OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: VIVA LA MAMMA de Gaetano DONIZETTI le 22 JUIN 2017 (Dir.mus: Lorenzo VIOTTI; Ms en scène: Laurent PELLY)

Voilà un Donizetti rarissime, une pochade un peu folle traversée par tous les poncifs sur l’opéra, rivalité des chanteurs, librettiste médiocre, compositeur contraint de s’adapter, en fait tous les ingrédients futurs d’Ariane à Naxos de Strauss mais aussi passés de Der Schauspieldirektor de Mozart. Nous sommes donc clairement dans un lieu commun du genre, qui décortique l’opéra par tous ses petits travers, révélateur d’un système privé dépendant et du bon vouloir des financiers, et de la rouerie des imprésarios, qui comme on le sait dominaient la scène italienne (Barbaja !) pendant la première partie du XIXème. Musicalement, c’est très clair : dans un monde musical dominé par Rossini, la musique de Donizetti , encore jeune compositeur (même s’il a déjà écrit 19 opéras sur un total de 72) compose en 1827 (pour Naples) ou 1831 (pour Milan) deux versions de l’opéra dont le titre premier est Convenienze teatrali , puis Convenienze e inconvenienze teatrali et enfin, on se sait trop pourquoi arrivera le titre Viva la Mamma qui n’est pas de Donizetti. Un Donizetti qui ne cesse de faire référence au « pesarese » qui continuera de dominer la scène italienne de nombreuses années encore, insinuant que pour qu’un jeune compositeur réussisse, il faut qu’il fasse du Rossini-bis, serio ou buffo, même si l’air de Daria de l’acte II est clairement plus tourné vers le futur que vers Rossini. On répète donc un opera seria à la mode rossinienne, mais de manière bouffe et détournée.

L’histoire, inspirée d’une comédie vénitienne de Antonio Simone Sografi (1794) est simple : on répète à Lodi (une petite ville à une trentaine de kilomètres au sud de Milan où l’opéra ne pénètre sans doute pas si souvent) un opera seria Romulus e Ersilia avec des chanteurs caricaturaux, une primadonna qui ne s’en laisse pas compter, une seconda donna qui veut être prima, un ténor allemand vaniteux incapable d’aligner un mot d’italien sans un épouvantable accent et comme dans les opere serie, un contre-ténor, pour l’occasion chanté par une femme. En face, librettiste et compositeur-chef d’orchestre, et les « gestionnaires », directeur de salle, financeur, impresario. Tout fonctionnerait peut-être si ne venait pas perturber le jeu la mère de la seconda donna, interprétée par un baryton-basse (ici Laurent Naouri, dans une composition délirante) venue pour imposer sa fille face à la vedette. Mon expérience personnelle en la matière me fait dire que cette situation peut n’être pas imaginaire: j’ai connu un père abusif de soprano qui perturbait des répétitions, et qui a été l’artisan de la ruine de la carrière de sa fille, demandant au metteur en scène de mieux la mettre en valeur, ou au chef de modifier tempo et volume pour mieux faire entendre la voix (en l’occurrence magnifique) de sa progéniture.
Nous sommes donc dans un monde qui se réfère à des realia à peine exagérées du genre. Les situations théâtrales se compliquent chez Donizetti sous l’effet de cette mère abusive, qui réussit à chasser ténor et contre-ténor, créant une situation où elle remplacera un des chanteurs partis, et où le mari de la prima donna qui défend son épouse avec énergie lui aussi sera amené à faire de même, provoquant au final l’annulation du spectacle, le financeur n’y trouvant pas son compte.

Première partie © Stofleth

Deux parties très différentes dans l’opéra (en un acte ou deux), une première partie qui est la mise en place de plus en plus hasardeuse de la représentation, partie bouffe échevelée, avec des ensembles, des moments vocaux acrobatiques, une agitation permanente, et une seconde partie, plus courte, mais plus ordonnée, plus raffinée musicalement aussi, où l’on répète le spectacle avec ses numéros solistes et ses catastrophes, dont le sommet est l’air de Mamma Agata, est l’air de Mamma Agata,  Assisa a’ piè d’un sacco, parodie de  Assisa a’ piè d’un salice de la fameuse chanson du saule de Desdemona dans l’Otello de Rossini.

Viva la Mamma sera peut-être une pochade, il reste que la production de Laurent Pelly à Lyon est une production lourde, au décor impressionnant, qui raconte quelque chose sur le genre opéra, et bien sûr des références particulières au cinéma muet par le travail sur les expressions , mais aussi au musical, par des mouvements presque chorégraphiques, particulièrement bien réglés, dans une mécanique qui provoque immédiatement le rire.

Le décor hyperréaliste de Chantal Thomas est celui d’un théâtre, désaffecté, dans lequel on a fait un parking. Il y a 800 théâtres en Italie, certains fermés, certains en activité partielle, d’autres transformés. Bien des théâtres parisiens ont fini dans les gravats, ou servent aujourd’hui à tout autre chose. C’est un destin commun que la disparition des théâtres et Pelly propose au lever de rideau une vision du réel: une dame parquant sa voiture, sortant avec une charge impressionnante de courses et laissant le garage désert.
Aussitôt après cette étrange scène d’un théâtre transformé en garage, arrivent en silence les membres de la compagnie, portant chaises et tables, presque fantomatiques, puis un à un les chanteurs, pour se clore par l’arrivée de la primadonna, ostensiblement à part, lisant un magazine plutôt que le livret : ils s’emparent d’un espace qui n’est plus fait pour ça : cet heureux temps n’est plus.

Les chanteurs part.I © Stofleth

Cette farce sur l’opéra, est en quelque sorte presque , apotropaïque,  elle repousserait le mauvais esprit menaçant le genre. Laurent Pelly propose la vision d’un fantôme d’opéra qui réoccuperait des lieux désaffectés comme pour une dernière célébration,la dernière messe basse de l’opéra en quelque sorte. C’est une manière de dire aussi que les lieux gardent un esprit, au-delà de l’évolution de leurs fonctions : là où il y eut théâtre, le théâtre est toujours là. Alors du même coup tout peut-être échevelé, parce qu’il s’agit presque d’un sabbat théâtral, le sabbat de l’opéra où tout est possible, où chaque rôle devient caricature certes mais aussi emblème d’un système qui était celui de l’opéra d’alors, mais qui reste aussi par bien des aspects celui d‘aujourd’hui. Donizetti et Pelly nous disent : qu’est-ce que l’opera (seria) rossinien ? Un ténor, une prima donna, une seconda donna, un contreténor (ou un castrat, ou un mezzosoprano) et qu’est-ce qu’une distribution ? c’est la conjuration des Ego. Face à eux, librettiste et compositeur-chef d’orchestre, qui ne cessent de s’adapter aux exigences des chanteurs, pour éviter la crise, pour mener à bien l’entreprise, d’où on le sait, les modifications de dernière minute, les ajouts d’un air ou d’un duo, les coupures dont Rossini était un grand spécialiste et dont l’histoire du genre est pleine. C’était au temps où l’opéra vivait, triomphant et populaire, qui exigeait sa nourriture au quotidien d’airs à la mode.

Enfin dernière catégorie, les organisateurs, financiers, impresarios, directeurs de salle dont dépend toute la machine. Pelly met en scène tout cela avec une maestria et une précision d’orfèvre, mouvements et ensembles, parfaitement en phase avec la fosse, qui suit en rythme métronomique les mouvements du plateau. Ce bel ordonnancement, un élément perturbateur va le détruire, c’est Mamma Agata, un Laurent Naouri étourdissant de drôlerie, qui envahit la scène comme un ouragan. Bien sûr nous restons là aussi dans une tradition séculaire de l’interprétation d’une femme par un homme, née deux siècles auparavant pour le personnage d’Arnalta de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi. Si la femme peut impunément interpréter un homme (et on l’a sur le plateau dans le personnage fugace de Pippetto), c’est aussi bien dans le serio (La Clemenza di Tito) que le buffo (Le nozze di Figaro), tandis qu’un homme interprétant une femme est forcément buffo. Ainsi l’arrivée de Mamma Agata, est-elle saluée par l’éclat de rire général, et le personnage va collectionner les outrances, scéniques et vocales. Pelly travaille beaucoup sur les gestes, les mimiques, les rapports entre les personnages : il a autour de lui une équipe de chanteurs acteurs exceptionnels. Attardons-nous sur le ténor allemand (Enea Scala, un ténor rossinien de très grande qualité), il entre en scène emmitouflé avec un grand chapeau, qu’il ôte en laissant apparaître de manière désopilante une chevelure frisée d’un blond-roux  caricatural presque de bande dessinée, hiatus qui fait déjà sourire, puis s’assoit sur sa chaise, enlevant puis remettant nerveusement son écharpe (il faut protéger sa voix). La première partie n’est que succession de gags grossiers ou plus fins, mais là n’est pas l’important : l’important chez Pelly, c’est la mécanique qui va provoquer le rire, les jeux vocaux qui portent la voix à la limite et qui utilisent même les raideurs vocales de certains pour en faire des atouts comiques.

Deuxième partie © Stofleth

C’est la deuxième partie (les scènes XI et suivantes) qui va donner sens à l’ensemble. Le décor a changé, c’est celui du théâtre précédent, mais au temps de sa splendeur, quand il était théâtre et non garage, avec ses fauteuils, sa scène, ses éclairages, un théâtre en état de marche. Et cela commence par une scène mélancolique qui va éclairer d’un jour nouveau la mise en scène. Le ténor, Guglielmo, qui a quitté la production, arrive dans la salle, se dissimule aux regards et lorsqu’il se retrouve seul, regarde le théâtre en pleurant, puis entame son air serio, l’air qu’il devait peut-être chanter dans la production, qui a tout l’air d’un adieu. On passe d’une ambiance où le théâtre enfoui dans la mémoire avait disparu des lieux pour ne renaître que de manière fantomatique, à un théâtre de la mélancolie et de l’adieu, le passage du ténor est ce signe un peu amer d’une fin.
Une fin qui se prépare comme une représentation, tant bien que mal, les protagonistes répètent. À la manière des opéras où les deuxièmes parties sont souvent une succession d’airs virtuoses de plus en plus acrobatiques qui vont provoquer le délire du public. Moins de mouvements, mais encore de la loufoquerie, un peu moins démonstrative : ce sont les scènes représentées, le théâtre dans le théâtre en quelque sorte, une succession de pezzi chiusi qui vont se déglinguer et désespérer les spectateurs de la répétition (chef, impresario etc…). Ainsi se succèdent Luigia la seconda donna, costumée comme une sorte de Nedda de Pagliacci, puis la prima donna accompagnée d’un chœur loufoque de hallebardiers , Mamma Agata et son air imité de l’Otello de Rossini (et son jeu avec le souffleur), et Procolo (excellent Charles Rice), le mari de la prima donna qui se succèdent sur scène, jusqu’au moment où l’on annonce que le financier renonce, devant la succession de contretemps et de catastrophes.
Tous, ayant déjà bien entamé l’avance de cachet fuient, laissant un espace vide qui s’écroule sous l’effet des marteaux-piqueurs, chute de gravats qui marquent la fin de l’aventure et du théâtre.

Ainsi Laurent Pelly travaille-t-il la maigre intrigue de l’opéra en l’insérant dans un contexte plus large, celui de la fin d’une histoire ou d’un genre, qui est célébré par un beau décor si monumental qu’il répond peu à la minceur du propos Il est clair que ce qui intéresse Pelly est plus le contexte qu’un propos spécifique déjà vu. Le beau théâtre de la deuxième partie finit sous les gravats, celui de la première partie était garage, et la représentation ouvre sur un théâtre disparu et ferme sur un théâtre qu’on détruit. Le burlesque que nous avons vu conjure quelque chose qui ressemble à la mort. Il y a donc derrière deux niveaux de lecture :

  • d’une part un jeu donizettien sur la fossilisation d’un genre, et à l‘époque (autour de 1830), c’est l’opera seria de style XVIIIème qui a jeté ses derniers feux avec Rossini et qui n’en peut plus, tout comme la tragédie en France : les grandes révolutions romantiques s’annoncent (la bataille d’Hernani mais aussi l’Anna Bolena de Donizetti datent de 1830) qui mettent à bas des genres anciens, en survie.
  • D’autre part un jeu de Pelly qui pose la question de la survivance de l’opéra ailleurs que dans la mémoire des genres disparus et dans la reprise éternelle de recettes, sans création, sans nouveauté, dans une sorte de retour éternel sur soi, qui amène inévitablement à la fermeture progressive des salles, faute de public.

Tout cela Pelly le susurre par le seul jeu du décor et par la seule scène du ténor à l’ouverture de la deuxième partie, avec une délicatesse et une intelligence,  une subtilité et aussi une profondeur qui ne sacrifie rien au burlesque, à la farce, à l’éclat de rire qui est rendez-vous ultime de la mort joyeuse.

À ce propos qui n’est pas si anodin, appuyé sur une œuvre apparemment sans enjeux, mais contemporaine de bouleversements artistiques notables dans l’Europe entière, répond une réalisation musicale impeccable, fondée sur l’implication d’une distribution engagée dans la mise en scène et le jeu, et sur une direction d’orchestre supérieurement conduite en parfaite symbiose rythmique avec la scène.

Ce type d’œuvre demande de la part des chanteurs une maîtrise technique très grande car il faut à la fois chanter et parodier un chant en soi particulièrement acrobatique (nous sommes dans la parodie de l’opera seria). En premier lieu les rôles de chanteurs sont très sollicités de manière tout à la fois démonstrative et déglinguée . Mais comme toujours, c’est le contexte et la qualité de l’ensemble de la distribution qui permet de tenir le niveau de la représentation.
C’est évidemment le cas ici, où sans avoir d’airs à proprement parler, Pietro di Bianco (Biscroma, chef d’orchestre) Enric Martinez-Castignani (Cesare, poète-librettiste) et Piotr Micinski (l’impresario), composent un trio de basses et barytons très agiles, désopilants, particulièrement précis dans les ensembles, par exemple, le sextuor Livorno, dieci aprile, avec une note particulière pour l’excellent Pietro di Bianco en chef d’orchestre au bord de la crise de nerfs, remarquable dans les scènes où il accompagne au piano les chanteurs . Un bon point aussi pour le joli Pippetto (le contreténor) de Catherine Aitken, voix fraîche et claire de mezzosoprano qui devait sans doute masquer un castrat.
Dans cet engagement général d’une distribution très homogène dans le jeu et dans la dynamique scénique et musicale, ceux qui interprètent les chanteurs sont évidemment au centre de m’attention car ils interprètent évidemment leur propre caricature. Charles Rice est Procolo, le mari de Daria la primadonna, joli timbre de baryton assez clair qui finit par remplacer le ténor parti. Style impeccable, belle diction, et une distance élégante de bon aloi : après son air très réussi au premier acte che credete che mia moglie, son interprétation de Vergine sventurata adressé à Mamma Agata est à la fois très drôle, mais sans jamais exagérer les attitudes ni les mimiques, il est vrai qu’il arbore un habit d’opéra baroque assez divertissant qui se suffirait presque à lui-même, dans le même style de celui de Daria.

Guglielmo (Enea Scala)© Stofleth

Le ténor apparaît dans la première partie, mais disparaît assez vite. Dans l’opéra original (on connaît les problèmes de composition – deux versions en 1827 et 1831- et d’édition de l’œuvre) il n’y pas d’air de ténor et celui qu’on entend déplacé au début de la deuxième partie, est traditionnellement un air extrait d’un autre opéra: C’est  un air (Non é di morte il fulmine) extrait d’Alfredo il Grande qui a été choisi, de Donizetti, créé à Naples en 1823 et  qui n’a jamais été repris: il fait figure ici de morceau de bravoure un peu inutile comme une sorte d’air du chanteur esseulé, qui regarde le théâtre avec tristesse et regrets  accompagné par une longue introduction musicale comme un long lamento serio dans ce nouveau décor plus somptueux, suivie d’une rupture de rythme et d’un air acrobatique à la Rossini: cela devient donc un air « à part », rajouté, qui est l’adieu héroïque du personnage comme ouverture à la deuxième partie, en dehors de la trame qui va voir les personnages se succéder pour chanter leur pezzo chiuso. Le ténor est ainsi vu sur le départ, se dissimulant aux autres, et pleurant. C’est Enea Scala qui chante, ténor belcantiste, au beau contrôle, et à l’impeccable phrasé, avec des aigus sûrs, magnifiquement projetés, et surtout une voix moins légère et un timbre moins clair qu’habituellement sur ce type de rôle, qui le prédispose aux héros mâles rossiniens. Un joli moment, très réussi, avec de belles agilités et un vrai relief. Enea Scala mérite une belle carrière. Et toute la mise en scène de ce moment justifie l’image finale de destruction.

L’aria de la seconda donna (Clara Meloni) © Stofleth

La seconda donna de Clara Meloni, a l’habit de la jeune première, et elle chante son air, très bien contrôlé aussi, avec un jeu désopilant non sans émotion  : elle chante d’abord avec une certaine retenue et une grande délicatesse, puis Pelly lui fait opérer mouvements du corps et des épaules très drôles, mais elle chante aussi d’une voix claire, bien projetée, bien posée. La figure en est intéressante, bien sûr, car elle est la jeunesse qui monte et qui veut sa place au firmament. Ainsi Donizetti bien traditionnellement affiche une situation que Patrizia Ciofi soulignait dans son interview sur Wanderer : « C’est terrible, surtout lorsque l’on approche de la cinquantaine et que l’on est obligé de faire le bilan : nous savons pertinemment que nous ne sommes plus comme par le passé, que la concurrence est là, constituée de jeunes talents pour qui tout est plus facile ». C’est la jeune qui va prendre la place bientôt de la plus mûre.

Patrizia Ciofi © Stofleth

Et la plus mûre c’est justement Patrizia Ciofi, éclatante d’aisance et incroyablement agile, vive, impliquée, avec un immense professionnalisme ; elle occupe littéralement la scène, dans son magnifique costume dessiné par Laurent Pelly (qui a signé aussi les costumes). C’est dans son interprétation l’intelligence des situations, la précision des mouvements, en rythme avec le chant, qui impressionne presque autant qu’un chant éclatant, avec une voix qui certes n’a plus la « pureté » juvénile d’antan, avec quelques âpretés et quelques sons métalliques dans le suraigu, mais qu’importe quand l’ensemble est si naturel, et que la voix se fait expression pour enrichir le personnage. Sa composition est remarquable et l’entente avec Laurent Pelly visible, tant elle rentre dans chaque geste, chaque intention, chaque respiration voulue par la mise en scène. Du grand art.
Enfin Laurent Naouri est Mamma Agata. C’est une composition évidemment référentielle, d’abord parce que Naouri joue sans cesse, du corps, de l’expression, du geste, et bien sûr de la voix : tantôt on reconnaît son beau timbre chaud de baryton-basse, tantôt il passe à l’aigu, à la voix de tête, tantôt il est totalement à côté, chante joyeusement faux, de manière délirante, tantôt il susurre, avec de fausses nuances : son air Assisa a’ piè d’un sacco est du pur délire, avec le sac posé contre le trou du souffleur, sur lequel Mamma Agata va s’asseoir, avec ses variations sur sa voix naturelle et sa voix de falsetto avec des agilités et une souplesse vocale notables. Les ressources comiques de Naourisont infinies dans la voix, le comportement, la démarche, le pas lourd, et les petit gestes féminins (la fouille dans le sac)  . Sa composition est bien sûr au centre de l’œuvre, et sa présence est telle que même silencieux, le public n’a d’yeux que pour un soupir, une mimique, un regard. Il serait un Falstaff délirant, s’il était aussi bien dirigé car dans son cas aussi le travail de Pelly sur le personnage est millimétré, avec les jeux évidents sur le genre, à une époque où se mélangent castrats, mezzos, sopranos, ténors et basse et où chacun campe un personnage qui n’est pas forcément celui qu’on attend.

Enfin, soulignons la belle prestation du chœur d’hommes – le chœur de Lyon est vraiment intéressant- mais c’est aussi et surtout de la fosse que vient la plus grande découverte. Lorenzo Viotti, fils du chef disparu Marcello Viotti, a été primé à Salzbourg en 2015 comme jeune chef prometteur.
On est frappé notamment en première partie par le rythme et la respiration de sa direction qui suit le plateau de manière parfaitement synchrone avec la mise en scène, sans aucun problème avec l’orchestre, qui a un son rond, sans aucune scorie et qui semble avoir ce répertoire dans les gènes. Mais c’est surtout en seconde partie qu’il impressionne: dans les introductions orchestrales,  au début du second acte, qu’on entend des subtilités, les ciselures, des raffinements étonnants. Cette direction est celle d’un chef particulièrement doué, qui a un sens inné de la scène et du théâtre, qui sait dessiner des ambiances, qui sait donner une ligne à l’ensemble, et qui sait jouer aussi sur l’ironie et sur l’imitation, avec style, avec élégance, sans jamais faire surjouer l’orchestre mais cherchant toujours la fusion avec les voix, cherchant toujours à les soutenir. J’imagine ce qu’il pourrait rendre dans Viaggio a Reims ou Tancredi. Il réussit à mettre en valeur les détails musicaux de cette œuvre secondaire en faisant sonner à la fois buffo et serio : on a cité l’ouverture du second acte, on pourrait aussi citer l’introduction avec le solo de violoncelle de l’air de la seconda donna ou la manière dont est dirigée la « marche funèbre » finale, qu’on pourrait imaginer issue  d’un autre opéra bien plus sérieux d’un Donizetti de la maturité, sans compter la clarté de la lecture, la transparence de l’orchestre, les crescendos maîtrisés. Lorenzo Viotti est un chef (de 26 ans) avec lequel il va falloir très vite compter.

Alors, une seule décision, une fois de plus courir à Lyon, mais pour rire aux éclats, après une saison qui fut éminemment sérieuse et dramatique. [wpsr_facebook]

© Stofleth

 

 

 

 

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: ZELMIRA de Gioacchino ROSSINI le 8 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus:Evelino PIDÒ avec Patrizia CIOFI)

Saluts, Delmira 8 novembre 2015
Saluts, Delmira 8 novembre 2015

C’est une excellente initiative que de proposer des « opere serie » de Rossini à un public peu habitué à ce répertoire : on attend avec impatience Ermione l’an prochain, car cette Zelmira a justement triomphé avec un public lyonnais debout, ce qui est rare.
Justement, même si je pense que la programmation de Serge Dorny est l’une des plus inventives et des plus construites en France aujourd’hui, je regrette depuis longtemps qu’il n’ait pas servi ce répertoire autrement que par des versions concertantes. Espérons que l’arrivée de Daniele Rustioni comme directeur musical permettra aussi d’oser de ce côté là.
Il est vrai que d’une part il n’est pas facile de trouver des chanteurs qui soient familiers de ce Rossini là, mais il est encore plus difficile de trouver des metteurs en scène qui aient envie de travailler sur ces intrigues à la fois complexes et surannées, même si la mode baroque, très française, a pu çà et là permettre de faire émerger des travaux intéressants. Et ce Rossini-là vient évidemment de cette tradition-là.
Pour la dernière œuvre (1822) faite pour le San Carlo de Naples, la plus grande salle d’alors avec les meilleurs musiciens et choristes, le librettiste Tottola s’est inspiré de Zelmire de Dormont du Belloy (1762) une des ces nombreuses tragédies écrites XVIII°siècle et oubliées. L’intrigue est complexe et se passe à Lesbos, où le roi Polidoro bon et sage, est renversé à l’occasion d’une absence : on le croit mort mais il est caché par sa fille Zelmira. L’usurpateur Azor meurt, mais un autre usurpateur, Antenore, prend sa place et accuse Zelmira d’avoir tué son père. Ilo, mari de Zelmira, revient, et croit sa femme coupable. À la fin, les bons sont vainqueurs et les méchants punis.
Comme tout bon opera seria rossinien, deux ténors se partagent les difficultés, Antenore et Ilo, un soprano lirico colorature (Zelmira), un mezzo colorature (Emma) et deux basses un gentil, Polidoro, et un méchant, Leucippe.
Rossini, pour ce dernier opéra napolitain, a voulu concentrer toutes les difficultés possibles, et surtout plaire à un public varié, à commencer par Vienne, où Zelmira est créée avec succès moins de trois mois après Naples (Avril 1822). Ce n’est pas seulement un opéra vocal, mais aussi orchestral et choral et par bien des aspects, il prépare les formes du Grand Opéra monumental que Rossini va mettre en place avec Moïse et Guillaume Tell.

Immense succès au XIXème, Zelmira disparaît des programmes pendant un siècle pour réapparaître à la fin du XXème siècle, à l’occasion de la Rossini Renaissance, notamment portée par la Fondation Rossini de Pesaro. C’est en effet à la fin des années 70 qu’on commence en Europe à regarder Rossini au-delà de ses opéras bouffes et à explorer un autre répertoire : Aix en Provence présente en 1975 Elisabetta Regina d’Inghilterra et Semiramide en 1980, qui sont des pierres miliaires de cette renaissance en 1980.
Ainsi donc la version de concert présentée à Lyon (et qui n’a pu comme chaque année être présentée à Paris le 14 novembre à cause des attentats du 13) a été un moment vraiment privilégié.
C’est Patrizia Ciofi qui était Zelmira. La cantatrice italienne a interprété souvent Rossini, mais est plus connue pour ses incarnations belcantistes. Son engagement, sa facilité à occuper la scène et sa personnalité ont fait de cette Zelmira un très grand moment, elle a notamment tout donné dans l’air final “Riedi al soglio”, une sorte de feu d’artifice de la joie retrouvée qui fait que Zelmira commence en drame et finit en Cenerentola. Patrizia Ciofi a une capacité toute particulière à incarner les personnages frappés par le destin, donnant souvent une âme très sombre et très émouvante aux situations, ce fut le cas de toute cette Zelmira, mais l’explosion finale fut l’occasion d’une performance exceptionnelle où la Ciofi est allé au bout de ses possibilités, à l’extrême d’une voix qui n’est pas tout à fait celle du rôle, ni qui n’a même pas tout à fait la technique rossinienne, notamment dans la précision des notes et dans la couleur, mais qu’importe : la performance fut bluffante et l’engagement inouï . C’est à cela qu’on reconnaît les très grandes.
C’est incontestablement l’Emma de Marianna Pizzolato qui quant à elle a la vraie couleur et la vraie technique rossinienne. La jeune cantatrice sicilienne fréquente le répertoire baroque depuis plusieurs années et étonne de plus en plus par la qualité croissante de ses prestations : ici, son Emma est splendide, les graves sonores, la couleur veloutée, la précision dans les agilités incroyable et elle est de plus douée d’une vraie présence ; son « Ciel pietoso » de l’acte II est magnifique et provoque un triomphe.
Du côté masculin, on est très agréablement surpris par le  Leucippo de Patrick Bolleire, grave sonore, diction impeccable, belle présence, voix posée et d’une très grande qualité, l’autre basse, Michele Pertusi, reste une référence dans le chant rossinien, même si ce dimanche, il ne semblait pas être au sommet de sa forme : on l’a entendu plus engagé et plus présent. Il reste que son Polidoro reste remarquable.
C’est des ténors que vient la surprise. Mais pas d’Antonino Siragusa, ténor rossinien typique, avec une voix très haut perchée, nasale, stylistiquement sans faille, contrôlant toutes les notes, avec une distance assez amusante, en faisant un personnage presque comique avec ses petits gestes (lunettes, soin jaloux du nœud papillon). Bref, il donne l’impression de se promener dans un rôle qu’il domine, mais sans véritablement approfondir les aspects psychologiques (s’il y en a, car ce mari aimant croit bien vite les pires mensonges sur sa femme), c’est une mécanique impeccable, sympathique, mais un peu superficielle.

Sergey Romanovsky
Sergey Romanovsky

La révélation s’appelle Sergey Romanovsky, qui remplace John Osborn prévu à l’origine. Une révélation à plusieurs niveaux : d’abord il est rare d’entendre un ténor qui ait des graves aussi contrôlés et sonores et des aigus, voire suraigus aussi sûrs, et donc qui ait cette étendue étonnante. Formé par le conservatoire de Moscou, membre du programme pour jeunes chanteurs du Bolchoï, il n’a pas du tout de « couleur russe » dans l’émission et il est surtout doué d’une diction italienne exemplaire.

Ensuite son physique avantageux et son attitude en scène le rendent immédiatement intéressant : on imagine ce qu’un metteur en scène pourrait faire de ce pur méchant dont le chant et l’apparence ne semblent jamais aussi noirs que le livret le dit. Il en résulte une incroyable présence vocale et sonore, mais aussi scénique, qui semble le promettre à de grandes choses.
Un opéra aussi monumental exige un chœur exemplaire, celui de l’opéra de Lyon sous la direction de Philip White,  a donné une belle preuve de sa qualité, les femmes étaient peut être plus à l’aise que les hommes au départ, mais dans l’ensemble, ils ont fait tous honneur à la représentation et à Rossini, tout comme l’orchestre, peu familier d’un répertoire qui exige une aussi grande ductilité orchestrale que vocale. Il est vrai qu’Evelino Pidò est un tel technicien, au geste tellement précis qu’il est une garantie et une sécurité pour un orchestre. Son sens des volumes et des rythmes, sa manière de maîtriser toutes les masses, et son aisance, ainsi que le sens dramatique et la tension qu’il sait imprimer rappellent un peu un chef que peu connaissent aujourd’hui et dont les gens de ma génération se souviennent, Giuseppe Patanè, qui était un des maîtres du style italien dans les années 70 et 80. Pidò a ce style de manière innée, et c’est une excellente idée de Serge Dorny que de lui avoir confié ces opéras en forme de concert. Il a un geste tellement sûr, il sait tellement vite trouver la juste couleur que c’est pour un orchestre une chance de l’avoir dans un répertoire moins familier.
Au total, une matinée dominicale de très haut niveau, qui fut une fête rossinienne extraordinaire . Il n’en fallait pas plus…enfin non… à quand une Zelmira scénique de ce niveau ? [wpsr_facebook]

Michele Pertusi, Marianna Pizzicato, Antonino Siragusa, Patrizia Ciofi le 8 novembre 2015
Michele Pertusi, Marianna Pizzicato, Antonino Siragusa, Patrizia Ciofi le 8 novembre 2015

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2012-2013 : LA TRAVIATA de Giuseppe VERDI le 5 février 2013 (Dir.Mus : Baldo PODIC ; Ms en scène : David McVICAR)

©GTG/Yunus Durukan

Pour célébrer Verdi, le Grand Théâtre de Genève affiche La Traviata avec trois Violetta, deux Alfredo et deux Germont, pour permettre des représentations plus nombreuses au calendrier plus serré. La production de David Mc Vicar, metteur en scène apprécié des scènes lyriques, est coproduite par le Liceu de Barcelone, le Scottish Opera et le Welsh National Opera. David Mc Vicar n’est pas venu la régler, et c’est Bruno Ravella qui l’a réalisée. Afficher Traviata, c’est s’assurer au moins l’affluence du public, tant l’œuvre est populaire. Il y a de plus sur le marché des Violetta et des Alfredo suffisamment nombreux pour être assuré d’une représentation au moins passable, le risque n’est donc pas si grand. Si l’on essaie cependant de se demander quelles sont les conditions d’une grande Traviata, alors c’est différent, car réunir les trois pieds du trépied lyrique, chant, orchestre, mise en scène, est une entreprise délicate pour une œuvre si marquée par les gloires du passé, à commencer par Maria Callas, dans toutes les mémoires et les discothèques, qui l’a chantée un peu partout, et pour laquelle on a de nombreux enregistrements audio. Toutes les grandes des soixante dernières années ont abordé le rôle, Sutherland, Scotto, Caballé, et même la jeune Freni à la Scala. Plus récemment, Stratas, Cotrubas, Gruberova, Studer, et encore plus récemment Dessay, Harteros, Netrebko, Gheorghiu et bien d’autres. En plus des deux jeunes soprano affichées, Maria Alejandres et Agneta Eichenholz, c’est une Traviata star que Genève a invitée pour deux représentations, Patrizia Ciofi, qui a triomphé dans le rôle (on l’a vue récemment à Orange) un peu partout.
Sur scène, j’ai vu notamment Teresa Stratas,  personnage bouleversant, mais voix à la limite, Ileana Cotrubas, un petit oiseau victime du destin, elle aussi bouleversante, Anna Netrebko dans ses années glamour, Natalie Dessay, bête de scène, dans la très intelligente mise en scène de Jean-François Sivadier, au chant problématique, Tiziana Fabbricini, au chant habité, mais à la technique discutable, qu’on a enterrée très vite, alors que ce fut une Traviata d’une grande justesse. Rappelons à ce propos que Riccardo Muti à la Scala a osé Traviata dans un théâtre où l’ombre de Callas bloquait les programmateurs, il a donc choisi de faire en 1990 une Traviata de jeunes, Tiziana Fabbricini, Roberto Alagna. Dans une époque formatée par le chant baroque et dans une moindre mesure  rossinien, qui aime les voix techniques, propres, qui aime l’émotion née de la forme et non des tripes, une voix comme celle de la Fabbricini, aux défauts marqués, aux solutions techniques hardies et peu orthodoxes, toujours à la limite du problème d’intonation mais toujours juste dans l’émotion, incroyablement habitée (sur scène) ne pouvait pas conquérir le public sur la durée. C’est pour moi regrettable, il faut aussi des voix qui osent, et pas seulement des voix conformes. Pour ma part, j’ai de la tendresse pour elle, et je regrette une carrière trop vite interrompue: elle chante encore dans de petits théâtres italiens: dans un monde lyrique où chantent les Oksana Dyka et autres voix insanes et inutiles, elle a encore sa place.
Pour ma part, deux expériences assez récentes ont emporté mes suffrages, celle de la production intelligente de Christoph Marthaler (certains vont me vouer aux Gémonies)  au Palais Garnier, qui fait de Traviata l’histoire du dernier amour d’Edith Piaf (avec Theo Sarapo), avec une Christine Schäfer que les puristes critiqueront,  qui était d’une justesse et d’une émotion incroyables, aux côtés d’un Jonas Kaufmann magnifiquement dirigé et lui aussi à sa place scéniquement, sinon vocalement (la couleur…) et puis une représentation de répertoire à Berlin avec Anja Harteros, qui est pour moi vocalement la plus grande Traviata d’aujourd’hui: intensité, intelligence, couleur, technique, tout y était, avec physiquement une étrange ressemblance avec Maria Callas, dont elle jouait habilement.
Il faut pour Traviata une voix à la fois triomphante, qui ait les aigus et suraigus et les agilités pour le premier acte, un centre large de lirico spinto pour l’intensité du “Amami Alfredo” du second acte, une capacité à contrôler et à chanter piano et pianissimo au troisième. Bref, c’est souvent la quadrature du cercle, on a rarement les trois à la fois, et bien des chanteuses ne lancent pas le mi-bémol final du premier acte ou n’arrivent pas à retenir le volume de l'”Addio del passato” du troisième acte.
Lors des semaines qui précédèrent la Traviata de la Scala en 1990, qui agita le petit monde des lyricomaniaques, tous convenaient qu’un des indices essentiels d’une Traviata réussie est le fameux “amami Alfredo” dont il était question plus haut. Précédant le départ de Violetta et après la terrible scène avec Germont, il est le centre du tableau, une sorte de climax. Il nécessite volume, expressivité, tension de la part du soprano, mais surtout efficacité à l’orchestre dans l’accompagnement, c’est le lien orchestre/voix qui ici plus qu’ailleurs doit conduire à la réussite émotive de ce moment. Ou bien mes attentes sont trop grandes, ou bien je n’ai jamais eu de chance, mais je n’ai jamais entendu un “Amami Alfredo” qui me fasse trembler d’émotion… si, une fois, Fabbricini, seule avec piano (et donc sans orchestre…).
La représentation de Genève n’a pas échappé à ce destin: ni Ciofi, ni l’orchestre n’étaient au rendez-vous de l’émotion ni du transport. C’était du travail propre, sans plus. C’est d’ailleurs l’impression générale d’une représentation qui ne sera pas à inscrire dans les annales des Traviata, pour au moins deux raisons que je vais essayer de clarifier, la personnalité scénique et vocale de Patrizia Ciofi, et la direction musicale de Baldo Podic.
Tobias Richter fait appel à des chefs qui ont travaillé avec lui lorsqu’il était à Düsseldorf (plus tard dans la saison par exemple Alexander Joel sera au pupitre de Madama Butterfly). Je l’ai écrit par ailleurs, dans la géographie lyrique de la Suisse, Zürich et le théâtre de tradition germanique et Genève celui de tradition plutôt méditerranéenne. Pour ces opéras italiens, pourquoi ne pas faire appel à la génération de jeunes chefs italiens remarqués comme Gaetano d’Espinosa, Daniele Rustioni ou Andrea Battistoni? Ou même Gianandrea Noseda, de la voisine Turin? Le chef croate Baldo Podic dirige avec précision mais sans legato, sans vrai lyrisme, avec un tempo lent qui épuise les chanteurs et notamment le ténor qui s’époumone et en perd le souffle  dans “De’ miei bollenti spiriti” et surtout dans la cabalette “O mio rimorso o infamia” (quelquefois coupée). Ce tempo lent, sans vraie dynamique plombe le début de l’œuvre. Et de longues phrases musicales apparaissent isolées, sans vrai discours, sans allant. Veut-il accentuer l’aspect “cérémonie funèbre” voulue par le metteur en scène. Il reste que ce parti-pris crée l’ennui, notamment dans le second acte, quelquefois un vrai trou noir.
Évidemment, au troisième acte, cela convient mieux et il n’est pas étonnant qu’il soit le plus réussi dans l’économie générale.  Combien on remarque une fois de plus que le choix musical du chef est déterminant pour le comportement du plateau: on peut avoir ce type de parti pris, mais alors, il faut ciseler le propos, il faut du relief, il faut des instruments impeccables: ce n’est pas toujours le cas. Il faut du feu pour Traviata, on a ici de la lave refroidie, et solidifiée.

Acte 2 tableau 2 ©GTG/Yunus Durukan

Patrizia Ciofi promène sa Traviata de théâtre en théâtre, cette artiste sympathique par ailleurs a toujours eu depuis ses débuts (et je l’ai vue en tant que jury de concours de chant au tout début de sa carrière) le même défaut, celui de chanter avec une jolie technique mais avec toujours la même expression frappée de tristesse et de mélancolie, quel que soit l’air chanté. Et si l’expression mélancolique dans Traviata convient, il faudrait que le chant arrive en écho, ce qui n’est pas le cas: l’expressivité est souvent absente,  et je trouve que son chant, de manière surprenante pour une artiste aussi solide, n’est pas toujours très engagé . On n’est pas saisi par l’émotion de cette vie dévorée, et la musique de Verdi ne s’enrichit pas d’une interprétation incandescente, mais au  contraire assez sage. De plus, le début du premier acte a très mal commencé, problèmes de justesse, instabilité dans les graves. La voix se réchauffe vite et les aigus passent, et même le mi-bémol de la fin du premier acte sur le fil. Quant à l'”addio del passato” assez réussi, il n’offre pas d’aspérité et m’est apparu solide mais sans véritable modulation, peu de chant piano ou pianissimo, mais soyons honnêtes: c’est l’un des meilleurs moments de la soirée.

Leonardo Capalbo ©GTG/Yunus Durukan

Le jeune Leonardo Capalbo, issu de l’école anglo-saxonne malgré son nom aux consonances péninsulaires, a des difficultés avec l’aigu quelquefois, mais un joli timbre, une voix agréable, et un certain engagement. La diction est bonne, l’émission correcte, mais là aussi, il manque de couleur et chante toujours  de la même manière avec des sons un peu fixes. Peu aidé par le chef, il s’épuise. Mais scéniquement il est très crédible (la mise en scène offre ses fesses à la vue d’un public qui glousse d’aise), notamment au troisième acte lui aussi, mais moins au deuxième acte. Loin d’être scandaleux, il n’a pas la lumière solaire que diffusait le jeune Alagna à la Scala en 1990, il reste encore un peu appliqué, mais il faudra le réécouter.

 

 

Tassis Christoyannis ©GTG/Yunus Durukan

Tassis Christoyannis, comme d’habitude, est techniquement très au point, la voix est bien posée et c’est lui qui est le plus convaincant au niveau du chant: diction exemplaire, projection, timbre assez clair et charnu. Ce n’est pas toujours un interprète engagé cependant, d’autant que la mise en scène lui impose d’être toujours en retrait, froid, raide, regardant sa montre et vaguement absent, malgré les paroles qu’il prononce.
Les autres interprètes sont bien à leur place et le chœur de Genève dirigé par Ching-Lien Wu est comme d’habitude excellent.
La mise en scène de David Mc Vicar excitait la curiosité, vu la renommé actuelle de ce metteur en scène et ses récentes réussites (le Ring de Strasbourg). J’ai lu que ce travail genevois était décoratif, c’est à dire inutile. Je ne suis pas tout à fait d’accord: certes, la mise en scène ne dérange pas, et s’adresse au public visé par Traviata, celui de la bourgeoisie assise et triomphante qu’on va affoler une seconde par la paire de fesses de Leonardo Capalbo (pour un public qui a vu le Tannhäuser de Py avec son étalon nu en majesté sur scène, on tombe de plusieurs degrés!).
Toutefois, le travail est plus fin qu’il n’y paraît: d’abord, en déplaçant l’intrigue à la Belle Époque (costumes de Tanya Mc Callin qui signe aussi les décors), il insiste sur les derniers soubresauts de cette bourgeoisie qui génère des Traviata, un chant du cygne.
Chant du cygne, l’ensemble de la production est donc marquée par la mort: elle se déroule sur la pierre tombale de  Violetta, au milieu de lourdes draperies noires de catafalque, qui ont peut-être un effet délétère sur la réverbération du son dans une salle déjà peu gâtée par l’acoustique. Pendant le prélude, Alfredo revient sur cette tombe, ramasse quelques feuilles mortes, et sans doute se souvient de toute l’histoire.
Nous sommes donc d’emblée dans un travail de mémoire et à la mémoire de Violetta, beaucoup de noir, beaucoup de sombre, de violet, et quelquefois, le rouge passion (au troisième acte). Une incongruité au deuxième tableau du deuxième acte, ce cancan sur la musique de la danse bohémienne, et le pas de  deux Toréador/Toro (chorégraphie de Andrew George)  qu’on aurait pu nous éviter.

Patrizia Ciofi Acte II ©GTG/Yunus Durukan

A cette mémoire de Violetta, s’ajoute une mémoire au second degré, au deuxième acte, celle de LA Violetta du siècle, Maria Callas.

Maria Callas dans l’acte II

Des gestes, des poses étudiées directement inspirées par les photos très célèbres de la mise en scène de Visconti à la Scala en 1955, mêmes objets, même coiffure ou presque, même robe ou presque, même ambiance vaguement végétale (jardin d’hiver) et cette alternance noir et blanc qui sont les couleurs de la mise en scène du même Visconti à Covent Garden quelques années plus tard. Aucun doute, Mc Vicar installe un système référentiel.
Ce deuxième acte est d’ailleurs le plus réussi scéniquement, avec la scène d’intimité qui ouvre l’acte, les changements d’espace gérés par les rideaux qui glissent, les allusions à Callas, mais aussi le second tableau, très ironique avec son ballet ridicule, cette fête assez funèbre où les invités curieux du destin du couple Violetta/Alfredo, regardent avides et presque goyesques la scène de cette intimité qui explose. L’ensemble final est très réussi, où Violetta revient avec tendresse vers Alfredo désespéré: joli moment de tendresse, assez émouvant.
Le lit monumental du troisième acte est évidemment un lit presque sépulcral, sa monumentalité et le vide qui l’entoure donnent encore plus de relief à cette mort terriblement théâtrale . Signalons la jolie idée de la lettre dissimulée sous les draps, apprise par cœur que Violetta récite sans la lire: si Madame Ciofi y mettait plus de ton…
Voilà une soirée qui  n’est pas totalement convaincante, essentiellement à cause d’une direction musicale à mon avis très discutable qui ne réussit pas à faire fusionner le plateau, avec une Violetta certes parmi les Violetta du jour, mais qui n’emporte pas totalement non plus mes suffrages, et dont la voix accuse quelque signe de fatigue. Comme le troisième acte est le plus réussi musicalement , on sort avec un cœur satisfait, mais l’âme a encore soif. Alors, en rentrant chez soi, on se précipite dans sa discothèque et on écoute “l’addio del passato” de Maria Callas, avec Giulini.
Et là, l’âme a enfin droit au  sublime et tout se remet à sa juste place..

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Maria Callas Acte II