Encore une œuvre du répertoire français, et pourtant le texte n’est pas disponible dans le display de surtitrage qu’il y a devant chaque fauteuil. Anglais, allemand, espagnol seuls ont droit de cité. Il faut donc faire confiance à la diction et la prononciation française des chanteurs. On me répondra que le livret de Jules Barbier ne nécessite pas un effort intellectuel particulier mais tout de même…
On ne reprendra pas la polémique sur la version jouée, à chaque production sa version, d’autant plus depuis les dernières découvertes de Jean-Christophe Keck notamment sur l’acte de Giulietta et le final. Mais James Levine a choisi de suivre la version Œser qui remonte à 1976 et désormais remise en question après l’édition de Michael Kaye et évidemment celle de Keck. Une édition saluée lors de sa parution, qui fut suivie par l’enregistrement de Sylvain Cambreling qui n’est pas l’un des plus mauvais loin de là et qui conserve scintille diamant et le sextuor du 3ème acte (Giulietta). Levine propose non les dialogues parlés mais les récitatifs chantés de Guiraud (une rareté désormais…). Voilà pour les choix de version.
Cette production des Contes d’Hoffmann remonte à 2009, James Levine la dirigeait, et il la reprend aujourd’hui. Les Contes d’Hoffmann qu’il dirige avec les forces du MET depuis 1988 (avec une tournée au Japon) et au MET même depuis 1992. Contrairement à d’autres œuvres qu’il se réserve, il a souvent laissé la baguette (Simone Young, Frédéric Chaslin), il était donc intéressant de l’écouter dans un opéra où, on le sait, il excelle, mais où il n’est pas si fréquent, d’autant que c’était la dernière.
La mise en scène est de Bartlett Sher, metteur en scène américain fameux, pour les pièces qu’il a mises en scène et pour les musical, il fait partie des metteurs en scène que Peter Gelb a appelés pour renouveler un peu les mises en scène au MET, dont on sait ce qu’elles sont, et surtout ce qu’elle ne sont pas; on lui doit un Barbiere di Siviglia de bonne facture. Ces Contes d’Hoffmann ne révolutionnent pas la vision de l’œuvre : Chéreau le fit et avec quelle maestria à l’Opéra de Paris en 1975, et Marthaler à Madrid récemment en a proposé une vision étonnamment noire et tendue. Bartlett Sher en fait une vision à la fois littéraire, fantasmatique et fantasmagorique : Hoffmann est souvent derrière sa table de travail écrivant ses Contes et s’impliquant de manière romantique dans les histoires qu’il raconte ou en faisant un fantasme comme c’est visible dans l’acte de Giulietta, le moins linéaire et le plus violent.
Dans un décor sombre de Michael Yeargan, les visions alternent, plutôt fantasmagoriques pour l’acte d’Olympia, nous sommes presque à la limite du musical, plutôt épuré pour l’acte d’Antonia : je ne sais si Barltlett Sher a eu accès à la vidéo de Chéreau (hors commerce, mais qui doit circuler), mais au moins deux idées sont semblables, d’une part l’arrivée du Docteur Miracle en calèche (chez Chéreau, vraie calèche et vrai cheval), et d’autre part l’évocation de la mère avec un simple voile blanc. Il reste que c’est l’acte le plus réussi car le moins surchargé. L’idée de vêtir Antonia d’un habit de Diva en récital est excellente. L’acte de Giulietta est comme souvent le plus confus : le livret est surchargé de petits faits, peu clair et tout se succède à grande vitesse, sans vraiment de ligne limpide et suivie. Venise est évoquée, inévitable gondole, les fêtes masquées du XVIIIème aussi (Giulietta est vêtue comme au XVIIIème) avec une atmosphère à la fois de fête vénitienne, de maison de rendez-vous, mais avec aussi une violence contenue puis explosive, par exemple, lorsque Hoffmann tue Schlemil. C’est d’ailleurs l’un des moments où il apparaît le plus clairement que tout cela n’est que rêve. Bartlett Sher construit donc un rêve d’Hoffmann, souvent à sa machine à écrire : c’est un peu le même dispositif et la même idée que pour l’Orphée de Gluck vu récemment à Lyon, mais pas vraiment mené au bout de sa logique. Du point de vue plus strict du jeu et de la direction d’acteur, le travail est sommaire, et Sher laisse l’élaboration aux chanteurs qui font en somme ce qu’ils ont l’habitude de faire.
Il reste que c’est une mise en scène qui fonctionne, mieux que bien d’autres productions du MET.
Elle fonctionne aussi parce que la compagnie est engagée avec une énergie peu commune. C’est plutôt une distribution B, la reprise de janvier affichait Thomas Hampson dans les quatre rôles maléfiques et Vittorio Grigolo en Hoffmann. Même si les chanteurs sont apparemment moins « bankables », l’ensemble a une tenue et une homogénéité remarquables.
Matthew Polenzani, qu’on connaît pour ses qualités de styliste est un Hoffmann très engagé, avec une diction impeccable et un style enviable. Lui dont on note toujours le volume relativement contraint (voir son Requiem de Verdi à la Scala où il remplaçait Kaufmann en octobre dernier), est ici très à l’aise et particulièrement en voix. Un travail de chant ciselé, attentif, et finalement une personnalité scénique attachante, voire émouvante, même s’il n’est pas un acteur de premier ordre. Un très bel Hoffmann, très propre, très net, impeccable en somme.
Coppelius, Dappertutto, Miracle et Lindorf, c’est Laurent Naouri, magnifique ce soir : une voix claire, bien projetée, une diction exceptionnelle bien sûr, et un magnifique timbre de baryton basse. Il sacrifie un peu aux gestes codifiés du personnage, mais du point de vue musical, il est vraiment une très belle référence. Son scintille diamant est exemplaire et remporte un triomphe. Enfin un vrai style français. Un modèle.
Notons aussi quelques personnages secondaires qui ont surpris par leur allant et leur présence, par exemple le Frantz de Tony Stevenson, jeune diplômé maison du Programme Lindemann vraiment excellent dans l’air de la méthode, ou même Mark Showalter (Spalanzani, Nathanaël, un étudiant).
Du côté des rôles féminins, c’est un peu moins homogène, la Muse (Nicklausse) de Jennifer Johnson Cano, est très correcte sans être exceptionnelle, notamment du point de vue de l’incarnation vocale et scénique. Elle est loin d’effacer la performance inoubliable de Anne Sofie von Otter à Madrid. On est disons, dans le « tout venant » honorable.
L’Antonia de Susanna Phillips est plus intéressante, plus vibrante aussi (pour le rôle, c’est indispensable), mais elle a eu ce soir deux accidents vocaux, un aigu qui s’est écrabouillé et un autre vraiment lancé faux, mais je pense que la tension consécutive au premier accident a créé le second. C’est dommage, car la personnalité et la voix sont intéressantes, et émouvantes.
La Giulietta d’Elena Maximova est elle aussi de bon niveau; j’avoue avoir des difficultés avec Giulietta, qui est un rôle assez ingrat et qui nécessite une personnalité hors pair pour vraiment marquer. Vocalement c’est très honorable et quelquefois assez intense, sans être vraiment marquant. Ce n’est pas dans Giulietta que la Maximova impressionnera les foules.
En revanche, c’est dans Olympia que la jeune Audrey Luna m’a vraiment impressionné.
Olympia, machine à aigu, pour des voix petites qui montent haut et très haut et qui savent cadencer, vocaliser, roucouler, une bête de cirque en somme que Natalie Dessay, la dernière Olympia légendaire, finissait par haïr.
Audrey Luna a non seulement les suraigus, base nécessaire pour Olympia, elle a l’abattage, elle a les cadences et les variations, et surtout, ce qui la différencie d’autres Olympia, sa voix a une assise relativement large, et n’est pas ce rossignol qu’on entend habituellement, il y a là du corps, j’entends une future belcantiste car elle a un beau medium et une vraie personnalité. Dans un rôle aussi inintéressant, elle sait donner de la couleur. C’est suffisamment rare pour être noté. Ce soir, Audrey Luna c’est ma découverte. Retenez ce nom.
Au total, une distribution de très bon niveau, avec de vraies découvertes et de vraies personnalités, servie par un chœur (direction Donald Palumbo) en très grande forme (le chœur du sextuor de l’acte de Giulietta, dans cette version parce qu’on sait qu’il a disparu des éditions postérieures à Œser), est vraiment éblouissant, et le prologue est remarquable.
Mais celui qui donné à la soirée sa vraie couleur, c’est James Levine qui réussit à rendre cette musique bouleversante. L’acte d’Antonia, le plus accompli, est tendu, avec un sens dramatique développé et un art du crescendo consommé. Mais l’ensemble de l’œuvre est mené avec une grande énergie, une incroyable dynamique, un sens symphonique accompli, et aussi, il faut le souligner, une grande variété dans la couleur, et une manière d’aborder les moments plus lyriques, plus mélancoliques avec un son velouté, enjôleur, et une extrême sensibilité, ce qui n’est pas ce qu’on reconnaît le plus à ce chef . Il en résulte une direction musicale qui est pour moi la meilleure entendue dans cette œuvre depuis longtemps, même si les choix éditoriaux peuvent se discuter. Que des Contes d’Hoffmann puissent à ce point à la fois briller et émouvoir, c’est vraiment l’ouvrage du chef, qui soutient le plateau et lui fait donner le maximum, comme d’habitude sans jamais le couvrir et favorisant toujours l’expansion des voix, avec un orchestre exceptionnel ce soir.
Avec pareille direction James Levine rend honneur à Offenbach, il lui donne un relief et une profondeur qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. Quelles magnifiques moments ![wpsr_facebook]