OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: VIVA LA MAMMA de Gaetano DONIZETTI le 22 JUIN 2017 (Dir.mus: Lorenzo VIOTTI; Ms en scène: Laurent PELLY)

Voilà un Donizetti rarissime, une pochade un peu folle traversée par tous les poncifs sur l’opéra, rivalité des chanteurs, librettiste médiocre, compositeur contraint de s’adapter, en fait tous les ingrédients futurs d’Ariane à Naxos de Strauss mais aussi passés de Der Schauspieldirektor de Mozart. Nous sommes donc clairement dans un lieu commun du genre, qui décortique l’opéra par tous ses petits travers, révélateur d’un système privé dépendant et du bon vouloir des financiers, et de la rouerie des imprésarios, qui comme on le sait dominaient la scène italienne (Barbaja !) pendant la première partie du XIXème. Musicalement, c’est très clair : dans un monde musical dominé par Rossini, la musique de Donizetti , encore jeune compositeur (même s’il a déjà écrit 19 opéras sur un total de 72) compose en 1827 (pour Naples) ou 1831 (pour Milan) deux versions de l’opéra dont le titre premier est Convenienze teatrali , puis Convenienze e inconvenienze teatrali et enfin, on se sait trop pourquoi arrivera le titre Viva la Mamma qui n’est pas de Donizetti. Un Donizetti qui ne cesse de faire référence au « pesarese » qui continuera de dominer la scène italienne de nombreuses années encore, insinuant que pour qu’un jeune compositeur réussisse, il faut qu’il fasse du Rossini-bis, serio ou buffo, même si l’air de Daria de l’acte II est clairement plus tourné vers le futur que vers Rossini. On répète donc un opera seria à la mode rossinienne, mais de manière bouffe et détournée.

L’histoire, inspirée d’une comédie vénitienne de Antonio Simone Sografi (1794) est simple : on répète à Lodi (une petite ville à une trentaine de kilomètres au sud de Milan où l’opéra ne pénètre sans doute pas si souvent) un opera seria Romulus e Ersilia avec des chanteurs caricaturaux, une primadonna qui ne s’en laisse pas compter, une seconda donna qui veut être prima, un ténor allemand vaniteux incapable d’aligner un mot d’italien sans un épouvantable accent et comme dans les opere serie, un contre-ténor, pour l’occasion chanté par une femme. En face, librettiste et compositeur-chef d’orchestre, et les « gestionnaires », directeur de salle, financeur, impresario. Tout fonctionnerait peut-être si ne venait pas perturber le jeu la mère de la seconda donna, interprétée par un baryton-basse (ici Laurent Naouri, dans une composition délirante) venue pour imposer sa fille face à la vedette. Mon expérience personnelle en la matière me fait dire que cette situation peut n’être pas imaginaire: j’ai connu un père abusif de soprano qui perturbait des répétitions, et qui a été l’artisan de la ruine de la carrière de sa fille, demandant au metteur en scène de mieux la mettre en valeur, ou au chef de modifier tempo et volume pour mieux faire entendre la voix (en l’occurrence magnifique) de sa progéniture.
Nous sommes donc dans un monde qui se réfère à des realia à peine exagérées du genre. Les situations théâtrales se compliquent chez Donizetti sous l’effet de cette mère abusive, qui réussit à chasser ténor et contre-ténor, créant une situation où elle remplacera un des chanteurs partis, et où le mari de la prima donna qui défend son épouse avec énergie lui aussi sera amené à faire de même, provoquant au final l’annulation du spectacle, le financeur n’y trouvant pas son compte.

Première partie © Stofleth

Deux parties très différentes dans l’opéra (en un acte ou deux), une première partie qui est la mise en place de plus en plus hasardeuse de la représentation, partie bouffe échevelée, avec des ensembles, des moments vocaux acrobatiques, une agitation permanente, et une seconde partie, plus courte, mais plus ordonnée, plus raffinée musicalement aussi, où l’on répète le spectacle avec ses numéros solistes et ses catastrophes, dont le sommet est l’air de Mamma Agata, est l’air de Mamma Agata,  Assisa a’ piè d’un sacco, parodie de  Assisa a’ piè d’un salice de la fameuse chanson du saule de Desdemona dans l’Otello de Rossini.

Viva la Mamma sera peut-être une pochade, il reste que la production de Laurent Pelly à Lyon est une production lourde, au décor impressionnant, qui raconte quelque chose sur le genre opéra, et bien sûr des références particulières au cinéma muet par le travail sur les expressions , mais aussi au musical, par des mouvements presque chorégraphiques, particulièrement bien réglés, dans une mécanique qui provoque immédiatement le rire.

Le décor hyperréaliste de Chantal Thomas est celui d’un théâtre, désaffecté, dans lequel on a fait un parking. Il y a 800 théâtres en Italie, certains fermés, certains en activité partielle, d’autres transformés. Bien des théâtres parisiens ont fini dans les gravats, ou servent aujourd’hui à tout autre chose. C’est un destin commun que la disparition des théâtres et Pelly propose au lever de rideau une vision du réel: une dame parquant sa voiture, sortant avec une charge impressionnante de courses et laissant le garage désert.
Aussitôt après cette étrange scène d’un théâtre transformé en garage, arrivent en silence les membres de la compagnie, portant chaises et tables, presque fantomatiques, puis un à un les chanteurs, pour se clore par l’arrivée de la primadonna, ostensiblement à part, lisant un magazine plutôt que le livret : ils s’emparent d’un espace qui n’est plus fait pour ça : cet heureux temps n’est plus.

Les chanteurs part.I © Stofleth

Cette farce sur l’opéra, est en quelque sorte presque , apotropaïque,  elle repousserait le mauvais esprit menaçant le genre. Laurent Pelly propose la vision d’un fantôme d’opéra qui réoccuperait des lieux désaffectés comme pour une dernière célébration,la dernière messe basse de l’opéra en quelque sorte. C’est une manière de dire aussi que les lieux gardent un esprit, au-delà de l’évolution de leurs fonctions : là où il y eut théâtre, le théâtre est toujours là. Alors du même coup tout peut-être échevelé, parce qu’il s’agit presque d’un sabbat théâtral, le sabbat de l’opéra où tout est possible, où chaque rôle devient caricature certes mais aussi emblème d’un système qui était celui de l’opéra d’alors, mais qui reste aussi par bien des aspects celui d‘aujourd’hui. Donizetti et Pelly nous disent : qu’est-ce que l’opera (seria) rossinien ? Un ténor, une prima donna, une seconda donna, un contreténor (ou un castrat, ou un mezzosoprano) et qu’est-ce qu’une distribution ? c’est la conjuration des Ego. Face à eux, librettiste et compositeur-chef d’orchestre, qui ne cessent de s’adapter aux exigences des chanteurs, pour éviter la crise, pour mener à bien l’entreprise, d’où on le sait, les modifications de dernière minute, les ajouts d’un air ou d’un duo, les coupures dont Rossini était un grand spécialiste et dont l’histoire du genre est pleine. C’était au temps où l’opéra vivait, triomphant et populaire, qui exigeait sa nourriture au quotidien d’airs à la mode.

Enfin dernière catégorie, les organisateurs, financiers, impresarios, directeurs de salle dont dépend toute la machine. Pelly met en scène tout cela avec une maestria et une précision d’orfèvre, mouvements et ensembles, parfaitement en phase avec la fosse, qui suit en rythme métronomique les mouvements du plateau. Ce bel ordonnancement, un élément perturbateur va le détruire, c’est Mamma Agata, un Laurent Naouri étourdissant de drôlerie, qui envahit la scène comme un ouragan. Bien sûr nous restons là aussi dans une tradition séculaire de l’interprétation d’une femme par un homme, née deux siècles auparavant pour le personnage d’Arnalta de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi. Si la femme peut impunément interpréter un homme (et on l’a sur le plateau dans le personnage fugace de Pippetto), c’est aussi bien dans le serio (La Clemenza di Tito) que le buffo (Le nozze di Figaro), tandis qu’un homme interprétant une femme est forcément buffo. Ainsi l’arrivée de Mamma Agata, est-elle saluée par l’éclat de rire général, et le personnage va collectionner les outrances, scéniques et vocales. Pelly travaille beaucoup sur les gestes, les mimiques, les rapports entre les personnages : il a autour de lui une équipe de chanteurs acteurs exceptionnels. Attardons-nous sur le ténor allemand (Enea Scala, un ténor rossinien de très grande qualité), il entre en scène emmitouflé avec un grand chapeau, qu’il ôte en laissant apparaître de manière désopilante une chevelure frisée d’un blond-roux  caricatural presque de bande dessinée, hiatus qui fait déjà sourire, puis s’assoit sur sa chaise, enlevant puis remettant nerveusement son écharpe (il faut protéger sa voix). La première partie n’est que succession de gags grossiers ou plus fins, mais là n’est pas l’important : l’important chez Pelly, c’est la mécanique qui va provoquer le rire, les jeux vocaux qui portent la voix à la limite et qui utilisent même les raideurs vocales de certains pour en faire des atouts comiques.

Deuxième partie © Stofleth

C’est la deuxième partie (les scènes XI et suivantes) qui va donner sens à l’ensemble. Le décor a changé, c’est celui du théâtre précédent, mais au temps de sa splendeur, quand il était théâtre et non garage, avec ses fauteuils, sa scène, ses éclairages, un théâtre en état de marche. Et cela commence par une scène mélancolique qui va éclairer d’un jour nouveau la mise en scène. Le ténor, Guglielmo, qui a quitté la production, arrive dans la salle, se dissimule aux regards et lorsqu’il se retrouve seul, regarde le théâtre en pleurant, puis entame son air serio, l’air qu’il devait peut-être chanter dans la production, qui a tout l’air d’un adieu. On passe d’une ambiance où le théâtre enfoui dans la mémoire avait disparu des lieux pour ne renaître que de manière fantomatique, à un théâtre de la mélancolie et de l’adieu, le passage du ténor est ce signe un peu amer d’une fin.
Une fin qui se prépare comme une représentation, tant bien que mal, les protagonistes répètent. À la manière des opéras où les deuxièmes parties sont souvent une succession d’airs virtuoses de plus en plus acrobatiques qui vont provoquer le délire du public. Moins de mouvements, mais encore de la loufoquerie, un peu moins démonstrative : ce sont les scènes représentées, le théâtre dans le théâtre en quelque sorte, une succession de pezzi chiusi qui vont se déglinguer et désespérer les spectateurs de la répétition (chef, impresario etc…). Ainsi se succèdent Luigia la seconda donna, costumée comme une sorte de Nedda de Pagliacci, puis la prima donna accompagnée d’un chœur loufoque de hallebardiers , Mamma Agata et son air imité de l’Otello de Rossini (et son jeu avec le souffleur), et Procolo (excellent Charles Rice), le mari de la prima donna qui se succèdent sur scène, jusqu’au moment où l’on annonce que le financier renonce, devant la succession de contretemps et de catastrophes.
Tous, ayant déjà bien entamé l’avance de cachet fuient, laissant un espace vide qui s’écroule sous l’effet des marteaux-piqueurs, chute de gravats qui marquent la fin de l’aventure et du théâtre.

Ainsi Laurent Pelly travaille-t-il la maigre intrigue de l’opéra en l’insérant dans un contexte plus large, celui de la fin d’une histoire ou d’un genre, qui est célébré par un beau décor si monumental qu’il répond peu à la minceur du propos Il est clair que ce qui intéresse Pelly est plus le contexte qu’un propos spécifique déjà vu. Le beau théâtre de la deuxième partie finit sous les gravats, celui de la première partie était garage, et la représentation ouvre sur un théâtre disparu et ferme sur un théâtre qu’on détruit. Le burlesque que nous avons vu conjure quelque chose qui ressemble à la mort. Il y a donc derrière deux niveaux de lecture :

  • d’une part un jeu donizettien sur la fossilisation d’un genre, et à l‘époque (autour de 1830), c’est l’opera seria de style XVIIIème qui a jeté ses derniers feux avec Rossini et qui n’en peut plus, tout comme la tragédie en France : les grandes révolutions romantiques s’annoncent (la bataille d’Hernani mais aussi l’Anna Bolena de Donizetti datent de 1830) qui mettent à bas des genres anciens, en survie.
  • D’autre part un jeu de Pelly qui pose la question de la survivance de l’opéra ailleurs que dans la mémoire des genres disparus et dans la reprise éternelle de recettes, sans création, sans nouveauté, dans une sorte de retour éternel sur soi, qui amène inévitablement à la fermeture progressive des salles, faute de public.

Tout cela Pelly le susurre par le seul jeu du décor et par la seule scène du ténor à l’ouverture de la deuxième partie, avec une délicatesse et une intelligence,  une subtilité et aussi une profondeur qui ne sacrifie rien au burlesque, à la farce, à l’éclat de rire qui est rendez-vous ultime de la mort joyeuse.

À ce propos qui n’est pas si anodin, appuyé sur une œuvre apparemment sans enjeux, mais contemporaine de bouleversements artistiques notables dans l’Europe entière, répond une réalisation musicale impeccable, fondée sur l’implication d’une distribution engagée dans la mise en scène et le jeu, et sur une direction d’orchestre supérieurement conduite en parfaite symbiose rythmique avec la scène.

Ce type d’œuvre demande de la part des chanteurs une maîtrise technique très grande car il faut à la fois chanter et parodier un chant en soi particulièrement acrobatique (nous sommes dans la parodie de l’opera seria). En premier lieu les rôles de chanteurs sont très sollicités de manière tout à la fois démonstrative et déglinguée . Mais comme toujours, c’est le contexte et la qualité de l’ensemble de la distribution qui permet de tenir le niveau de la représentation.
C’est évidemment le cas ici, où sans avoir d’airs à proprement parler, Pietro di Bianco (Biscroma, chef d’orchestre) Enric Martinez-Castignani (Cesare, poète-librettiste) et Piotr Micinski (l’impresario), composent un trio de basses et barytons très agiles, désopilants, particulièrement précis dans les ensembles, par exemple, le sextuor Livorno, dieci aprile, avec une note particulière pour l’excellent Pietro di Bianco en chef d’orchestre au bord de la crise de nerfs, remarquable dans les scènes où il accompagne au piano les chanteurs . Un bon point aussi pour le joli Pippetto (le contreténor) de Catherine Aitken, voix fraîche et claire de mezzosoprano qui devait sans doute masquer un castrat.
Dans cet engagement général d’une distribution très homogène dans le jeu et dans la dynamique scénique et musicale, ceux qui interprètent les chanteurs sont évidemment au centre de m’attention car ils interprètent évidemment leur propre caricature. Charles Rice est Procolo, le mari de Daria la primadonna, joli timbre de baryton assez clair qui finit par remplacer le ténor parti. Style impeccable, belle diction, et une distance élégante de bon aloi : après son air très réussi au premier acte che credete che mia moglie, son interprétation de Vergine sventurata adressé à Mamma Agata est à la fois très drôle, mais sans jamais exagérer les attitudes ni les mimiques, il est vrai qu’il arbore un habit d’opéra baroque assez divertissant qui se suffirait presque à lui-même, dans le même style de celui de Daria.

Guglielmo (Enea Scala)© Stofleth

Le ténor apparaît dans la première partie, mais disparaît assez vite. Dans l’opéra original (on connaît les problèmes de composition – deux versions en 1827 et 1831- et d’édition de l’œuvre) il n’y pas d’air de ténor et celui qu’on entend déplacé au début de la deuxième partie, est traditionnellement un air extrait d’un autre opéra: C’est  un air (Non é di morte il fulmine) extrait d’Alfredo il Grande qui a été choisi, de Donizetti, créé à Naples en 1823 et  qui n’a jamais été repris: il fait figure ici de morceau de bravoure un peu inutile comme une sorte d’air du chanteur esseulé, qui regarde le théâtre avec tristesse et regrets  accompagné par une longue introduction musicale comme un long lamento serio dans ce nouveau décor plus somptueux, suivie d’une rupture de rythme et d’un air acrobatique à la Rossini: cela devient donc un air « à part », rajouté, qui est l’adieu héroïque du personnage comme ouverture à la deuxième partie, en dehors de la trame qui va voir les personnages se succéder pour chanter leur pezzo chiuso. Le ténor est ainsi vu sur le départ, se dissimulant aux autres, et pleurant. C’est Enea Scala qui chante, ténor belcantiste, au beau contrôle, et à l’impeccable phrasé, avec des aigus sûrs, magnifiquement projetés, et surtout une voix moins légère et un timbre moins clair qu’habituellement sur ce type de rôle, qui le prédispose aux héros mâles rossiniens. Un joli moment, très réussi, avec de belles agilités et un vrai relief. Enea Scala mérite une belle carrière. Et toute la mise en scène de ce moment justifie l’image finale de destruction.

L’aria de la seconda donna (Clara Meloni) © Stofleth

La seconda donna de Clara Meloni, a l’habit de la jeune première, et elle chante son air, très bien contrôlé aussi, avec un jeu désopilant non sans émotion  : elle chante d’abord avec une certaine retenue et une grande délicatesse, puis Pelly lui fait opérer mouvements du corps et des épaules très drôles, mais elle chante aussi d’une voix claire, bien projetée, bien posée. La figure en est intéressante, bien sûr, car elle est la jeunesse qui monte et qui veut sa place au firmament. Ainsi Donizetti bien traditionnellement affiche une situation que Patrizia Ciofi soulignait dans son interview sur Wanderer : « C’est terrible, surtout lorsque l’on approche de la cinquantaine et que l’on est obligé de faire le bilan : nous savons pertinemment que nous ne sommes plus comme par le passé, que la concurrence est là, constituée de jeunes talents pour qui tout est plus facile ». C’est la jeune qui va prendre la place bientôt de la plus mûre.

Patrizia Ciofi © Stofleth

Et la plus mûre c’est justement Patrizia Ciofi, éclatante d’aisance et incroyablement agile, vive, impliquée, avec un immense professionnalisme ; elle occupe littéralement la scène, dans son magnifique costume dessiné par Laurent Pelly (qui a signé aussi les costumes). C’est dans son interprétation l’intelligence des situations, la précision des mouvements, en rythme avec le chant, qui impressionne presque autant qu’un chant éclatant, avec une voix qui certes n’a plus la « pureté » juvénile d’antan, avec quelques âpretés et quelques sons métalliques dans le suraigu, mais qu’importe quand l’ensemble est si naturel, et que la voix se fait expression pour enrichir le personnage. Sa composition est remarquable et l’entente avec Laurent Pelly visible, tant elle rentre dans chaque geste, chaque intention, chaque respiration voulue par la mise en scène. Du grand art.
Enfin Laurent Naouri est Mamma Agata. C’est une composition évidemment référentielle, d’abord parce que Naouri joue sans cesse, du corps, de l’expression, du geste, et bien sûr de la voix : tantôt on reconnaît son beau timbre chaud de baryton-basse, tantôt il passe à l’aigu, à la voix de tête, tantôt il est totalement à côté, chante joyeusement faux, de manière délirante, tantôt il susurre, avec de fausses nuances : son air Assisa a’ piè d’un sacco est du pur délire, avec le sac posé contre le trou du souffleur, sur lequel Mamma Agata va s’asseoir, avec ses variations sur sa voix naturelle et sa voix de falsetto avec des agilités et une souplesse vocale notables. Les ressources comiques de Naourisont infinies dans la voix, le comportement, la démarche, le pas lourd, et les petit gestes féminins (la fouille dans le sac)  . Sa composition est bien sûr au centre de l’œuvre, et sa présence est telle que même silencieux, le public n’a d’yeux que pour un soupir, une mimique, un regard. Il serait un Falstaff délirant, s’il était aussi bien dirigé car dans son cas aussi le travail de Pelly sur le personnage est millimétré, avec les jeux évidents sur le genre, à une époque où se mélangent castrats, mezzos, sopranos, ténors et basse et où chacun campe un personnage qui n’est pas forcément celui qu’on attend.

Enfin, soulignons la belle prestation du chœur d’hommes – le chœur de Lyon est vraiment intéressant- mais c’est aussi et surtout de la fosse que vient la plus grande découverte. Lorenzo Viotti, fils du chef disparu Marcello Viotti, a été primé à Salzbourg en 2015 comme jeune chef prometteur.
On est frappé notamment en première partie par le rythme et la respiration de sa direction qui suit le plateau de manière parfaitement synchrone avec la mise en scène, sans aucun problème avec l’orchestre, qui a un son rond, sans aucune scorie et qui semble avoir ce répertoire dans les gènes. Mais c’est surtout en seconde partie qu’il impressionne: dans les introductions orchestrales,  au début du second acte, qu’on entend des subtilités, les ciselures, des raffinements étonnants. Cette direction est celle d’un chef particulièrement doué, qui a un sens inné de la scène et du théâtre, qui sait dessiner des ambiances, qui sait donner une ligne à l’ensemble, et qui sait jouer aussi sur l’ironie et sur l’imitation, avec style, avec élégance, sans jamais faire surjouer l’orchestre mais cherchant toujours la fusion avec les voix, cherchant toujours à les soutenir. J’imagine ce qu’il pourrait rendre dans Viaggio a Reims ou Tancredi. Il réussit à mettre en valeur les détails musicaux de cette œuvre secondaire en faisant sonner à la fois buffo et serio : on a cité l’ouverture du second acte, on pourrait aussi citer l’introduction avec le solo de violoncelle de l’air de la seconda donna ou la manière dont est dirigée la « marche funèbre » finale, qu’on pourrait imaginer issue  d’un autre opéra bien plus sérieux d’un Donizetti de la maturité, sans compter la clarté de la lecture, la transparence de l’orchestre, les crescendos maîtrisés. Lorenzo Viotti est un chef (de 26 ans) avec lequel il va falloir très vite compter.

Alors, une seule décision, une fois de plus courir à Lyon, mais pour rire aux éclats, après une saison qui fut éminemment sérieuse et dramatique. [wpsr_facebook]

© Stofleth

 

 

 

 

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: L’ANGE DE FEU (Oгненный Aнгел) de Sergueï PROKOFIEV les 11 et 21 OCTOBRE (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Benedict ANDREWS)

Image finale, inquisiteur-ange (Almas Svilpa) ©Jean-Pierre Maurin
Image finale, inquisiteur-ange (Almas Svilpa) ©Jean-Pierre Maurin

Voilà un opéra un peu maudit, écrit dans les années 20 pour Berlin (et sous la direction de Bruno Walter) d’après un roman de 1908 de Valery Brioussov, le chef de file du symbolisme russe, qu’il fut impossible de créer pour des raisons de retard, ni en Russie ensuite (trop décadent pour Staline), et qui finalement le fut en 1954 à Paris en version de concert et en 1955 à Venise en version scénique dans une mise en scène de Giorgio Streller – reprise à la Scala- si bien que Prokofiev, mort en 1953, ne l’a jamais entendu. Depuis, représenté de loin en loin (je l’ai moi-même vu pour la première fois à la Scala en 1994 mise en scène à oublier de Giancarlo Cobelli, direction musicale mémorable de Riccardo Chailly), c’est une œuvre que les aspects sulfureux éloignent quelquefois des scènes et Prokofiev n’est pas si fréquent (sauf à la Scala qui en a connu plusieurs productions et reprises) dans les saisons lyriques (une seule production d’Andrei Serban à Paris en 1991, jamais reprise).
Pourtant, coup sur coup en Allemagne deux grandes mises en scènes, l’une à la Komische Oper de Berlin de Benedict Andrews (c’est la production qui est reprise à Lyon) et l’autre de Barrie Kosky  à Munich la saison dernière dont j’ai rendu compte sur le blog , rappellent que c’est une œuvre parmi les plus frappantes du XXème siècle.
L’histoire est celle d’une femme, Renata, qui dans son enfance a cru ( ?) rencontrer un ange, Madiel, l’ange de feu ; une image ( ?) qui a accompagné enfance et adolescence et laissé des traces si profondes qu’elle est à sa recherche de manière obsessionnelle. Elle prie, enjoint, ordonne à Ruprecht, un cavalier rencontré une nuit (en tout bien tout honneur) de l’aider à en retrouver la trace, qu’elle croit voir dans le comte Heinrich, avec qui elle a vécu une histoire d’amour et qui a fini par la rejeter aussi. Il en résulte une errance surréaliste où l’on va notamment rencontrer Mephisto et Faust qui passaient par là, où Ruprecht va être blessé par Heinrich, où finalement l’héroïne va se retrouver dans un couvent mis sens dessus dessous par sa présence, rappelant un peu l’affaire de Loudun racontée dans « Les Diables », le film de Ken Russell (1971). Comme dans l’affaire de Loudun, tout cela se termine au bûcher, où Renata est envoyée par l’inquisiteur.

Renata (Ausrine Stundyte) et les Renata(s) ©Jean-Pierre Maurin
Renata (Ausrine Stundyte) et les Renata(s) ©Jean-Pierre Maurin

Dans la mise en scène de Benedict Andrews, l’inquisiteur a la figure d’Heinrich, de l’ange Madiel, une sorte de clergyman qui apparaît dès les premières scènes et qui demeure énigmatique ; on devine cependant qu’il est lié à un souvenir d’enfance marquant de Renata, qui est sans cesse accompagnée de doubles, petites filles, jeunes filles, adolescentes.

Acte V: Ausrine Stundyte (Renata) et Almas Svilpa (Inquisiteur) ©Jean-Pierre Maurin
Acte V: Ausrine Stundyte (Renata) et Almas Svilpa (Inquisiteur) ©Jean-Pierre Maurin

En même temps, Madiel c’est aussi l’inquisiteur, c’est aussi Heinrich, c’est à des figures qui selon Benedict Andrews sont des figures de pouvoir annoncent le totalitarisme dont Prokofiev va souffrir, qui sont des figures énigmatiques d’interdit, de puissance, mais aussi de refuge. En cela l’opéra reste fortement ambigu.
Ruprecht lui aussi est accompagné de doubles, qui, comme les doubles de Renata, sont aussi des servants qui maniant les cloisons mobiles, déterminent les espaces divers structurant le récit.
Le dispositif (décor de Johannes Schütz) en est apparemment simple: un plateau tournant et des espaces déterminés par des cloisons mobiles, panneaux gris qui peuvent être cloisons où sols, créant des espaces qui vont de la chambre d’hôtel à la cellule de couvent, en passant par une salle d’auberge, ou une grande salle de réception, celle de Heinrich par exemple, qui selon l’angle de vue (qui varie forcément avec le plateau tournant) peut être aussi mur ou corridor. Espace multiple, mutant, instable comme l’âme de Renata.
Pas de couleur dans cet espace ni de réalisme, il s’agit d’un espace de l’abstraction, où seuls les costumes aux couleurs vives ( de Victoria Behr) constituent des taches de couleur : rose fuchsia (ou rose bonbon) pour Renata, qui ne cesse d’être déchirée entre son monde de petite fille et un monde d’adultes qui lui reste extérieur, orange vif pour Ruprecht, vert à paillettes pour Agrippa, parme pour la voyante. Le mouvement des doubles en orange ou rose bonbon donne aussi quelque chose de presque circassien dans la performance, avec des scènes de cirque, par exemple, quand Mephisto arrache le bras de l’enfant de l’aubergiste et le mange goulûment. Au-delà de la surprise initiale, et au lieu d’être authentiquement terrifiante, la scène a ce côté terrifiant de théâtre qu’on verrait volontiers dans une scène de clowns ou de mauvais Grand-Guignol.

Benedict Andrews n’abuse d’ailleurs pas des effets, le décor est réduit à son minimum, il y a peu d’objets en scène, sauf lors de la scène de l’auberge où réfrigérateur, objets de cuisine divers, poubelle de rue envahissent subitement le décor et lui donnent un réalisme qu’on n’avait pas vu jusqu’alors. C’est qu’à ce dispositif tournant et mutant s’oppose la fixité d’une chaise au premier plan sensée être celle de Renata rêvant, comme si en fait dans un procès en sorcellerie mené par l’inquisiteur, elle faisait revivre son histoire et ses fantasmes, mêlant réel et irréel, réalisme et surréalisme. Dans une telle perspective, l’ange Madiel est bien proche du Samiel de Freischütz, l’ange de la mort et de la destruction. D’ailleurs, les sonorités en sont bien proches (El renvoie à Dieu, comme dans Gabriel et dans Michel aussi). La présence de Madiel dans les premières scènes, présence muette cajolant la petite fille), est silencieuse et prophétique : elle est cette figure ambiguë qu’une « petite Renata » revêt de ses ailes qui va accompagner Renata jusqu’au drame final.
Peu de magie dans cette mise en scène, sinon l’apparition de la voyante qui voit le destin sanglant de Renata, autre annonce de la mort qui va marquer l’ensemble de l’œuvre.
Un peu plus de sang en revanche, notamment quand Ruprecht est blessé et laissé pour mort, mais qui va se remettre, bien que diminué (béquilles), et quand Renata en une scène d’une violence marquée, se scarifie d’une croix sur la poitrine, comme marquée à jamais, telles ces marques qui indiquent les victimes (on se souvient des maisons marquées du massacre de la Saint Barthélémy). Ainsi Benedict Andrews résout la question de la dramaturgie un peu échevelée et des changements de décors successifs voire de la multiplicité des personnages en réduisant au maximum le dispositif, pour garantir la fluidité et la continuité de l’action, mais cette simplicité n’est qu’apparente, parce que rythme de l’action, rapidité des changements et rythme de la musique vont de pair et les mouvements sont parfaitement synchrones, et donc d’autant plus difficiles à réaliser en une chorégraphie faite de croisements, de défilés apparents ou cachés, qui finissent par donner à l’ensemble une sorte de magie.
Magie que ces lumignons qui marquent le cercle du plateau tournant, en une sorte de ballet d’ombres, magie que ces disparitions et apparitions, que ces cloisons qui s’abattent ou se dressent, tour à tour cloisons et sols, magie aussi que les orientations successives, magie enfin que ces éclairages magnifiques de Diego Leetz avec ses changements brutaux qui glacent l’ambiance : la scène de la rencontre d’Heinrich et de Ruprecht, dans l’espace d’un vaste salon (un seul fauteuil) d’un côté, et de l’autre un mur éclairé à cru contre lequel hurle son désespoir Renata est l’une des plus marquantes de la représentation.

Acte V: Ausrine Stundyte (Renata) et Almas Svilpa (Inquisiteur) ©Jean-Pierre Maurin
Acte V: Ausrine Stundyte (Renata) et Almas Svilpa (Inquisiteur) ©Jean-Pierre Maurin

Évidemment la partie finale, au couvent (Acte 5) est particulièrement impressionnante, et magnifiquement réglée, avec la structuration du plateau en cellules, un vaste espace libre au centre où vont se réunir les sœurs, vêtues de jaune, la couleur diabolique…Le jeu des couleurs et des éclairages accompagne une chorégraphie impeccable où les groupes se réunissent, se séparent, se distribuent dans les espaces cellulaires comme dans une fresque. Le bel ordonnancement conventuel peu à peu se délite, les sœurs enlèvent leur voile, elles ôtent leur robe, et tout cela devient une sorte de pandemonium orgiastique, dont Renata est considérée responsable. Images prodigieuses de tension et de force qui se concluent par la clôture de l’espace circulaire, laissant Renata et l’inquisiteur seuls sur le proscenium.
Mais bientôt Renata s’arrose d’essence et se précipite au centre du plateau, pendant que l’Ange-Inquisiteur, revêtu de ses ailes, voit l’immense flamme émerger.
Ainsi Renata par le suicide revendique son propre destin. Condamnée au bûcher, elle s’immole elle-même, Brünnhilde sans Siegfried, dans cette solitude structurelle qui ne l’a jamais quittée. Elle quitte le monde en ayant repris en main son destin.
Kosky avait insisté sur l’aspect onirique et un peu fou de l’histoire, Andrews prend l’histoire plus au sérieux, comme si c’était une sorte de confession (à l’inquisiteur) qui se déroulait devant nous et trouvait enfin sa logique dans le suicide final.

Le travail de Benedict Andrews, très fouillé, d’une grande efficacité et intelligence, presque épuré quelquefois et respectant scrupuleusement le livret, proposant un espace tragique unique et divers sans aucune fioriture, sans distraire l’œil des personnages : un travail théâtral d’une grande qualité et d’une vraie originalité, mais qui est aussi accompagné d’une distribution toute entière dédiée.
Sans doute est-ce là l’une des distributions les plus réussies de l’Opéra de Lyon, car du chœur à l’héroïne, tous sont vraiment engagés d’une manière extraordinaire dans le travail collectif.
Le chœur de l’Opéra, dirigé par Philip White, est remarquable. On a confié des rôles de complément aux artistes du chœur mais dans cette œuvre, ce sont les dames qui ont surtout stupéfié, dans la scène finale, tant dans les ensembles que dans les quelques voix qui émergent avec force et conviction. Le chœur est non seulement vocalement magnifique, mais les dames solistes se donnent à corps perdu (c’est le cas de le dire vu la scène). L’engagement scénique de l’ensemble est impressionnant et doit être souligné.
Du côté des solistes, j’émettrais une réserve sur la basse Almas Svilpa, qui malgré un beau grain n’arrive pas à projeter suffisamment pour s’imposer dans la scène finale. Le chanteur  reste souvent couvert par le chœur et l’orchestre, malgré l’attention au volume de l’orchestre portée par Kazuschi Ono. Un peu fixe, un peu monocorde, il n’arrive pas à imposer son personnage et c’est regrettable, bien que la prestation d’ensemble (il chante aussi Heinrich) demeure acceptable. On notera en revanche le jeune baryton Ivan Thirion, aubergiste bien présent, et l’autre basse, qui chante Faust (signe d’un monde sens dessus-dessous, la basse c’est Faust et Méphisto le ténor dans cette œuvre au contraire de la tradition), Taras Shtonda, basse profonde de l’opéra national d’Ukraine où il chante tous les grands rôles de basse, de Boris à Philippe II. Son Faust très légèrement las est intéressant.
Chez les hommes, ce sont les ténors qui tiennent la dragée la plus haute : Vasily Efimov, bien connu à Lyon où on l’a vu aussi bien dans Cœur de Chien de Raskatov que dans Le Nez de Chostakovitch en Jakob Glock au profil inquiétant et légèrement pervers, chant efficace, coloré, expressif. Même remarque pour l’excellent Mephisto de Dmitry Golovnin (qui chante aussi Agrippa von Nettesheim) : expressivité, intelligence des rôles, distance ironique, diction, projection, tout y est, avec une vraie présence scénique. Un très beau chanteur.

Du côté féminin, l’hôtesse de Margarita Nekrasova dessine un personnage légèrement vulgaire, qui impose la couleur très sombre de sa voix, et Mairam Sokolova fait une très jolie composition dans la voyante, peut-être plus convaincante que dans la partie de la mère supérieure qu’elle chante également.

Laurent Naouri (Ruprecht) et Ausrine Stundyte (Renata) ©Jean-Pierre Maurin
Laurent Naouri (Ruprecht) et Ausrine Stundyte (Renata) ©Jean-Pierre Maurin

Au sommet de la pyramide, Laurent Naouri magnifique, totalement incarné dans Ruprecht montre une voix chaleureuse, très bien projetée, très expressive dans un russe en tous cas très clair et particulièrement attentif à la prononciation. C’est un chanteur tellement attaché au répertoire français, et dans des rôles qui demandent souvent de la distance et de l’ironie, que ce rôle un peu échevelé d’amoureux éternellement éconduit, sauf quand cela devient inutile, qui a ruiné sa vie pouvait sembler un défi. Un défi vraiment relevé : je l’ai trouvé supérieur en expression au Ruprecht pourtant idiomatique et incroyablement engagé, mais vocalement discutable d’Evgenyi Nikitin à Munich la saison dernière. Il est vrai que l’espace confiné et le rapport scène salle de l’opéra de Lyon permettent de mieux identifier la finesse d’une interprétation. En tous cas, chapeau.

Renata (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Renata (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Reste Ausrine Stundyte, la jeune soprano lettone qu’on a entendue à Lyon l’an dernier faire triompher la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, s’empare pour la première fois du rôle de Renata. Tout directeur d’opéra avisé devra impérativement l’engager pour ce rôle. D’abord parce qu’il y a sans doute peu de Renata sur le marché lyrique (le rôle est très tendu, l’œuvre est rare), ensuite et surtout parce qu’elle y est stupéfiante à tous niveaux.
Pour cette prise de rôle, elle s’installe immédiatement au sommet. Elle va reprendre cette saison le rôle à Zurich dans une mise en scène de Calixto Bieito sous la direction de Gianandrea Noseda, grand spécialiste du répertoire russe.
Elle a évidemment la voix, toujours tendue, toujours puissante, toujours bien posée et projetée, sans traces de fatigue, chantant dans toutes les positions dont celles les moins adaptées au chant ; mais allié à ce chant, c’est le jeu qui est époustouflant, d’une vérité hallucinante : on reste en apnée devant la performance, devant la manière de gérer son corps, si problématique souvent à l’opéra, devant l’engagement prodigieux et l’intelligence de la composition. Une intelligence doublée de sensibilité et d’intuitions extraordinaires. Déjà la première image de ce corps tordu dans son lit crée chez les spectateur une sorte de malaise stupéfié qui ne le quittera pas. Une performance exceptionnelle, rarissime. Une chanteuse faite pour les rôles paroxystiques parce qu’elle y ose tout.
Je suis curieux de l’entendre en revanche dans des Mimi ou des Cio Cio San, qu’elle possède à son répertoire pour voir comment elle met en valeur dans des rôles moins démonstratifs ses éminentes qualités. Quel choc en tout cas !
Kazushi Ono ouvrait la saison lyonnaise pour la dernière fois après 8 ans de bons et loyaux services où il a travaillé avec l’orchestre sur un répertoire assez varié (qui va de Verdi à Chostakovitch) en donnant aux différents pupitres une grande clarté, et en imposant une couleur XXème siècle qu’il a contribué à développer. Ce qui frappe dans sa direction, c’est d’abord une certaine retenue. Ce peut paraître antithétique à propos d’une œuvre si paroxystique, mais son travail n’est jamais bruyant ou excessif. Au contraire, il réussit à montrer un certain raffinement dans son approche de la partition, sans jamais relâcher la tension ni renoncer à une certaine chaleur (lui qu’on taxe quelquefois de froideur). Il ne couvre pas les voix et accompagne les mouvements de la mise en scène avec une grande précision. Il est essentiel, ici comme ailleurs, mais particulièrement avec une mise en scène aussi sensible au rythme que celle de Benedict Andrews, que la direction et la mise en scène respirent ensemble. Et c’est ici le cas. Cette parfaite « syntonie » entre scène et fosse est sans doute ce qui motive l’exceptionnelle réussite de l’ensemble. Il n’y a en outre pas une scorie dans l’orchestre (j’ai entendu deux représentations parfaites sous ce rapport) et la musique est d’une limpidité rare, et permet d’isoler certains moments plus lyriques, où les sources russes s’imposent (souvenirs de Moussorgski par exemple), mais aussi certaines traces straussiennes voire des souvenirs de Ravel. Il rend justice à cette partition complexe que Prokofiev réutilisera dans sa troisième symphonie (et sa quatrième), d’une grande modernité qui s’inscrit dans une recherche formelle typique des années vingt. Mais comme d’autres œuvres de la période, elles seront victimes de la réaction conservatrice qui va se déchainer en Russie, comme en Allemagne. Aujourd’hui encore c’est une œuvre surprenante et tendue, qui garde une charge subversive qui n’est pas indifférente. L’opéra est si souvent le refuge du conformisme qu’on ne peut que s’en réjouir : 62 ans après sa création, l’Ange de feu reste un des opéras les plus ouverts, les plus problématiques et les plus stimulants de la production du XXème siècle.[wpsr_facebook]

Acte I ©Jean-Pierre Maurin
Acte I ©Jean-Pierre Maurin

FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: PELLÉAS ET MÉLISANDE de Claude DEBUSSY le 2 JUILLET 2016 (Dir.mus: Esa-Pekka SALONEN; ms en sc: Katie MITCHELL)

Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt
Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt

Ce Pelléas était très attendu.
La popularité d’Esa-Pekka Salonen dans le monde musical et chez les critiques faisait que la présence du chef finlandais avait un air d’événement, d’autant que la distribution était attirante, tout autant que la mise en scène de Katie Mitchell, très en faveur à Aix-en-Provence où depuis d’arrivée de Bernard Focroulle, elle a signé plusieurs mises en scène plutôt bien accueillies. Le triomphe est total. Le public et la presse ont accueilli ce travail de manière éminemment positive.
À une quinzaine de jours de la Première à laquelle j’ai eu la chance d’assister, le recul salutaire va permettre sans doute, pour chacune des productions de cette cuvée 2016 du Festival d’Aix, de se faire une idée moins immédiate et plus réfléchie, peut-être aussi plus pondérée.
Il est heureux de constater la fortune actuelle du Pelléas et Mélisande de Debussy, considéré comme un de ces chefs d’œuvres à l’accès difficile. Cette saison, il y a à peine un mois, c’était à Zurich la production de Dmitri Tcherniakov dirigée par Alain Altinoglu, la saison dernière, c’était Daniele Abbado à Florence qui mettait en scène aux côtés de Daniele Gatti ou Constantinos Carydis qui dirigeait la production de Christiane Pohle en ouverture du Festival de Munich 2015.
Pour beaucoup d’amateurs d’opéra, Pelléas est une œuvre qu’on apprécie après avoir vu toutes les autres. Pour certains, on commence par Wagner et on finit par Debussy. Pour d’autres au contraire, on commence par Debussy et on finit par Wagner. Le lien de Debussy à Wagner est en effet très fort, un « je t’aime moi non plus » fait de refus, mais aussi de citations presque textuelles (Parsifal dans Pelléas par exemple). Pelléas et Mélisande appartient à un moment où le monde intellectuel français littéraire ou musical courait à Bayreuth. C’est évidemment une œuvre qui se confronte à Tristan und Isolde, autre histoire de couple, autre version des relations entre Eros et Thanatos. D’ailleurs, le décor monumental de Lizzie Clachan à Aix n’est pas sans rappeler dans son organisation même celui de Boris Kudlička à Baden-Baden, avec deux niveaux, un escalier métallique à Jardin, plongeant vers les ténèbres, et des espaces contigus et changeants. Car c’est bien ce décor imposant qui frappe durablement, au point d’être ce qui reste de la mise en scène après deux semaines, si imposant qu’il nécessite une armée de machinistes pour le transformer pendant les intermèdes (qui viennent tous saluer de manière pleinement justifiée à la fin). Ce décor est celui d’une maison de poupée en coupe, rappelant celui de Written on Skin ou Alcina par sa structure, avec ses chambres et ses espaces, isolant chaque scène, lui donnant un contexte particulier avec comme climax les scènes de la piscine intérieure vidée, hyperréaliste, avec la vision de la nature à l’extérieur, mais laissant les personnages derrière une verrière étouffante pour les scènes qui sont parmi les plus célèbres de l’œuvre (les scènes de fontaine). Le décor d’ailleurs réussit à être hyperréaliste et onirique à la fois, implantant une ambiance surannée, temporellement si marquée qu’elle en devient intemporelle, voire étouffante.

A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt
A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt

Comment rendre le mystère de Pelléas et Mélisande, une histoire en soi banale : un mariage plus ou moins forcé, un amour naissant hors mariage, un jaloux mal aimé. Une histoire qui rappelle beaucoup par son étrangeté La Princesse de Clèves, de Madame de Lafayette, notamment à travers le personnage du Prince de Clèves, bien proche de Golaud. L’atmosphère de mystère et d’étrangeté qui entoure la princesse (voir la scène du tableau et de la canne des indes observée de l’extérieur par un Nemours dévoré par le désir) me rappelle celle qui entoure Mélisande, étrangère au monde, venue de nulle part et dont la présence détruit la grise routine familiale, comme Dmitri Tcherniakov l’a si bien montré à Zürich.
Pour expliquer ce mystère et cette atmosphère et justifier d’une dramaturgie à ellipses, Katie Mitchell et son dramaturge Martin Crimp choisissent de faire du drame un rêve (prémonitoire) de Mélisande, à peine revenue de son mariage avec Golaud (elle est en robe de mariée), un mariage contraint générateur d’angoisse qui explique un rêve pour le moins tendu, mais référencé fortement à l’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, sauf que de merveilles, il y en aura peu dans ce rêve. C’est un choix dramaturgique cependant assez commun, on ne compte plus sur les scènes les rêves de personnages qui expliquent une action dramatique. Sans la référence à Lewis Carroll, on tout aussi bien pu concevoir un rêve de Golaud pris par le désir de possession, ou de Pelléas pris par celui d‘échapper à l’étouffement familial. Étouffement que l’on perçoit par des signes évidents dans la première partie, notamment à travers le personnage de Pelléas, engoncé, fagoté en « petit vieux » avant l’âge, un vieil enfant rempli de tics et de mouvements brusques, magistralement rendus par Stéphane Degout dont c’est hélas le dernier Pelléas.
Atmosphère pesante aussi à table, avec la vision d’un repas familial silencieux et raide. Bien sûr on pense aussi à l’atmosphère familiale de la production de Tcherniakov, mais le cadre de la maison, moderne, « design », ouverte, n’a rien à voir et de produit pas la même impression : les couleurs du décor, vert passé, le style de l’ameublement du premier XXème siècle, les éclairages pâles et timides, tout concourt à donner l’impression d’une maison où le temps s’est arrêté, qui génère un ennui abyssal, et un désir de respirer. Chaque scène est un espace clos vieillot, chambre à coucher, salle à manger, piscine même, et les circulations sont étroites (escalier en colimaçon).C’est aussi un espace envahi par le rêve, avec cet arbre qui prolifère dans la chambre, ou la terre, C’est vraiment le décor qui donne l’ambiance.
Katie Mitchell fait évoluer ses personnages dans cet espace hyperdétaillé. Il y a d’ailleurs plus de travail sur les personnages que sur la dramaturgie proprement dite. Au centre, la Mélisande de Barbara Hannigan, comme si la mise en scène était construite sur mesure pour elle, une femme déjà mûre, qui n’a rien du petit oiseau fragile qu’on a pu voir ailleurs (Tcherniakov par exemple), qui parcourt tout l’espace en regardant toutes les scènes, ou se regardant (elle regarde souvent son double), dedans et dehors comme dans les rêves. Hannigan avec son art suprême du mouvement et sa manière de gymnaste de se relever quand elle est allongée face contre terre, avec sa grâce et avec son corps qui se construit et tout à la fois se déconstruit, rend une Mélisande présente, mais met au centre le drame d’une femme assez manœuvrière et manipulatrice dont l’innocence et la fragilité se discutent fortement. Tout cela est magistral de la part de la chanteuse, mais n’ajoute rien à la lecture ou au sens de l’œuvre. Tcherniakov avec le même présupposé était pour mon goût plus convaincant.

Du même coup, la première partie m’est apparue quelquefois distante et vaguement ennuyeuse, sauf la scène prodigieuse du petit Yniold (Chloé Briot, très fraîche) et de Golaud forçant à regarder par la lucarne.

Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt
Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt

La deuxième partie plus dramatique et plus tendue par nature permet de relever l’intérêt avec des moments particulièrement bien construits entre les personnages : par exemple la scène où Golaud et Arkel saisissent Mélisande sur la table, ou les scènes sur le lit entre Golaud et Pelléas, ainsi que la scène sacrificielle où Golaud égorge Pelléas comme Abraham son fils (laissant supposer par le choix de la mort une préméditation). Scènes très tendues, très fortes, qui laissent une durable impression.
Comme on le voit, Katie Mitchell sait rendre l’atmosphère pesante, et sait conduire un travail d’acteur particulièrement détaillé, mais le propos général reste moins convaincant. Il y a certes du mystère et de la poésie, mais cela s’inscrit dans une atmosphère de drame familial au total assez banal. Quand Mélisande entre dans cette famille, cette dernière est déjà en déliquescence, au bord du gouffre et Mélisande n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Chez Tcherniakov, c’était la présence même de Mélisande comme révélateur qui déclenchait le processus délétère de destruction familiale de l’intérieur… Aussi le travail de Katie Mitchell, précis, intéressant parce que le rêve permet de développer plusieurs points de vue et de conjuguer vraisemblances et invraisemblances, ne me semble pas rendre compte de toutes les ambiguïtés de l’œuvre. Un travail onirico-réaliste, et en ce sens même acrobatique. Mais on a envie de dire : et après ?

Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt
Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt

Elle est servie, et c’est son immense chance, par une distribution particulièrement engagée et qui semble partager le point de vue qu’elle exprime. Chacun est un chanteur acteur de très grand niveau, la Geneviève à la fois discrète et timide de Sylvie Brunet-Grupposo, dont la lecture de la lettre est un modèle de parlar-cantando contrôlé, naturel et sans prétention ni théâtralité excessive, l’Arkel monumental de Franz-Josef Selig, patriarche lui aussi bousculé par les manipulations de Mélisande, le Golaud de Laurent Naouri, toujours magistral, avec son faux air de Butler, qui réussit à chanter le texte sur le ton de la conversation, avec un naturel confondant, à la fois distancié et impliqué. Ce que réussit Katie Mitchell, grâce aux éminentes qualités de cette distribution, c’est de faire de chaque personnage ou presque un Janus bi-face, avec une face au monde et une face cachée, face externe et interne. Et Naouri est ici un chanteur exceptionnel d’intelligence, intérieur, retenu, mais en même temps ravagé, avec un sens rêvé du texte et de l’expression et une diction modèle.
Stéphane Degout est Pelléas depuis plus de cinquante fois. C’est d’abord un Pelléas musicien avec un sens du texte exceptionnel, dont il réussit à exprimer les moindres nuances, les moindres inflexions, de la douceur à la violence, de la tendresse à la tension, de l’innocence au désir, la diction est éblouissante (une qualité largement partagée par l’ensemble du plateau d’ailleurs), elle atteint le stade de la perfection quand elle s’allie à une telle expressivité, c’est une diction théâtrale presque avant que d’être musicale. Et puis il y a le personnage, merveilleusement conduit dans son évolution, depuis le Pelléas engoncé, plein de tics, étouffé et timide du début, celui soumis au « paterfamilias » Arkel, qui ne va pas voir Marcellus mourant, paralysé par la maladie paternelle et par l’interdiction d’Arkel, au Pelléas plus accompli par l’amour de la deuxième partie, plus ouvert et plus libre.
Justement, l’Arkel de Franz-Josef Selig joue vraiment le « Paterfamilias », aux mouvements calculés, plus souvent assis à la table à « présider » comme un Arkel « commandeur ». La diction est soignée, l’expression bien contrôlée, ainsi que la projection, avec un langage clair, qui exprime l’autorité et qui n’empêche pas le feu intérieur qui s’allume au contact de cette Mélisande volontairement perturbatrice. Un Arkel lui aussi Janus, aux limites de son contrôle sur lui-même. Belle composition de Chloé Briot en Yniold chantant en équilibre instable sur une échelle, même si je préfère les Yniold interprétés par de jeunes garçons (le magnifique enfant du Tölzer Knabenchor à Zürich). Quant à Thomas Dear, il prête un beau timbre, très présent, à la figure fugace du médecin.

Dans ce monde un peu paralysé, vaguement fossilisé, Mélisande a évidemment le statut d’élément perturbateur : elle est la femme, plus mûre mais encore jeune, d’une séduction presque animale. Elle n’a rien de l’oiseau fragile dont le texte parle. En scène elle est affirmée, notamment lorsqu’elle porte cette robe rouge-vermillon, couleur de la passion, qui l’isole par rapport aux teintes pastel presque effacées ambiantes. Aucun des costumes des autres ne possède cette agressivité. La présence scénique d’Hannigan fait le reste, un oiseau (de proie ?) sensuel et mûr vaguement destructeur. Comme toujours son chant peut diviser : sa diction, peut-être d’un souffle moins parfaite que celle de ses partenaires lui donne justement un souffle d’étrangeté et d’absence, mais l’expression est décidée, le ton est affirmé, la voix est merveilleusement placée à tous les degrés du registre et magnifiquement expressive par de multiples modulations. Je la préfère néanmoins dans la Marie manipulée de Die Soldaten à Munich que dans cette Mélisande manipulatrice où elle est néanmoins admirable. Peut-être aussi est-ce d’ailleurs la nouveauté du personnage qui me trouble. En tous cas, et c’est la magie des festivals, je ne vois pas quelle autre chanteuse pourrait incarner Mélisande dans cette production si elle entrait dans le répertoire d’un théâtre. C’est une production construite pour elle et autour d’elle, c’est sa grandeur et aussi sa faiblesse que d’être un Pelléas et Mélisande-Hannigan plutôt qu’un Pelléas et Mélisande.

 

On attendait aussi beaucoup, comme je l’ai écrit au début, de la direction d’Esa-Pekka Salonen particulièrement adapté aux œuvres de la première moitié du XXème siècle, dans une œuvre qui a priori est faite pour lui et qu’il connaît sur le bout des ongles, d’autant qu’il y dirigeait son Philharmonia Orchestra.

J’avoue avoir été moins sensible à son travail qu’en d’autres occasions. On a plusieurs manières d’aborder Pelléas, une manière impressionniste, miroitante, relevant chaque son en faisant une sorte de multiplication de reflets diamantesques : c’était le cas jadis d’Abbado, qui savait cependant, en immense chef de théâtre qu’il était, accompagner le drame et donner de la tension. Ce fut aussi le cas de Gatti à Florence, qui avec une incroyable clarté, révélait l’ensemble des secrets de la partition, dans des conditions acoustiques difficiles, mais rendant chatoyant et riche de tous ses reflets un texte musical imprégné de l’ambiance littéraire de la période et pas seulement de Maeterlinck. Maazel jadis à Paris (avec Jorge Lavelli, Frederica Von Stade, Richard Stillwell et Gabriel Bacquier) avait su conjuguer l’onirique, le poétique et de dramatique. C’est à lui que je dois mon amour pour cette œuvre que je regardais avec distance dans ma prime jeunesse, tout occupé à découvrir Wagner. J’aime les directions musicales qui illuminent et qui éclairent tous les détails de ma mosaïque debussyste, faite de tesselles orientées différemment, tout à la fois ombres et lumières, et qui néanmoins savent créer tension et drame.
Je n’ai pas trouvé tant de tension dans l’accompagnement musical du drame surtout dans un première partie que j’ai trouvée trop linéaire. Certes, on peut dire que Salonen suit en cela la mise en scène, dans sa continuité et sa fluidité dramatique qui passe de scène en scène comme un regard presque extérieur au drame (celui de la Mélisande rêvant). J’ai écrit linéaire, je devrais dire lisse, trop lisse, sans aspérités, et avec une discrétion étonnante qui fait qu’à certains moments on n’entend peu l’orchestre. Un parti pris de discrétion qui me perturbe parce que je n’y entend plus les chatoyances, les différences de couleurs, les ruptures aussi, mais une sorte d’uniformité.
Certes, la deuxième partie plus dramatique donne un peu plus de relief à l’ensemble, mais sans jamais être abrupt, ou brutal. Ce parti-pris me paraît courir le risque de ne pas rendre justice à l’œuvre, de ne pas lui rendre sa profondeur, au profit d’une certaine fadeur, de la couleur un peu passée du décor, un son lointain et quelquefois indifférent.
J’entends bien que le parti-pris scénique, un rêve qu’on regarde, contribue à éloigner, et peut induire le chef à proposer un son sans le son, une sorte de second degré, de vision derrière la vision et donc éloigner le choc direct, j’entends bien – pour le défendre à chaque fois- que le chef et le metteur en scène ne peuvent jouer des partitions différentes, mais j’avoue avoir quelque peu regretté un relief qui me paraît si indispensable ici.

Indiscutablement cette production interroge et ce n’est pas la seule du festival (on le verra bientôt avec Cosi fan tutte). C’est intéressant de proposer un Pelléas et Mélisande d’un « réalisme onirique » qui a incontestablement trouvé un ton. Pourtant, malgré l’excellence de la distribution et sa justesse de ton, je suis resté un peu sur ma faim.
Il y a un mois, j’étais à Zürich pour un autre Pelléas et Mélisande, dirigé par Alain Altinoglu et mis en scène par Dmitri Tcherniakov, qui proposait lui aussi une vision de famille en déliquescence, mais avec une violence inouïe et inédite dans cette œuvre (magistral Golaud de Kyle Ketelsen, imposante Geneviève d’Yvonne Naef et incroyable Arkel de Brindley Sherratt) que relayait dans la fosse un Alain Altinoglu original et poignant, très expressionniste (certains ont dit puccinien), plein de couleurs et de tensions, de contrastes, de dynamique, très surprenant dans sa manière d’emprunter une voie inédite. J’ai préféré ce Pelléas coup de poing, ou le Pelléas suspendu et ailleurs de Christophe Honoré à Lyon, plutôt que ce goût amer et lointain laissé par le travail de Katie Mitchell, au contact d’artistes admirables, nous laissant des images souvent belles, mais ni le cœur lacéré, ni l’âme en capilotade. [wpsr_facebook]

Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt
Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: LES DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC le 30 JANVIER 2016 (Dir.mus: Bertrand DE BILLY; Ms en scène Dmitri TCHERNIAKOV)

Entrée de Blanche (Christiane Karg) au Carmel ©Wilfried Hösl
Entrée de Blanche (Christiane Karg) au Carmel ©Wilfried Hösl

La production de Dimitri Tcherniakov de Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc sur le texte de Georges Bernanos remonte à 2010, et elle avait alors été dirigée par Kent Nagano et enregistrée en DVD par Bel Air Music. Les « ayant droit » trouvant la fin de ce spectacle contraire au sens qu’en voulaient donner Bernanos et Poulenc ont intenté un procès, perdu en première instance et gagné en appel. Si le spectacle dont ils avaient aussi demandé l’interdiction n’a pas été l’objet d’une sentence, le DVD quant à lui est bel et bien interdit. C’est donc avec une certaine curiosité que j’ai vu à Munich la reprise de ce spectacle, dirigé par Bertrand de Billy, dans une très belle distribution, Laurent Naouri, Stanislas de Barbeyrac, Sylvie Brunet-Grupposo, Christiane Karg, Anne Schwanewilms, Anna Christy, Susan Resmark.

Et si les tribunaux appliquent la loi ou disent le droit, la position des « ayant droit » apparaît difficilement compréhensible à plusieurs niveaux.
D’abord, la mise en scène de Dmitri Tcherniakov n’est en aucun cas choquante. Comme souvent chez Tcherniakov, elle est un bilan de lecture, qui fait de Blanche le personnage clef de l’œuvre, à travers le nom qu’elle s’est choisi, « Sœur Blanche de l’agonie du Christ », un nom qui place la question de la mort au centre de la problématique posée par l’œuvre, comme le montre d’ailleurs la scène de la mort de la première Prieure, Madame de Croissy, qui malgré une vie au carmel, est saisie d’une angoisse existentielle à l’approche du moment fatal. La question du rôle des religieuses est aussi posée par ce nom, qui évoque le Christ qui offre sa vie pour sauver l’homme et qui est de la part de Blanche une affirmation orgueilleuse, héroïque, qui ne correspond pas forcément à la faiblesse intrinsèque de la jeune fille ou même plus généralement à la faiblesse intrinsèque de l’homme.
Dans le livret et la pièce de Bernanos, Blanche, qui a échappé à l’arrestation finit par grimper volontairement à l’échafaud pour accompagner les sœurs et finit par vaincre l’angoisse de la mort pour périr au milieu de ses compagnes, la dernière .

La vision de Tcherniakov est déterminée par le nom que Blanche a choisi, et par la logique qu’il implique :  cette dernière, pour honorer ce nom, sauve une à une chacune de ses compagnes, et demeure la seule à aller au sacrifice et au don définitif de soi. Cette démarche est pour Tcherniakov l’aboutissement du chemin que Blanche a pris en choisissant son nom, un chemin qu’il estime conduire logiquement à ce sacrifice-là, un chemin auquel la première prieure a renoncé. Il raconte donc l’histoire d’un basculement d’une Blanche d’abord faible et fragile, qui réussit finalement à agir conformément à son nom.

Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Tcherniakov a donc conçu son spectacle (3 actes et 12 tableaux), en 12 stations séparées chacune par un noir total et un long silence, comme une fresque iconique en autant d’icônes, d’icônes « vivantes », qui sont le parcours d’une Passion christique.
Pour ce parcours, il garde le plateau systématiquement vide et la première image est celle d’une foule bigarrée qui est une somme d’individus qui se croisent, se saluent, s’embrassent au milieu de laquelle Blanche est perdue, agressée, et se retrouve seule sur cet espace sans limites.

Puis la musique commence, et apparaissent sur ce plateau nu Le Marquis de la Force (Laurent Naouri) et le Chevalier (Stanislas de Barbeyrac, qui fait ses débuts sur la scène munichoise), tout autant que Blanche, petit être emmitouflé, comme des êtres tous perdus dans un univers sans références et erratique chacun dans son ordre.

Apparition du Carmel devant Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Apparition du Carmel devant Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Après les scènes de prologue, qui aboutissent à la décision de Blanche de partir au Carmel, du fond de scène, émergeant d’une légère brume apparaît une maison de bois, un espace fermé par des cloisons transparentes, aux dimensions assez réduites, voire presque étouffantes, à l’intérieur duquel les sœurs sont réunies autour de la prieure.

ar07m01Presque tout l’opéra se déroulera à l’intérieur de cet espace, espace protégé, image de la clôture du Carmel mais aussi de son isolement, et de cette coupure du monde, un monde vide qui répond à un espace trop plein, qui étrangement rappelle la manière dont on représente les espaces intérieurs dans les fresques médiévales ou sur les icônes, où se déroulent des scènes de l’Évangile.
Voilà la ligne directrice de ce travail, finalement assez simple et linéaire, où tout est vu du dedans et au dedans, et où le monde extérieur apparaît très peu, par des bruits, des échos de scènes de foules, et par quelques intrusions des personnages  le prêtre d’abord, puis les policiers (le commissaire), mais aussi le Chevalier dans une belle scène qui montre physiquement, par la distance, par l’utilisation de l’espace le fossé qui le sépare désormais de Blanche avec laquelle il entretient une relation si complexe.

La vie au quotidien ©Wilfried Hösl
La vie au quotidien ©Wilfried Hösl

Cette dialectique du « trop plein » intérieur : meubles, chaises, personnages envahissent l’espace et l’obstruent et du vide extérieur rend physiquement un aspect rarement souligné, qui est l’impression de sécurité et de chaleur, le côté « cocon », de cet espace intérieur face à un extérieur presque invisible, sombre et brumeux, vide, et angoissant.

Les deux moments où apparaît la foule, l’image initiale et la scène finale, sont deux moments antithétiques : au départ, une foule anonyme où Blanche se perd et qu’elle vit presque comme une agression, et à la fin une foule de badauds réunis pour assister au supplice et que Blanche transcende. D’ailleurs, même si la guillotine n’est pas montrée et pour cause, la maison d’où l’intérieur nous est cette fois masqué est entourée par la police comme une « scène de crime », et l’on pressent que cette « maison » va être brûlée, comme brûlée du feu purificateur. Il est pour moi probable que Tcherniakov ait pensé au sacrifice des vieux croyants dans Khovantchina et qu’il ait rapproché les deux situations, d’autant que la musique de Poulenc puise souvent dans l’univers de Moussorgski.

Madame Lidoine (Anne Schwanewilms) ©Wilfried Hösl
Madame Lidoine (Anne Schwanewilms) ©Wilfried Hösl

Si les sœurs ne portent jamais l’habit des Carmélites, leurs costumes indiquent le mépris du monde et des conventions (c’est frappant pour Madame de Croissy et Mère Marie de l’Incarnation) Madame Lidoine, la nouvelle prieure, garde un aspect légèrement plus apprêté et plus « féminin » : elle use de la jupe, au contraire du pantalon porté par les deux autres personnages).
Certains éléments ne sont pas mis en valeur par la mise en scène, comme le vote du martyre, instillé par Mère Marie de l’Incarnation, quand chez Christophe Honoré à Lyon par exemple ce moment était fortement ritualisé, comme si ce qui intéressait Tcherniakov, c’est plutôt l’histoire des destins individuels plus que collectifs.

Il a refusé l’approche historique ou contextuelle, pas de signes ni de vêtements religieux, pas de symboles révolutionnaires non plus, et des costumes pour tous plus ou moins anonymes, c’est frappant dans la simplicité dont Chevalier et marquis de la Force sont vêtus (veste un peu élimée pour l’un imperméable pour l’autre) où les fonctions sociales ou hiérarchiques sont effacées, laissant chaque personnage nu dans sa situation simplement humaine. Cette abstraction fondamentale qui concentre sur « le sens » plus que sur « l’histoire » qu’on raconte ou « l’Histoire » qu’on évoque, me paraît peut-être aussi procéder de la culture orthodoxe de Tcherniakov, où dans certaines représentations (notamment de mosaïques, grecques il est vrai, du Xème siècle) sont effacées toutes références sensibles, absence de sol comme si les personnages flottaient, absence de décor ou décor minimal plus évocatoire d’historié, gestes à peine esquissés.
Comme souvent dans son travail, il essaie non de nous perdre dans des détails d’un univers réaliste, mais de nous proposer des lignes épurées, des signes : on pense à Lulu, avec ses parois translucides d’un labyrinthe de verre où tout se voit, dans un vaste dispositif où l’espace de jeu est réduit en autant de « cages de verre », on pense aussi à Lady Macbeth de Mzensk où derrière un apparent réalisme, l’espace de vie (l’espace intérieur) de Katerina est une niche presque close, un espace de clôture là aussi, ou même la maison dans Macbeth, espace clos et isolant..

La révolution passe, et les carmélites quittent la clôture ©Wilfried Hösl
La révolution passe, et les carmélites quittent la clôture ©Wilfried Hösl

Ce qui frappe dans Les Dialogues des Carmélites, c’est que la relation est inversée : là où on lit la clôture qui coupe du monde, c’est le monde qui semble étouffant et l’espace clos qui semble un possible pour la liberté : le vaste plateau nu du Nationaltheater est ici une image étouffante et dangereuse sans direction aucune, quand « la petite maison » reste un espace de sens.
Aussi, et nous y reviendrons, Tcherniakov s’intéresse au mécanisme du don de soi, du don de vie, du don à Dieu, sans rattacher la question à une problématique religieuse voire chrétienne, ou en l’occurrence catholique, ni même historique, mais à la question de l’humanité dans son rapport au mystique, dans son rapport à la transcendance, question fondamentale qu’il semble traiter par antithèse en s’appuyant sur les « pauvres vies » des Carmélites dans une figure oxymorique. Et à ce jeu-là le sacrifice final de Blanche, fidèle au sens de l’agonie du Christ, semble bien proche de ce que les grecs appelaient « ὕϐρις (hybris) », l’orgueil de ceux qui veulent égaler les Dieux : d’où une fin « spectaculaire » là où le spectaculaire a été complètement absent de toute la représentation, avec explosion, flammes et fumées, une fin volontairement « ailleurs » qui effectivement crée un malaise, par rapport à Blanche qui demeure telle qu’elle est rentrée au Carmel, avec sa soif d’héroïsme, et par rapport aux Carmélites, sauvées, mais en contradiction face à leur vœu de Martyre, qui rejoignent Mère Marie de l’Incarnation dans l’anonymat des ordinaires.

A ce travail très tendu, très profond, très juste souvent aussi, mais qui pour moi n’a pas tout à fait la force d’autres spectacles de Tcherniakov, à commencer par cette Lady Macbeth de Mzensk vue à Lyon quelques jours auparavant, correspond une distribution en tous points exemplaire, comme souvent à Munich.

Blanche (Christiane Karg) et le Marquis de la Force (Laurent Naouri) ©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) et le Marquis de la Force (Laurent Naouri) ©Wilfried Hösl

Dans le rôle très réduit du marquis de la Force, Laurent Naouri réussit à donner au personnage à la fois cette relative dureté et cette distance un peu ironique qu’il a souvent, cette distance qui est cause de la fragilité des deux enfants, le Chevalier et Blanche ; diction parfaite, évidemment, et toujours une vraie présence.
Stanislas de Barbeyrac était le Chevalier, et il faisait ses débuts à Munich. Comme toujours, suprême élégance dans la manière de dire le texte, dans le contrôle des notes, dans l’expressivité : il est vraiment émouvant. Est-ce néanmoins un rôle pour lui ? il a eu un peu de mal avec certains aigus et surtout, l’orchestre le couvrait quelque peu et empêchait quelquefois d’entendre sonner le texte. La tessiture est tendue, l’orchestre est important, mais je ne pense pas que le chanteur soit en cause, derrière ce timbre, j’entends décidément toujours un futur Lohengrin (on imagine une future carrière à la Gösta Winbergh), mais la question du volume orchestral s’est posée plusieurs fois.
Christiane Karg était Blanche. J’ai écouté plusieurs fois cette chanteuse, particulièrement valeureuse, sans être toujours convaincu du côté exceptionnel de ses prestations que d’autres amis soulignaient. Ce n’est pas le cas ici : elle est magnifique et totalement convaincante. Elle a la fragilité, elle a le timbre séraphique, et elle a une clarté d’expression (et une diction française !) en tous points exceptionnelle. C’est l’une des plus belles Blanche qui m’ait été donné d’entendre.

Constance (Anne Christy) et Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Constance (Anne Christy) et Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Anna Christy était Constance, un peu moins convaincante, bien que très fraîche avec un timbre très clair elle n’a pas l’expressivité de Christiane Karg et n’est pas vraiment émouvante, ou du moins la mise en scène ne lui donne pas l’importance qu’un Christophe Honoré lui donnait à Lyon par exemple. Il reste que leur scène initiale est intéressante dans la manière dont elle est réglée, où Blanche est volontairement méchante (elle lui renverse son seau) , mais sa personnalité scénique n’irradie pas à la manière dont irradiait une Sabine Devieilhe.
Le personnage de Mère Marie de l’Incarnation est campé. On pourrait laisser le mot sans autre qualificatif : campé, solide, et sans doute construit dans ce style pour Susanne Resmark au physique bien planté, qui tranche avec l’idée qu’on se fait de ce personnage. Il en fait un personnage tout d’une pièce, sans grande subtilité, qui évidemment tranche avec sa « rivale » Madame Lidoine, au contraire toute élégance et féminité. Toujours ce souci de tracer des lignes de partage symboliques. La voix est solide, sans vrai caractère, avec quelque problème de projection, mais en tout cas colle parfaitement au personnage.

Blanche (Christiane Karg) et la première prieure (Sylvie Brunet-Grupposo)©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) et la première prieure (Sylvie Brunet-Grupposo)©Wilfried Hösl

Sylvie Brunet-Grupposo est comme à Lyon magnifique dans le rôle de Madame de Croissy la première prieure. La table de la « petite maison » devient un lit pour l’occasion, et il n’y a volontairement aucune noblesse dans cette mort, dans ce comportement, dans l’attitude même : c’est très proche de ce que faisait Honoré à Lyon, diamétralement opposé à l’option si théâtrale et si spectaculaire d’Olivier Py au Théâtre des Champs Elysées (avec Rosalind Plowright déchirante et qui savait si bien user d’une voix déchirée). Diction parfaite, violence incroyable, humanité bouleversante, sens du texte et de l’expression, malgré une voix à la projection pourtant limitée. Il est sûr que Sylvie Brunet-Grupposo dont la carrière n’a pas toujours répondu aux espoirs mis en elle a trouvé là son rôle fétiche. Elle remporte d’ailleurs un succès personnel marqué.
J’étais un peu surpris de trouver Anne Schwanewilms dans cette distribution, elle qui est une chanteuse straussienne de très grand niveau.
Dès son monologue conclusif de la première partie, on comprend ce choix. Entre la brutalité de Mère Marie, la déchirure de Madame de Croissy, elle est d’abord d’une humanité et d’une sérénité prodigieuse, qui tranche et qui rassure, elle sait adopter un ton apaisant, mais avec une véritable autorité (notamment avec Mère Marie). Diction impeccable, chant particulièrement intelligent et modulé, suprêmement élégant. Avec cette attitude scénique tellement noble, elle tranche totalement et avec Mère Marie, comme on l’a dit, mais aussi avec Madame de Croissy. La noblesse de naissance de la première ne se sent pas vraiment dans ce travail (au contraire de ce que faisait Py), mais la noblesse d’âme de la seconde, roturière, se lit dans la manière dont elle se meut, dont elle se tient, dont elle domine aussi le groupe des sœurs. Grande interprétation, qu’on voit dans les petits détails et les petits faits vrais que son jeu fait transpirer.
Plus généralement, l’ensemble de la distribution répond aux exigences de l’œuvre  de Bernanos et de la musique de Poulenc, notamment en terme de clarté du texte, de diction et d’expression. Heike Grötzinger(Mère Jeanne), Rachael Wilson (Sœur Mathilde) , Alexander Kaimbacher (L’aumônier), Ulrich Reß (1er commissaire), Tim Kuypers (2ème commissaire), Andrea Borghini (le géôlier), Igor Tsarkov (L’Officier) ou Johannes Kammler (Thierry) montrent tous la qualité consommée de la troupe et de l’opéra-studio du Bayerische Staatsoper.

Après Kent Nagano en 2010, c’est à Bertrand de Billy que Klaus Bachler a fait appel. Le chef français, qui fait essentiellement carrière en Allemagne et qu’on voit très rarement (et inexplicablement) en France m’a un peu déçu dans son approche. Je ne suis pas très amoureux de cette musique, mais elle porte en elle une émotion singulière, et des moments de tension spectaculaires et dramatiquement marqués, ce qui explique son succès depuis sa création à la Scala (et en italien) en 1957. Elle porte aussi des souvenirs aussi bien – on l’a déjà souligné- de Moussorgski, très présent, mais aussi de Ravel et d’autres compositeurs notamment du premier XXème siècle. Bertrand de Billy n’a pas réussi – sans doute aussi faute de répétitions (l’opéra de Bavière a mis toute son énergie sur la création de South Pole qui avait lieu le lendemain de la représentation à laquelle j’ai assisté) – à imposer un style et une interprétation marqués, ne donnant aucun relief particulier à une œuvre qui ne manque pas de moments de théâtre forts. L’excellent orchestre est au point (quelques scories aux cuivres), c’est en place, mais ça n’est qu’en place : rien ne se détache, le rendu est assez plat et assez monotone, cette lecture sans particulière clarté ni options ne rend pas justice à la situation et surtout n’est jamais protagoniste, laissant la scène conduire la représentation.

Au terme de ce compte rendu, je tiens à exprimer encore une fois ma très forte surprise devant l’interdiction des DVD de la version Nagano de 2010. Je crois que les « ayant-droit » avaient demandé l’interdiction des représentations et du DVD. Il faut lire à ce propos l’article assez complet  de Sophie Bourdais dans Télérama  Ils ont obtenu en appel l’interdiction du DVD.
Cette détestable aventure pose une nième fois la question des « ayant droit » qui défendent leur idée de l’œuvre au nom des liens privés qu’ils ont avec les auteurs. Pour ma part, à partir du moment où une œuvre est publiée, elle appartient au public et l’auteur prend la responsabilité de la laisser en pâture au lecteur, au musicien, aux interprètes et bien sûr aux metteurs en scène.  L’attitude des « ayant droit »  supposerait qu’une œuvre a un sens définitif, marqué dans le marbre, alors que les lois de l’herméneutique contredisent évidemment toute idée de « sens » d’une œuvre. Les exemples ne manquent pas d’œuvres lues d’une certaine manière à leur création et lues au fil des ans d’une manière différente, Molière par exemple mais aussi des romans, ou même la poésie (Baudelaire ou Flaubert, eux aussi objets de procès…). De ce point de vue, il me semble que le droit des héritiers à être dépositaires d’une certaine idée de l’œuvre est abusif. Mais c’est un autre débat.

S’attaquer à une mise en scène dont la fin, selon les « ayant droit », « transformait profondément la fin de l’œuvre et la dénaturait » me paraît erroné, sinon abusif à propos d’un travail qui me semble très respectueux de l’esprit de l’œuvre. C’est pour moi une pièce de plus au débat filandreux sur la mise en scène, et sur le rôle de la mise en scène dans le spectacle d’opéra : c’est là où le débat est le plus crispé, car le public d’opéra reste souvent réfractaire à la mise en scène quand elle va plus loin qu’une illustration et quand elle problématise de manière plus acérée une œuvre, dérangeant les opinions toutes faites et la tranquillité de ceux qui vont à l’opéra « pour la musique » (ceux qui vous disent qu’ils préfèrent une version de concert, allant résolument contre 400 ans d’histoire de la scène, et contre la révolution wagnérienne). Dans cette affaire malheureuse, les « ayant droit » ont ajouté une pièce ridicule et scandaleuse à ce procès-là, mais ils ont surtout mis un peu plus de poussière et de cendres sur leur statut. Honte à eux.[wpsr_facebook]

Image finale ©Wilfried Hösl
Image finale ©Wilfried Hösl

OPÉRA DE LYON 2015-2016: LA DAMNATION DE FAUST, d’Hector BERLIOZ le 13 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène David MARTON)

Partie II  ©Stofleth
Partie II ©Stofleth

Incontestablement, il y a une patte « Opéra de Lyon ». Sont passés par Lyon depuis plus de 20 ans des chefs aujourd’hui révérés (Eliot-Gardiner, Nagano, Petrenko) et quels que soient les directeurs, un soin tout particulier a toujours été accordé aux productions.
Serge Dorny a accentué la tendance en appelant des metteurs en scène très marqués par le Regietheater, soit consacrés (comme Peter Stein naguère, ou Tcherniakov cette année), soit en devenir : c’est notamment le cas de David Bösch ou de David Marton, metteur en scène de cette Damnation de Faust, type même d’artiste qui questionne les œuvres et notamment  pose de manière acérée la question de la dramaturgie à l’opéra.
C’est bien le questionnement dramaturgique qui était au centre de Capriccio (c’est d’ailleurs le sujet de l’œuvre), d’Orphée et Eurydice l’an dernier, interrogation sur la légende, sur le personnage d’Orphée, sur son discours même, replaçant le mythe dans une perspective plus humaine, et posant la question de l’écriture poétique.
Avec La Damnation de Faust, Marton se confronte à la fois à l’une des œuvres phares du répertoire français, appuyée sur l’œuvre phare du répertoire allemand, l’original théâtral de Goethe, un monstre de 12111 vers,  voyage planétaire du Docteur Faust et de son double( ?), mentor( ?) Méphisto. Il suffit de lire quelques uns des lieux du Faust I : plaine de Hongrie, Nord de l’Allemagne, cave d’Auerbach de Leipzig, bords de l’Elbe… L’oeuvre de Goethe n’est presque jamais donnée en version intégrale, l’œuvre de Berlioz n’était pas destinée à la scène, et désormais on la propose aussi bien en version scénique que concertante.Cette production fait le point sur le mythe de Faust et sur la dramaturgie de l’oeuvre.

Et le défi est difficile à relever, tant la structure formelle est erratique, avec les longs intermèdes musicaux, avec la prédominance du chœur, avec la relative pauvreté des « scènes » au sens théâtral du terme (les personnages se parlent peu et parlent plus à eux mêmes qu’à l’autre). Il faut prendre en compte la réduction du théâtre traditionnel à portion congrue, comme des flashes dans une longue, très longue histoire, des raccourcis d’humanité, des scènes au sens presque pictural du terme, qui se succèdent avec une logique ténue, avec de nombreuses ellipses ; tout cela a provoqué dans l’histoire récente des mises en scène fondées sur l’image ou le rêve (Lepage à Paris, Py – avec Kaufmann jeune – à Genève).
C’est d’autant plus facile aujourd’hui de travailler l’image esthétique/esthétisante dans la Damnation de Faust que le répertoire français a un autre Faust, celui de Gounod, plus théâtral, plus historié et plus spectaculaire, hérité du Grand Opéra. Berlioz fait ici en revanche, 13 ans avant Gounod, une sorte contre-opéra en explorant d’autres formes Ce qui permet évidemment à David Marton, qui a toujours le mérite de poser des questions claires sur les tensions et les logiques qui traversent les œuvres, de poser le problème de la nature de cette légende dramatique, et de l’inscrire d’abord dans une problématique très claire et affirmée, d’une sorte d’avatar du texte goethéen, posant à son tour la question du théâtre et de sa représentation.

Foule  (Partie I) ©Stofleth
Foule (Partie I) ©Stofleth

Berlioz appelle son œuvre légende dramatique : il s’agit donc pour le metteur en scène de partir de cette qualification et de proposer un récit à lire scéniquement, comme on lit sur les fresques des églises des épisodes de légende (La Légende Dorée par exemple). Berlioz propose de choisir du premier Faust de Goethe une succession de tableaux, très elliptiques, comme des sortes de flashes, racontant l’histoire de Faust et Marguerite et donnant beaucoup d’importance au chœur, et moins aux dialogues et aux personnages. Evidemment, le personnage le plus fouillé est Méphistophélès, selon la règle bien connue qu’on fait de la bonne littérature avec de mauvais sentiments, et donc que le Diable, un méchant très spirituel, remplit à lui seul la scène. Le premier Faust, plus linéaire que le second, plutôt métaphysique, raconte l’histoire connue de tous d’un Faust vendant son âme au diable pour tromper la vieillesse, l’ennui et la désillusion et séduisant l’innocente Marguerite pour l’abandonner aussitôt après l’avoir engrossée.
La question du premier Faust est celle d’un regard sur le monde, un monde de petits bourgeois, un monde en guerre, un monde en lui-même rabougri, que Faust fuit coûte que coûte : l’enfer vaut mieux que ce monde là.

La question de la morale bourgeoise est au centre du Faust de Gounod, très bien labourée par l’historique mise en scène de Jorge Lavelli à l’Opéra de Paris, mais elle est aussi l’un des points centraux du Faust de Goethe, c’est ce que pointe David Marton en soulignant par des citations parlées du texte de Goethe que certains journalistes dans des journaux pourtant sérieux ont qualifié d’anonymes. Mais où avaient-ils donc la tête ? Une recherche d’à peine cinq minutes sur Internet suffisait à en identifier l’origine.
Bien sûr la première citation, agressivement placée avant le début de la musique,  et dite par le chœur en forme de chœur parlé, évoque la guerre en Turquie. Au vu des événements actuels, cette citation a une actualité plus que brûlante, notamment quand elle souligne le principe du confort petit bourgeois dans son égoïsme structurel  résumable en la formule : « peu importe s’il y a la guerre là-bas pourvu qu’on soit tranquille »

Voici l’extrait, stupéfiant au regard de l’actualité, en Hongrie, en Turquie, en Allemagne ou ailleurs :

UN AUTRE BOURGEOIS.

Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes, que de parler de guerres et de combats, pendant que, bien loin, dans la Turquie, les peuples s’assomment entre eux. On est à la fenêtre, on prend son petit verre, et l’on voit la rivière se barioler de bâtiments de toutes couleurs ; le soir, on rentre gaiement chez soi, en bénissant la paix et le temps de paix dont nous jouissons.

TROISIÈME BOURGEOIS.

Je suis comme vous, mon cher voisin : qu’on se fende la tête ailleurs, et que tout aille au diable, pourvu que, chez moi, rien ne soit dérangé.

Que le texte de Goethe soit une lecture cruelle du monde des hommes, au point de faire de Méphisto un méchant pas si antipathique, on le savait, et David Marton s’en empare pour illustrer en fonction de nos références par une vision très ritualisée cette donnée initiale qu’il développe à tous les âges de la vie humaine, et notamment dès l’enfance. C’est même par l’enfance que passe d’abord cette cruauté (les enfants traitant de putain Marguerite détruite est un des moments les plus forts de la soirée, alorsqu’ils ne font que reprendre le texte que Valentin prononce à l’endroit de sa sœur chez Goethe). Et tous les motifs développés par les enfants sont repris ensuite chez les adultes : la petite fille dessinant un grand cercle devient ensuite Marguerite dessinant, Faust s’assoit à un bureau qu’un enfant a précédemment occupé, et la scène de Brander chantant une chanson à boire, devenant un discours de comices avait déjà été mimée par les enfants pendant la Marche hongroise, devenue satire du totalitarisme et des rituels politiciens.

Marche hongroise  ©Stofleth
Marche hongroise ©Stofleth

David Marton est hongrois, il vit en Allemagne. Il est particulièrement sensible à ce qui se passe en Hongrie, un pays qui d’ailleurs, ne l’oublions pas, fut occupé par les ottomans – le cercle se resserre autour de notre première citation…
Dans ce travail théâtral d’une grande finesse, David Marton crée des relations, tisse des fils, et passe du concret à l’abstrait, ou plutôt fait du concret une abstraction, ce qui est aussi le propos goethéen.
Ce passage du concret à l’abstrait est particulièrement frappant lorsqu’on observe le mouvement du décor. Dans la première partie, trois éléments prégnants :

  • la bretelle (auto) routière abandonnée, une route qui ne mène nulle part sinon à la chute, une idée loin d’être neuve, qui hantait déjà il y a longtemps Chéreau dans Combat de nègres et de chiens de Koltès (1983) et qu’on a même retrouvée récemment (juin-juillet 2014) dans la mise en scène londonienne (Jonathan Kent) de Manon Lescaut de Puccini.
  • le cheval et la 203 « pick up ». Un cheval concret, bien vivant, quelque peu effrayé par les mouvements des enfants (ce qui, entre parenthèses, est du pain béni pour la mise en scène) qui devrait servir pour la course à l’abîme, sauf que dans la vision de Marton, c’est le pick up qui sert de cheval (la scène est d’ailleurs l’une des plus réussies de la mise en scène). Le cheval devient donc lui aussi motif, presque surréaliste, en écho à la 203 Pick up.
  • Le rideau de scène rouge. Ceux qui connaissent l’opéra de Lyon savent que ce rideau rouge n’est pas habituel. Il est donc ici un signe, confirmé d’ailleurs par sa répétition en réduction sur scène (rideau rouge des enfants qui s’en servent pour le petite représentation durant la marche hongroise, rideau rouge derrière le bureau de Faust ou dans la chambre de Marguerite). Rideau rouge signifiant théâtre, la question du théâtre est l’un des motifs utilisés par Marton pour illustrer le statut (théâtral ?) de l’œuvre originale, réputée injouable dans son intégralité, et de celle de Berlioz, objet scénique difficile à classer, mais aussi installer le théâtre comme représentation du monde et le monde comme théâtre c’est l’entreprise même de Goethe.

La deuxième partie est uniformément blanche, le décor est comme recouvert d’une housse, qui fait penser aux paysages enneigés des albums de contes de fées, et qui renvoie par la couleur à l’innocence, ou, plus justement, à l’idée de candeur, meubles blancs, montagnes recouvertes, comme si le monde et ce qui en fait le réel et la crudité s’en était allé, au profit de formes un peu effacées. C’est la partie de Marguerite, comme libérée du monde concret et représentante d’une innocence abstraite et irréelle.

David Marton joue parfaitement sur réalité/représentation ou concret/abstraction, dans une œuvre en permanence à la frontière des genres, à la frontière des mondes.
Ainsi des scènes « filmées » dans la 203.
Filmées, elles acquièrent immédiatement un autre statut, elles se dématérialisent, même si le spectateur voit en direct par la volonté du metteur en scène, et les protagonistes, et quelquefois le caméraman. On passe de la troisième à la deuxième dimension, on passe d’un point de vue direct à un point de vue indirect, d’un regard à l’autre, avec une technique à la Frank Castorf que David Marton connaît bien pour avoir travaillé avec lui: de Castorf l’usage de la vidéo, de Castorf aussi l’usage de textes parlés insérés dans l’œuvre.
Ici, ils sont tous extraits du premier Faust de Goethe, et donc ne peuvent pas « distraire » d’une œuvre musicale qui en procède elle-même, mais tout au moins l’éclairer où en éclairer des données, comme on l’a vu plus haut. Même le fameux dialogue en anglais dans la 203 qui en a étonné plus d’un, qui porte sur Dieu est en fait la scène dite « du jardin ».
David Marton la fait dire en anglais pour une raison d’abord terriblement pratique : les deux chanteurs sont anglophones et ce dialogue dit dans une langue qui n’est pas la leur aurait sans doute semblé artificiel, et aurait nuit à la fluidité et au réalisme cinématographique de la scène. La deuxième raison tient aussi à la reprise vidéo et à sa réalisation : paysage, reprises de la route en font une allusion à un road movie américain, et à écouter la scène on est loin de penser à « Faust », mais plutôt John Huston, et l’anglais renforce aussi ce sentiment chez le spectateur piégé par la traditionnelle opposition entre l’être et l’apparence, qui est évidemment un des éléments clés du Faust, mais aussi du théâtre, mais enfin du cinéma.
David Marton semble aux dires de certains nous détourner, délirer même, dans une sorte d’absurdité innée de ces-mises-en-scène-modernes, alors qu’il nous plonge dans la réalité d’un texte que nous avions oublié (à condition de l’avoir jamais connu…) et dans la réalité de questions fondamentales posées par le texte, mais aussi par Berlioz dans la forme qu’il donne à son adaptation, où l’on passe indifféremment de la forme théâtre à la forme oratorio, du monde « réel » au monde souterrain ou de Dieu à Diable. Car Faust est un road movie, ou ici un stage movie, par la multiplication des lieux et des situations, par le voyage permanent auquel Mephisto invite son cher docteur : road movie, on en a les éléments dès le décor de la première partie : une route, des montagnes dans le lointain, un cheval, une voiture : l’idée de voyage, de mouvement est posée. L’idée de road movie et ce dès l’utilisation de la vidéo qui renvoie à l’univers américain des grands espaces : Marton évoque, sans jamais donner de clés, tout simplement parce que ce théâtre là, que ce soit Berlioz ou Goethe est par nature évocatoire, à l’aide du beau décor de Christian Friedländer.

Les damnés  ©Stofleth
Les damnés ©Stofleth

Il évoque, en nous donnant cependant des indications précises : on a déjà parlé de la marche hongroise, et des motifs récurrents, on n’a pas encore évoqué les personnages qui peuplent cet univers : Faust d’abord, un Faust sans âge, à la démarche un peu molle e déconstruite, avec son chapeau qui rappelle les Marx Brothers ou même très vaguement Godot et l’univers de Beckett. Méphisto, en parfait gentleman avec son attaché-case, éternel voyageur à la recherche de sa proie (comme l’évoque de fascinant final dans les rues de Lyon), et les âmes damnées qui l’entourent, redingote noire, cravate rouge, chapeau melon et attaché-case, autant de personnages à la Jean-Michel Folon évoluant dans un univers sans références, sans traits, où les formes se sont estompées. Faust lui-même, à l’issue de la course à l’abîme, subira cette transformation assez crue sur une table de dissection où des infirmières un peu distraites et bavardes officient, sur la table de dissection-même qui faisait le tableau final de la première partie, où Faust s’exerçait à une leçon d’anatomie sinistre (n’oublions pas qu’il est médecin) et que le personnage est créé par Marlowe au moment des premières leçons d’anatomie (voir Rembrandt).
Le travail de Marton est aussi fait de relations tissées entre première et deuxième partie nous avons évoqué le décor concret/abstrait, mais pas encore l’apparition initiale de Mephisto au milieu du chœur chantant ce qu’il devrait chanter, comme si Méphisto était démultiplié par ce peuple omniprésent et pas toujours bienveillant, un peuple un peu manipulé : le mal surgit dans le réel de la foule, de la même manière que les âmes aspirent Marguerite qui se fond dans la foule dans la deuxième partie, pendant angélique de l’apparition diabolique.

Nous avons aussi évoqué la chambre des enfants dans la première partie reproduit dans la deuxième partie par celle de Marguerite, ou cette dernière table de dissection où Faust officie en première partie, pour en être le cadavre-objet en deuxième partie. Il apparaît une cohérence interne bien loin d’être gratuite, qui installe des liens, des relais, une unité globale.
Tout n’est pas explicable directement, et d’ailleurs, l’art a-t-il besoin d’explications ? tout se passe comme si on refusait au metteur en scène le statut d’artiste et à la mise en scène le statut d’œuvre, une œuvre particulière certes, mais qui n’est plus aujourd’hui une simple illustration.
Ce travail illustre le foisonnement du thème faustien, nous indique la multiplicité des thématiques et des points de vue, il nous indique enfin l’effacement des formes, c’est à dire l’impossibilité de se raccrocher à des éléments connus, fixés, rassurants. Il n’y a rien de gratuit, et pourtant que de surgissements qui apparaissent à première vue mystérieux, heureusement mystérieux, tout simplement parce que le Faust de Goethe est un immense Mystère, la dernière survivance du Mystère médiéval

En voiture..et en vidéo ©Stofleth
En voiture..et en vidéo ©Stofleth

Enfin, il y a dans ce travail comme dans tout travail sur Faust, une marque permanente d’humour, quelquefois cynique, notamment à travers le traitement du personnage de Mephisto, magistralement interprété par Laurent Naouri, avec sa diction et son allure aristocratiques, et en même temps le pétillement de ses yeux, les mouvements imperceptibles des lèvres (bien visibles, volontairement, à l’écran) : les scènes dans la 203 avec Faust sont désopilantes, mais c’est dans la course à l’abîme que cela confine au grand art qui distancie totalement une scène sensée nous ouvrir les portes de l’enfer et qui ne cesse de nous faire sourire :

  • sourire quand Mephisto au volant (Faust est sur la plate forme, au vent, dehors, emporté comme une marchandise récupérée) semble entendre la musique de Berlioz à l’autoradio, et évidemment de manière jouissive, auditeur de ses propres œuvres et heureux d’avoir récupéré une âme damnée pour son armée des ombres à la Folon.
  • Sourire quand Mephisto sort de la voiture qui continue de rouler à toute allure sans chauffeur, simple artifice pour montrer la diablerie de la chose.
  • Sourire plus inquiétant enfin quand Faust entre en enfer et reçoit un numéro qu’on accroche à son pied, comme on peut le faire d’un cadavre à la morgue, mais en même temps reçoit son nouveau statut d’âme damnée avec l’habit qui va avec et donc se relève de cadavre à âme damnée anonyme, nous rappelant les procédures (les simagrées) administratives qui préludaient à l’entrée dans les camps de concentration, autre entrée de l’Enfer.
Partie I  ©Stofleth
Partie I ©Stofleth

Enfin Marton a affirmé vouloir faire un théâtre politique, au nom de la présence importante du chœur dans l’œuvre de Berlioz : la présence du chœur, du peuple en scène est toujours politique. Il marque donc la présence de la masse, manipulée (chanson de Brander) violente (toujours chanson de Brander),  oppressante (apparition de Méphisto) ou séraphique (ascension de Marguerite), une foule presque omniprésente tantôt représentée par les enfants (Marche hongroise) qui miment les adultes, tantôt conduite par les enfants surgissant au sommet du pont recouvert comme les âmes du paradis émergeant des nuages (comme dans certains tableaux plafonds baroques), tantôt surgissant, en cortège, évoluant en cortège de réfugiés, ou de déportés, ou un cortège d’âmes damnées, ou bien entourant les protagonistes comme dans un viol permanent d’intimité, comme un regard sans cesse dardé. En bref, la présence de la foule n’est jamais gratuite, toujours en quelque sorte pesante, voire inquiétante, la présence des bourreaux comme des damnés.

Mais Marton fait surtout de l’espace théâtral l’espace de représentation du monde, un monde pessimiste à la Schopenhauer (Le monde comme volonté et représentation), mais un espace aussi poétique – de correspondances, de métaphores, de figures : tout nous parle théâtre et poésie dans ce travail (que j’ai appelé à plus haut stage movie). D’abord parce que le décor est évocatoire d’un espace mental, qui espace de la poésie, mais laisse aussi toujours apparaître l’espace scénique dans sa nudité noire, notamment quand le fond de scène se lève vers les dessus, montrant sans cesse où nous sommes, ce que l’agressif rideau rouge nous indiquait déjà. Enfin parce que la course finale de Mephisto disparaissant dans la nuit de la ville, commence par un parcours chaotique dans les dessous complexes du théâtre, scène, coulisses, couloirs, ascenseurs, escaliers, vus comme représentation du monde, qui est aussi l’objet du Faust de Goethe.
On sent bien que ce travail nous mène à une sorte de quête sans fin, une quête de sens, là où il n’y en a pas, une quête d’amour là où il n’y en a pas, une quête dont la chute est la fin, comme ce pont qui s’arrête sur le vide.

Ce théâtre est évidemment théâtre de mise en scène, Regietheater qui problématise une œuvre et en montre les possibles, et tous les espaces : quel intérêt eût pu avoir une Damnation imagée à la manière de Py ou de Lepage, quand à travers ces deux magnifiques spectacles, tout a été dit de ce côté là. Quel intérêt à montrer une histoire, que le Faust de Gounod s’ingénie à montrer dans ses détails, sans jamais être le double de la Damnation.
Il faut vraiment emprunter un autre chemin. Alors Marton dissèque l’œuvre de Berlioz, en prend les caractères, ellipses, dramaturgie un peu erratique, présence importante du chœur et importance relative des personnages, s’il y a vraiment des personnages de théâtre et non des figures, et les lie par un système de relations directes et évocatoires, par des fils de sens ou des fils d’images, au texte originel de Goethe, qui reste la référence fidèle de Berlioz et le socle de la représentation.
En ce sens, nous avons une représentation faustienne de la Damnation de Faust, profondément fidèle à Berlioz, par son exploration de formes surprenantes et ses nouveautés, par le foisonnement d’idées et par l’audace de certains choix qui ne trahissent jamais l’esprit de l’œuvre.

A cette complexité réelle répond une réalisation musicale où tous les protagonistes ont semblé adhérer au propos de la mise en scène, il en résulte une grande cohésion stylistique entre ce que fait Marton et ce que fait Kazushi Ono en fosse. Il n’est pas facile pour une œuvre aussi singulière de définir ce que devrait être une Damnation de Faust, créée à l’opéra comique en 1846 et au Palais Garnier en version de concert en 1897, et en version scénique en 1910. Depuis 1980, La Damnation de Faust a été reprise à Paris plusieurs fois en version de concert jusqu’à la production scénique de Luca Ronconi, importée de Turin, proposée en 1995 et 1997, à laquelle succède la célèbre production de Robert Lepage à partir de 2001, et reprise en 2004 et 2006. En fait, les versions de concert et les versions scéniques alternent.
À Genève, la production de 2003 dirigée par Patrick Davin affichait Jonas Kaufmann, Katerina Carnéus, et José van Dam et la reprise de 2008 John Nelson, Paul Groves, Willard White et une certaine Elina Garanča. Rappelons pour mémoire la production (discutable) de la Fura dels Baus à Salzbourg.
À l’opéra de Lyon, l’œuvre est assez familière, c’est quand même un des piliers du répertoire français et sans doute le plus représenté des opéras de Berlioz: c’est la cinquième production depuis 1973, la dernière remontant à 1994 avec Susan Graham, Thomas Moser et José van Dam sous la direction de Kent Nagano.
Tous ces rappels nous montrent combien l’œuvre reste désormais bien présente sur les scènes, sous ses deux formes essentielles.
Kazushi Ono propose une interprétation sans fioritures ni maniérismes, comme à son habitude, mais très précise, éclairant de manière particulière les détails de la partition où l’orchestre de l’Opéra de Lyon donne une très belle prestation, avec des bois particulièrement efficaces, avec un son jamais envahissant, moins sec que d’habitude dans cette salle, et une vraie dynamique. La Marche hongroise n’est pas spectaculaire, au sens m’as-tu vu du terme (souvenez vous de la Grande Vadrouille et de De Funès), elle est au contraire d’une grande fluidité, presque naturelle, s’insérant dans le fil dramatique, sans jamais en exagérer les sons ou les formes, grâce à une mise en scène (les enfants) qui en atténue les aspects militaires et en fait presque un jeu, ou une pantomine de bambins. Jamais la scène n’est couverte par la fosse, mais l’orchestre est toujours très présent, faisant sonner les morceaux symphoniques avec netteté, tantôt de manière incisive tantôt avec beaucoup de délicatesse et de légèreté, voire de poésie. C’est pour moi une des meilleures prestations de l’orchestre et du chef.
Le chœur de l’Opéra de Lyon dirigé par Philip White a donné lui aussi une vraie preuve d’excellence. Très sollicité par la partition et cette fois-ci aussi par le metteur en scène, la diction est toujours impeccable, d’une grande clarté, dans une approche pleine de nuances.
La distribution vocale, sans être d’une homogénéité absolue, s’en sort avec les honneurs.
René Schirrer est un Brander à la voix fatiguée, un peu mate, et sans volume, il reste que le personnage voulu (une sorte de vieux tribun qui finit comme le rat de la chanson, dans le four de la foule) est bien caractérisé, et que ce Brander un peu en retrait sert la couleur de la mise en scène.
Kate Aldrich en Marguerite est une belle femme, plus « mûre » que d’habitude : ce n’est plus une enfant. La voix n’est pas en cause, et son D’amour ardente flamme ne manque ni d’émotion ni de sensibilité. Il reste quelques problèmes d’homogénéité vocale des aigus quelquefois un peu criés et une diction problématique, surtout face à des experts du mot comme Laurent Naouri et Charles Workman. C’est une Marguerite honnête, sans rejoindre jamais la Légende du rôle.

Charles Workman (Faust)  ©Stofleth
Charles Workman (Faust) ©Stofleth

Charles Workman n’a plus la voix de jadis, où il était un des ténors mozartiens de référence. Mais il garde une vraie présence, et la voix fascine encore par son élégance, par le style impeccable et par l’émotion distillée : une émotion née d’une capacité à sculpter les mots, à leur donner du poids et du sens. On sent quelques aigus un peu difficiles, un peu forcés à la limite du cri, mais on se souviendra longtemps de cette silhouette pathétique, perdue, voire éperdue, qui semble tout faire à la dégoûté, d’un enthousiasme très contrôlé face à Marguerite. J’aime ce chanteur très respectable, très sensible, intelligent et quelques problèmes vocaux n’entachent en aucun cas l’estime pour l’artiste qu’il est. Il est le personnage, et cette voix quelquefois très légèrement fanée donne à ce Faust une mélancolie structurelle qui va à merveille avec la mise en scène.
Laurent Naouri est lui aussi un de ces chanteurs à l’intelligence pétillante et à la présence scénique particulière. La voix est là, avec son étendue, sa souplesse, sa couleur et ses inflexions multiples, et aussi force, subtilité, ironie. L’acteur est vraiment étonnant, vu sur scène ou à l’écran. On se souviendra de ses mimiques impayables, de ses yeux malicieux dans la 203 avec Faust ou seul au volant, de ce langage insinuant, de cette force tranquille du mal qu’il installe, d’un mal d’autant plus dangereux qu’il inspire une certaine sympathie. Donnez moi 100 Mephisto pour un Lindorf  qui chez Offenbach n’est que caricature de bande dessinée: le diable de Berlioz, comme celui de Gounod d’ailleurs est une figure satanique un peu satinée, aristocratique, vivace, c’est en quelque sorte la beauté du diable que Naouri porte dans son personnage. Avec un tel Méphisto, le Sabbat est une partie de plaisir…

Voilà une Damnation de Faust qui a fait discuter, et douter, et qui a aussi provoqué ses huées (mais pas le soir où j’y étais). Le théâtre, lorsqu’il prend vraiment possession du plateau et ne se contente pas de l’habiller, inévitablement secoue le spectateur. L’approche de David Marton est évidemment déstructurante, un peu comme celles de Christoph Marthaler ou de Frank Castorf, voire de son compatriote Árpád Schilling, mais Marton est aussi un musicien, formé aux meilleures écoles dont la Hanns Eisler de Berlin : l’accuser d’aller contre la musique serait donc une absurdité, tant son travail est musical au plus haut degré (son Orphée l’an dernier était stupéfiant à cet égard).
En posant un regard sur la forme de l’œuvre de Berlioz, sur le texte originel qui fascinait le musicien, il a proposé une vision complexe, fouillée, diverse et grave d’une œuvre qu’on réduit souvent à une imagerie. Dans cette production, le mythe de Faust est balayé dans tous les possibles portés par l’œuvre de Berlioz, elle même proposition formelle originale qui supporte difficilement la scène traditionnelle.
Si la production est forte, si forte même, c’est non seulement qu’elle nous plonge dans un univers de pure poésie alchimique, mais qu’elle est aussi portée par un plateau et une fosse en totale cohérence, où musique et vision se rencontrent et s’interpénètrent. Qu’il y ait des lieux, des théâtres, des opéras en France qui refusent obstinément la complaisance et les satisfactions faciles et passagères est plutôt un signe positif, qu’il y ait débat autour n’est pas non plus mauvais, cela veut dire que l’opéra est encore un art vivant. La bête n’est pas encore morte.[wpsr_facebook]

Laurent Naouri (assis), Charles Workman et Kate Aldrich  ©Stofleth
Laurent Naouri (assis), Charles Workman et Kate Aldrich ©Stofleth

DE NATIONALE OPERA 2014-2015: BENVENUTO CELLINI d’Hector BERLIOZ le 31 MAI 2015 (Dir.mus: Sir Mark ELDER; Ms en scène: Terry GILLIAM/Leah HAUSMAN)

Benvenuto Cellini, Amsterdam © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini, Amsterdam © Clärchen&Matthias Baus

Dans un livre très célèbre « Les enfants de Saturne , psychologie et comportement des artistes de l’antiquité à la révolution française », Rudolf Wittkover et son épouse Margot abordent le cas de Benvenuto Cellini au chapitre VIII « Les artistes et la loi », avec un sous-titre éloquent : la passion et le crime dans la vie de Cellini.

Par ailleurs Cellini est le premier artiste à avoir osé coucher sa vie par écrit. Certes,  la Renaissance verra Giorgio Vasari se consacrer aux « Vite de’ più eccellenti architetti, pittori e scultori italiani da Cimabue insino a’ tempi nostri » mais il ne parle pas de Cellini, qui s’est consacré lui-même à sa vie en écrivant « Vita di Benvenuto Cellini: orefice e scultore fiorentino » et devenant ainsi le premier artiste à écrire son autobiographie, qui eut d’ailleurs beaucoup de succès : publiée en 1728, traduite par Goethe, elle a donné suite à un nombre assez conséquent de romans, de pièces de théâtre et naturellement à l’opéra de Berlioz qui en a puisé ses sources. Cette vie picaresque d’un personnage génial et impossible à canaliser, un véritable roman de Dumas qui d’ailleurs y puise son « Ascanio ou l’orfèvre du Roi » (1843), fut une vie aventureuse, toujours aux limites de la loi. Peut-on tout pardonner à l’artiste, quand il est ainsi choisi pour donner la Beauté au monde ? Voilà la question posée par Cellini, et par d’autres, ces « enfants de Saturne » dont parle Wittkover.
Cette folie cellinienne, cette saturnale permanente, c’est bien ce qui séduit Berlioz, c’est bien ce côté échevelé, hors la loi, ce côté artiste et bandit, qui fait de ce thème un sujet d’opéra complètement démesuré, complètement déglingué, construit sur deux intrigues qui se tissent l’une dans l’autre, l’amour partagé pour Teresa, fille de Balducci trésorier du pape, et la fabrication toujours repoussée de son Persée, jusqu’à l’ultimatum du Pape Clément VII. Art et amour, certes mais surtout Kabale und Liebe d’un nouveau genre. On est dans le stürmisch des intrigues folles de la Renaissance où Berlioz fait interférer un rival en sculpture et en amour, le sculpteur officiel du Pape Fieramosca, en une poursuite digne des plus grands dessins animés : on est bien près des aventures de Titi (Cellini) et Gros-Minet (Fieramosca) où, Tex Avery aidant, Gros-Minet tombe toujours dans le panneau.

A histoire folle distribution folle, chœurs et foules énormes, orchestre énorme, et voix exceptionnelles, un soprano lyrique, un ténor typique de ceux impossibles à trouver sur le marché (destiné à Nourrit, mort trop vite, ce fut Duprez qui le créa), un de ces ténors comme Raoul des Huguenots, Henri des Vêpres Siciliennes, Arnold de Guillaume Tell, voix di petto et voix de tête, contrôle, lyrisme extrême, style hyper contrôlé, …Un Lohengrin qui puisse chanter Ottavio au timbre de Belmonte ou de Tamino et à la couleur d’Otello (de Rossini)…
C’était trop neuf pour le public parisien (tout est toujours trop neuf pour le public parisien) qui le bouda en 1838 à la création à l’Opéra, et ce fut Liszt qui le relança à Weimar en 1852. 14 ans après l’opéra était encore neuf, avec comme ténor le créateur de Lohengrin …

Toute opération Cellini doit être un peu loufoque : l’Opéra Bastille, qui à ses débuts se dédia à Berlioz (le premier opéra représenté à Bastille fut Les Troyens), présenta une super production de Denis Krief, dirigée par Myung-Whun Chung avec Chris Merritt dans le rôle titre, des centaines de costumes, une parodie des opéras du XIXème avec toiles peintes et pastiches de grands gestes mélodramatiques, mais qui finissait par lasser.
Et la production ne fut jamais reprise.

Bref, sans déglingue continue, impossible de monter Benvenuto Cellini, car ce n’est pas une œuvre sérieuse. Elle oscille entre le vaudeville bien proche de Feydeau et le spectaculaire meyerbeerien, voire (comme à Amsterdam) la monumentalité de Turandot.
Feydeau chez Meyerbeer, faut l’faire. Berlioz l’a fait.

Amsterdam a coproduit avec l’ENO la production de Terry Gilliam, lié aux Monty Python, l’un des rois de la comédie loufoque et de la déglingue cinématographique, à qui l’on doit « Monty Python, sacré Graal », « Monty Python, la vie de Brian » ou « Les aventures du Baron de Münchausen », qui avait eu à Londres une immense succès, qui a triomphé à Amsterdam, et qui est attendue à Barcelone et je crois Paris. La chorégraphie, très importante dans cette vision est signée Leah Hausman, qui co-signe aussi la mise en scène.

Benvenuto Cellini porté en triomphe par les ouvriers © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini porté en triomphe par les ouvriers © Clärchen&Matthias Baus

Ainsi donc, il est difficile d’imaginer un Benvenuto Cellini scéniquement sérieux, mais l’œuvre présente en revanche de sérieuses difficultés musicales, scéniques et vocales, qui accentuent sa rareté sur les scènes, et notamment sur notre première scène nationale.
Esthétiquement et scéniquement, l’œuvre épouse le développement du Grand Opéra, avec ses formes et ses habitudes, large diversité des voix, nombreux personnages, présence (habituelle) d’un travesti, changements de décors et d’espaces, grands rassemblements, scènes spectaculaires.
Culturellement, elle est aussi l’héritière du drame romantique, avec son foisonnement, ses amours contrariées, sa plongée dans une histoire revisitée : il y a quelque chose de la première scène d’Hernani de Hugo dans la première scène de Benvenuto Cellini, amants réunis, amoureux éconduit dissimulé, poursuites.

Carnaval...© Clärchen&Matthias Baus
Carnaval…© Clärchen&Matthias Baus

Alors, Terry Gilliam entreprend de raconter cette histoire avec ses excès et son foisonnement, en l’installant dans un univers à la fois enfantin, festif et très coloré. Enfantin par ce décor de Terry Gilliam et Aaron Marsden qui rappelle un peu les planches de Piranèse, ou des albums de contes de fées, un décor de panneaux mobiles gigantesques dessinés (voûtes, escaliers), aux proportions exagérées, par des personnages caricaturaux (Fieramosca) tels qu’on peut en rencontrer dans les albums de bandes dessinées ou dans les dessins animés, un espace où se côtoient toutes les proportions et tous les genres : comédie, drame, tension, flammes, forge et pape.

Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus
Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus

Terry Gilliam s’amuse, d’abord avec le personnage de Fieramosca, éternel comploteur pour séduire, conquérir ou enlever la belle Teresa, et qui échoue sans cesse lamentablement, interprété ici par le superbe Laurent Naouri, diction prodigieuse, style et élégance vocale qui tranchent avec le ridicule du personnage. Il s’amuse ensuite avec Balducci, le père barbon, trésorier du pape, un Maurizio Muraro qui penche vers un barbon rossinien : on le verrait parfaitement en Bartolo ou en Don Magnifico. Il s’amuse avec le pape Clément dont l’apparition en Princesse Turandot dans une sorte d’ostensoir baroque est d’une drôlerie impayable : en hauteur, lointain, inaccessible, avec sa coiffure de mandarin et son maquillage asiatique et blanc. Il est comme Turandot, prêt à condamner celui qui ne réussit pas l’épreuve, ici faire fondre la statue du Persée : mais descendu de son piédestal, le pape devient comme les autres : un pantin.

Benvenuto Cellini (John osborn) et en arrière plan le pape Clément VII (Orlin Anastassof) © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini (John Osborn) et en arrière plan le pape Clément VII (Orlin Anastassov) © Clärchen&Matthias Baus

Il s’amuse avec Cellini lui-même, sorte d’ouvrier fondeur dont le costume fait (un peu) penser à celui d’Astérix, plein de ressources, plein d’idées pour gagner sa fiancée Teresa, un Cellini tout sauf aristocratique, mais au contraire aimé du petit peuple des artisans et des tavernes, un Cellini qui bouscule l’ordre établi et par son attitude, et par ses amours bien au-dessus de sa classe sociale.
Il s’amuse aussi avec le chœur, magnifique, désormais dirigé par l’excellente chef de chœur Ching-Lien Wu venue de Genève où elle a accompli un travail remarquable, et qui montre encore (notamment mais pas seulement dans la scène de la taverne) combien le chœur de l’Opéra d’Amsterdam est l’un des chœurs d’opéras les plus lestes, les plus plastiques, les plus acteurs de tous les chœurs d’opéras aujourd’hui.
Il s’amuse enfin avec le public : gigantesques figures de la mort et de carnaval, confettis inondant la salle, et cortège traversant les fauteuils d’orchestre qui dès l’ouverture insufflent vie, bouillonnement et bonne humeur. Car c’est bien l’idée de carnaval qui domine ce travail, un carnaval où l’on peut tout se permettre, un carnaval ou les ordres sociaux et les valeurs sont renversées, un carnaval romain où même le pape est pris en dérision. Une Saturnale au service d’un enfant de Saturne.

Saluts dans le décor final..la tête, les jambes, le reste...
Saluts dans le décor final..la tête, les jambes, le reste…

Il en résulte un spectacle où l’on ne s’ennuie pas une seconde, où la bonne humeur est permanente, où il n’y plus de longueurs ni étirements, où Berlioz est pris dans une sarabande où tout est possible et où l’on ose tout. Jusqu’au Persée bien connu du sculpteur qui devient par la main de Terry Gilliam et de son décorateur une statue gigantesque de type colosse de Rhodes, dont on voyait la tête énorme, et dont on ne découvre que les jambes musculeuses et le sexe bien planté lorsque la statue est dévoilée, qui ressemble plus au David du rival Michel-Ange, qui trône en voisin (aujourd’hui une copie) sur la piazza della Signoria à Florence, qu’au véritable Persée de Cellini dans la Loggia dei Lanzi. Impayable surprise, là aussi.

Persée, par Benvenuto Cellini (Florence, Loggia dei Lanzi)
Persée, par Benvenuto Cellini (Florence, Loggia dei Lanzi)

Il fallait pour que cette étourdissante mise en scène puisse atteindre son public rendre aussi à cette musique son énergie, son lustre et sa folie.
Sir Mark Elder, pour lequel j’ai souvent exprimé mes doutes dans Wagner, prend Berlioz à bras le corps : on sait combien depuis Sir Colin Davis – Berlioz est aimé outre-manche, où les britanniques ont depuis longtemps donné droit de cité à ses opéras les plus monumentaux (Les Troyens intégraux ont été présentés à Covent Garden une vingtaine d’années avant l’Opéra de Paris), conformément à la tradition qui veut que Berlioz ait réussi plus ailleurs qu’en France, nemo profeta in patria. A commencer par ce Cellini en échec à Paris et en réussite à Weimar…
Puisqu’il n’y a pas d’orchestre de fosse à l’opéra d’Amsterdam, chaque orchestre important des Pays Bas descend tour à tour dans la fosse : c’est avec le Rotterdams Philharmonisch Orkest , très en forme, dont le directeur musical est Yannick Nézet Séguin et le principal chef invité Jiří Bélohlávek, que Sir Mark Elder réussit à donner à cette musique complexe (les musiciens à la création s’étaient dressés contre le compositeur arguant qu’elle était impossible à exécuter) le brillant et la dynamique voulue, avec des cordes acrobatiques, des cuivres en place (et dieu sait si c’est important dans Cellini) et un éclat tout particulier et tout à fait bienvenu. Avec le chœur dont il a été question plus haut, tout à fait excellent, à la diction particulièrement claire et à l’énergie communicative, ils colorent la représentation avec force, mais sans écraser le son, laissant toute la fresque de Berlioz se développer et surtout laissant entendre toute la complexité de la partition et sa nouveauté, notamment les ruptures de rythme, les accélérations, les cordes vertigineuses, une partition qui est tourbillon, mais aussi lyrisme, poésie, et même quelque (rares) fois méditation, avec un sens du suspens et une tension incroyables dans la scène finale. L’orchestre répond parfaitement aux sollicitations et Sir Mark Elder se place résolument dans le sillage de Sir Colin Davis.
Au service de cette très grande réussite musicale, une distribution particulièrement juste.
On a reproché à cette distribution de ne pas prononcer le français de manière suffisamment claire : seul français de la distribution, Laurent Naouri au milieu d’américains, d’italiens et de néerlandais.
Je sais les français très sourcilleux sur la prononciation de leur langue à l’opéra, et en général très maniaques de la diction : dans plusieurs jurys de concours de chant, lorsque j’entendais de jeunes mezzos émettre une bouillie sonore à la place de l’air de la lettre de la Charlotte de Werther, je me faisais taquiner par les autres membres, italiens ou anglais sur notre « manie » de la diction. Je suis certes soucieux de la diction, mais je ne suis pas un idéologue, mais je constate la plupart des grands noms du chant sont des artistes à la diction impeccable. Mais le public d’Amsterdam n’est pas forcément francophone et ne sera pas sans doute pas gêné de ne pas tout comprendre.
La Teresa du jour n’est sans doute pas « idiomatique » (Mariangela Sicilia) mais quel chant superbement contrôlé et puissant ! D’ailleurs, son français n’est pas si cryptique, ni même celui de Muraro. Je peux comprendre que pour Pelléas et Mélisande (pour des raisons expliquées dans le texte précédent sur la production de Lyon) on soit plus sourcilleux, mais pour Benvenuto Cellini…
Aussi ai-je trouvé que chacun au total était à sa place, à commencer justement par cette jeune Mariangela Sicilia, toute débutante, qui m’est apparue un miracle de solidité vocale, avec un aigu sûr, bien négocié, une voix pleine, charnue, large, et un contrôle et un style impeccables. Voilà une voix toute promise à Verdi, au Verdi français comme au Verdi italien, au jeune Verdi comme au Verdi tardif. Non seulement remarquable vocalement, mais aussi scéniquement. C’est une véritable découverte dont on espère qu’elle ne se perdra pas en route par la vertu toujours douteuse des agents italiens. J’ai rarement entendu une chanteuse aussi peu expérimentée avoir une telle solidité, une telle sûreté et une telle personnalité vocale, avec des qualités aussi bien dans les pianissimi que dans les aigus les plus larges, avec une vraie technique de projection sachant retenir la voix, sachant tenir sur le souffle avec une intensité et une poésie rares. Un nom à suivre et une voix à protéger comme le lait sur le feu.
L’autre voix féminine, la canadienne Michèle Losier, sait donner à Ascanio l’élégance et la présence voulues à un rôle qui pourrait vite disparaître dans les rôles de complément. La voix claire, affirmée, magnifiquement projetée, le personnage, bien campé, n’est jamais une caricature de travesti, mais s’affirme comme un rôle jeune, frais, une sorte de Cherubino particulièrement stylé et vif. Elle obtient un très grand succès justifié, avec une vraie prime à la prononciation française évidemment idiomatique. Voilà une chanteuse qui fait une solide carrière et qui peu à peu s’affirme comme l’un des mezzos les plus intéressants du jour. Elle chante pour l’instant le répertoire français et notamment baroque et un peu de répertoire en italien (notamment Mozart), mais on devrait sans doute bientôt l’entendre dans Rossini ou le bel canto. A suivre aussi.

Balducci entraré par Cellini © Clärchen&Matthias Baus
Balducci entraré par Cellini © Clärchen&Matthias Baus

Maurizio Muraro chante un Balducci en un français d’une clarté épisodique mais globalement acceptable, un Balducci de style plus rossinien que berliozien : on avait l’impression de voir Enzo Dara dans une de ses compositions : sens comique, présence, beau volume vocal et graves impressionnants font qu’il est très juste aussi et très bien distribué pour la couleur que l’on veut donner au rôle, même si on eût pu préférer une basse plus francophone.
Le bulgare Orlin Anastassov est l’une des basses les plus présentes sur le marché pour quelques rôles de basses russes (Boris, Dosifei) mais surtout italiennes. On ne l’a pas encore vraiment entendu dans le répertoire français (hormis Roméo et Juliette). Ce qui explique que la clarté de la langue soit encore à travailler sans doute. Son entrée triomphante à la Turandot (ou en Imperatore Altoum) est l’un des moments forts de la représentation, la voix est profonde à souhait, la présence scénique peut-être gagnerait à plus de plasticité, mais le rôle de Pape n’est pas non plus un rôle déluré. Disons que la prestation n’est pas vraiment au point, mais que le traitement scénique du personnage la fait globalement passer.
En revanche l’intervention du cabaretier est particulièrement remarquée pour son relief : dans un rôle de complément le ténor Marcel Beekman réussit à captiver la salle, grâce à une voix bien projetée et surtout pour le coup une diction française parfaite (il est néerlandais) qui donne une véritable intensité à sa présence. Beau rôle de composition.
Nicky Spence (Francesco), Scott Conner (Bernardino) et André Morsch (Pompeo) complètent très honorablement une distribution bien construite qui n’appelle aucune remarque désobligeante.
Mais pas de Benvenuto Cellini sans Fieramosca, et pas de Fieramosca sans Cellini. Laurent Naouri (Fieramosca, basse) et John Osborn (Cellini, ténor) offrent là une prestation particulièrement remarquable et montrent à la fois des qualités scéniques (en particulier Naouri, irrésistible) et vocales de très haut niveau.
Fieramosca est le méchant ridicule dont personne n’a peur, parce qu’il rate toutes ses entreprises, habillé à la Iznogoud comme les méchants de cartoons. Laurent Naouri fait une composition irrésistible avec un sens du mot, un soin de la couleur, une voix large bien projetée et bien posée. On connaît ses qualités de styliste, et son aisance en scène, mais je ne l’avais pas entendu encore dans un rôle de composition et dans un registre comique. La personnalité, la silhouette, l’aisance sont remarquables. Il est vraiment le méchant de comédie, avec tous ses ridicules et tous ses excès. L’incarnation est exceptionnelle et vaut le voyage.

John Osborn (Cellini) au premier plan, en arrière plan Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus
John Osborn (Cellini) au premier plan, en arrière plan Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus

On connaît John Osborn, qui s’est spécialisé dans les rôles de ténor romantique ou rossinien et notamment les rôles français : c’est un Raoul, c’est un Léopold de La Juive (qui revient peu à peu sur la plupart des grandes scènes, l’an prochain à Munich) c’est un Arnold, c’est donc un Cellini qu’il interprétera aussi à Barcelone la prochaine saison dans la même mise en scène, appelée à faire le tour des théâtres. Formé à l’école américaine, celle qui pour mon goût donne la meilleure technique et la plus grande solidité, c’est d’abord un artiste soucieux du texte et du dire, au chant très contrôlé et au style très accompli, notamment dans l’opéra français.

Il est évidemment le personnage, et il maîtrise complètement l’ensemble des difficultés du rôle, qui exige bien entendu des aigus stratosphériques, mais aussi une ligne très contrôlée et surtout une belle endurance. Si scéniquement il n’a pas tout à fait l’aisance d’un Naouri, il campe un Cellini très crédible mais surtout il est aussi incroyable dans les airs les plus exposés que dans le lyrisme et la mélancolie, c’est à dire les moments les plus contenus. Il est réconfortant de constater que ce répertoire longtemps ignoré faute de voix capables de le soutenir, peut-être remarquablement distribué aujourd’hui., avec un considérable succès.

LA scène du cabaretier (Marcel Beekman) © Clärchen&Matthias Baus
LA scène du cabaretier (Marcel Beekman) avec le choeur © Clärchen&Matthias Baus

Voilà une production qui a su trouver sa voie en ne prenant pas l’œuvre au sérieux, sans contredire un seul instant le credo berliozien. Que ce Cellini fasse le tour d’Europe est une chance pour un opéra qui lui, n’en a pas eu beaucoup. Bien sûr, en bon français, on pourrait souhaiter une distribution plus homogène linguistiquement, mais s’il fallait que l’opéra français fût toujours chanté par des français, cela vaudrait aussi pour l’opéra allemand par des allemands et russe par des russes. Plus de Boris de Raimondi, de Don José par Kaufmann ou de Carmen d’Anita Rashvelishvili. Plus d’opéra, en somme, enfermé dans la malédiction de l’idiome.
Il est au contraire particulièrement intéressant que ce répertoire soit proposé ailleurs (pour l’instant il n’est même proposé qu’ailleurs…) et que des chanteurs internationaux l’abordent et l’aient à leur répertoire, car c’est une chance supplémentaire de partage et de diffusion. Même sans accent français impeccable, même avec une prononciation quelquefois erratique, nous sommes tous rentrés dans le spectacle, nous avons tous apprécié une distribution engagée, dynamique, pleine de vie et d’humour et un chef qui a rendu justice à cette musique laissée pour compte par les scènes (qui était le générique de la vieille RTF) ignorée des producteurs, et donc des spectateurs. Amsterdam se souviendra du passage de Benvenuto Cellini qui par chance va essaimer. C’était un dimanche fou à l’opéra et la folie fait du bien à l’âme. [wpsr_facebook]

Benvenuto Cellini, Amsterdam 2015 © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini, Amsterdam 2015 © Clärchen&Matthias Baus

METROPOLITAN OPERA 2014-2015: LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH le 21 MARS 2015 (Dir.mus: James LEVINE, Ms en scène: Bartlett SHER)

Olympia (Erin morely Distrib.A) ©Marty Sohl /Metropolitan Opera
Olympia (Erin Morley Distrib.A) ©Marty Sohl /Metropolitan Opera

Encore une œuvre du répertoire français, et pourtant le texte n’est pas disponible dans le display de surtitrage qu’il y a devant chaque fauteuil. Anglais, allemand, espagnol seuls ont droit de cité. Il faut donc faire confiance à la diction et la prononciation française des chanteurs. On me répondra que le livret de Jules Barbier ne nécessite pas un effort intellectuel particulier mais tout de même…
On ne reprendra pas la polémique sur la version jouée, à chaque production sa version, d’autant plus depuis les dernières découvertes de Jean-Christophe Keck notamment sur l’acte de Giulietta et le final. Mais James Levine a choisi de suivre la version Œser qui remonte à 1976 et désormais remise en question après l’édition de Michael Kaye et évidemment celle de Keck. Une édition saluée lors de sa parution, qui fut suivie par l’enregistrement de Sylvain Cambreling qui n’est pas l’un des plus mauvais loin de là et qui conserve scintille diamant et le sextuor du 3ème acte (Giulietta). Levine propose non les dialogues parlés mais les récitatifs chantés de Guiraud (une rareté désormais…). Voilà pour les choix de version.
Cette production des Contes d’Hoffmann remonte à 2009, James Levine la dirigeait, et il la reprend aujourd’hui. Les Contes d’Hoffmann qu’il dirige avec les forces du MET depuis 1988 (avec une tournée au Japon) et au MET même depuis 1992. Contrairement à d’autres œuvres qu’il se réserve, il a souvent laissé la baguette (Simone Young, Frédéric Chaslin), il était donc intéressant de l’écouter dans un opéra où, on le sait, il excelle, mais où il n’est pas si fréquent, d’autant que c’était la dernière.
La mise en scène est de Bartlett Sher, metteur en scène américain fameux, pour les pièces qu’il a mises en scène et pour les musical, il fait partie des metteurs en scène que Peter Gelb a appelés pour renouveler un peu les mises en scène au MET, dont on sait ce qu’elles sont, et surtout ce qu’elle ne sont pas; on lui doit un Barbiere di Siviglia de bonne facture. Ces Contes d’Hoffmann ne révolutionnent pas la vision de l’œuvre : Chéreau le fit et avec quelle maestria à l’Opéra de Paris en 1975, et Marthaler à Madrid récemment en a proposé une vision étonnamment noire et tendue. Bartlett Sher en fait une vision à la fois littéraire, fantasmatique et fantasmagorique : Hoffmann est souvent derrière sa table de travail écrivant ses Contes et s’impliquant de manière romantique dans les histoires qu’il raconte ou en faisant un fantasme comme c’est visible dans l’acte de Giulietta, le moins linéaire et le plus violent.
Dans un décor sombre de Michael Yeargan, les visions alternent, plutôt fantasmagoriques pour l’acte d’Olympia, nous sommes presque à la limite du musical, plutôt épuré pour l’acte d’Antonia : je ne sais si Barltlett Sher a eu accès à la vidéo de Chéreau (hors commerce, mais qui doit circuler), mais au moins deux idées sont semblables, d’une part l’arrivée du Docteur Miracle en calèche (chez Chéreau, vraie calèche et vrai cheval), et d’autre part l’évocation de la mère avec un simple voile blanc. Il reste que c’est l’acte le plus réussi car le moins surchargé. L’idée de vêtir Antonia d’un habit de Diva en récital est excellente. L’acte de Giulietta est comme souvent le plus confus : le livret est surchargé de petits faits, peu clair et tout se succède à grande vitesse, sans vraiment de ligne limpide et suivie. Venise est évoquée, inévitable gondole, les fêtes masquées du XVIIIème aussi (Giulietta est vêtue comme au XVIIIème) avec une atmosphère à la fois de fête vénitienne, de maison de rendez-vous, mais avec aussi une violence contenue puis explosive, par exemple, lorsque Hoffmann tue Schlemil. C’est d’ailleurs l’un des moments où il apparaît le plus clairement que tout cela n’est que rêve. Bartlett Sher construit donc un rêve d’Hoffmann, souvent à sa machine à écrire : c’est un peu le même dispositif et la même idée que pour l’Orphée de Gluck vu récemment à Lyon, mais pas vraiment mené au bout de sa logique. Du point de vue plus strict du jeu et de la direction d’acteur, le travail est sommaire, et Sher laisse l’élaboration aux chanteurs qui font en somme ce qu’ils ont l’habitude de faire.
Il reste que c’est une mise en scène qui fonctionne, mieux que bien d’autres productions du MET.
Elle fonctionne aussi parce que la compagnie est engagée avec une énergie peu commune. C’est plutôt une distribution B, la reprise de janvier affichait Thomas Hampson dans les quatre rôles maléfiques et Vittorio Grigolo en Hoffmann. Même si les chanteurs sont apparemment moins « bankables », l’ensemble a une tenue et une homogénéité remarquables.

Matthew Polenzani (Hoffmann) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Matthew Polenzani (Hoffmann) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera

Matthew Polenzani, qu’on connaît pour ses qualités de styliste est un Hoffmann très engagé, avec une diction impeccable et un style enviable. Lui dont on note toujours le volume relativement contraint (voir son Requiem de Verdi à la Scala où il remplaçait Kaufmann en octobre dernier), est ici très à l’aise et particulièrement en voix. Un travail de chant ciselé, attentif, et finalement une personnalité scénique attachante, voire émouvante, même s’il n’est pas un acteur de premier ordre. Un très bel Hoffmann, très propre, très net, impeccable en somme.

Laurent Naouri et Matthew Polenzani ©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Laurent Naouri et Matthew Polenzani ©Cory Weaver/Metropolitan Opera

Coppelius, Dappertutto, Miracle et Lindorf, c’est Laurent Naouri, magnifique ce soir : une voix claire, bien projetée, une diction exceptionnelle bien sûr, et un magnifique timbre de baryton basse. Il sacrifie un peu aux gestes codifiés du personnage, mais du point de vue musical, il est vraiment une très belle référence. Son scintille diamant est exemplaire et remporte un triomphe. Enfin un vrai style français. Un modèle.
Notons aussi quelques personnages secondaires qui ont surpris par leur allant et leur présence, par exemple le Frantz de Tony Stevenson, jeune diplômé maison du Programme Lindemann vraiment excellent dans l’air de la méthode, ou même Mark Showalter (Spalanzani, Nathanaël, un étudiant).
Du côté des rôles féminins, c’est un peu moins homogène, la Muse (Nicklausse) de Jennifer Johnson Cano, est très correcte sans être exceptionnelle, notamment du point de vue de l’incarnation vocale et scénique. Elle est loin d’effacer la performance inoubliable de Anne Sofie von Otter à Madrid. On est disons, dans le « tout venant » honorable.

Antonia (Susanna Phillips) avec Hoffmann (Matthew Polenzani) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Antonia (Susanna Phillips) avec Hoffmann (Matthew Polenzani) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera

L’Antonia de Susanna Phillips est plus intéressante, plus vibrante aussi (pour le rôle, c’est indispensable), mais elle a eu ce soir deux accidents vocaux, un aigu qui s’est écrabouillé et un autre vraiment lancé faux, mais je pense que la tension consécutive au premier accident a créé le second. C’est dommage, car la personnalité et la voix sont intéressantes, et émouvantes.

Giulietta 5Elena Maximova) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Giulietta 5Elena Maximova) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera

La Giulietta d’Elena Maximova est elle aussi de bon niveau; j’avoue avoir des difficultés avec Giulietta, qui est un rôle assez ingrat et qui nécessite une personnalité hors pair pour vraiment marquer. Vocalement c’est très honorable et quelquefois assez intense, sans être vraiment marquant. Ce n’est pas dans Giulietta que la Maximova impressionnera les foules.
En revanche, c’est dans Olympia que la jeune Audrey Luna m’a vraiment impressionné.
Olympia, machine à aigu, pour des voix petites qui montent haut et très haut et qui savent cadencer, vocaliser, roucouler, une bête de cirque en somme que Natalie Dessay, la dernière Olympia légendaire, finissait par haïr.
Audrey Luna a non seulement les suraigus, base nécessaire pour Olympia, elle a l’abattage, elle a les cadences et les variations, et surtout, ce qui la différencie d’autres Olympia, sa voix a une assise relativement large, et n’est pas ce rossignol qu’on entend habituellement, il y a là du corps, j’entends une future belcantiste car elle a un beau medium et une vraie personnalité. Dans un rôle aussi inintéressant, elle sait donner de la couleur. C’est suffisamment rare pour être noté. Ce soir, Audrey Luna c’est ma découverte. Retenez ce nom.

Olympia (Audrey Luna) avec Hoffmann (Matthew Polenzani)©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Olympia (Audrey Luna) avec Hoffmann (Matthew Polenzani)©Cory Weaver/Metropolitan Opera

Au total, une distribution de très bon niveau, avec de vraies découvertes et de vraies personnalités, servie par un chœur (direction Donald Palumbo) en très grande forme (le chœur du sextuor de l’acte de Giulietta, dans cette version parce qu’on sait qu’il a disparu des éditions postérieures à Œser), est vraiment éblouissant, et le prologue est remarquable.
Mais celui qui donné à la soirée sa vraie couleur, c’est James Levine qui réussit à rendre cette musique bouleversante. L’acte d’Antonia, le plus accompli, est tendu, avec un sens dramatique développé et un art du crescendo consommé. Mais l’ensemble de l’œuvre est mené avec une grande énergie, une incroyable dynamique, un sens symphonique accompli, et aussi, il faut le souligner, une grande variété dans la couleur, et une manière d’aborder les moments plus lyriques, plus mélancoliques avec un son velouté, enjôleur, et une extrême sensibilité, ce qui n’est pas ce qu’on reconnaît le plus à ce chef . Il en résulte une direction musicale qui est pour moi la meilleure entendue dans cette œuvre depuis longtemps, même si les choix éditoriaux peuvent se discuter. Que des Contes d’Hoffmann puissent à ce point à la fois briller et émouvoir, c’est vraiment l’ouvrage du chef, qui soutient le plateau et lui fait donner le maximum, comme d’habitude sans jamais le couvrir et favorisant toujours l’expansion des voix, avec un orchestre exceptionnel ce soir.
Avec pareille direction James Levine rend honneur à Offenbach, il lui donne un relief et une profondeur qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. Quelles magnifiques moments ![wpsr_facebook]

La distr.A: Thomas Hampson, Kate Lindsey,Vittorio Grigolo, Hibla Germova et  ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
La distr.A: Thomas Hampson, Kate Lindsey,Vittorio Grigolo, Hibla Germova et ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH le 14 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Constantin TRINKS, ms en sc: Richard JONES)

 

Acte I (avec Rolando Villazon) © Wilfried Hösl
Acte I (avec Rolando Villazon) © Wilfried Hösl

Venu surtout pour voir La Clemenza di Tito , j’en ai profité pour assister de visu à cette production de Richard Jones des Contes d’Hoffmann que j’avais vue à la télévision lors de la retransmission en décembre 2011 d’une des premières représentations (voir le blog). C’était alors Rolando Villazon, revenu de maladie, qui était Hoffmann et Diana Damrau qui chantait les trois rôles de femme. Cette fois, c’est le ténor maltais Joseph Calleja, désormais très demandé partout qui chante Hoffmann, et les trois femmes sont distribuées à Rachele Gilmore (Olympia), Eri Nakamura (Antonia) et Brenda Rae (Giulietta), et les quatre méchants confiés à Laurent Naouri, l’une des référence dans ce rôle. J’étais aussi intéressé à entendre diriger Constantin Trinks, l’un des bons chefs germaniques actuels, que j’avais beaucoup apprécié dans Das Liebesverbot à Bayreuth cet été.

 

Acte I © Wilfried Hösl
Acte I © Wilfried Hösl

A relire mon court compte rendu, l’impression globale de la production n’a pas beaucoup changé, bien que j’aie trouvé l’approche intéressante de cette représentation de l’univers mental d’Hoffmann qui écrit et qui est suivi de sa muse et des trois amis dont on évoque au premier acte les amours, Nathanaël (Dean Power, un voix de ténor très intéressante, à ce qu’on entend dans ses courtes interventions), Wilhelm (Joshua Stewart) et Hermann (Andrea Borghini) sorte de chœur antique muet qui observe l’action tout au long de la pièce.

Entre les actes ©Bayerische Staatsoper
Entre les actes ©Wilfried Hösl

À chaque changement d’acte, Hoffmann, la muse/Nicklausse et ses trois amis allument une pipe, comme pour reprendre la respiration lors d’un récit, à moins que ces pipes de contiennent quelque substance illicite, répondant à l’une des dernières répliques d’Hoffmann (adressée à Nicklausse) au premier acte :

Fume !
Avant que cette pipe éteinte se rallume
Tu m’auras, sans doute, compris
Ô toi, qui dans ce drame où mon cœur se consume,
Du bon sens emportas le prix.

Acte II ©Bayerische Staatsoper
Acte II Olympia ©Wilfried Hösl

Le décor représente la même pièce, habillée différemment à chaque fois, à la perspective un peu faussée, comme dans les rêves, avec sur la gauche un corridor sans perspective et sur la droite, au mur, un tableau identifiant l’ambiance, une photo de classe pour la taverne de Luther,  pour l’acte d’Antonia un disque d’or (de la mère) ou de Giuletta une vue du Rialto à Venise. Des éléments permanents aussi: une desserte, tantôt buffet de cuisine, tantôt bibliothèque, tantôt réservoir à alcool, un lit dans un coin dissimulé par un rideau, ou démesuré pour l’acte de Giulietta, et des murs dont les décorations changent. Chaque acte renvoie à un univers artistique bien identifié, et éclairé par le luxueux programme de salle (relié, en couleurs, 180p…pour 7€…) pour chaque acte, celui de la canadienne Marianna Gartner pour l’acte I, une maison de poupée, du britannique Ray Caesar et son monde d’enfants angéliques et inquiétants pour l’acte II, et de l’artiste russe émigrée en Israël Alexandra Zuckerman pour l’acte III . Marquées par une volonté esthétisante, pour mieux éclairer le monde mental de ces récits fantastiques, les solutions théâtrales sont efficaces, comme la poupée vue  dans un théâtre de marionnettes où alternent habilement la poupée et la chanteuse réelle, ou comme le piano gigantesque dans lequel Antonia voit le docteur Miracle (et les partitions de Delibes, Boïeldieu, Adam, Auber qui peuplent sa vie et sur lesquelles elle meurt) ou la robe écarlate, somptueuse de Giulietta, évocation d’un tableau de 2007 « Confused woman » d’Alexandra Zuckerman.
L’univers de marionnettes et de jouets de l’acte d’Olympia,

Joseph Calleja (Hoffmann) & Eri Nakamura (Antonia)©Bayerische Staatsoper
Joseph Calleja (Hoffmann) & Eri Nakamura (Antonia)©Wilfried Hösl

celui inquiétant et angoissant d’Antonia, entourés de répliques du docteur Miracle qui se multiplient (moment qui rappelle le traitement de la scène de l’église du Faust de Lavelli où Marguerite était entourée de Mephistos oppressants qui tournaient autour d’elle) sont incontestablement des réussites.

Acte IV Joseph Calleja (Hoffmann)& Brenda Rae (Giulietta) ©Bayerische Staatsoper
Acte IV Joseph Calleja (Hoffmann)& Brenda Rae (Giulietta) ©Wilfried Hösl

L’acte de Giulietta me paraît en revanche le plus faible, parce que le plus confus scéniquement (il est vrai que c’est aussi dramaturgiquement le plus échevelé de la partition, le plus lyrique (barcarolle) le plus violent (meurtre de Schlémil) et le plus difficile à réaliser techniquement notamment la question du reflet, résolue ici par un jeu de masques collés au miroir géant qui envahit la pièce – et enfermés ensuite dans des vases). Chéreau, par un génial jeu de miroirs, avait réussi à montrer le reflet qui s’envolait dans les airs, inoubliable….

L’acte de Giulietta est d’ailleurs à tous points de vue le plus tortueux. La production hésite à user complètement de l’édition Kaye/Keck et construit une mixture (c’est le mot qui vient) alternant ancienne version (Scintille Diamant, l’air non écrit d’Offenbach par exemple) et nouvelle (absence du septuor), mais inscrit comme en surimpression les musiques des versions traditionnelles, enregistrées en arrière plan, qui servent d’accompagnement des dialogues, très souvent coupés par ailleurs. Il en résulte une macédoine musicale qui n’a aucun intérêt. Même non-choix pour le dernier acte, qui inscrit bien l’air final de la muse (on est grand par l’amour et plus grand par les larmes), mais pas la scène de Stella, complètement effacée.

ActeIII (Antonia) (en 2011)©Bayerische Staatsoper
ActeIII (Antonia) (en 2011)©Wilfried Hösl

Le troisième acte, celui d’Antonia, est le plus réussi, parce que le plus concentré au niveau dramaturgique, parce que musicalement le plus dramatique (et le meilleur) et parce que le mieux dessiné par la mise en scène. Il faut dire qu’Eri Nakamura, qui appartient à la troupe de la Bayerische Staatsoper fait une composition d’Antonia à la fois intense, dramatique, et magnifiquement chantée, la voix est large, les aigus pleins, la diction exemplaire. Elle obtient un triomphe mérité au rideau final.
Rachele Gilmore est aussi une poupée notable. Certes, le rôle est psychologiquement inexistant, on demande à la chanteuse d’être une machine bien huilée : Rachele Gilmore réussit à colorer et montrer un délicieux sens de l’humour : les aigus sont là, et l’air remporte son succès. Dessay avait jadis montré une incroyable homogénéité et une étonnante humanité dans ce rôle qui se prête pourtant si peu à l’incarnation, on n’en est pas là, mais c’est une prestation solide. Brenda Rae en Giulietta n’arrive pas à trouver le ton du rôle (pour cette raison d’ailleurs, c’est le plus difficile des trois), elle réussit à imposer un moment très dramatique, mais pour le reste est à peu près inexistante vocalement.
En Hoffmann, le ténor Joseph Calleja était attendu. Il déçoit. La voix est incontestablement chaude,  le timbre solaire, le volume central large. Bref, le personnage existe vocalement. Mais à côté du rôle. À côté du rôle parce qu’il dit le texte sans le vivre, sans aucun accent, et qu’il l’oublie quelquefois notamment dans les dialogues, mais plus grave, dans les airs (problèmes de tempo, de mesure, problèmes de calage avec l’orchestre). À côté du rôle aussi du point de vue stylistique : on pense à Puccini, quelquefois à Verdi, jamais à Offenbach. Ma référence historique d’Hoffmann dans mon univers lyrique est Nicolaï Gedda…on en est aux antipodes. On est aussi loin de la magnifique incarnation de John Osborn à Lyon en décembre dernier.
Calleja est Hoffmann qui chante, souvent très bien, mais sans être justement un Hoffmann, avec quelques difficultés à négocier les aigus et quelques sons à oublier dans les passages. Malgré l’évident succès remporté, je reste dubitatif, non sur la qualité intrinsèque de la voix, mais sur l’aptitude à affronter la technique de chant nécessaire à ce type de rôle.
Laurent Naouri m’a aussi un peu surpris…et déçu. Je l’ai entendu plusieurs fois dans ce rôle et il m’avait à chaque fois enthousiasmé par son timbre magnifique et ses aigus somptueux, par une largeur vocale et une homogénéité qui en faisaient un des chanteurs les plus élégants et intenses de la scène lyrique.
La voix reste évidemment d’une qualité de timbre rare, qui s’impose immédiatement, les aigus restent impressionnants (et évidemment mis en valeur, voire surchantés dans Scintille diamant), mais on demeure surpris de graves complètement détimbrés, voire absents, de difficultés dans les passages, de problèmes d’homogénéité vocale remplacés par une gestion intelligente du cri ou du son rauque jeté–parce qu’en phase avec rôle et situation-. Cela devient quelquefois gênant : on sent qu’il s’agit de pallier des difficultés techniques. Peut-être était-il dans un mauvais soir, en tous cas, je n’ai pas été convaincu par une prestation très attendue à cause des merveilleux souvenirs que j’en avais.

Joseph Calleja (Hoffmann)&Kate Lindsey (La Muse/Nicklausse) Acte II Olympia ©Bayerische Staatsoper
Joseph Calleja (Hoffmann)&Kate Lindsey (La Muse/Nicklausse) Acte II Olympia ©Wilfried Hösl

Avec Eri Nakamura, Antonia d’une intensité rare, comme on l’a dit, la plus convaincante était la Muse/Nicklausse, de Kate Lindsey, qui promène ce rôle un peu partout avec un immense succès. Un succès mérité malgré une diction française un peu problématique. Le chant est si intense, la voix si homogène, l’art de la couleur si consommé, que l’on ne peut qu’être emporté par l’émotion. C’est incontestablement la présence la plus forte sur le plateau et l’édition Kaye/Keck lui donne la part la plus belle. On imagine quel Sesto elle pourrait être dans La Clemenza di Tito (elle a déjà été Annio).
Grâce à l’excellence de la troupe de la Bayerische Staatsoper, le reste du plateau est très dignement tenu, Kevin Conners est un Cochenille  (assez délirant en poupée), Pitichinaccio, ou Frantz (il se sort bien de son « air de la méthode »), de même pour  Ulrich Reβ en Spalanzani, ainsi que le chœur vraiment remarquable : sa diction du français est exemplaire : on comprend chaque mot et l’intensité de sa présence (direction Sören Eckhoff) est vraiment notable.
La direction de Constantin Trinks est très précise, particulièrement dynamique, avec un sens marqué des crescendos, et un souci net du dosage des volumes. C’est une direction chaleureuse, aux couleurs variées, qui épouse parfaitement le propos de la mise en scène. La qualité des pupitres solistes de l’orchestre fait le reste. Mais c’est dans le troisième acte (Antonia) que le chef réussit à imposer à la fois une couleur dramatique et une tension à l’orchestre qui soutiennent tout particulièrement le plateau : c’est à ce moment qu’on sent le plus la dynamique imposée par la fosse et le chef vraiment inspiré. Les moments plus lyriques sont un peu plus indifférents et parlent moins. Il reste que l’ensemble est bien tenu, et confirme les qualités de ce chef, notamment au niveau des rythmes,  de la justesse des tempos et de la concertazione.
Un public bigarré, avec beaucoup de jeunes à peine sortis de l’adolescence a fait le meilleur accueil à la production.  Le succès a été en effet immense : explosion initiale, standing ovation, rappels infinis, tout particulièrement pour Kate Lindsey et Joseph Calleja.
Voilà une représentation de répertoire aux qualités suffisantes pour faire oublier les éléments un peu décevants, et pour garder un très bon souvenir d’ensemble.
Cependant, il faudrait éviter désormais de refuser les vrais choix d’édition : on peut choisir la version traditionnelle (pourquoi pas ?) ou la version Oeser, on peut choisir aussi la version Kaye/Keck , plus sombre, qui semble s’imposer aujourd’hui comme à Lyon, mais choisir une voie médiane, c’est tiédir le propos et finalement tourner le dos aux avantages de l’un et de l’autre. L’œuvre en ressort bancale et sans véritable armature, notamment pour l’acte de Giulietta, le plus concerné ou, plus que de reflet, c’est de perte d’âme qu’il s’agit.
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Image finale ©Bayerische Staatsoper
Image finale (avec Rolando Villazon en 2011) ©Wilfried Hösl