BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: MEFISTOFELE de Arrigo BOITO le 24 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Omar MEIR WELLBER; Ms en scène: Roland SCHWAB)

Nuit de Walpurgis...© Wilfried Hösl
Nuit de Walpurgis…© Wilfried Hösl

Voir Mefistofele de Boito plus d’une fois dans sa vie ? C’est le type d’opéra qu’on va voir par curiosité, et dont on entend les airs célèbres dans les concerts ou les concours de chant, mais que beaucoup méprisent souvent sans le connaître et probablement sans jamais avoir pu en voir vu une représentation. Voyons, Mefistofele? …pas vraiment fashion…un seul petit tour méphistophélique et puis s’en va.
Ma première fois (et la seule)  fut à la Scala, en 1995, quand Riccardo Muti en proposa une nouvelle production (Mise en scène :  Pier’Alli, avec Ramey, La Scola, Crider) après une trentaine d’années d’absence depuis la production dirigée par Gavazzeni  en 1964 (Mise en scène : M.Wallmann, avec Ghiaurov, Bergonzi, Kabaivanska). C’est dire que ce n’est pas  non plus une œuvre donnée fréquemment (à cause des masses qu’elle nécessite et des exigences vocales), même à la Scala, là où elle a été créée en 1868. A Vienne, créé en 1997, dans la même production qu’à la Scala, Mefistofele eut 24 représentations jusqu’en 2001. A Paris la création eut lieu en 1912 sous la direction de Tullio Serafin avec Chaliapine et depuis… ?

René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl
René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl

La création de Mefistofele à Munich, l’opéra le plus important d’Allemagne, est donc forcément un événement et Nikolaus Bachler n’a pas lésiné sur les moyens, ni sur la distribution puisque trois des grandes stars de l’opéra aujourd’hui René Pape, Kristine Opolais, Joseph Calleja en constituent le noyau, et que la mise en scène de Roland Schwab est l’une des plus spectaculaires qu’on ait vues sur cette scène. Enfin, le chef Omar Meir Wellber, protégé de Daniel Barenboim, faisait pour l’occasion ses débuts munichois.
Entre l’objet musical non identifié qu’est la Damnation de Faust de Berlioz (1846) et celui bien plus identifié et plus conformiste qu’est le Faust de Gounod (1859), Boito, issu d’une famille intellectuelle, lié aux milieux littéraires d’avant-garde italiens (la Scapigliatura) francophone et admirateur de Stendhal, a choisi une voie médiane : il connaissait les deux œuvres et admirait Berlioz. De plus il a vécu à Paris au moment des débats autour du Tannhäuser de Wagner dont il y a des traces dans l’orchestration du prologue. Il était donc parfaitement au fait des discussions sur le drame musical et sur l’évolution de la scène lyrique. Certains méprisent ou ignorent cette œuvre, mais il ne faudrait pas ignorer le compositeur, d’un éclectisme intellectuel rare, et d’une grande ouverture, une figure de la modernité à qui Verdi, qui l’a connu assez tard, doit la révision du livret de Simon Boccanegra en 1881 et les livrets d’Otello et de Falstaff. Boito est une grande figure de la culture italienne dont la musique a été soutenue par Toscanini, Bernstein, Muti.
La surprise du public munichois devant cette œuvre s’est sentie par l’enthousiasme grandissant et le succès important au rideau final, avec une petite vingtaine de minutes d’applaudissements nourris.
On doit brièvement rappeler que la création à Milan en 1868 fut une catastrophe, et qu’il fallut beaucoup d’insistance pour l’œuvre révisée soit reprise en 1875 à Bologne, où cette fois elle connut le succès. C’est la seule œuvre achevée de Boito, l’autre opéra, Nerone, a été terminé par Vincenzo Tommasini e Antonio Smareglia, sur commission de Toscanini qui l’a créé à la Scala en 1924.
Mefistofele est une œuvre monumentale, exigeant un chœur énorme, un chœur d’enfants et trois rôles à tenir par des interprètes d’exception. Tous les grands interprètes du répertoire italien, basses, ténors, sopranos, ont enregistré ou interprété Mefistofele : les distributions ne sont qu’une liste de légendes du chant. Boito s’y montre fidèle à l’esprit fantasmagorique du Faust de Goethe, et dramaturgiquement peut être plus proche de ce que voulait Berlioz que ce qu’a fait Gounod. Il se montre attiré par la mélodie continue et le drame musical wagnérien, mais garde aussi des formes traditionnelles de l’opéra italien. Bien sûr, l’histoire de Marguerite en reste le noyau dur, mais se trouve un peu diluée dans de grands ensembles comme la nuit de Walpurgis qui clôt le deuxième acte. Pat ailleurs, il prend des éléments du second Faust, l’apparition d’Hélène, par exemple, ou le salut final de Faust qui échappe au pouvoir de Mefistofele. Boito voulait sans doute à travers son Mefistofele, recréer quelque chose du gigantisme de l’œuvre de Goethe (5 actes à la création en 1868), et sans doute, en bon italien, lui donner une couleur dantesque, mais il dut réduire pour Bologne à 4 actes, outre un prologue et un épilogue, ce qui a affaibli la dramaturgie de la partie finale.
Il y a dans la musique quelque chose de spectaculaire, de grandiose, d’énorme, qui fait de ce travail un opéra qui n’a pas l’intimisme ni la poésie de Berlioz, mais qui a une vraie singularité, et le metteur en scène Roland Schwab (qui réalise sa première mise en scène a Munich) a volontairement surexposé l’histoire, dans un décor monumental de Piero Vinciguerra, un tunnel métallique rappelant le très fameux décor (de Peter Sykora) du Ring de Götz Friedrich de la Deutsche Oper ; Schwab a étudié chez Friedrich à Hambourg : ceci explique sans doute cela.

Rheingold (Götz Friedrich, décor de Peter Sykora) © 2010, Bettina Stöß/Deutsche Oper Berlin
Rheingold (Götz Friedrich, décor de Peter Sykora) © 2010, Bettina Stöß/Deutsche Oper Berlin

Ce tunnel est comme une sorte de tourbillon, une image des cercles de l’Enfer dantesque (Boito lecteur de Dante connaissait d’ailleurs la Dante Symphonie de Liszt qui date de 1857 et s’y est peut-être référé)
Il y a entre la première partie (Prologue, actes I et II) et la seconde (actes III, IV, épilogue) une grande différence de parti pris et d’ambiance. Dans la première partie, défilent tous les poncifs de la diablerie faustienne, avec un royaume de Mefistofele qui ressemble à un Venusberg échevelé, ou à une Oktoberfest décadente dans un style spectaculaire assez proche du musical avec les chorégraphies de Stefano Gianetti. Boito a voulu montrer une sorte de totalité du monde, le bien et le mal, Paradis (dans le prologue) et Enfer ;  Schwab les met pratiquement en face et en phase, en gardant la même structure, comme Boito qui utilise des phrases de sa musique similaires d’un côté comme de l’autre. Cela indique de toute manière l’ambition de l’entreprise, souligné dans la mise en scène et dans la construction de l’œuvre.

Une Oktoberfest satanique  © Wilfried Hösl
Une Oktoberfest satanique © Wilfried Hösl

 

René Pape (Mefistofele) en deejay maléfique
René Pape (Mefistofele) en deejay maléfique

Quand apparaît Mefistofele, il est une sorte de maître des lieux, deejay (sur un Gramophone…) d’une énorme boite de nuit satanique, toujours ouverte (OPEN s’affiche au premier plan) et semble un boss mafieux plutôt spirituel et à la mode. René Pape se délecte de ce rôle qui une fois de plus fait du diable un personnage toujours séducteur et plutôt attirant, un manipulateur de foules et d’ambiances. Le Faust de Boito, qui n’est pas le personnage principal, n’est pas le scientifique amer en fin de vie, c’est presque un quidam, un homme parmi d’autres que Mefistofele choisit comme par hasard. Ce Faust émerge de la foule et va suivre le maître, qui l’attire par le piège de la femme, qu’il suscite comme si elle était une apparition et qui va lui aussi venir un jouet sur lequel en lettres de sang on inscrira bientôt “Reue”  (repentir): tout n’est que surgissement et magie, comme si les personnages comptaient moins que les scènes ou les ambiances.
Roland Schwab ménage quelques effets avec la vidéo (de Lea Heutelbeck) : Mefistofele regarde un avion voler autour de Manhattan (toute allusion…) avec une délectation non feinte.

Acte I  © Wilfried Hösl
Acte I © Wilfried Hösl

L’idée est claire et pessimiste : le mal est installé dans le monde et s’y vautre. Là où officie Mefistofele, des chaises, un sofa, un tuba, comme des reliques  modernes, traînent et montrent qu’il a investi le monde.

René Pape (Mefistofele) Kristine Opolais (Margherita) © Wilfried Hösl
René Pape (Mefistofele) Kristine Opolais (Margherita) © Wilfried Hösl

Du même coup, Marguerite n’est plus qu’un jouet une Poupée hallucinée que Mefistofele met en scène pour Faust. Mais c’est une brève rencontre et Mefistofele emporte très vite Faust vers la nuit de Walpurgis. C’est l’occasion pour Schwab de démonter de visu l’illusion théâtrale sur une vieille Harley Davidson, chevauchée par les deux personnages, avec un gros ventilateur installé par Mefistofele lui-même pour donner l’illusion cinématographique de la vitesse. Image à la fois frappante et amusante, presque irréelle, qui nous amène à la scène finale de l’acte II, le climax de l’œuvre et le triomphe de Mefistofele, souvent assis au premier plan dans un fauteuil, laissant ce qu’il a déclenché se dérouler. Un monde fou sur scène, ponts qui montent et descendent, surgissements des dessous, éclairs de flammes : un spectacle à la fois impressionnant et quelque peu factice, une fête du Diable qui semble une fièvre du samedi soir dans une boite à la mode où Marguerite est violée par Faust : ne serions-nous pas nous-mêmes l’Enfer?
La deuxième partie après l’entracte (actes III et IV) est très différente et peu enfiévrée, après le climax, la chute, et les échecs de Mefistofele. Marguerite résiste à Faust et ne se laisse ni emporter ni libérer, l’ambiance est sombre et solitaire après le feu d’artifice du final de l’acte II, c’est le moment le plus lyrique de l’intervention de Marguerite. La vision hallucinée que Kristine Opolais réussit à imposer de manière magistrale fait basculer dans un autre type de cauchemar. Face au mal triomphant et explosif, le bien est bien discret fait bien peu spectacle. Encore plus au quatrième acte, qui devrait-être la vision extatique d’Hélène, et qui se passe, comme dans le plus pur style « Regietheater », dans une maison de retraite. Faust y arrive et y est installé, comme un malade d’Alzheimer, ou comme un dément, et Hélène et ses compagnes ne sont que les infirmières qui gardent les vieillards avec bonhommie, jouent avec et font conversation.

Faust (Joseph Calleja) et Elena (Karine Babajanyan)© Charles Tandy
Faust (Joseph Calleja) et Elena (Karine Babajanyan)© Charles Tandy

La vision est terrible, et la fantasmagorie est finie, ce qui était cauchemar hollywoodien en première partie, où nous regardions cet Enfer un peu amusés, devient cauchemar authentique car il nous renvoie à notre possible avenir, à notre vieillesse et à notre déchéance, à notre Enfer futur. L’Enfer ici, c’est encore nous, et Faust n’est que l’un de nous, dont l’expiation des péchés passe par la folie. Faust sera racheté par sa folie même, qui le protège : on est bien près de l’Erasme de l’Éloge de la folie : nous avons assisté au spectacle du monde comme Enfer, et seule la Folie  peut nous en protéger. Le monde est un tunnel, presque une caverne platonicienne dont nous n’avons vu que des ombres illusoires, et la Folie est là, dans ce monde déréglé et dézingué, et ce qu’on appelle folie devient raison, comme chez Erasme. Faust fou et oublieux devient du même coup protégé et sauvé, pendant que Mefistofele titube et voit sa victime lui échapper.
Roland Schwab voit Mefistofele comme l’emblème de notre monde, qui a choisi délibérément l’Enfer et dont Faust n’est qu’un échantillon. Dans ce monde, malgré le prologue, il n’y a plus de Dieu ni de Paradis, il n’y a qu’un Enfer universel. Seul contact avec le réel, le futur de l’homme est dans sa maladie et dans la maladie bénie de son oubli, dans ses fantasmes peut-être, qui peut le faire sortir de ce noir universel. La solution par la folie, la solution par Alzheimer, s’abstraire dans un ailleurs clinique voilà ce qui est proposé pour échapper à l’universel Enfer. L’avenir est radieux.

Cette vision qu’on pensait superficielle au départ et assez m’as-tu vu, se révèle dans sa deuxième partie plus profonde et plus sentie que prévu, nous sommes donc pris à revers d’une dramaturgie et d’une musique qui prétendent à une vision universellement noire : le titre Mefistofele est clair de ce point de vue. L’allusion à Dante et au monde dantesque, que Boito connaît parfaitement, pétri qu’il est de l’auteur fondateur de la littérature italienne, est évidente, ne serait-ce que par la configuration du décor. Nous pensions trouver Goethe, et la boite de Pandore s’ouvre sur Dante.
Il s’agit bien d’un effort pour construire une musique dantesque, qui aille du Paradis à l’Enfer et sans Purgatoire. Et l’énorme machine des chœurs, et l’énorme crescendo sonore de l’orchestre, tout concourt à cette vision. A travers le Faust de Goethe, c’est bien l’Enfer de Dante qu’on y lit. On est en bonne compagnie.
Au service de l’entreprise, une réalisation musicale de haut niveau. Omar Meir Wellber tient parfaitement la construction orchestrale, surtout en première partie où il maîtrise les ensembles, le chœur et l’orchestre, avec une grande précision et un geste chorégraphique mais précis. Il produit un son volontairement surmultiplié, excessif, énorme pour tout dire qui convient parfaitement à l’entreprise. La seconde partie cependant, est moins chorale, plus centrée sur les individus et sur les situations, avec d’ailleurs des faiblesses dramaturgiques plus marquées : couper Goethe quand on veut faire du Dante est une entreprise délicate ! Mais l’orchestre, lancé par le chef à tout volume, ne semble pas s’apercevoir qu’on a changé d’univers, et cela devient beaucoup trop fort, jusqu’à couvrir les voix, toutes les voix, et notamment celle de René Pape. C’est vraiment le problème dominant dans la deuxième partie, alors que par ailleurs  l’orchestre est parfaitement tenu, et montre notamment au niveau des cordes et dans le détail des pupitres une grande précision sonore : on sait quelle est la qualité de cet orchestre, et on ne peut qu’en apprécier la prestation dans l’univers d’un compositeur pour lui inconnu encore. L’excès du volume est d’autant plus regrettable que le crescendo final est sans doute l’un des moments les plus impressionnants de l’œuvre et réalisé ici avec un exceptionnel brio. Les dernières mesures sont si impressionnantes qu’on en sort presque sonné, presque assommé de tant de puissance et de grandeur.

Andrea Borghini (Wagner) et René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl
Andrea Borghini (Wagner) et René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl

La distribution est dans l’ensemble à la hauteur, avec une belle homogénéité dans les rôles de complément, à commencer par l’excellent Wagner d’Andrea Borghini, seul italien du cast, qui fait partie de la troupe depuis 2014, et la Marta très juste d’Heike Grötzinger, elle aussi pilier de la troupe, mais aussi Rachael Wilson (Pantalis) et Joshua Owen Mills (Nereo).
Alors que souvent, la même artiste tient les deux rôles, Marguerite ici est chantée par Kristine Opolais et Elena par Karine Babajanyan. Cette dernière, dans une partie très tendue à l’aigu, qui requiert volume et puissance, s’en sort avec beaucoup d’aplomb et de présence, et remporte un très gros succès, mérité : c’est un nom à retenir.
C’est bien ce qui fait la difficulté des deux rôles quand on les donne à la même chanteuse ; il faut sans aucun doute un lirico spinto qui puisse aussi avoir des moments très lyriques (Caballé a chanté Marguerite, Tebaldi aussi, mais aussi Freni ou Kabaïvanska).

Kristine Opolais (Margherita) et Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl
Kristine Opolais (Margherita) et Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl

Kristine Opolais est une artiste douée d’une présence scénique et d’un engagement peu communs, elle se donne à fond en scène, reste toujours très expressive, elle est notamment une Butterfly bouleversante. Mais c’est en même temps une voix tendue, qui n’a pas tout à fait les moyens des rôles qu’elle chante, notamment dans le répertoire italien, elle est par exemple une très belle Manon, mais elle y épuise ses réserves.
Elle est une belle, une magnifique Marguerite, émouvante, présente, hallucinée, une splendide interprète,  mais les aigus sont très tendus, voire proches du cri, et cela devient gênant quand c’est systématique. Il est heureux qu’elle n’ait pas chanté Elena, elle s’y serait perdue. Je ne sais si elle a intérêt à aborder des rôles de ce type pour lesquels elle n’a pas tout à fait le format vocal.

Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl
Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl

Joseph Calleja à l’inverse est parfaitement à l’aise dans le rôle de Faust, où il développe un sens du phrasé, une diction qui sont un modèle de beau chant. De plus son timbre solaire, sa voix claire mais très présente, son volume maîtrisé,  dominant les hauteurs de l’orchestre, tout cela produit une prestation en tous points impeccable, voire anthologique et un très grand triomphe mérité.
René Pape abordait le rôle pour la première fois et j’ai souligné plus haut que toutes les grandes basses du siècle l’ont eu à leur répertoire. Il campe un personnage déluré, presque léger, et inhabituel pour les spectateurs qui ont plutôt l’habitude de le voir dans des rôles plus « composés » et plus raides. Il bouge, danse, s’amuse y compris avec le public (notamment lorsqu’il annonce l’entracte), en bref, un aspect différent et plutôt divertissant. Vocalement, on reconnaît ses notes basses et caverneuses, sonores et profondes dans lesquels il n’en finit pas d’étonner. Il a un peu plus de mal dans les aigus et surtout dans la manière de les négocier. Il est vrai que l’orchestre ne l’aide pas. En fait, il n’a pas l’habitude de la ductilité du chant italien et n’a pas toujours la souplesse vocale voulue, notamment dans les deux premiers actes. Il chante bien sûr Philippe II, mais le rôle ne requiert pas la souplesse que requiert Mefistofele. Boito, lui aussi, se souvient de Rossini et il y a là une technique spécifique au chant italien que Samuel Ramey, qui a beaucoup chanté Rossini, possédait et qui met quelquefois René Pape à la peine, et pour le volume, et pour la dynamique, et aussi pour la diction. Il reste un Mefistofele de grand niveau, mais ce n’est peut-être pas un rôle, pour l’instant du moins, où il peut montrer toute l’étendue de  son talent.
Au pays de Faust, il fallait sans doute monter Mefistofele, et alla grande . Tout est complet jusqu’à la dernière le 15 novembre, avec deux représentations supplémentaires pendant le Festival 2016 en juillet.  Il reste à savoir combien de fois la production sera reprise, au-delà de sa première série triomphale, et pour combien de temps.[wpsr_facebook]

Course à l'abîme © Wilfried Hösl
Course à l’abîme © Wilfried Hösl

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: MACBETH de Giuseppe VERDI le 12 OCTOBRE (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Adrian NOBLE) avec Anna NETREBKO

Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il y a des vogues à l’opéra, liées à un metteur en scène, liées à un artiste, liées à des circonstances. Il y a depuis quelques années une vogue Macbeth (et non Macbetto, bien que Macbetto soit le nom que le livret utilise, le titre est bien celui de Shakespeare, et c’est le premier texte de Shakespeare que Verdi propose à l’opéra). On en a vu à Genève (Christof Loy et Metzmacher), on en a vu à la Scala (Barberio Corsetti et Gergiev), on en a vu à Munich (Martin Kusej et Carignani) et on revoit à New York cette production de Adrian Noble créée  en 2007 , qui actualise l’ambiance sans vraiment changer la dramaturgie.
C’est une fois de plus Claudio Abbado qui le 7 décembre 1975 a « relancé » cette œuvre qui n’était pas si souvent représentée (à la Scala une production dirigée par De Sabata en 1952-53 avec Maria Callas et une production en 1963-64 dirigée par Hermann Scherchen, mise en scène de Jean Vilar, avec Birgit Nilsson). Rappelons pour mémoire que c’est Glyndebourne en 1938-39 qui la remet au goût du jour en Europe et que Macbeth n’entrera au répertoire du Met qu’en 1959. Abbado dans une production mémorable de Giorgio Strehler (dont on a une vidéo, par chance) avec Shirley Verrett et Piero Cappucilli en a proposé une de ces versions définitives à peu près insurpassable. J’ai eu la chance de la voir en 1985 sous la direction d’Abbado, avec Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov et Ghena Dimitrova, voix immense, mais peu raffinée. Je vous fait grâce des superlatifs.
La question du Macbeth de Verdi est celle de la Lady. Voilà un rôle redoutable entre tous, qui exige une personnalité d’exception sachant parler (la lecture initiale de la lettre), sachant vocaliser, avec des aigus immenses, avec des graves marqués. On y a vu aussi bien des sopranos (Callas, Gencer – phénoménale- ou Nilsson) que des mezzos (Shirley Verrett, Jennifer Larmore récemment), et au fond la question n’est pas si importante, la distinction au XIXème n’étant pas si marquante (voir Norma…).
La vraie question c’est Verdi lui-même qui la pose en demandant une voix qui ne soit pas belle, mais expressive, , et qui demande notamment une technique de fer et un contrôle très serré, notamment dans l’utilisation des mezze-voci et des notes filées. Dans Una macchia è qui tuttora!, la créatrice du rôle, Marianna Barbieri-Nini disait avoir cru devenir folle en essayant pendant trois mois d’imiter les paroles à peine esquissées et presque bredouillées des somnambules pour rendre la vérité de la situation. Peu de sopranos ont cet exact contrôle qui leur permet de retenir la voix et de projeter tout à la fois, sans vraiment articuler ; la scène du somnambulisme reste un des grands défis d’une carrière de chanteuse.
On ne peut dire que les chanteuses citées plus haut (Verrett, Gencer, Callas) ne soient pas de belles voix, et elles ont marqué le rôle : la question n’est pas belle ou pas belle, mais celle de la vérité de l’expressionCe qui est nouveau en 1847. Écoutez Una macchia è qui tuttora! par Leyla Gencer sur You Tube, il y a pas mal d’extraits. C’est prodigieux de vérité.
Malgré tout, Verdi hésita sans cesse entre tendance belcantiste et vérité de l’expression, le débat ouvert par Macbeth ne fut jamais clos.
Même si le rôle de Macbeth demande une certaine endurance (le dernier air, long, demande des aigus notables), on ne peut dire qu’il marque tant les analystes que le rôle de la Lady, moteur de l’action qui a quatre airs dont les plus spectaculaires (le brindisi Si colmi il calice dans la scène du spectre). Opéra de chanteuse, c’est aussi un opéra de chef. Il faut à la fois la fameuse pulsion verdienne : après tout, la première version remonte à 1847 à un moment où Verdi sort à peine de Giovanna d’Arco et d’Attila, et où il n’a pas encore écrit la fameuse trilogie (Rigoletto, Traviata, Trovatore). Il  reprend l’œuvre pour Paris en 1865, c’est la version habituellement donnée en y ajoutant notamment le chœur final. N’est pas Boito qui veut : le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei est relativement faible. Mais c’est ainsi une œuvre tiraillée entre deux styles, celui post ballo in maschera qui produira des chefs d’œuvres comme Don Carlo, et celui d’avant, le style dzim boum boum disent les méchants, plus marqué par des rythmes, une pulsion soutenue, et une technique de chant qui tient encore largement du bel canto. Les œuvres hybrides méritent des grands chefs, qui seuls peuvent proposer un vrai discours sur l’œuvre.
J’avais peu apprécié la direction de Paolo Carignani à Munich, très sonore et sans profondeur, j’avais en revanche bien apprécié l’effort de Ingo Metzmacher dont ce n’est pas habituellement le répertoire et qui avait proposé un Macbeth d’une couleur particulière, avec un orchestre il est vrai quelquefois hésitant. Fabio Luisi a fait toute la première partie de sa carrière dans le répertoire, il y a 15 ans, il écumait les scènes germaniques, de Berlin à Vienne sans jamais diriger en Italie, son pays d’origine (il est génois). Depuis qu’il a servi de doublure à Levine malade au MET, et qu’il en est le principal chef invité, il est devenu un interlocuteur possible des grandes fosses européennes et il est aussi directeur musical de Zurich, succédant à son compatriote Daniele Gatti , et en plus directeur honoraire à Gênes. Il a aussi commencé à diriger à la Scala.
Comme tous les chefs qui ont fait beaucoup de répertoire à l’opéra, c’est un excellent technicien, qui met en place, très attentif au plateau, qui suit les voix avec bonheur et sait équilibrer les volumes entre plateau et fosse. Et comme bien des chefs qui ont suivi ce type de carrière, il n’est pas vraiment original, il ne faut pas attendre de lui une lecture innovante, un discours révolutionnaire sur les œuvres. Certains n’ont pas aimé son Ring à New York, le trouvant plat, voire flasque, je les trouve injustes. Son Ring avait une couleur nouvelle pour le MET où Wagner est l’apanage quasi exclusif de James Levine. Il avait un parfum plus retenu, presque plus raffiné.

Dans Macbeth, il a à la fois la pulsion, le rythme, la battue, la netteté des attaques (il est vrai que l’orchestre est remarquable), mais aussi le souci d’accompagner les voix en proposant une vision, assez coloriste de l’œuvre ; j’avoue que c’est pour moi l’un des meilleurs exemples de direction verdienne de ces dernières années, à la fois raffinée et variée dans la coloration de chaque moment, mais aussi énergique, parfaitement au point dans les ensembles, et proposant au total une vision très complète de ce Macbeth entre deux eaux que Verdi a écrit. Direction idiomatique si l’on veut, parce que très italienne, mais surtout théâtrale et vive, claire et vibrante. C’est un chef que j’ai toujours apprécié pour son sérieux et aussi sa modestie et qui garantit toujours un bon niveau, à défaut d’emporter la salle par un niveau exceptionnel. Il jouit à New York d’une estime reconnue, toujours accueilli très chaleureusement par le public. Il est l’un des artisans évidents de la réussite de cette soirée (en réalité une matinée, puisque, direct dans les cinémas oblige, la représentation commençait à 13h à New York).
Il est servi par une distribution digne de la réputation du MET, affichant Anna Netrebko, Zeljko Lucic, René Pape, Joseph Calleja, tous familiers et appréciés du lieu. Cette reprise avait pour attraction justement la Lady Macbeth d’Anna Netrebko, qui a abordé le rôle fin juin à Munich. C’était donc sa deuxième production.
Pour avoir entendu Netrebko et à Munich en juin, et à Paris (le 14 juillet) et à Salzbourg (dans Trovatore), on ne peut que constater l’évidence de sa transformation vocale, de son élargissement de lirico à lirico spinto, tout en gardant ses qualités de contrôle, le soin donné aux cadences, aux agilités.
Je me souviens lors de ses Capuleti e Montecchi à l’Opéra Bastille, où elle était enceinte, j’avais dit mon étonnement devant sa largeur vocale et j’avais émis l’hypothèse devant quelques amis que derrière cette Giulietta j’entendais une Norma future. On m’avait évidemment ri au nez.

Et Netrebko prépare et Elsa pour Bayreuth, et Norma, à peu près à la même époque…
Dans la gestion de sa carrière, elle ne pouvait se limiter aux rôles de lirico-colorature du bel canto romantique ou même à Mozart (le disque Mozart fait avec Abbado avait d’ailleurs été difficile pour elle) : la voix s’est transformée, et déjà il y a quelques années (je me souviens d’une Yolanta avec Gergiev à Baden Baden) on pouvait constater l’élargissement vocal, mais aussi craindre un peu trop de métal à l’aigu.
Le travail sur la technique, l’élargissement vocal font qu’aujourd’hui, elle est au rendez-vous des grands rôles verdiens du répertoire et que les aigus un peu métalliques qu’elle avait eus au sortir de sa première grossesse ont disparu.
Alors, évidemment, les amateurs très exigeants et un peu tatillons, pour ne pas dire excessivement maniaques, regretteront cette Lady Macbeth à la voix si large et si triomphante. Une voix ronde, homogène, techniquement impeccable ou à peu près (certes, le fil di voce final de la scène du somnambulisme est un peu plus voce que fil, mais la note y est, nette, alors qu’à Munich c’était un peu approximatif), avec un sens de la parole étonnant (la lecture de la lettre est faite avec un soin tout particulier, avec une couleur dans la manière de dire les mots qui frappe), un phrasé impeccable, une diction remarquable, et des aigus triomphants à chaque moment voulu par la partition. Il serait aussi fort injuste de passer sous silence ce qui couronne le tout, une présence et un sens du jeu formidable dans un rôle qui exige une personnalité et un investissement scéniques notoires.

Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Elle est plus à l’aise qu’à Munich où Kusej en faisait une femme plus ordinaire, peut être plus vulgaire, une sorte de sorcière affublée d’une perruque rousse dont on connaît souvent le sens à la scène. Elle est ici une blonde platinée, pulpeuse, sorte d’héroïne de film noir américain. Elle y est magnifique.
En matière de Lady Macbeth, je voudrais tout de même dire qu’avec la distance du temps, celle qui me reste en tête est Jennifer Larmore à Genève, dans un style totalement différent, avec une voix évidemment moins explosive, mais une dignité, une tenue et une grandeur en scène telles que son personnage reste imprimé dans mes souvenirs. J’avais sur le moment dans ce blog exprimé quelques doutes, la mémoire du cœur a parlé. Elles sont difficilement comparables, évidemment, mais elles sont toutes deux sur le piédestal. Elle renvoient certaines Lady récentes (Tatiana Serjan et Lucrecia Garcia à la Scala notamment) à leurs chères études.

MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Le cas de Zeljko Lucic est différent. Voilà un chanteur qui a toutes les qualités du baryton, il a les aigus, il a l’endurance, il a la projection, et pourtant chacune de ses interventions me laisse sur ma faim. C’est très correct, c’est bien chanté, mais cela reste pour mon goût sans grande couleur, sans vraie personnalité vocale. Et surtout le timbre n’est pas séduisant.
C’est la première fois ici qu’il a réussi à me convaincre : il garde les qualités techniques évoquées plus haut, mais ce qui quelquefois m’arrêtait (le timbre, la couleur), ici me paraît plus adéquat au rôle, à la fois énergique et faible, à la fois courageux, mais dominé. La scène du brindisi m’a vraiment plu, dans sa manière de jouer les hallucinés à la voix blanche, une sorte de voix bien posée, bien projetée, mais à la couleur désespérément grise : l’opposition avec la Lady tout en relief physique et sonore est magnifiquement posée, à cette Lady platinée correspond un Macbeth anthracite, deux faces d’un même Janus fatal.

René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Que dire de René Pape qui n’ait déjà été dit dans toutes ses apparitions ? Il porte la noblesse de Banquo dans la voix.  L’opposition entre la voix de Zeljko Lucic, plus mate, légèrement pâteuse, et le timbre profond et sonore de Pape, dans la première scène avec les sorcières montre déjà l’opposition frappante entre les deux personnages et construit leur avenir. Évidemment, l’air de Banquo Come dal ciel precipita à son fils Fléance (un tout jeune figurant d’une douzaine d’années, très à l’aise et à la fois bien présent sur le plateau, une personnalité scénique en herbe…du nom de Moritz Linn) est un des sommets musicaux de la représentation. On ne s’étonnera pas du triomphe final.

Dans cette œuvre aux voix sombres, les deux ténors portent en eux l’avenir : après la nuit, les voix solaires.
Verdi très habilement ne donne pas à ces voix de rôle essentiel, Macduff a une réplique en première partie, et n’apparaît vraiment qu’au quatrième acte, avec un unique air, très beau d’ailleurs et l’un de ces airs porte drapeau de tous les ténors.
Malcolm quant à lui n’a que des ensembles.

Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Joseph Calleja est un ténor à succès du MET, le chanteur maltais n’a peut-être pas le timbre du siècle, mais il a une belle technique, un sens du phrasé remarquable, une capacité à colorer et à interpréter qui en fait un des grands ténors du jour. C’est donc un luxe que de l’afficher dans Macduff. Son air du quatrième acte O figli, o figli miei !…, venant après le chœur Patria oppressa est un bien joli moment, très retenu, poétique, même si dans ce rôle on a pu entendre aussi bien ou mieux (je me souviens d’un Alagna exceptionnel par exemple avec Muti à la Scala en 1997). Il reste que c’est un très beau moment. Quant au Malcolm de Noah Baetge, il est très correct et vaillant, mais peut-on en dire plus pour un rôle aussi épisodique ?
Adrian Noble (rappelons ses Mozart lyonnais) a proposé une version actualisée de Macbeth, en plaçant l’intrigue de nos jours. Les personnages évoluent dans un espace ouvert, noir ou gris, fait d’arbres décharnés (décors et costumes de Mark Thompson) avec quelques éléments venus des cintres qui dessinent l’espace de jeu,  et quelques objets, un lit, des lustres.
Du point de vue dramaturgique, aucune proposition. La transposition est l’unique idée, sans exploitation, sans approfondissement.
Les sorcières sont des sortes de ménagères de moins (ou plus) de cinquante ans, des ménagères-mégères issues d’un quotidien médiocre, les courtisans sont l’image des courtisans de toujours, accourant auprès du pouvoir quel qu’il soit et sans considération pour son odeur, les soldats et le peuple au cinquième acte sont des soldats modernes (ils ont une Jeep…et après ?) et le peuple est pauvre comme il se doit. Très franchement, cette production se serait passée dans le moyen-âge reculé d’une Ecosse sauvage, on n’aurait pas vraiment vu de différence.

Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Certes, certaines scènes sont bien réglées (la scène du Brindisi), les éclairages (de Jean Kalman) souvent très suggestifs, ou certaines images sont fortes (Lady Macbeth somnambule sur un chemin de ronde figuré par des chaises amoncelées, en fond de scène), voire la scène finale, mais il n’y ni de quoi fouetter un chat, ni personne d’autre : une mise en scène qui est modernisante pour montrer qu’on est au XXIème siècle mais qui ne pose aucune question dramaturgique sur la nature de l’œuvre. A ce titre, et dans le même style d’inspiration, Tcherniakov avait autrement posé la question à Paris en faisant de Macbeth et Lady Macbeth des clones des Ceaucescu.
Mais on ne venait pas pour la mise en scène, on venait évidemment d’abord pour Netrebko et de ce point de vue on a été comblé. L’impressionnante prestation salzbourgeoise dans Trovatore a été confirmée par cette incarnation de la Lady. Une Lady un peu trop chatoyante au goût de certains sans doute, une Lady en pleine santé à la voix éclatante, une Lady à la présence scénique irradiante, bien plus marquée que dans Trovatore à Salzbourg (il est vrai que le rôle s’y prête) mais la misère du chant verdien qui a laminé ce répertoire ces quinze dernières années fait que nous ne pouvons que saluer cette entrée de la chanteuse au firmament verdien là où on ne l’on attendait pas vraiment.

Alors, pour le deuxième jour consécutif, le michelangelesque Lincoln Center paraissait l’écrin idéal, le MET était bien ce jour-là le Capitole du chant.[wpsr_facebook]

Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH le 14 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Constantin TRINKS, ms en sc: Richard JONES)

 

Acte I (avec Rolando Villazon) © Wilfried Hösl
Acte I (avec Rolando Villazon) © Wilfried Hösl

Venu surtout pour voir La Clemenza di Tito , j’en ai profité pour assister de visu à cette production de Richard Jones des Contes d’Hoffmann que j’avais vue à la télévision lors de la retransmission en décembre 2011 d’une des premières représentations (voir le blog). C’était alors Rolando Villazon, revenu de maladie, qui était Hoffmann et Diana Damrau qui chantait les trois rôles de femme. Cette fois, c’est le ténor maltais Joseph Calleja, désormais très demandé partout qui chante Hoffmann, et les trois femmes sont distribuées à Rachele Gilmore (Olympia), Eri Nakamura (Antonia) et Brenda Rae (Giulietta), et les quatre méchants confiés à Laurent Naouri, l’une des référence dans ce rôle. J’étais aussi intéressé à entendre diriger Constantin Trinks, l’un des bons chefs germaniques actuels, que j’avais beaucoup apprécié dans Das Liebesverbot à Bayreuth cet été.

 

Acte I © Wilfried Hösl
Acte I © Wilfried Hösl

A relire mon court compte rendu, l’impression globale de la production n’a pas beaucoup changé, bien que j’aie trouvé l’approche intéressante de cette représentation de l’univers mental d’Hoffmann qui écrit et qui est suivi de sa muse et des trois amis dont on évoque au premier acte les amours, Nathanaël (Dean Power, un voix de ténor très intéressante, à ce qu’on entend dans ses courtes interventions), Wilhelm (Joshua Stewart) et Hermann (Andrea Borghini) sorte de chœur antique muet qui observe l’action tout au long de la pièce.

Entre les actes ©Bayerische Staatsoper
Entre les actes ©Wilfried Hösl

À chaque changement d’acte, Hoffmann, la muse/Nicklausse et ses trois amis allument une pipe, comme pour reprendre la respiration lors d’un récit, à moins que ces pipes de contiennent quelque substance illicite, répondant à l’une des dernières répliques d’Hoffmann (adressée à Nicklausse) au premier acte :

Fume !
Avant que cette pipe éteinte se rallume
Tu m’auras, sans doute, compris
Ô toi, qui dans ce drame où mon cœur se consume,
Du bon sens emportas le prix.

Acte II ©Bayerische Staatsoper
Acte II Olympia ©Wilfried Hösl

Le décor représente la même pièce, habillée différemment à chaque fois, à la perspective un peu faussée, comme dans les rêves, avec sur la gauche un corridor sans perspective et sur la droite, au mur, un tableau identifiant l’ambiance, une photo de classe pour la taverne de Luther,  pour l’acte d’Antonia un disque d’or (de la mère) ou de Giuletta une vue du Rialto à Venise. Des éléments permanents aussi: une desserte, tantôt buffet de cuisine, tantôt bibliothèque, tantôt réservoir à alcool, un lit dans un coin dissimulé par un rideau, ou démesuré pour l’acte de Giulietta, et des murs dont les décorations changent. Chaque acte renvoie à un univers artistique bien identifié, et éclairé par le luxueux programme de salle (relié, en couleurs, 180p…pour 7€…) pour chaque acte, celui de la canadienne Marianna Gartner pour l’acte I, une maison de poupée, du britannique Ray Caesar et son monde d’enfants angéliques et inquiétants pour l’acte II, et de l’artiste russe émigrée en Israël Alexandra Zuckerman pour l’acte III . Marquées par une volonté esthétisante, pour mieux éclairer le monde mental de ces récits fantastiques, les solutions théâtrales sont efficaces, comme la poupée vue  dans un théâtre de marionnettes où alternent habilement la poupée et la chanteuse réelle, ou comme le piano gigantesque dans lequel Antonia voit le docteur Miracle (et les partitions de Delibes, Boïeldieu, Adam, Auber qui peuplent sa vie et sur lesquelles elle meurt) ou la robe écarlate, somptueuse de Giulietta, évocation d’un tableau de 2007 « Confused woman » d’Alexandra Zuckerman.
L’univers de marionnettes et de jouets de l’acte d’Olympia,

Joseph Calleja (Hoffmann) & Eri Nakamura (Antonia)©Bayerische Staatsoper
Joseph Calleja (Hoffmann) & Eri Nakamura (Antonia)©Wilfried Hösl

celui inquiétant et angoissant d’Antonia, entourés de répliques du docteur Miracle qui se multiplient (moment qui rappelle le traitement de la scène de l’église du Faust de Lavelli où Marguerite était entourée de Mephistos oppressants qui tournaient autour d’elle) sont incontestablement des réussites.

Acte IV Joseph Calleja (Hoffmann)& Brenda Rae (Giulietta) ©Bayerische Staatsoper
Acte IV Joseph Calleja (Hoffmann)& Brenda Rae (Giulietta) ©Wilfried Hösl

L’acte de Giulietta me paraît en revanche le plus faible, parce que le plus confus scéniquement (il est vrai que c’est aussi dramaturgiquement le plus échevelé de la partition, le plus lyrique (barcarolle) le plus violent (meurtre de Schlémil) et le plus difficile à réaliser techniquement notamment la question du reflet, résolue ici par un jeu de masques collés au miroir géant qui envahit la pièce – et enfermés ensuite dans des vases). Chéreau, par un génial jeu de miroirs, avait réussi à montrer le reflet qui s’envolait dans les airs, inoubliable….

L’acte de Giulietta est d’ailleurs à tous points de vue le plus tortueux. La production hésite à user complètement de l’édition Kaye/Keck et construit une mixture (c’est le mot qui vient) alternant ancienne version (Scintille Diamant, l’air non écrit d’Offenbach par exemple) et nouvelle (absence du septuor), mais inscrit comme en surimpression les musiques des versions traditionnelles, enregistrées en arrière plan, qui servent d’accompagnement des dialogues, très souvent coupés par ailleurs. Il en résulte une macédoine musicale qui n’a aucun intérêt. Même non-choix pour le dernier acte, qui inscrit bien l’air final de la muse (on est grand par l’amour et plus grand par les larmes), mais pas la scène de Stella, complètement effacée.

ActeIII (Antonia) (en 2011)©Bayerische Staatsoper
ActeIII (Antonia) (en 2011)©Wilfried Hösl

Le troisième acte, celui d’Antonia, est le plus réussi, parce que le plus concentré au niveau dramaturgique, parce que musicalement le plus dramatique (et le meilleur) et parce que le mieux dessiné par la mise en scène. Il faut dire qu’Eri Nakamura, qui appartient à la troupe de la Bayerische Staatsoper fait une composition d’Antonia à la fois intense, dramatique, et magnifiquement chantée, la voix est large, les aigus pleins, la diction exemplaire. Elle obtient un triomphe mérité au rideau final.
Rachele Gilmore est aussi une poupée notable. Certes, le rôle est psychologiquement inexistant, on demande à la chanteuse d’être une machine bien huilée : Rachele Gilmore réussit à colorer et montrer un délicieux sens de l’humour : les aigus sont là, et l’air remporte son succès. Dessay avait jadis montré une incroyable homogénéité et une étonnante humanité dans ce rôle qui se prête pourtant si peu à l’incarnation, on n’en est pas là, mais c’est une prestation solide. Brenda Rae en Giulietta n’arrive pas à trouver le ton du rôle (pour cette raison d’ailleurs, c’est le plus difficile des trois), elle réussit à imposer un moment très dramatique, mais pour le reste est à peu près inexistante vocalement.
En Hoffmann, le ténor Joseph Calleja était attendu. Il déçoit. La voix est incontestablement chaude,  le timbre solaire, le volume central large. Bref, le personnage existe vocalement. Mais à côté du rôle. À côté du rôle parce qu’il dit le texte sans le vivre, sans aucun accent, et qu’il l’oublie quelquefois notamment dans les dialogues, mais plus grave, dans les airs (problèmes de tempo, de mesure, problèmes de calage avec l’orchestre). À côté du rôle aussi du point de vue stylistique : on pense à Puccini, quelquefois à Verdi, jamais à Offenbach. Ma référence historique d’Hoffmann dans mon univers lyrique est Nicolaï Gedda…on en est aux antipodes. On est aussi loin de la magnifique incarnation de John Osborn à Lyon en décembre dernier.
Calleja est Hoffmann qui chante, souvent très bien, mais sans être justement un Hoffmann, avec quelques difficultés à négocier les aigus et quelques sons à oublier dans les passages. Malgré l’évident succès remporté, je reste dubitatif, non sur la qualité intrinsèque de la voix, mais sur l’aptitude à affronter la technique de chant nécessaire à ce type de rôle.
Laurent Naouri m’a aussi un peu surpris…et déçu. Je l’ai entendu plusieurs fois dans ce rôle et il m’avait à chaque fois enthousiasmé par son timbre magnifique et ses aigus somptueux, par une largeur vocale et une homogénéité qui en faisaient un des chanteurs les plus élégants et intenses de la scène lyrique.
La voix reste évidemment d’une qualité de timbre rare, qui s’impose immédiatement, les aigus restent impressionnants (et évidemment mis en valeur, voire surchantés dans Scintille diamant), mais on demeure surpris de graves complètement détimbrés, voire absents, de difficultés dans les passages, de problèmes d’homogénéité vocale remplacés par une gestion intelligente du cri ou du son rauque jeté–parce qu’en phase avec rôle et situation-. Cela devient quelquefois gênant : on sent qu’il s’agit de pallier des difficultés techniques. Peut-être était-il dans un mauvais soir, en tous cas, je n’ai pas été convaincu par une prestation très attendue à cause des merveilleux souvenirs que j’en avais.

Joseph Calleja (Hoffmann)&Kate Lindsey (La Muse/Nicklausse) Acte II Olympia ©Bayerische Staatsoper
Joseph Calleja (Hoffmann)&Kate Lindsey (La Muse/Nicklausse) Acte II Olympia ©Wilfried Hösl

Avec Eri Nakamura, Antonia d’une intensité rare, comme on l’a dit, la plus convaincante était la Muse/Nicklausse, de Kate Lindsey, qui promène ce rôle un peu partout avec un immense succès. Un succès mérité malgré une diction française un peu problématique. Le chant est si intense, la voix si homogène, l’art de la couleur si consommé, que l’on ne peut qu’être emporté par l’émotion. C’est incontestablement la présence la plus forte sur le plateau et l’édition Kaye/Keck lui donne la part la plus belle. On imagine quel Sesto elle pourrait être dans La Clemenza di Tito (elle a déjà été Annio).
Grâce à l’excellence de la troupe de la Bayerische Staatsoper, le reste du plateau est très dignement tenu, Kevin Conners est un Cochenille  (assez délirant en poupée), Pitichinaccio, ou Frantz (il se sort bien de son « air de la méthode »), de même pour  Ulrich Reβ en Spalanzani, ainsi que le chœur vraiment remarquable : sa diction du français est exemplaire : on comprend chaque mot et l’intensité de sa présence (direction Sören Eckhoff) est vraiment notable.
La direction de Constantin Trinks est très précise, particulièrement dynamique, avec un sens marqué des crescendos, et un souci net du dosage des volumes. C’est une direction chaleureuse, aux couleurs variées, qui épouse parfaitement le propos de la mise en scène. La qualité des pupitres solistes de l’orchestre fait le reste. Mais c’est dans le troisième acte (Antonia) que le chef réussit à imposer à la fois une couleur dramatique et une tension à l’orchestre qui soutiennent tout particulièrement le plateau : c’est à ce moment qu’on sent le plus la dynamique imposée par la fosse et le chef vraiment inspiré. Les moments plus lyriques sont un peu plus indifférents et parlent moins. Il reste que l’ensemble est bien tenu, et confirme les qualités de ce chef, notamment au niveau des rythmes,  de la justesse des tempos et de la concertazione.
Un public bigarré, avec beaucoup de jeunes à peine sortis de l’adolescence a fait le meilleur accueil à la production.  Le succès a été en effet immense : explosion initiale, standing ovation, rappels infinis, tout particulièrement pour Kate Lindsey et Joseph Calleja.
Voilà une représentation de répertoire aux qualités suffisantes pour faire oublier les éléments un peu décevants, et pour garder un très bon souvenir d’ensemble.
Cependant, il faudrait éviter désormais de refuser les vrais choix d’édition : on peut choisir la version traditionnelle (pourquoi pas ?) ou la version Oeser, on peut choisir aussi la version Kaye/Keck , plus sombre, qui semble s’imposer aujourd’hui comme à Lyon, mais choisir une voie médiane, c’est tiédir le propos et finalement tourner le dos aux avantages de l’un et de l’autre. L’œuvre en ressort bancale et sans véritable armature, notamment pour l’acte de Giulietta, le plus concerné ou, plus que de reflet, c’est de perte d’âme qu’il s’agit.
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Image finale ©Bayerische Staatsoper
Image finale (avec Rolando Villazon en 2011) ©Wilfried Hösl