondu aux espoirs mis en elle a trouvé là son rôle fétiche. Elle remporte d’ailleurs un succès personnel marqué.
J’étais un peu surpris de trouver Anne Schwanewilms dans cette distribution, elle qui est une chanteuse straussienne de très grand niveau.
Dès son monologue conclusif de la première partie, on comprend ce choix. Entre la brutalité de Mère Marie, la déchirure de Madame de Croissy, elle est d’abord d’une humanité et d’une sérénité prodigieuse, qui tranche et qui rassure, elle sait adopter un ton apaisant, mais avec une véritable autorité (notamment avec Mère Marie). Diction impeccable, chant particulièrement intelligent et modulé, suprêmement élégant. Avec cette attitude scénique tellement noble, elle tranche totalement et avec Mère Marie, comme on l’a dit, mais aussi avec Madame de Croissy. La noblesse de naissance de la première ne se sent pas vraiment dans ce travail (au contraire de ce que faisait Py), mais la noblesse d’âme de la seconde, roturière, se lit dans la manière dont elle se meut, dont elle se tient, dont elle domine aussi le groupe des sœurs. Grande interprétation, qu’on voit dans les petits détails et les petits faits vrais que son jeu fait transpirer.
Plus généralement, l’ensemble de la distribution répond aux exigences de l’œuvre  de Bernanos et de la musique de Poulenc, notamment en terme de clarté du texte, de diction et d’expression. Heike Grötzinger(Mère Jeanne), Rachael Wilson (Sœur Mathilde) , Alexander Kaimbacher (L’aumônier), Ulrich Reß (1er commissaire), Tim Kuypers (2ème commissaire), Andrea Borghini (le géôlier), Igor Tsarkov (L’Officier) ou Johannes Kammler (Thierry) montrent tous la qualité consommée de la troupe et de l’opéra-studio du Bayerische Staatsoper.

Après Kent Nagano en 2010, c’est à Bertrand de Billy que Klaus Bachler a fait appel. Le chef français, qui fait essentiellement carrière en Allemagne et qu’on voit très rarement (et inexplicablement) en France m’a un peu déçu dans son approche. Je ne suis pas très amoureux de cette musique, mais elle porte en elle une émotion singulière, et des moments de tension spectaculaires et dramatiquement marqués, ce qui explique son succès depuis sa création à la Scala (et en italien) en 1957. Elle porte aussi des souvenirs aussi bien – on l’a déjà souligné- de Moussorgski, très présent, mais aussi de Ravel et d’autres compositeurs notamment du premier XXème siècle. Bertrand de Billy n’a pas réussi – sans doute aussi faute de répétitions (l’opéra de Bavière a mis toute son énergie sur la création de South Pole qui avait lieu le lendemain de la représentation à laquelle j’ai assisté) – à imposer un style et une interprétation marqués, ne donnant aucun relief particulier à une œuvre qui ne manque pas de moments de théâtre forts. L’excellent orchestre est au point (quelques scories aux cuivres), c’est en place, mais ça n’est qu’en place : rien ne se détache, le rendu est assez plat et assez monotone, cette lecture sans particulière clarté ni options ne rend pas justice à la situation et surtout n’est jamais protagoniste, laissant la scène conduire la représentation.

Au terme de ce compte rendu, je tiens à exprimer encore une fois ma très forte surprise devant l’interdiction des DVD de la version Nagano de 2010. Je crois que les « ayant-droit » avaient demandé l’interdiction des représentations et du DVD. Il faut lire à ce propos l’article assez complet  de Sophie Bourdais dans Télérama  Ils ont obtenu en appel l’interdiction du DVD.
Cette détestable aventure pose une nième fois la question des « ayant droit » qui défendent leur idée de l’œuvre au nom des liens privés qu’ils ont avec les auteurs. Pour ma part, à partir du moment où une œuvre est publiée, elle appartient au public et l’auteur prend la responsabilité de la laisser en pâture au lecteur, au musicien, aux interprètes et bien sûr aux metteurs en scène.  L’attitude des « ayant droit »  supposerait qu’une œuvre a un sens définitif, marqué dans le marbre, alors que les lois de l’herméneutique contredisent évidemment toute idée de « sens » d’une œuvre. Les exemples ne manquent pas d’œuvres lues d’une certaine manière à leur création et lues au fil des ans d’une manière différente, Molière par exemple mais aussi des romans, ou même la poésie (Baudelaire ou Flaubert, eux aussi objets de procès…). De ce point de vue, il me semble que le droit des héritiers à être dépositaires d’une certaine idée de l’œuvre est abusif. Mais c’est un autre débat.

S’attaquer à une mise en scène dont la fin, selon les « ayant droit », « transformait profondément la fin de l’œuvre et la dénaturait » me paraît erroné, sinon abusif à propos d’un travail qui me semble très respectueux de l’esprit de l’œuvre. C’est pour moi une pièce de plus au débat filandreux sur la mise en scène, et sur le rôle de la mise en scène dans le spectacle d’opéra : c’est là où le débat est le plus crispé, car le public d’opéra reste souvent réfractaire à la mise en scène quand elle va plus loin qu’une illustration et quand elle problématise de manière plus acérée une œuvre, dérangeant les opinions toutes faites et la tranquillité de ceux qui vont à l’opéra « pour la musique » (ceux qui vous disent qu’ils préfèrent une version de concert, allant résolument contre 400 ans d’histoire de la scène, et contre la révolution wagnérienne). Dans cette affaire malheureuse, les « ayant droit » ont ajouté une pièce ridicule et scandaleuse à ce procès-là, mais ils ont surtout mis un peu plus de poussière et de cendres sur leur statut. Honte à eux.[wpsr_facebook]

Image finale ©Wilfried Hösl
Image finale ©Wilfried Hösl

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2014-2015: LE ROI ARTHUS d’Ernest CHAUSSON le 16 MAI 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Graham VICK)

Premières images Acte I ©Andrea Messana
Premières images Acte I ©Andrea Messana

Cette première était très attendue, avec juste raison puisqu’il a fallu attendre 112 ans après la création à Bruxelles en 1903 pour que Le Roi Arthus d’Ernest Chausson soit créé à l’Opéra de Paris pour lequel il avait été composé. Indépendamment de la valeur de l’œuvre discutable à l’infini, il fallait conclure cette histoire à épisodes.

Très différemment d’autres salles d’opéra européennes, l’Opéra de Paris, notamment depuis 1875, date de l’inauguration du Palais Garnier, n’a pas été une salle riche en créations importantes: la plupart des grandes créations parisiennes ont eu lieu à l’Opéra Comique, et les autres ont lieu ailleurs, Samson et Dalila à Weimar, Werther à Vienne (puis à Genève en français), plus avant dans le temps, Les Dialogues des Carmélites de Poulenc à la Scala.
Si on attend d’une salle internationale qu’elle présente un répertoire international, elle se doit aussi d’être un conservatoire du répertoire national, comme l’est la Comédie Française pour le théâtre. Or l’Opéra de Paris ne s’appuie jamais sur son passé. Je l’ai écrit très souvent, seul Massimo Bogianckino, qui avait été directeur artistique à la Scala, une institution qui cultive au contraire son passé et ses traditions,  avait constaté que Paris jamais ne reflétait une tradition: il avait donc programmé un retour à des œuvres créées à Paris et pour l’Opéra : la critique d’alors lui avait beaucoup reproché cet appel à des œuvres soi-disant mineures et donc à juste titre oubliées.

Je l’ai déjà écrit et le répète : l’Opéra a été fondé en 1669, avant même la Comédie Française, comment est-il possible, alors que la Bibliothèque Nationale renferme toutes les sources et les documents possibles, Mémopéra, que le site des archives de l’Opéra, ne remonte qu’à 1980 et laisse en friche ne serait-ce que les années Liebermann, mais plus généralement les années Garnier depuis 1875, quand l’Opéra de Vienne propose des archives en ligne qui remontent à 1860.
Inutile de revenir sur la richesse du répertoire français depuis la création de l’Opéra, sur les œuvres créées à Paris  qui devraient y être reprises fréquemment : quand on pense que Guillaume Tell n’a eu droit qu’à 9 représentations en 2002-2003, quand on pense que depuis 1980, on n’a vu que Robert le Diable de Meyerbeer, et qu’on attend encore des Huguenots, pourtant aisément représentables aujourd’hui, on se dit que quelque chose ne va pas bien dans le royaume lyrique, a fortiori depuis la construction de Bastille qui a notablement augmenté le nombre de titres possibles à présenter et qui n’a pas réussi à élargir son répertoire vers l’histoire même de l’institution.
Alors, bienvenue à ce Roi Arthus, qui cette saison, fait suite à un autre titre créé à Paris, Le Cid de Massenet, qu’on a vu il y a deux mois. Nicolas Joel qui les a programmés s’est souvenu qu‘il avait promis de faire une place plus grande au répertoire français. Il était temps.
Ainsi, voilà une entrée dans le répertoire qui va sans doute faire date, même si il faut le dire, l’audition de l’œuvre a provoqué en moi une relative déception, une audition perturbée par une mise en scène qui m’est apparue hors de propos, mais avec une exécution musicale d’un très haut niveau.
L’œuvre raconte les amours de Lancelot et de Genièvre, femme du Roi Arthus, dans un univers qui est celui des Chevaliers de la Table Ronde en une sorte de resucée de Tristan und Isolde dont on a l’impression de voir une version française : Tristan/Lancelot aime Isolde/Genièvre et trahit Marke/Arthus, bientôt dénoncé par Melot/Mordred, mais protégé et accompagné par Kurwenal/Lyonnel. Et tout cela finit mal.

Acte III ©Andrea Messana
Acte III ©Andrea Messana

Mais cette manière de présenter les choses est un peu rapide, et inexacte, parce que ce Tristan français est plus spécifique qu’il n’en a l’air. D’abord par son titre, Le Roi Arthus, qui montre que c’est bien lui qui est le centre de l’histoire, et non les deux amants. Tristan und Isolde ne s’appelle pas le Roi Marke. En mettant le roi au centre de l’intrigue, Chausson, qui a écrit lui même le livret (on est wagnérien ou on ne l’est pas) pose deux problématiques, celle du mari trahi par son chevalier le plus loyal, et celle de l’éthique de la Table Ronde dont Arthus est le garant et le dépositaire. Cette éthique est au centre de la préoccupation d’Arthus, et l’opéra montre aussi qu’à la défendre il s’oppose à des coteries ou des complots. Ces éléments rapprochent plutôt des questions posées par Parsifal.
Que reste-t-il de la morale et du royaume idéal de la Table Ronde, quand cet idéal est bousculé de toutes parts, y compris dans son intimité de couple, et par son plus proche soutien ? C’est bien d’une déliquescence qu’il s’agit, d’un monde qui s’enfuit, d’un Eden perdu, d’une chute.
La relation même entre Lancelot et Genièvre n’est pas non plus le calque de la relation de Tristan et d’Isolde, qui ne souffre aucun conflit, aucune déchirure et qui n’est qu’harmonie. Tristan devant le Roi est désolé, mais reste fidèle à son aimée, dont il ne peut se détacher. C’est une relation complètement partagée.
Lancelot et Genièvre vivent en revanche cette urgence au premier acte, et déjà seulement très partiellement au deuxième, mais au troisième, Lancelot déchiré entre son amour et sa loyauté pour Arthus, finit par opter pour la loyauté, abandonnant Genièvre, ravagée par la passion qu’elle veut conduire jusqu’au bout. D’où la bonne idée de la maison posée au centre du dispositif par Graham Vick, qui peut à peu se déconstruit pour ne devenir qu’un toit, qui ressemble à une tente, image de fragilité, puis de simples cloisons.
Comme souvent à l’opéra, et conformément à la Genèse, le péché finit par être porté seulement par la femme, errare humanum est, perseverare diabolicum qui va défendre le droit à la passion jusqu’à la mort, une Genièvre énergique, plus Kundry qu’Isolde, quand Lancelot sacrifie sa vie pour rendre son honneur à son Roi et défendre ses valeurs. Ce n’est pas un hasard si le troisième acte est le plus original, dramaturgiquement et musicalement, parce que c’est là où la personnalité de Chausson est la plus affirmée.
Graham Vick a choisi de s’éloigner volontairement du mythe en n’évoquant la Table Ronde que comme un lointain souvenir, un monument qu’on protégerait comme une pièce de musée par des cordes (le cercle formé par les épées omniprésentes liées par une corde). Car les personnages sont vêtus d’habits contemporains ou quasi, comme des ouvriers ou des mineurs (casques) d’une quelconque colonie canadienne ou autre mais en tous cas isolée et réglée par les règles consenties d’une société éloignée de tout. On aurait pu les situer dans une quelconque station off shore et on aurait eu à peu près la même ambiance.
Le décor est stable, une maison tantôt vu de l’intérieur (années cinquante) tantôt de l’extérieur, qu’on a construit au premier acte comme un jeu de construction pour enfants et qui au fur et à mesure du délitement de l’histoire va se déconstruire, mur devenu sol, puis murs devenus toit, comme si un enfant mal intentionné avait volontairement mis les choses sens dessus-dessous.

Le Divan...©Andrea Messana
Le Divan…©Andrea Messana

Au centre du dispositif un divan de skaï rouge, qui supporte Genièvre lorsqu’elle fait son entrée portée par six hommes, comme une Cléopâtre du pauvre.

Bonhuer initial ©Andrea Messana
Bonhuer initial ©Andrea Messana

Divan où on s’assoit en famille (Arthus, Lancelot, Genièvre) et qui est le témoin de toutes les trahisons, le meuble trônant dans le salon familial qui brûlera au troisième acte lorsqu’il n’y aura plus ni famille, ni maison, ni amour, ni couple, ni morale.

Le début du second tableau, dont l’essentiel se déroule non dans, mais autour de la maison, est le moment du duo des deux amants, cette nuit si protectrice chère à Tristan et Isolde. Le décor fait d’un champ de fleurs artificielles jaunes au milieu d’un vert trop vert (style petit pois anglais), et de ce mur de maison qui permet de se dissimuler, a pour résultat, recherché, de tuer tout ce qui pourrait évoquer un univers poétique ou abstrait, par sa concrétude et sa vulgarité, le décor dit

  • d’une part que chez Chausson la relation amoureuse est destructrice et n’a pas à être exaltée
  • d’autre part que l’histoire est si loin de la légende qu’il faut distancier au maximum, éviter l’identification, et rester dans un concret qui détruit toute sorcellerie évocatoire.
Acte I, tableau 2 ©Andrea Messana
Acte I, tableau 2 ©Andrea Messana

Aussi, Graham Vick va refuser à l’œuvre la légitimité de la légende pour plonger dans une réalité proche et directe : le jeu entre Genièvre et Lancelot qui se bécotent presque sous le regard d’Arthus est d’une vulgarité voulue, destinée à nous asséner une vision volontairement prosaïque de l’affaire.
La dramaturgie, qui consiste à faire jouer chaque acte dans une maison de moins en moins construite et reconnaissable est évidemment « symbolique » d’une histoire qui bascule dès le début du second acte où le couple commence à se déchirer dans un rapport qui n’est pas sans rappeler par certains côtés non Wagner le germanique mais Bizet le méditerranéen et le duo Carmen Don José du deuxième acte qui déjà signe la déception et l’échec (Ah ! j’tais vraiment trop bête !…). Le début du délitement d’un côté et de l’autre pour Arthus l’évidence qui prend corps de la trahison des deux amants, montrent une construction qui est moins frustre qu’elle n’en a l’air à première vue, mais qui est presque une construction plus intellectuelle que dramatique, d’où un certain ennui, malgré la conception très équilibrée et très millimétrée de l’acte.

Acte III "les fugitifs "©Andrea Messana
Acte III “les fugitifs “©Andrea Messana

Evidemment, le troisième acte est un champ de ruines qui se déroule dans un champ de ruines, et c’est le moment où peut-être l’évocatoire reprend un peu le dessus, dans des visions presque viscontiennes de ces personnages hagards, perdus, contemplant leurs déchéances sur fond de flammes. C’est l’acte scéniquement et musicalement de très loin le plus puissant et le mieux réussi. Le décor c’est les murs de la maison retournées, comme une tente, comme pour évoquer la fragilité de la situation des amants, réfugiés, blottis au fond d’une cache. et peu à peu le feu va être la toile de fond de l’acte.
Si cette mise en scène n’aide en aucun cas à la construction d’une image référentielle de l’œuvre (comme le Strehler de Lohengrin à la Scala en 1981 aurait été ici utile !), mais en créé presque une image un peu repoussoir, la dignité et le tenue viennent toutes de l’interprétation musicale, totalement convaincante.
Jordan père et fils ont donc attaché leur nom à cette œuvre, Armin en signant l’enregistrement le plus accompli, chez Erato lorsque cette maison de disques s’attachait à révéler des raretés, Philippe en dirigeant (et en enregistrant fort probablement) l’œuvre complète pour la première fois à l’opéra.
Sans aucun doute, Philippe tenait à diriger cette production, en plaçant son travail en perspective face à celui de son père. Il y a dans la couleur de ce travail tout ce qui différencie les deux chefs : entre Philippe et Armin, il y a la différence entre peinture au dessin (Philippe) et peinture à la couleur (Armin), l’un travaille sur les lignes, sur les phrases, sur la précision, sur une certaine clarté et aussi une certaine énergie, l’autre exploite les mille scintillements d’une partition dont il exalte les originalités, les raffinements, les transparences. Philippe exalte les échos wagnériens, en chef qui pratique Wagner depuis longtemps, Armin les échos debussystes. La direction de Philippe Jordan est nette, construite, soutient bien les chanteurs, elle manque un peu pour mon goût de fantaisie, mais l’orchestre en revanche montre des pupitres impeccables, des cordes charnues, qui exaltent les divers reflets de la partition, des bois magnifiques, dominés, miroitants. Nul doute que le travail de préparation de Philippe Jordan ait porté ses fruits : on a là un travail solide, qui rend justice à l’œuvre, sans pour mon goût faire exploser aux oreilles les originalités éventuelles de la partition. Il en résulte une impression d’une vague insatisfaction : je m’attendais à moins de lignes et plus de variété, plus de chemins de traverse. On retrouve dans ce qu’on entend des motifs wagnériens très marqués, échos du Ring, échos de Tristan bien sûr, échos de Parsifal et aussi des couleurs proches de Debussy (et même quelquefois de Moussorgsky), en bref, on lit peu d’originalité, sinon dans un certain refus de la complaisance vers le lyrisme, notamment de surprenants duos d’amours dont la couleur générale ne renvoie pas à la magie ou à la profondeur tristaniennes, l’auditeur ne se sent jamais emporté dans un tourbillon sonore comparable à celui provoqué par le duo de Tristan de l’acte II. J’entends vos remarques : d’un côté j’émets quelque réserve sur l’originalité de la musique et dans le même temps je remarque au contraire que cette musique n’évoque pas la magie chromatique wagnérienne. Mais je me place selon deux points de vue : les sources, par trop évidentes, et donc pesantes, et le produit, peut-être à certain moments frustrant par son refus d’une mélodie envoûtante comme on l’attendrait dans cette histoire d’amour intense. Mais c’est sans doute aussi voulu, pour montrer que ce qui compte c’est plus Arthus (dont les airs me paraissent plus stimulants) que l’aventure (dramatique et chantée) des deux amants.

Acte III
Acte III

Voilà pourquoi le troisième acte me paraît le plus digne d’intérêt: le début de l’œuvre est un peu héroïque mais sans véritablement capter l’auditeur, le deuxième acte ne m’est pas apparu , malgré les airs et le duo, enclin à saisir le cœur– et l’effet est encore accentué par cette production qui vise à éloigner toute magie et tout rêve par sa crudité. Le troisième acte en revanche, qui parle de la séparation du couple, divisé en deux êtres isolés et perdus, et le Roi Arthus, lui aussi déchiré, parle donc de trois singularités marchant vers leur destin. C’est le plus original, qui remet à sa juste place l’entreprise de Chausson, et musicalement, les vingt dernières minutes apparaissent submergées d’émotion, de lyrisme, de douceur, et d’amertume. On comprend pourquoi le seul troisième acte avait été joué à l’Opéra de Paris.
Quant au chœur, il est bien plus à l’aise dans les parties plus lyriques (notamment à la fin, où il est bouleversant) que dans les parties héroïques du départ où j’ai eu la fâcheuse impression de moments un peu criards qui m’ont singulièrement surpris. Mais cette fâcheuse impression se dilue peu à peu pour un final vraiment extraordinaire.

Final ©Andrea Messana
Final ©Andrea Messana

Malgré les déceptions, résultat d’une attente trop grande peut-être, cette musique devait être présentée : reste à espérer que la production sera reprise et n’ira pas encombrer les rayons des œuvres reléguées, et que ce Roi Arthus aura une carrière et non une seule Première.
Car le plateau est quant à lui sans conteste de la plus haute qualité, on peut difficilement imaginer mieux… Les distributions construites avec soin le sont jusqu’à tous les petits rôles, et c’est bien le cas pour cette production. Un des moments les plus sentis de la soirée est le passage du laboureur, seul, traversant la scène, comme première image de l’acte II. Bien sûr, le rapport avec Tannhäuser et la figure du pâtre s’impose, mais aussi celle du junger Seemann de Tristan. Une figure apparemment bucolique qui chante une mélopée virgilienne, mais qui bientôt rappelle les hauts faits du Roi et instille chez Lancelot les premiers signes du remords (Ah ! Je suis un infâme…) . C’est l’excellent Cyrille Dubois qui chante ce rôle à la fois épisodique et marquant, poésie, tenue de chant, lyrisme. Nous tenons là un des ténors français de l’avenir.
Alexandre Duhamel dans le rôle du méchant Mordred montre aussi de belles qualités, timbre chaud, vigueur, belle présence scénique ; on aurait peut-être souhaité meilleure projection vocale mais le personnage est bien rendu.
Le Merlin de Peter Sidhom en revanche n’impressionne pas : la voix n’a pas la tension voulue ni la profondeur pour cette intervention qui rappelle celle d’Erda. Jamais je n’ai été convaincu par ce chanteur, dans Wagner (un Alberich pâle) comme dans Chausson ce soir. Il continue de me décevoir.
En revanche, c’est un enchantement d’entendre Stanislas de Barbeyrac dans Lyonnel, le chant est élégant, la diction parfaite, la technique solide, la présence affirmée, le rôle est aujourd’hui sous-dimensionné pour cet artiste qui peut prétendre à bien plus, mais il contribue par l’extrême qualité de la prestation à garantir l’exceptionnel niveau du chant pour cette représentation.

L’autre ténor, exceptionnel, c’est sans conteste Roberto Alagna, dont on ne cesse dans ce type de rôles de dérouler les qualités – il était tout autant magnifique dans Le Cid dernièrement: fraîcheur, jeunesse, lyrisme, diction d’une incroyable clarté, tension, vérité du jeu, capable aussi bien d’être héroïque que lyrique, et tout aussi bouleversant dans l’introspection. La voix est tellement homogène, tellement pleine et solaire qu’on se demande pourquoi il veut affronter Otello, on comprend en revanche parfaitement qu’il soit temps de fréquenter Lohengrin. C’est un bonheur total ce soir, il est Lancelot, et sans doute la référence dans ce rôle désormais, difficilement surpassable.

Genièvre (Sophie Koch) ©Andrea Messana
Genièvre (Sophie Koch) ©Andrea Messana

Face à ce Lancelot merveilleux, Sophie Koch pâlit un peu. Certes, le rôle est ingrat, celui de la femme-par-qui-le-malheur-arrive, un des topoi de l’opéra, et il est techniquement redoutable, de ces rôles frontières comme Ortrud qui oscillent entre le mezzo et le soprano dramatique. Sophie Koch a le volume la tension, la présence, le sens dramatique sans nul doute. Elle a aussi les aigus, virulents, imposants, mais au détriment de graves détimbrés ou inaudibles, et au détriment d’une diction peu claire, qui tranche face à des partenaires dont on comprend chaque parole. Sophie Koch se dirige-t-elle vers Kundry dont elle semble embrasser les accents ? Il semblerait, mais attention à l’homogénéité d’une voix qui a perdu un peu du corps, de la ligne et des équilibres de naguère. Il reste que son troisième acte est impressionnant avec un jeu d’un réalisme cru (quand au début de l’opéra elle apparaissait artificielle et maniérée)et un vrai sens dramatique.

Acte III ©Andrea Messana
Acte III ©Andrea Messana

Enfin Thomas Hampson.
Si Alagna est une référence, Hampson est immédiatement une figure, c’est à dire qu’il impose l image d’un Roi d’une extraordinaire humanité et surtout, tout simplement, qu’il “en impose”. En légère difficulté avec les aigus au départ, et plus spécialement dans les airs plus héroïques, Hampson, dès qu’il doit au contraire rentrer en lui même, montrer un personnage d’une moralité sans faille, d’une tendresse infinie, alors il devient bouleversant, avec une voix qui a certes perdu de l’éclat d’antan, mais qui reste fascinante par les qualités techniques, homogénéité, ligne, rondeur, diction prodigieuse là aussi (on sent l’école américaine, soucieuse du dire, soucieuse de style, soucieuse de maîtrise technique), mais au-delà de la maîtrise et de la domination du rôle, il y a là un interprète qui sait ce que chaque mot veut dire et qui montre aussi qu’il est un chanteur de Lied et de mélodie car il sait dès qu’il ouvre la bouche dessiner un univers. Au fur et à mesure des actes, son personnage prend de l’ampleur et de la profondeur, il impose sa présence, sa douleur, sa grandeur. Une immense composition, pour un chanteur en totale adéquation avec son personnage.
Ce fut donc une soirée contrastée. Pour mon goût, cette musique dont je reconnais aisément les qualités voire la personnalité en dépit des nombreux échos wagnériens, ne réussit ni à me passionner, ni à me toucher sauf à de rares moments, et en tous cas seulement au troisième acte : les deux premiers actes ne m’ont pas vraiment accroché. Mais aucune responsabilité à une réalisation musicale très soignée. Il n’y a pas à douter: si l’enregistrement sort, il sera d’emblée la référence grâce à une distribution éclatante dans l’ensemble. Quant au travail scénique de Graham Vick, ce n’est pas là son travail le plus convaincant. Certes, il a essayé de dégager tout crûment ce que l’histoire lui dit, et renvoyer dans nos rêves toute référence à un Moyen âge de notre enfance ou au monde de l’ Heroic fantaisy d’aujourd’hui. La légende remisée, Vick nous dit-il quelque chose d’original ? Pas vraiment, il réduit la respiration de l’histoire sans proposer une autre respiration, mais bien plutôt un étouffement. Au pire c’est raté, au mieux discutable.

Mais le Roi Arthus est désormais au répertoire, Vive le Roi ! [wpsr_facebook]

genièvre (Sophie Koch)& Lancelot (Roberto Alagna) ©Andrea Messana
genièvre (Sophie Koch)& Lancelot (Roberto Alagna) ©Andrea Messana

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: DIE ZAUBERFLÖTE de W.A.MOZART le 11 JUILLET 2014 (Dir.mus:Pablo HERAS-CASADO; Ms en scène: Simon MC BURNEY)

L'une des belles images de cette soirée ©  De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
L’une des belles images de cette soirée © De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

NB: incertitudes sur les crédits photos, certaines provenant d’Amsterdam (2012) et d’autres d’Aix.

En programmant La Flûte Enchantée, Bernard Foccroulle est au cœur de la tradition d’Aix, née autour de Mozart. En la confiant à Simon Mc Burney, il la place résolument du côté de l’enchantement et du visuel. En appelant un orchestre composé d’instruments anciens (comme pour les trois productions du Festival), il veut imprimer une couleur à la mode et en même temps une approche particulière du son, correspondant mieux à une recherche d’authenticité qu’on poursuit sans jamais évidemment l’atteindre : nous sommes des oreilles du XXIème siècle et non du XVIIIème, et nous écoutons comme on le fait au XXIème siècle. En confiant pour l’essentiel l’œuvre à des chanteurs jeunes, il répond à une des fonctions du Festival qui est de révéler.
Du point de vue de la programmation, c’est sans conteste cohérent, et globalement réussi, vu le succès auprès du public.
Le Grand Théâtre de Provence, au style architectural post-mussolinien cher à Vittorio Gregotti n’a pas une acoustique facile, et dans cette production, le plateau vide dessert le retour du son :  quand les chanteurs sont en fond de scène, on ne les entend pas. En revanche, au proscenium, on les entendrait presque trop.
Ce plateau mettant à nu les grilles, avec des dispositifs comme cette double scène suspendue qui monte ou descend selon les moments, et avec les techniciens sur les côtés qui écrivent les nombreux textes  ou font des bruitages , tout rappelle évidemment l’univers de Peter Brook : la référence est explicite , mais ce qui fait le caractère des spectacles de Simon Mc Burney, c’est l’utilisation avec une étonnante fluidité de dispositifs vidéo non illustratifs, mais intégrés à l’action, mais créateurs d’action, et qui donnent d’étourdissants résultats, comme dans Cœur de Chien de Raskatov, vu à Lyon en janvier dernier.

Scène finale ©
Scène finale © Pascal Victor/ArtcomArt

Il y a dans Zauberflöte quelque chose qui annonce Parsifal : deux royaumes antagonistes, celui de la nuit et du jour, comme dans Parsifal celui du Mal et du Bien et qui chacun proviennent du même monde originel, un héros voyageur qui vient de l’un pour aller vers l’autre, une résolution harmonieuse où le royaume de la Nuit/du Mal est vaincu. Les chœurs cérémoniels, un Sprecher qui annonce Gurnemanz (dans son rôle de « portier » du temple), des épreuves (pour Parsifal, les filles-fleurs et Kundry sont aussi des épreuves), et Simon Mac Burney installe cette idée de royaume clos, gouverné par une sorte de Conseil – au début du second acte- qui va statuer sur Tamino et Pamina. C’est d’ailleurs l’un des meilleurs moments de ce spectacle, où le plateau suspendu sert de table de conseil autour de laquelle sont assis les dignitaires en costume gris et cravate, comme nos politiques sans couleur d’aujourd’hui.

Papageno & Papagena © De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
Papageno & Papagena © De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

S’il faut chercher la couleur, c’est ni sur les costumes des compagnons de Sarastro, ni sur le plateau nu, l’espace vide si cher à Peter Brook à qui encore une fois cette mise en scène doit beaucoup, mais chez Papageno et Papagena, en rose fuchsia, un Papageno qui tient un peu du vagabond, comme chez Carsen (à l’Opéra de Paris cette année), accompagné d’un groupe agitant des feuilles de papier figurant les oiseaux (un peu répétitif).
Mc Burney investit l’espace intégral de la scène, de l’orchestre et de la salle, comme espace unique, et donc évidemment, tous les discours bien-pensants de Sarastro s’adressent en priorité au public, Sarastro étant vu comme un homme très politique.

Reine de la Nuit (Amsterdam)  © De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
Reine de la Nuit (Amsterdam) © De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

Grande surprise qui a provoqué bien des commentaires, la Reine de la nuit porte canne et circule en fauteuil roulant, manière de montrer à la fois la perte de son pouvoir, et sa volonté de vengeance, née de la frustration y compris physique. Du même coup, le pardon final accordé par Sarastro dans cette mise en scène apparaît évidemment comme un geste de clémence à la Titus (rappelons que les deux œuvres sont de la même année) et donc éminemment politique, mais en même temps un geste de simple humanité envers un être diminué et donc humilié. Carsen allait beaucoup plus loin dans cette alliance Sarastro/Reine de la Nuit, en en faisant des alliés qui montaient toute l’aventure de Tamino – Pamina.
Mais ce qui frappe dans le travail de Simon Mc Burney, c’est à la fois des choses dites, d’autres suggérées, d’autres évoquées, mais pas de propos clair qui donnerait une clef à l’œuvre ou sinon au moins une direction. Les idées pullulent, diverses, ironiques, souriantes, dramatiques, les images sont quelquefois frappantes (comme Le couple Tamino-Pamina évoluant comme dans les airs), mais pour moi moins évidentes que dans Cœur de chien. On reste dans une vision syncrétique, attendue, assez banale de la Flûte enchantée, séduisante sur le moment et procurant d’excellents souvenirs, mais au bout de quelques jours, il n’en reste pas vraiment de trace profonde, une sorte de superficialité signifiante, dirait Barthes.

Epreuves..©.De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
Epreuves..©.De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

Visiblement l’équipe musicale a adhéré au propos, et la mise en scène porte ce travail d’équipe, qui donne à l’ensemble une fraîcheur sinon inédite, du moins évidente. À commencer par l’orchestre, mené avec vigueur, avec précision, avec dynamisme mais aussi avec profondeur par le jeune Pablo Heras-Casado, aussi à l’aise dans ce répertoire que dans le contemporain où il excelle, Profondeur, parce qu’il fouille la partition, il en isole des phrases inédites, donne une vraie couleur à l’ensemble, avec beaucoup de finesse. Et les Freiburger Barockorchester, pour moi l’une des grandes références en matière d’orchestre d’instruments anciens, le suivent avec un son d’un relief et d’une justesse inhabituels dans ce type de formation ; à part de menues scories aux bois, c’est vraiment un son net, plein, et quelquefois subtil qui est produit, et qui donne une couleur d’incroyable jeunesse à l’opéra de Mozart. Dans un répertoire aussi attendu et aussi connu, c’est exceptionnel.
Du côté de la distribution, Bernard Foccroulle a misé sur une équipe jeune, une sorte de concentré du chant de l’avenir. J’ai déjà évoqué les problèmes acoustiques qui naissent souvent de la position sur scène; certains cependant n’ont pas cependant la belle homogénéité que réclame le chant mozartien.

Ce n’est pas le cas du Tamino de Stanislas de Barbeyrac. J’ai déjà plusieurs fois évoqué dans des rôles moins importants les qualités de ce chanteur.

Tamino © Pascal Victor/ArtcomArt
Tamino © Pascal Victor/ArtcomArt

Il compose ici un vrai Tamino, avec une voix bien assise, et justement très homogène sur l’ensemble du registre, sans jamais forcer, avec une sûreté technique à noter. La voix est large, sonore, l’allemand est vraiment excellent, parlé ou chanté. Il a ce que certains Tamino n’ont pas, à savoir une couleur mâle, ce qui m’a vraiment fait penser qu’il aborderait un jour, avec cette voix si bien calibrée et si solide, des rôles comme Lohengrin (pensons à des carrières à la Gösta Winbergh, qui fut un splendide Tamino et qui finit par aborder Lohengrin). Une seule petite réserve, dans la première partie notamment, le chant est un peu monotone et manque d’incarnation, la capacité à colorer les mots peu exploitée encore. Il reste que pour moi, un ténor est né, et un ténor d’un type dont nous n’avons pas d’exemple actuellement dans les artistes français. S’il est prudent, j’y crois vraiment ; attendons son Belmonte qui devrait particulièrement lui convenir.

Tamino et Pamina © Pascal Victor/ArtcomArt
Tamino et Pamina © Pascal Victor/ArtcomArt

La Pamina de Mari Eriksmoen est aussi particulièrement intéressante. Quelques problèmes dans le medium au départ, peut-être un Ach ich fühl’s insuffisamment allégé, et non moins émouvant, mais une vraie présence vocale, des aigus sûrs, dominés, un timbre clair, une voix bien projetée, peut-être une des meilleures Pamina entendues ces dernières années, qui devrait néanmoins, pour faire aussi bien que Julia Kleiter, alléger et travailler un peu l’interprétation et l’expression de la fragilité. Et sa voix s’alliait avec bonheur à celle de Stanislas de Barbeyrac. L’un et l’autre appellent peu de réserves.
Même si l’ensemble de la distribution fonctionne bien, les autres protagonistes n’ont pas montré des qualités vocales totalement maîtrisées, à commencer, et c’est une déception, par Christoph Fischesser, que j’ai aimé à chaque fois que je l’ai entendu, dans Mozart, dans Beethoven, dans Wagner, mais qui manque ici d’assise vocale. Un Sarastro, c’est d’abord un grave sonore, qu’il n’a pas, ou du moins qu’il n’avait pas ce soir là. Belle diction en revanche, et impressionnant dans le parlato : on lui demandait plus.
La Reine de la Nuit d’Olga Pudova a en revanche les aigus, dont le fameux contre fa qui sort avec franchise et netteté, et qui est même tenu. Elle a aussi les piqués de Der Hölle Rache et les agilités subséquentes: elle triomphe donc par le feu d’artifice. En revanche il lui manque le medium et un peu de grave : il est vrai qu’elle chante souvent en fond de scène et que cela ne la sert pas, pas plus que chanter en fauteuil roulant ou avec une canne. Pourtant, la voix est large, elle n’est pas une voix de rossignol, et c’est heureux pour ce rôle.

En suivant Papageno...© Pascal Victor/ArtcomArt
En suivant Papageno…© Pascal Victor/ArtcomArt

Le Papageno de Thomas Oliemans est vraiment magnifique d’humanité et de tendresse en scène, il est le personnage, sans excès, sans simagrées, dans sa simplicité première, et dans son naturel. Il chante avec le même naturel, sans jamais faire de manières. Mais malheureusement son émission est trop engorgée, il chante tout en arrière et l’ensemble manque de projection et de présence vocale. La voix a des difficultés à sortir. C’est pour moi une question de pure technique, car du point de vue de l’intelligence du personnage, c’est rafraichissant et juste.
Le Monostatos d’Andreas Conrad m’a fait penser au Mime excellent qu’il est. J’apprécie son émission naturelle, son refus des artifices des ténors de caractère, sa diction impeccable, sa clarté dans l’expression et son art de la modulation. Voilà un interprète. Maarten Koningsberger est un bon Sprecher, bien sonore, avec une voix solide et très musicale pour un rôle confié souvent à des gloires du passé (j’ai entendu Hans Hotter là dedans…).
Les trois enfants venus de la Chorkademie de Dortmund étaient vraiment magnifiques, et même stupéfiants par la diction, même s’ils étaient grimés en morts vivants, comme des enfants de cette Reine de la Nuit diminuée, comme des émissaires d’un monde de trolls . Les trois Dames en revanche ne m’ont pas laissé une impression indélébile (Ana-Maria Labin, Silvia de la Muela, Claudia Hückle) avec des problèmes d’ensemble et quelques fautes de mesure.
Et juste un petit mot pour Regula Mühlemann, une Papagena très fraîche, et qui me ravit à chaque fois que je l’entends, la prochaine fois dans un rôle moins épisodique j’espère.
Le public était heureux et a fait un triomphe. Un beau moment d’opéra, parfait pour un festival, car c’était la fête pour les spectateurs. Mais ce n’était pas un miracle : les  réussites absolues de la Flûte enchantée sont très rares. Pour que l’enchantement devienne miracle, il faut une touche de divin. Cela demande d’ attendre un peu. [wpsr_facebook]

Mari Eriksmoen © Pascal Victor/Artcomart
Mari Eriksmoen © Pascal Victor/Artcomart

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: ALCESTE de C.W.GLUCK le 19 SEPTEMBRE 2013 (Dir.Mus.: Marc MINKOWSKI, Ms en scène: Olivier PY)

Palais Garnier, Palais d’Apollon © Opéra National de Paris /Agathe Poupeney

Alceste n’est pas un des opéras les plus populaires de Gluck, comparable à un succès de répertoire comme son Orphée et Eurydice, qui lui aussi est une descente aux Enfers. C’est un long lamento, une succession de plaintes, celles d’Alceste qui va perdre son mari Admète, puis celles d’Admète qui va perdre sa femme, puis celles des deux, enfin celles du peuple qui va perdre ses modèles politiques et ses références morales. Long lamento ponctué d’un air célébrissime, Divinités du Styx, redoutable fête de sons graves pour la protagoniste. Pour que l’œuvre passe auprès du public, il faut en général une forte personnalité scénique qui ait suffisamment de charisme pour imposer le personnage : on a vu par exemple Germaine Lubin, Maria Callas et plus près de nous Shirley Verrett s‘y  confronter. Shirley Verrett, statue impériale au milieu d’une magnifique colonnade conçue par Pierluigi Pizzi dans ce même Palais Garnier (production de Florence), c’est un souvenir que les spectateurs parisiens (un peu) plus âgés ont gardé dans un coin de leur mémoire mélomaniaque. J’ai pour ma part aussi entendu  à la Scala la version italienne (1767) de Ranieri de’ Calzabigi à Milan sous la direction experte de Riccardo Muti, qui a un sens inné de la grandeur gluckienne (laissons l’adjectif gluckiste aux débatteurs du XVIIIème), avec Rosalind Plowright, la précédente édition scaligère en 1972, avait eu Leyla Gencer comme protagoniste.
La version française qui remonte à 1776 est de Le Bland du Roullet. L’Opéra de Paris a d’ailleurs repris Alceste assez fréquemment : c’est la deuxième production depuis l’ouverture de Bastille,  et la troisième depuis 1980. En confiant à Olivier Py la mise en scène, et la musique aux complexes des Musiciens du Louvre-Grenoble dirigés par Marc Minkowski, Nicolas Joel montrait quelle importance il accordait à cette production qui devait à l’origine marquer en plus le retour de Roberto Alagna sur notre scène nationale. Mais ce dernier a déclaré forfait et c’est Yann Beuron qui a repris le rôle d’Admète.
On connaît l’histoire : Admète se meurt, et Alceste son épouse demande à Apollon de sauver son mari : le Dieu consent à le sauver si un mortel meurt à sa place. Devant la fuite générale, Alceste s’offre à la place de son époux. Celui-ci, sauvé, découvre bientôt qui s’est offert en sacrifice et en refuse la perspective, mais il est (presque) trop tard. Au seuil des Enfers,  Hercule, qui a fini ses 12 travaux, intervient (Deus ex machina) fait reculer les Dieux infernaux, sauve Alceste, tandis qu’Apollon invite la ville à fêter le retour de ses souverains.
La source principale est évidemment la tragédie d’Euripide qui fait presque d’Alceste l’héroïne unique (Admète est bien ambigu et fait bien peu pour sauver sa femme) dans une pièce qui ne manque pas de contrastes, avec par exemple un Hercule trivial, qui tranche avec le ton somptueux de l’ensemble.
J’ai lu çà et là que Py avait conçu une cérémonie funèbre, sur une scène marquée par le noir (décor, costumes) sauf par la tache blanche de la robe d’Alceste (quand elle s’offre en sacrifice, c’est la couleur dont on revêt les victimes) ou du lit d’Admète, devenu ensuite lit d’Alceste, sorte de lit d’hôpital auprès duquel rôde un médecin (en fait l’oracle chanté par l’excellent François Lis). Mais cette cérémonie est sans cesse détournée par des détails dérangeants ou cocasses, à commencer par quatre ou cinq figurants qui dessinent à la craie des « ambiances », plus que des décors, sensées remplacer les toiles peintes, qui la plupart du temps représentaient des natures sauvages ou domptées et des longues perspectives de colonnades ou  des architectures antiques rêvées. Ces dessins, qui rappellent les architectures de Monsu Desiderio, qu’on dessine avec grande habileté et technicité et qu’on efface aussitôt pour montrer la fragilité des choses humaines, ont fasciné le public qui ne parlait que de cela à l’entracte. Ils représentaient entre autres le Palais Garnier, des perspectives à la Claude Le Lorrain, des arbres, des flots déchainés avec un navire à la Cutty Sark (inspiré par les étiquettes du fameux whisky: clin d’oeil quand tu nous tiens), une tête de mort, la lyre resplendissante d’Apollon, le rideau de scène de Garnier.
La craie n’est pas là par hasard évidemment, tout eût pu être travaillé à la vidéo, avec de l’informatique (comme l’électrocardiogramme d’Admète), projeté ou filmé, y compris en noir et blanc pour être dans le style…Mais la craie renvoie tout à la fois à un monde de l’enfance perdue, à un monde lointain qu’on efface facilement, mais aussi à un monde dominé par la manualité, la main humaine et non le machinisme (les décors sont poussés ostensiblement par des machinistes). À la craie aussi quelques aphorismes dont Py est friand (à la craie dans cette production , dans d’autres au néon), sans réponses, désespoir politique, le soleil ni la mort ne se peuvent rencontrer, ANANKÈ (la nécessité, ce qui doit arriver), seule la musique sauve, Les nuits d’été. Ce côté “artisanal” de l’opération, parfaitement voulu et central dans l’ambiance créée par Py, renvoie bien sûr à l’essentialité du théâtre, avec aussi sa distance ironique (la scène de l’électrocardiogramme à la craie provoque évidemment quelques rires) et son regard sur les illusions, sur les illusions de la caverne platonicienne, qui apparaissent, disparaissent, et qui jouent même avec le mélange des signes de l’effacement et de la lumière, traces des balais et de l’eau laissées sur les surfaces éclairées par les projecteurs, d’autres formes naissent ainsi, d’ombres et de lumière, plus abstraites, plus “contemporaines” (voir les photos jointes).

Apollon au sommet du Palais Garnier

Le propos d’Olivier Py pourrait bien partir de “Seule la musique sauve“: le palais d’Admète et d’Alceste est un dessin qui représente le palais Garnier, dominé, on le sait par Apollon entouré de la musique et la poésie (un groupe du sculpteur Aimé Millet). C’est donc cet Apollon protecteur du Palais Garnier, qui est aussi celui auquel s’adresse Alceste pour sauver son mari, comme si l’opéra de Gluck devenait une métaphore du genre-opéra et du lieu-Opéra. D’ailleurs, l’image finale est la lyre qu’il porte, qu’on voit plusieurs fois dans le déroulement de la représentation, et c’est lui,  corps doré recouvert de paillettes, qui intervient dans les dernières secondes. La musique est donc l’élément porteur, ce qui ne saurait étonner puisque pendant la seconde partie (Acte III) l’orchestre est sur la scène, et les espaces de jeu se réduisent au proscenium et au fond de scène: habilement, Py y fait dessiner le rideau du palais Garnier par ses quatre techniciens dessinateurs (de l’équipe du décorateur Pierre-André Weitz), ce qui recrée un rapport traditionnel scène/orchestre sur la scène et donc un théâtre en abîme: le rideau dessiné du Palais Garnier ouvrant sur le retour d’Alceste des Enfers. On entre aux enfers par la fosse, et on en ressort par le fond: l’Enfer est partout, pas d’échappatoire: seul le plateau est la vie.

Car sans orchestre, la fosse devient l’entrée des enfers, d’où émerge le choeur, avec des masques de mort: à l’opéra, l’Enfer c’est la fosse…vous percevez l’ironie du propos..? Et pour sortir de l’enfer, l’orchestre doit être sur scène…est-ce si gentil pour Minkowski tout ça…?
Je plaisante, bien entendu…Il reste que le dispositif du troisième acte, faisant de l’orchestre le protagoniste qui occupe l’essentiel du plateau, avec un choeur derrière, bien de face, comme dans une représentation en version (semi) concertante et un proscenium occupé par les chanteurs rappelle bien des concerts d’opéra et en souligne et en impose l’organisation. Py nous dirait-il en plus, que la mise en scène est inutile à l’opéra et que la musique nous dit tout, parce qu’elle nous sauve? Bref, triomphe de la musique dans sa sublime abstraction (image finale de la Lyre), et mort de l’opéra: d’ailleurs le Palais Garnier de craie est bien vite effacé, ainsi que le rideau de scène à l’arrière. Jolie pirouette pour illustrer un auteur fondateur de l’opéra moderne.
C’est donc pour moi d’abord un travail non pas sur l’histoire d’Admète et d’Alceste, illustrée assez platement une fois que la surprise des dessinateurs aux longs bâtons de craie est passée et devient système, et donc non plus pour parler d’une histoire funeste de mort et d’enfers, d’effroi et de mythologie, mais plutôt c’est plutôt un travail sur la mort baroque du genre opéra (ou peut-être de la variation baroque de l’opéra). Le public fait donc un triomphe à la mort de son genre préféré, le noir renvoyant plus à une abstraction qu’à un signe mortuaire.
Mais je continue de plaisanter…

Craie, coeur, tableau mouillé, jeux d’ombres et de lumières © Opéra National de Paris /Agathe Poupeney

La craie: parlons-en justement. Bien sûr ces dessins font référence aux toiles peintes des opéras baroques, avec leurs perspectives rêvées et leurs visions de l’infinitude, elles apparaissent, elles s’effacent,  mais alors que dans l’opéra, elles offrent seulement un cadre évocatoire, ici les dessins deviennent en quelque sorte protagonistes: tous les spectateurs s’interrogent en se disant “alors et maintenant, qu’est-ce qu’ils vont nous dessiner?” et se concentrent sur leur travail, n’ayant ni Lubin, ni Callas, ni Verrett à se mettre sous la dent et surtout, Py s’arrangeant pour que le drame passe après
Je trouve le travail de Py très brillant, très virevoltant, ouvrant des possibilités multiples d’interprétation, très déstabilisant même par sa profusion et dans sa très apparente simplicité: au théâtre, ne jamais se laisser prendre à l’apparence.
Par exemple: et si tout le monde était en noir pour illustrer/représenter le noir des concerts (choeurs et orchestre sont tous en noir: le noir est la couleur du concert en représentation, la couleur de la musique classique appelée quelquefois sérieuse, pour enfoncer encore plus l’horrible clou) et non pour l’histoire d’Alceste. Bon, je concède, il y a le blanc du lit, le blanc d’Alceste, mais qui connaît l’antiquité sait que le blanc est la couleur du deuil, la couleur funéraire: le blanc, c’est la mort, pas le noir: tout ce qui est en blanc sur scène est la mort. Non, le noir ici n’est pas la mort, mais la couleur de la musique, la couleur que chaque soir, à Pleyel ou à Lucerne, à la Philharmonie de Berlin ou au Musikverein, nous acceptons comme un topos de la musique dite classique. Il n’y a que la musique qui sauve, nous dit Py: quand on vous le dit que ce noir là est un noir de vie…

Par ailleurs, l’antiquité dans son système de références artistiques (le blanc en est une) est bien présente: il y a dans ce travail une idée que je trouve vraiment géniale, c’est d’avoir fait chanter Divinités du Styx comme une invocation funéraire en plaçant la protagoniste assise de profil contre un fond aux dimensions de stèle, comme s’il s’agissait d’une stèle funéraire attique, avec un serviteur qui porte le miroir parce que celle qui va mourir se prépare et se fait belle pour le dernier voyage. Une sorte de stèle animée. J’ai immédiatement pensé à la très fameuse stèle d’Hègèsô, du Musée d’Athènes. Un vrai moment de mise en scène.
Py ne cesse aussi de jouer sur les distances avec l’histoire racontée. L’histoire en elle-même ne semble pas trop l’inspirer: certes, la lecture d’Euripide lui a inspiré un Hercule facétieux (et l’idée est excellente) une sorte de magicien à la Mandrake très bien personnifié par Frank Ferrari, un Hercule qu’on ne prend pas trop au sérieux, qui fait sortir bouquets et colombes de son chapeau; certes, l’image des enfants (une trouvaille de la version française) tantôt éplorés dans des gestes convenus comme pour faire la photo, tantôt absents, jouant à la balle, littéralement ailleurs et plus adolescents indifférents qu’enfants éplorés; certes aussi il sépare le choeur des “Coryphées” coiffés d’une couronne de laurier qui ont directement la fonction du choeur antique, commentant l’action, pendant que le choeur réel est le peuple, affolé au premier acte, lâche et fuyant (comme toujours: le peuple n’est pas fait de la trempe des héros) festoyant pour le retour d’Admète au second, lisant les journaux pour avoir des nouvelles: les journaux, encore un signe d’une sorte de passé; aujourd’hui les choeurs tweetent les news, voir Ivo Van Hove -Macbeth à Lyon, ou Andreas Kriegenburg – Götterdämmerung à Munich; dans le monde de l’Antiquité selon Py, on lit encore les journaux et on écrit à la craie. Tout fait signe au théâtre.
Et malgré toute cette profusion de possibles, malgré ce travail très brillant, il reste que toute cette distance fait disparaître l’émotion: Py est brillant, mais serait-il pour autant substantiel? Je n’arrive pas à voir dans ce travail un autre discours que celui du jeu sur les formes, sur le théâtre, sur la musique, qui ne va pas au-delà d’une acrobatie au total superficielle. Un exercice de style de haute voltige, mais rien qu’un exercice de style. Que reste-t-il au bout du compte? On peut se poser la question.

Yann Beuron – Sophie Koch © Opéra National de Paris /Agathe Poupeney

Je trouve en revanche que le travail sur les personnages  reste dans  ce maelström étonnamment frustre, que les mouvements, les rapports des êtres entre eux restent confinés dans des gestes relativement convenus et peu chargés d’émotion, sauf à de rares moments (Alceste se penchant sur le corps d’Admète dans son lit) et encore. Il y a certes une volonté de rester sur une sorte de grammaire du geste très abstraite, réduite au minimal nécessaire, sans doute aussi pour respecter le tragique, qui refuse tout pathos. Mais cela ne cadre pas suffisamment avec la construction de la silhouette très contemporaine de Sophie Koch ou même d’un Admète en bras de chemise. Des silhouettes d’aujourd’hui avec des gestes d’avant hier, qui conviendraient à une Adrienne Lecouvreur (la vraie, pas celle de Cilea) en stola ou à un Lekain en tunique ou en toge. Je sens là quelque chose qui n’a pas  (pour moi du moins) fonctionné et qui reste très froid et très distant. Adieu émotion.
Musicalement, l’ensemble de la distribution est très honorable, il n’y a vraiment aucune faute de goût, même si tous ne sont pas totalement convaincants.
Yann Beuron interprète un Admète au style impeccable, tant dans la diction, que l’expression, que la projection c’est au niveau du chant de très loin le plus convaincant, le plus présent vocalement aussi: il ne m’a pas en revanche convaincu comme personnage ou comme acteur, plutôt pâle, mais en cela il convient bien au rôle, pas très passionnant: on se demande bien pourquoi un tel amour d’Alceste, pour un Admète si peu héroïque et aussi fade.
Sophie Koch en revanche éprouve des difficultés dans ce rôle redoutable entre tous. C’est une prise de rôle, et sans doute va-t-elle peu à peu polir le propos; mais la fréquentation de rôles plus aigus (Wagner par exemple) pèse évidemment pour un rôle qui frappe par ses exigences dans les graves. Elle ne les a pas. On ne l’entend pas dès que la voix descend, et encore plus quand l’orchestre est sur scène. Quant aux aigus, ils sont un peu criés. Et donc  il y a du tiraillement dans la voix et dans la ligne de chant. L’artiste reste évidemment intéressante, soucieuse de proposer une vision cohérente, et la proposition reste honorable et défendable, mais je suis persuadé que si elle était plus à l’aise avec sa voix et avec le chant, le personnage sortirait beaucoup plus incarné: ici, il y a l’actrice, très correcte comme toujours, et il y a le chant,  un peu plus discutable, et les deux n’arrivent pas vraiment à créer une osmose. Bref, je n’ai pas été vraiment touché.
Le grand prêtre d’Apollon (en soutane…) de Jean-François Lapointe confirme en revanche  l’excellence de cet artiste dont la qualité du chant marque chaque apparition. On se passionne pour ce chant et cette technique, qui dominent largement le premier acte et qui ravissent l’oreille: Lapointe est une valeur très sûre, notamment pour ce répertoire. Ne le manquez jamais.
Frank Ferrari, très à l’aise comme personnage dans Hercule offre une jolie prestation qui contraste bien heureusement par son côté vital, joyeux, trivial. Un joli moment, très souriant, très roboratif, très sympathique.
Parmi les autres rôles, qui sont épisodiques, notons les quatre coryphées, confiés pour l’essentiel à d’anciens élèves de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, et qui montre que le travail mené a porté ses fruits, des voix très présentes, techniquement au point, bien projetées, très musicales (Florian Sempey, Marie Adeline Henry), mais j’ai un faible pour Stanislas de Barbeyrac, dont le style impeccable, le velouté du timbre, l’élégance, la projection laissent espérer une carrière brillante. Si on ajoute François Lis (l’oracle, une divinité infernale) qui a étudié au conservatoire de Paris, on peut être particulièrement satisfait du travail de préparation des jeunes chanteurs français d’aujourd’hui. Il est vrai qu’on les voit maintenant émerger un peu partout, et ils ont vraiment un niveau technique particulièrement remarquable. L’idée d’un chant français piteux, qui est un topos superficiel du monde lyrique, ne correspond vraiment plus du tout à la réalité, et on peut ici saluer l’Opéra de Paris qui met en valeur cette génération déjà bien présente sur les plateaux.
Mes doutes les plus marqués au niveau musical vont à la direction de Marc Minkowski, et à l’ensemble orchestre et choeur. On regrette quand même que pour une oeuvre pareille le choeur de l’Opéra de Paris n’ait pas été convoqué; certes, il prépare Aïda, mais tout de même Alceste est une oeuvre phare, le choeur a un grand rôle et celui de l’opéra est en général au rendez-vous…  Le choeur des Musiciens du Louvre est (juste) un ton en dessous de ce qui serait à attendre dans ce théâtre, en terme de volume, en terme de rondeur, en terme de présence. Et du point de vue des rapports entre l’orchestre et le choeur, il y a de trop nombreux décalages et, plusieurs fois,  comme des erreurs de tempo, comme si les deux n’allaient pas toujours ensemble, ni toujours de conserve.
Quant au choix de l’orchestre, j’avoue que j’ai des réserves sur l’emploi dans Gluck d’un orchestre baroque (notamment pour les cuivres, presque pénibles). Je sais qu’on pourrait en discuter à l’infini, mais j’entends toujours Gluck à la lumière du futur qu’il a impulsé, Spontini, Cherubini, voire Rossini et bien sûr Berlioz et Wagner et non à la lumière de son propre présent ou de son passé. Et je préfère l’entendre avec des orchestres modernes, on y lit beaucoup plus les filiations, les nouveautés, les fulgurances. Ainsi, voir et entendre l’orchestre sur scène impose un style sonore qui ne me convient pas, question de goût, d’habitude (d’autres diraient sans doute manque de goût et de culture). J’avoue, comme d’ailleurs lorsque j’ai entendu Cherubini dirigé par Spinosi, ne pas comprendre ce que cela apporte de plus, ou de mieux, au-delà de la curiosité esthétique: là aussi un exercice de style inutile. Quand je pense qu’on commence à nous infliger du Rossini (Bartoli-Spinosi au TCE et à Salzbourg) ainsi, comme si cela allait devenir la norme, cela me désole, car on tombe encore dans l’effet de mode et de marché, mais absolument pas dans l’effet musical utile (même si j’ai assez aimé Norma à Salzbourg, je ne suis pas vraiment convaincu que l’orchestre de Giovanni Antonini y soit à sa place, mais expérimentation fait loi). Je rappelle pour mémoire que le Couronnement de Poppée qui me marqua à jamais fut celui où chantaient ces baroqueux bien connus qui ont nom Jon Vickers, Christa Ludwig, Gwyneth Jones, Nicolaï Ghiaurov.
Mais qu’on ne se méprenne pas, je ne remets pas en cause l’interprétation des oeuvres baroques sur instruments anciens ni l’apport musicologique essentiel de ces recherches. Mais puisqu’on ne peut savoir exactement quel son entendaient nos ancêtres, ni comment ils le percevaient (pas plus qu’on ne peut savoir exactement comment ils disaient ou entendaient les vers, pas plus qu’on ne peut savoir exactement comment ils percevaient les couleurs) on ne peut pas imposer une uniformité de styles et de formes. Or je cherche ce que ce son sec et déséquilibré, quelquefois vacillant, apporte à Gluck. J’ai entendu plusieurs fois Riccardo Muti (qui est loin d’être mon chef de prédilection) dans ce répertoire avec un orchestre “ordinaire”, j’ai été cent fois, mille fois plus impressionné, surpris et ému.
Dans la fosse d’ailleurs, on n’entendait pas vraiment bien l’orchestre, notamment les cordes si essentielles étaient d’une discrétion notable. Ainsi les effets aux cordes des inserts de l’orchestre dans le grand choeur du premier acte, qui sont à la fois sublimes et très “modernes” et qui doivent avoir du relief, restaient d’une désespérante platitude, et à peine audibles. Sur scène au contraire, on l’entendait un peu trop et il couvrait souvent les voix. Où est le juste équilibre? Et la direction de Minkowski, certes comme toujours énergique et dynamique, n’avait pas pour moi l’épaisseur voulue. J’ai lu que certains y ont vu une insondable profondeur, avec un relevé de détails sublimes de la partition: je dois vite courir chez Audika, car j’ai bien peu entendu de détails, de raffinements, de profondeur dans ce travail: cette direction ne me dit rien, ne me parle pas, elle ne me tient pas un discours: elle avance, elle file puis elle passe et on l’oublie. Ainsi d’ailleurs suis-je terriblement frustré: face à un travail du metteur en scène sur la musique , c’est justement la musique qui pêche et qui ne répond pas suffisamment du moins à mon goût aux exigences de cette partition. Seule la musique sauve, eh bien, pas ici, pas vraiment.
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Alceste, mort, choeur © Opéra National de Paris /Agathe Poupeney