PETITES BARBARIES (3) : BAYREUTH, UNE GROSSE BARBARIE…

 

© Wanderersite

La nouvelle a fait l’effet d’une bombe.
Alors que l’on attendait une programmation exceptionnelle 2026 qui célébrât dignement le jubilé des 150 ans du Festival, on vient d’annoncer que des difficultés financières imposaient un redimensionnement drastique de la programmation, réduite à une nouvelle production (Rienzi), deux reprises (Parsifal et Der Fliegende Holländer) et un Ring en version semi-scénique. Adieu reprise de Tannhäuser, pourtant le plus grand succès du Festival depuis bien longtemps, dont les représentations ne désemplissent pas, adieu même reprise de la toute nouvelle production 2025 de Die Meistersinger von Nürnberg, renvoyées toutes deux à 2027.

Plus inquiétant, il semble que soit remises en cause les conditions de recrutement du chœur et de l’orchestre, qui sont les piliers symboliques du Festival et marquent sa singularité depuis sa fondation, ce qui serait pour moi la mort de Bayreuth, bien plus que l’introduction de Rienzi, qu’une nouvelle politique artistique ou qu’une réduction de la voilure.
Évidemment, derrière les « difficultés financières », il y a aussi les intenses agitations autour du Festival, où la position de Katharina Wagner, dont le contrat vient d’être renouvelé, qu’on croyait consolidée, continue d’être l’objet de manœuvres, d’oppositions et de haines cuites et recuites. La puissante Société des Amis de Bayreuth, présidée par un ennemi intime de la directrice du Festival (c’est de notoriété publique), Georg Freiherr (NdR : Baron) von Waldenfels, a annoncé dans la foulée qu’elle réduisait sa contribution de 50%, tandis qu’elle augmentait de 50% la cotisation annuelle de ses membres, ce qui trahit que tout n’est pas rose non plus du côté des adhérents à cette Société historique, fondée après la réouverture de Bayreuth en 1951 et pendant longtemps à peu près unique mécène.

Katharina Wagner © DPA

Le renouvellement du contrat de Katharina Wagner s’accompagne d’une réorganisation interne et financière : Katharina Wagner était déjà flanquée d’un directeur général chargé des organisations, avec qui elle assumait une co-direction. Désormais, elle reste Directrice artistique, mais tous les aspects organisationnels et économiques passent à un poste de Directeur Général dont les pouvoirs sont élargis, et qui n’est pas encore nommé.  Elle est donc en quelque sorte en liberté surveillée…
D’autant plus surveillée que, la Société des Amis de Bayreuth retirant partie de ses billes, l’État fédéral et le Land de Bavière augmentent leurs subventions passant de 29% à 36% pour compenser, mais aussi pour peser de manière plus forte sur l’institution.

Il ne s’agit pas de s’étendre sur le bilan artistique de Katharina Wagner, je l’ai déjà abordé dans ce Blog. Néanmoins soulignons d’abord qu’elle a osé sortir les fantômes du placard avec un courage notable, en particulier avec les deux productions de Meistersinger, la sienne et celle de Barrie Kosky, et ensuite, en termes de productions réussies ou ratées, elle reste à peu près dans la ligne : le grand Wolfgang Wagner, génial directeur du Festival, a eu aussi ses ratés, notamment du côté des Ring, Tankred Dorst, Peter Hall, et d’autres moins critiqués mais pas vraiment marquants comme Alfred Kirchner et Jürgen Flimm.
Il s’agit de s’interroger sur les évolutions et sur ce qui a basculé.

Dans les dernières années, on peut savoir gré à Katharina Wagner d’avoir élargi l’assise du Festival avec des séries comme Diskurs vers un public intellectuel, ainsi que les efforts vers le jeune public, avec sa plus éclatante réussite que sont les opéras pour les enfants, vraiment passionnants, et assez peu fréquentés d’ailleurs par le public des festivaliers qui pourtant seraient bien inspirés d’y aller : c’est une véritable innovation, unique dans un festival de ce type.
Du côté des opéras du festival, plusieurs observations.
Le positif, c’est la démarche exploratoire d’une politique qui cherche tous les possibles de la mise en scène, les metteurs en scène en vue (Kratzer, Tcherniakov, Kosky), les inconnus ou moins connus (Jay Scheib, Valentin Schwarz, Thorleifur Örn Arnarsson ou même Yuval Sharon), les classiques (Roland Schwab), et les pas de côté (l’appel à Matthias Davids, spécialiste du Musical pour Meistersinger 2025). Cette palette de choix très divers est bienvenue, elle montre une volonté d’ouverture, et aussi une prise de risque car l’échec retombe à la fois sur l’artiste et sur Katharina Wagner : c’est l’inverse des choix très « familiaux » de Markus Hinterhäuser à Salzbourg, qui veut garder une couleur homogène en créant des habitudes autour de quelques phares dans un sens d’approfondissement moins que d’exploration. Katharina Wagner rompt l’accoutumance en quelque sorte, c’est salutaire, c’est courageux, mais c’est dangereux car en proposant Bayreuth à des metteurs en scène moins aguerris, elle fait un saut dans l’inconnu qui finit par coûter si c’est raté.

Du côté musical, Wolfgang Wagner a bénéficié depuis 1976 (dernier jubilé) de la présence continue de James Levine, Daniel Barenboim et épisodique de Pierre Boulez et Giuseppe Sinopoli : ces géants avaient un vrai tropisme wagnérien et Bayreuth cherche encore des figures de ce type, même si les vingt dernières années furent marquées par le présence d’un Christian Thielemann, seule figure comparable, avec Kirill Petrenko, qui n’a plus dirigé après le Ring de Castorf. Daniele Gatti désormais Chefdirigent de la voisine Staatskapelle Dresden où il succède à Thielemann, pourrait entrer dans la danse, mais c’est encore brumeux.
Sans figures de chefs « tutélaires » susceptibles d’attirer le public mélomane, le Festival aura toujours des difficultés à regagner son statut d’exception. Car malgré ce qu’on pense souvent, à Bayreuth, ce sont les chefs qui musicalement ont imprimé une marque, plus que les chanteurs dans les cinquante dernières années.
Les distributions restent globalement de bonne qualité, mais Bayreuth doit faire face à une large transformation du marché lyrique, alors que le festival continue d’avoir des cachets moindres qu’ailleurs, en demandant aux artistes une présence relativement continue même si c’est assez élastique (voir Teige/Vogt en aller-retour Munich-Bayreuth l’an dernier) : il reste que les grands triomphes sont encore fréquents sur la colline verte…
Pourtant, ce qui m’a frappé, (surtout depuis le Covid), c’est une relative instabilité et incohérence dans la programmation : pourquoi un Tristan de transition (Prod. Schwab) quand se préparait une nouvelle production (Prod. Thorleifur Örn Arnarsson) et qu’une reprise de la prod. de Katharina Wagner eût pu convenir ? Pourquoi en 2026 la nouvelle production de Meistersinger saute-t-elle ? Trop lourde pour l’argent disponible ?
En réalité, Katharina Wagner, évidemment consciente des changements intervenus dans les pratiques du public notamment depuis le Covid, cherche de nouvelles formules artistiques susceptibles de ramener un public plus lent à se décider (la dernière ouverture du site de réservation montrait encore de très nombreuses places disponibles, ce qui était il y a seulement dix ans impensable…), et qui est un phénomène général : on trouve désormais dans tous les opéras (à de rares exceptions près, par ex. Rheingold à Munich il y a quelques semaines), toujours des places, et pas forcément les plus chères seulement.
Ces nouvelles formules envisagées ? Deux nouvelles productions par saison, Parsifal systématiquement chaque année, une offre plus ramassée (et donc moins de reprises) pour attirer un public avide de nouveautés, c’est-à-dire en fait un public plus ordinaire et moins wagnérien
Du côté de la billetterie, les prix ont augmenté de manière exponentielle ces dernières années, avec une échelle variée selon le type de représentation : premières, nouvelles productions, reprises, une forêt de prix divers, avec pour réalité commune une des augmentations les plus importantes de toutes les institutions comparables.
Sans que la qualité de l’offre artistique ne corresponde évidemment aux prix pratiqués. Mathématiquement, le rapport qualité-prix s’est inversé. En 1977, j’ai pu voir Chéreau à Bayreuth (et le reste, soit sept soirées) pour un prix équivalent grosso modo à une place moyenne correcte (de l’époque) au Palais Garnier (2ème loge de côté), mon budget de professeur agrégé débutant n’en avait pas trop souffert… En 2024, le même jeune professeur agrégé à la même place à Bayreuth pour le même cycle (le premier) paierait un prix supérieur au tarif « optimum » de l’Opéra de Paris (pour sept soirées…), un investissement autrement lourd pour voir Valentin Schwarz et consorts qui correspondrait quasiment à un mois de son salaire de débutant, assez difficile à investir. Cela s’appelle la démocratisation de la culture (au moins de cette culture-là), une foutaise que les gouvernements nous vendent depuis des années.
Il faut dire qu’il y a encore une vingtaine d’années, le Festival de Bayreuth était à peu près 50% moins cher que Salzbourg, et sa palette de prix équivalente à un grand opéra international de type Royal Opera House ou Wiener Staatsoper… Payer beaucoup plus cher pour des spectacles la plupart du temps au mieux corrects sauf exception implique évidemment de la part du public de reconsidérer ses choix …

 

Que se passe-t-il en réalité ?

Il se passe à Bayreuth ce qui se passe pour toutes les institutions culturelles européennes : augmentations des charges fixes, salaires (à cause de l’inflation), énergie, entretien, mais aussi des frais de production : cachets, matériel etc…
Comme les seuls frais variables sont les frais de production, c’est à dire les frais artistiques, c’est sur eux que tombe le couperet. C’est la fameuse loi de Baumol, avec cette variation que désormais les frais fixes se sont vraiment envolés, étranglant les institutions au point de menacer leur existence, c’est le cas en Allemagne avec la Schaubühne de Berlin par exemple. Cela signifie que les institutions culturelles ne peuvent vivre sans les aides des pouvoirs publics pour assurer les frais fixes, et sans sponsoring pour l’artistique. Les recettes de billetterie couvrent à peine les frais de plateau (les cachets) à l’opéra.
L’écosystème théâtral allemand est essentiellement appuyé sur les fonds publics, la part du privé se limitant à des « Musicals » et à des grands spectacles de variété, mais très peu de théâtre (en France en revanche on discute sans cesse théâtre privé/théâtre public). Le système est celui du  théâtre de répertoire, financé pour l’essentiel par les Villes. Un écosystème qui vaut aussi bien au théâtre qu’à l’opéra et qui fait qu’une partie des salaires (la troupe, le chœur, le ballet, l’orchestre) sont des frais fixes, les cachets des artistes invités (essentiellement à l’opéra) sont quant à eux des éléments (limités) de la part variable des frais artistiques. La diminution des subventions à Berlin frappe de plein fouet la production artistique, dans la mesure où les personnels (y compris bonne part des artistes) sont salariés : il faut donc s’attendre à une diminution drastique du paysage berlinois, des licenciements et à une diminution des nouvelles productions.

L’Allemagne n’est pas la France où la relation aux budgets est élastique (nous le voyons actuellement) et sensible aux larmes des victimes des réductions. En Allemagne, à tous les niveaux, un sou est un sou et la guillotine budgétaire n’hésite pas à frapper s’il le faut, du genre bulldozer (le Sénat de Berlin vient de confirmer le 19 décembre des coupes à la culture s’élevant à 130 millions d’Euros). La brutalité correspond naturellement au déficit endémique et abyssal de la Ville de Berlin dans lequel les frais culturels entrent pour une part réduite, en revanche l’énormité des coupes dans la culture casse l’écosystème culturel qui reste très fragile.
Le Festival de Bayreuth ne participe pas de cette économie-là, car s’il a des salariés fixes à l’année (administration et techniciens, fabrications décors etc…), comme les autres festivals, l’essentiel de ses frais sont des frais artistiques variables et d’engagement sur l’été (orchestre, chœur, solistes, techniciens et personnels surnuméraires) recrutés au contrat. C’est pourquoi, entre autres, les solistes se retrouvent sur plusieurs productions pour faire des économies d’échelle, mais c’est aussi pourquoi l’économie en est encore plus fragile, car elle dépend beaucoup plus de la billetterie, des sponsors, et doit s’autofinancer de manière plus importante qu’un théâtre ordinaire. Toute augmentation des coûts fixes en énergie, en salaires et en travaux (et le bâtiment historique nécessite des travaux en permanence) pèse encore plus sur l’artistique. Ce n’est pas tant un problème de subventions insuffisantes qui frappe le festival que la profonde transformation du paysage ambiant qui l’atteint de plein fouet.

Bayreuth est arrivé tardivement au sponsoring, l’essentiel du mécénat passant pendant longtemps par la Société des Amis de Bayreuth, et Katharina Wagner a aussi ouvert à la TV, mais il y a loin de la coupe aux lèvres : les TV ne sont pas aussi friandes d’opéras de Wagner que de Verdi ou Puccini, plus courts et en général plus spectaculaires et surtout plus populaires. Il s’agit donc d’inventer de nouvelles formules, garantissant un public plus fidèle, et des revenus réguliers.
Bayreuth est aussi tardivement arrivé aux réseaux sociaux, à internet, et a donc négocié tardivement les virages technologiques et sociétaux sans doute parce que l’on y gardait confiance dans le « modèle de toujours » et dans le « public de toujours ». Mais le « public de  toujours » n’est pas éternel…

Bayreuth n’est pas encore au bord du gouffre comme d’autres. Il est d’ailleurs probable que si la plus prestigieuse spectatrice du Festival, Angela Merkel, véritable amoureuse d’opéra, avait été encore au pouvoir, les choses n’en seraient peut-être pas là : la coalition au pouvoir SPD/Verts, qui vient d’être mise en minorité au Bundestag n’avait pas en revanche pour Bayreuth les yeux de Chimène : on se souvient de la sortie de Claudia Roth (Les Verts… dont les politiques et goûts culturels sont assez éloignés de Wagner et consorts, au-delà comme en deçà du Rhin), ex-manager d’un groupe rock, ministre de la culture du gouvernement fédéral, contre le Festival, qui avait pesté contre le manque de diversité, le manque de jeunes, une programmation artistique à revoir etc… et avait donc semblé condamner Katharina Wagner qu’elle vient de contribuer à renouveler… On se demande d’ailleurs si ce renouvellement n’est pas une manière de consolider une image de Bayreuth (=famille Wagner), une façade pour mieux serrer la vis par derrière. Et la question « famille Wagner » ou non à la tête du Festival est une fausse question, ou une réponse erronée à une question moins évidente: il n’est pas sûr qu’un « non Wagner  » à Bayreuth ferait mieux… et par ailleurs on pourra discuter à l’infini, mais il y a une singularité de Bayreuth où la présence au moins symbolique d’un Wagner est à mon avis nécessaire à l’image du Festival. Il y a aucun intérêt à faire de Bayreuth un second Salzbourg. Ni artistiquement, ni historiquement, ni symboliquement.

Quand l’argent manque, je l’ai encore écrit dans mes deux articles précédents sur les petites barbaries, on s’en prend à la culture, c’est plus simple, plus rapide : qui veut noyer son chien l’accuse de la rage…
Mais Bayreuth, c’est un monument, une masse de granit emblématique qui dépasse largement une politique culturelle et qui n’en est pas d’ailleurs à sa première réforme…
La précédente, en effet, date grosso-modo du jubilé précédent, 1976.
Jusqu’aux années 1970, le Festival était propriété de la famille Wagner, et le système était à bout de souffle. Le statut emblématique du Festival, image de la culture allemande, mais en même temps phare culturel international depuis sa création, imposait une nouvelle organisation et ce fut la Richard Wagner Stiftung qui est propriétaire de tout ce qui est Wagner à Bayreuth, Archives, Wahnfried et Festival, une Fondation dont les membres sont l’État fédéral, l’État libre de Bavière, la famille Wagner, la Société des Amis de Bayreuth, la Ville de Bayreuth et le district de Haute-Franconie et deux autres structures minoritaires.
Depuis 1985 a été fondée en outre la Bayreuther Festspiele GmbH (société à responsabilité limitée), la société qui gère en direct le Festival et qui loue les espaces à la Fondation, dont les parts sociales se divisaient jusqu’à ce jour comme suit.

  • État fédéral 29%
  • État libre de Bavière 29%
  • Société des Amis de Bayreuth 29%
  • Ville de Bayreuth 13%

La Société des Amis de Bayreuth qui a recruté ses adhérents aux temps où avoir des places à Bayreuth était un sport de combat parce qu’une adhésion garantissait dès la deuxième année au moins une ou deux places, attire moins d’adhésions, puisque désormais l’accessibilité au Festival est plus aisée via internet. Partout, la réservation sur Internet a changé les pratiques, et même si le système de Bayreuth a quelque chose d’un peu complexe, là encore, les pratiques d’un public qui se décide au dernier moment, ont changé la donne et des places apparaissent même au dernier moment.
On écrivait cinq à sept ans jadis avant que ne tombent quelques places… c’était d’ailleurs une garantie pour le Festival de n’avoir qu’un public composé essentiellement que des « fidèles » ou des « têtus ». Avec le nouveau système, le public s’est élargi, mais aussi d’une certaine manière défidélisé.
Il reste évidemment un public d’irréductibles wagnériens, d’amoureux de Bayreuth. J’en suis un exemple, moi pour qui le Festival de Bayreuth est depuis mes jeunes années un but devenu un rituel de vie, un lieu de mémoire, un lieu affectif totalement indépendant de sa programmation, auquel je ne pourrai renoncer.  Mais Bayreuth ne peut vivre seulement de ses inconditionnels dont le nombre se réduit (comme l’art lyrique ne peut vivre que des lyricomanes…).
Ainsi la Société des Amis de Bayreuth qui a perdu de son pouvoir d’attraction (les billets) connaît quelques difficultés, et en même temps depuis l’arrivée de Katharina Wagner, a exprimé publiquement des réserves sur sa gestion artistique. En diminuant sa contribution à la Bayreuther Festspiele Gmbh, elle laisse le champ libre aux institutions publiques (État fédéral et État libre de Bavière) qui élèvent leur contribution à 36% au lieu de 29%, ce qui laisse présager quelques résistances et quelques crises de pouvoir, vu la puissance « symbolique » de la Société, historiquement liée à la refondation du Festival en 1951.

La « normalisation » de Bayreuth

Les problèmes sont donc complexes chez les financeurs, et on jouera des coudes, mais ils sont accentués par certains échecs artistiques de la programmation comme le Ring de Valentin Schwarz, ou la réalité augmentée du Parsifal de Jay Scheib, assez décevante et ne touchant qu’une infime partie du public parce que requérant un investissement actuellement difficile à tenir sur toute la salle avec un rapport qualité prix discutable. La vraie question, c’est que les échecs à Bayreuth, aussi fréquents qu’ailleurs, n’affectaient jamais la fréquentation auparavant et donc passaient à peu près inaperçus.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec un public plus consommateur et plus volatile, et … moins wagnérien : c’est la première fois que le Ring n’a été programmé que pour deux cycles au lieu de trois.

Tout le risque de Bayreuth est donc sur l’artistique et le choix des productions, ce qui est totalement nouveau. Bayreuth a longtemps été un Festival sans risques parce qu’il était « Bayreuth » avant d’être un programme. Le contenant primait sur le contenu … On consomme aujourd’hui Bayreuth comme le reste, on y va une fois pour l’ambiance, la salle, le selfie, et on passe à autre chose… En quelque sorte, Bayreuth s’est « normalisé » et s’en est peut-être aperçu trop tard.

Du même coup, la tentation serait grande de proposer des productions plus consensuelles, correspondant par exemple au goût suranné des spectateurs d’outre atlantique (bons financeurs) et des télévisions, sources de revenus non indifférents, mais en même temps ce serait renier toute la politique du Werkstatt Bayreuth promue par Wolfgang Wagner qui a fait la gloire du Festival les cinquante dernières années : Bayreuth est un phare artistique à cause de productions singulières de Wieland Wagner, Patrice Chéreau, Harry Kupfer, Heiner Müller, Frank Castorf etc… et de chefs d’orchestre de prestige… Nous sommes depuis quelques années sur des productions plus discutées (et discutables) à part le Tannhäuser de Kratzer et le Fliegende Holländer de Tcherniakov, comme par hasard signées de gloires consacrées, et du côté des chefs, depuis le retrait (partiel) de Christian Thielemann, qui cette année fera le plein sur son nom pour Lohengrin, à part des arrivées très stimulantes (Nathalie Stutzmann), ou le retour de Daniele Gatti dans Meistersinger, il n’est pas sûr que malgré leur succès, les autres noms proposés (Pablo Heras-Casado ou Oksana Lyniv) soient considérés comme des phares de la direction universellement attendus comme le Messie musical…
En résumé, plusieurs moments d’incertitude s’entrechoquent :

  • Un changement des habitudes du public plus papillon et moins fidèle, plus consommateur et moins « wagnérien » aussi, dont Bayreuth ne s’est aperçu que tardivement, pensant son modèle éternel.
  • Un moment de flou artistique : Bayreuth s’est reconstruite sur l’ère des metteurs en scène plus que sur les chanteurs. Cette période est en train sinon de se tarir, du moins de se transformer. Katharina Wagner y est sensible avec son exploration d’autres possibles et formes de toutes sortes, mais elle tâtonne et on ne lui pardonne pas de ne pas avoir la surface historique ou mythique de son père … par ailleurs, le Festival de Bayreuth n’est plus la référence absolue en matière musicale qu’il a pu être, il y a des Ring de référence un peu partout (voir ce qui s’annonce à Munich avec Tobias Kratzer…).
  • Un moment de crise économique en Allemagne, qui est une situation inédite dans ce pays longtemps considéré comme le champion d’Europe économique. Et du même coup les angoisses naissent ou renaissent (il y a des souvenirs cuisants des crises des années 1920 qui restent ancrés) et les réponses sont aussi brutales qu’immédiates, et tombent sur tout ce qui bouge et surtout tout ce qui est plus facile à frapper.
    Bayreuth, emblème indiscutable de la culture allemande, le Festival le plus prestigieux du pays, et le plus symbolique historiquement comme artistiquement en est victime. Le jeu de massacre de la puissance publique s’y attaque l’année même du jubilé des 150 ans du Festival où était annoncé un riche programme…
    C’est simplement l’idée subreptice, en Allemagne comme en France (et ailleurs), que la culture est un boulet pour la puissance publique, d’autant plus qu’elle pèse peu en termes politiques… Et c’est aussi un moyen « interne » de tenir en laisse Katharina Wagner dont beaucoup veulent toujours la peau ou du moins se méfient.

Alors ?
Un des caractères spécifiques du continent européen est justement l’existence d’un écosystème culturel plus ou moins semblable dans tous les pays. Cela vient sans doute des Lumières, de la sacralisation de l’artiste, de l’idée que l’art doit inonder et élever la collectivité, d’un État « évergète ». Dans le monde allemand, scandinave, italien, français, et slave, c’est un élément fondateur. On ne retrouve pas cette sacralisation dans le monde anglo-saxon, où les financements culturels naissent des choix individuels des particuliers et où les financements publics sont plus rares (voir le nombre limité de théâtres publics au Royaume Uni ou les discussions infinies sur le statut de l’ENO- English National Opera- par exemple): financer une institution c’est plus un choix d’individu, un choix privé et non d’État, même si aux USA, par exemple, les financements privés d’institutions culturelles bénéficient de réductions fiscales, ce qui revient à un financement public, mais la décision vient d’en-bas, du bénéficiaire et non d’en-haut, de la superstructure étatique. Aux États-Unis, l’État n’est pas « évergète », ne distribue pas ses bienfaits, et il y a fort à parier qu’il le sera encore bien moins avec Trump, ce singe de l’hiver de l’humanité.

La question sous-jacente est claire, et elle se pose à Bayreuth comme à toutes les institutions culturelles européennes, toutes plus ou moins soumises aux mêmes pressions, à de très rares exceptions près. On a vu comme le monde des musées s’est globalisé, soumis à la concurrence, outil d’un soft-power jadis limité aux tournées du Bolchoï, de la Scala, de l’opéra de Pékin ou à de très grandes expositions internationales où la question de la fonction sociale et culturelle du Musée ou de l’exposition se pose bien moins que celle de l’image projetée.
Katharina Wagner par exemple lorgne du côté de l’Asie pour exporter productions et troupe, proposer Bayreuth comme « produit » et gagner quelque argent là où il y en a.
Il est clair que les institutions culturelles européennes n’ont pas forcément vu venir la transformation du contexte, le goût libéral des États (lent poison initié par Reagan et Thatcher il y a si longtemps et qui a complètement transformé la question de l’humanisme, sinon contribué à l’écraser sous celle de la loi du plus fort) et les conséquences directes et indirectes dont les nouvelles aspirations des publics et leur nouveau comportement. Le monde culturel a ignoré (ou a fait semblant d’ignorer) longtemps ces évolutions, à Bayreuth encore plus qu’ailleurs, le Festival se reposant sur des lauriers qu’il croyait éternels. Le monde de la culture a parié sur la pérennité d’un système, ne sentant pas le vent tourner d’une classe politique moins cultivée, moins soucieuse de racines historiques, plus sensible à d’autres sirènes plus rentables politiquement (du moins le croit-on) comme le sport et au vent (mauvais) du libéralisme et surtout plus opportuniste, naviguant essentiellement à vue.Le monde de la culture  paie donc et son propre aveuglement et la décadence des valeurs illuministes qui ont porté jusqu’ici plus ou moins la politique des États et qui se dévoient à la faveur de l’unique valeur qui compte aujourd’hui : l’argent, comme exclusive référence morale, hiérarchique et idéologique : le retour à l’État sauvage.

Festspielhaus Bayreuth

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: MEFISTOFELE de Arrigo BOITO le 24 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Omar MEIR WELLBER; Ms en scène: Roland SCHWAB)

Nuit de Walpurgis...© Wilfried Hösl
Nuit de Walpurgis…© Wilfried Hösl

Voir Mefistofele de Boito plus d’une fois dans sa vie ? C’est le type d’opéra qu’on va voir par curiosité, et dont on entend les airs célèbres dans les concerts ou les concours de chant, mais que beaucoup méprisent souvent sans le connaître et probablement sans jamais avoir pu en voir vu une représentation. Voyons, Mefistofele? …pas vraiment fashion…un seul petit tour méphistophélique et puis s’en va.
Ma première fois (et la seule)  fut à la Scala, en 1995, quand Riccardo Muti en proposa une nouvelle production (Mise en scène :  Pier’Alli, avec Ramey, La Scola, Crider) après une trentaine d’années d’absence depuis la production dirigée par Gavazzeni  en 1964 (Mise en scène : M.Wallmann, avec Ghiaurov, Bergonzi, Kabaivanska). C’est dire que ce n’est pas  non plus une œuvre donnée fréquemment (à cause des masses qu’elle nécessite et des exigences vocales), même à la Scala, là où elle a été créée en 1868. A Vienne, créé en 1997, dans la même production qu’à la Scala, Mefistofele eut 24 représentations jusqu’en 2001. A Paris la création eut lieu en 1912 sous la direction de Tullio Serafin avec Chaliapine et depuis… ?

René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl
René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl

La création de Mefistofele à Munich, l’opéra le plus important d’Allemagne, est donc forcément un événement et Nikolaus Bachler n’a pas lésiné sur les moyens, ni sur la distribution puisque trois des grandes stars de l’opéra aujourd’hui René Pape, Kristine Opolais, Joseph Calleja en constituent le noyau, et que la mise en scène de Roland Schwab est l’une des plus spectaculaires qu’on ait vues sur cette scène. Enfin, le chef Omar Meir Wellber, protégé de Daniel Barenboim, faisait pour l’occasion ses débuts munichois.
Entre l’objet musical non identifié qu’est la Damnation de Faust de Berlioz (1846) et celui bien plus identifié et plus conformiste qu’est le Faust de Gounod (1859), Boito, issu d’une famille intellectuelle, lié aux milieux littéraires d’avant-garde italiens (la Scapigliatura) francophone et admirateur de Stendhal, a choisi une voie médiane : il connaissait les deux œuvres et admirait Berlioz. De plus il a vécu à Paris au moment des débats autour du Tannhäuser de Wagner dont il y a des traces dans l’orchestration du prologue. Il était donc parfaitement au fait des discussions sur le drame musical et sur l’évolution de la scène lyrique. Certains méprisent ou ignorent cette œuvre, mais il ne faudrait pas ignorer le compositeur, d’un éclectisme intellectuel rare, et d’une grande ouverture, une figure de la modernité à qui Verdi, qui l’a connu assez tard, doit la révision du livret de Simon Boccanegra en 1881 et les livrets d’Otello et de Falstaff. Boito est une grande figure de la culture italienne dont la musique a été soutenue par Toscanini, Bernstein, Muti.
La surprise du public munichois devant cette œuvre s’est sentie par l’enthousiasme grandissant et le succès important au rideau final, avec une petite vingtaine de minutes d’applaudissements nourris.
On doit brièvement rappeler que la création à Milan en 1868 fut une catastrophe, et qu’il fallut beaucoup d’insistance pour l’œuvre révisée soit reprise en 1875 à Bologne, où cette fois elle connut le succès. C’est la seule œuvre achevée de Boito, l’autre opéra, Nerone, a été terminé par Vincenzo Tommasini e Antonio Smareglia, sur commission de Toscanini qui l’a créé à la Scala en 1924.
Mefistofele est une œuvre monumentale, exigeant un chœur énorme, un chœur d’enfants et trois rôles à tenir par des interprètes d’exception. Tous les grands interprètes du répertoire italien, basses, ténors, sopranos, ont enregistré ou interprété Mefistofele : les distributions ne sont qu’une liste de légendes du chant. Boito s’y montre fidèle à l’esprit fantasmagorique du Faust de Goethe, et dramaturgiquement peut être plus proche de ce que voulait Berlioz que ce qu’a fait Gounod. Il se montre attiré par la mélodie continue et le drame musical wagnérien, mais garde aussi des formes traditionnelles de l’opéra italien. Bien sûr, l’histoire de Marguerite en reste le noyau dur, mais se trouve un peu diluée dans de grands ensembles comme la nuit de Walpurgis qui clôt le deuxième acte. Pat ailleurs, il prend des éléments du second Faust, l’apparition d’Hélène, par exemple, ou le salut final de Faust qui échappe au pouvoir de Mefistofele. Boito voulait sans doute à travers son Mefistofele, recréer quelque chose du gigantisme de l’œuvre de Goethe (5 actes à la création en 1868), et sans doute, en bon italien, lui donner une couleur dantesque, mais il dut réduire pour Bologne à 4 actes, outre un prologue et un épilogue, ce qui a affaibli la dramaturgie de la partie finale.
Il y a dans la musique quelque chose de spectaculaire, de grandiose, d’énorme, qui fait de ce travail un opéra qui n’a pas l’intimisme ni la poésie de Berlioz, mais qui a une vraie singularité, et le metteur en scène Roland Schwab (qui réalise sa première mise en scène a Munich) a volontairement surexposé l’histoire, dans un décor monumental de Piero Vinciguerra, un tunnel métallique rappelant le très fameux décor (de Peter Sykora) du Ring de Götz Friedrich de la Deutsche Oper ; Schwab a étudié chez Friedrich à Hambourg : ceci explique sans doute cela.

Rheingold (Götz Friedrich, décor de Peter Sykora) © 2010, Bettina Stöß/Deutsche Oper Berlin
Rheingold (Götz Friedrich, décor de Peter Sykora) © 2010, Bettina Stöß/Deutsche Oper Berlin

Ce tunnel est comme une sorte de tourbillon, une image des cercles de l’Enfer dantesque (Boito lecteur de Dante connaissait d’ailleurs la Dante Symphonie de Liszt qui date de 1857 et s’y est peut-être référé)
Il y a entre la première partie (Prologue, actes I et II) et la seconde (actes III, IV, épilogue) une grande différence de parti pris et d’ambiance. Dans la première partie, défilent tous les poncifs de la diablerie faustienne, avec un royaume de Mefistofele qui ressemble à un Venusberg échevelé, ou à une Oktoberfest décadente dans un style spectaculaire assez proche du musical avec les chorégraphies de Stefano Gianetti. Boito a voulu montrer une sorte de totalité du monde, le bien et le mal, Paradis (dans le prologue) et Enfer ;  Schwab les met pratiquement en face et en phase, en gardant la même structure, comme Boito qui utilise des phrases de sa musique similaires d’un côté comme de l’autre. Cela indique de toute manière l’ambition de l’entreprise, souligné dans la mise en scène et dans la construction de l’œuvre.

Une Oktoberfest satanique  © Wilfried Hösl
Une Oktoberfest satanique © Wilfried Hösl

 

René Pape (Mefistofele) en deejay maléfique
René Pape (Mefistofele) en deejay maléfique

Quand apparaît Mefistofele, il est une sorte de maître des lieux, deejay (sur un Gramophone…) d’une énorme boite de nuit satanique, toujours ouverte (OPEN s’affiche au premier plan) et semble un boss mafieux plutôt spirituel et à la mode. René Pape se délecte de ce rôle qui une fois de plus fait du diable un personnage toujours séducteur et plutôt attirant, un manipulateur de foules et d’ambiances. Le Faust de Boito, qui n’est pas le personnage principal, n’est pas le scientifique amer en fin de vie, c’est presque un quidam, un homme parmi d’autres que Mefistofele choisit comme par hasard. Ce Faust émerge de la foule et va suivre le maître, qui l’attire par le piège de la femme, qu’il suscite comme si elle était une apparition et qui va lui aussi venir un jouet sur lequel en lettres de sang on inscrira bientôt « Reue »  (repentir): tout n’est que surgissement et magie, comme si les personnages comptaient moins que les scènes ou les ambiances.
Roland Schwab ménage quelques effets avec la vidéo (de Lea Heutelbeck) : Mefistofele regarde un avion voler autour de Manhattan (toute allusion…) avec une délectation non feinte.

Acte I  © Wilfried Hösl
Acte I © Wilfried Hösl

L’idée est claire et pessimiste : le mal est installé dans le monde et s’y vautre. Là où officie Mefistofele, des chaises, un sofa, un tuba, comme des reliques  modernes, traînent et montrent qu’il a investi le monde.

René Pape (Mefistofele) Kristine Opolais (Margherita) © Wilfried Hösl
René Pape (Mefistofele) Kristine Opolais (Margherita) © Wilfried Hösl

Du même coup, Marguerite n’est plus qu’un jouet une Poupée hallucinée que Mefistofele met en scène pour Faust. Mais c’est une brève rencontre et Mefistofele emporte très vite Faust vers la nuit de Walpurgis. C’est l’occasion pour Schwab de démonter de visu l’illusion théâtrale sur une vieille Harley Davidson, chevauchée par les deux personnages, avec un gros ventilateur installé par Mefistofele lui-même pour donner l’illusion cinématographique de la vitesse. Image à la fois frappante et amusante, presque irréelle, qui nous amène à la scène finale de l’acte II, le climax de l’œuvre et le triomphe de Mefistofele, souvent assis au premier plan dans un fauteuil, laissant ce qu’il a déclenché se dérouler. Un monde fou sur scène, ponts qui montent et descendent, surgissements des dessous, éclairs de flammes : un spectacle à la fois impressionnant et quelque peu factice, une fête du Diable qui semble une fièvre du samedi soir dans une boite à la mode où Marguerite est violée par Faust : ne serions-nous pas nous-mêmes l’Enfer?
La deuxième partie après l’entracte (actes III et IV) est très différente et peu enfiévrée, après le climax, la chute, et les échecs de Mefistofele. Marguerite résiste à Faust et ne se laisse ni emporter ni libérer, l’ambiance est sombre et solitaire après le feu d’artifice du final de l’acte II, c’est le moment le plus lyrique de l’intervention de Marguerite. La vision hallucinée que Kristine Opolais réussit à imposer de manière magistrale fait basculer dans un autre type de cauchemar. Face au mal triomphant et explosif, le bien est bien discret fait bien peu spectacle. Encore plus au quatrième acte, qui devrait-être la vision extatique d’Hélène, et qui se passe, comme dans le plus pur style « Regietheater », dans une maison de retraite. Faust y arrive et y est installé, comme un malade d’Alzheimer, ou comme un dément, et Hélène et ses compagnes ne sont que les infirmières qui gardent les vieillards avec bonhommie, jouent avec et font conversation.

Faust (Joseph Calleja) et Elena (Karine Babajanyan)© Charles Tandy
Faust (Joseph Calleja) et Elena (Karine Babajanyan)© Charles Tandy

La vision est terrible, et la fantasmagorie est finie, ce qui était cauchemar hollywoodien en première partie, où nous regardions cet Enfer un peu amusés, devient cauchemar authentique car il nous renvoie à notre possible avenir, à notre vieillesse et à notre déchéance, à notre Enfer futur. L’Enfer ici, c’est encore nous, et Faust n’est que l’un de nous, dont l’expiation des péchés passe par la folie. Faust sera racheté par sa folie même, qui le protège : on est bien près de l’Erasme de l’Éloge de la folie : nous avons assisté au spectacle du monde comme Enfer, et seule la Folie  peut nous en protéger. Le monde est un tunnel, presque une caverne platonicienne dont nous n’avons vu que des ombres illusoires, et la Folie est là, dans ce monde déréglé et dézingué, et ce qu’on appelle folie devient raison, comme chez Erasme. Faust fou et oublieux devient du même coup protégé et sauvé, pendant que Mefistofele titube et voit sa victime lui échapper.
Roland Schwab voit Mefistofele comme l’emblème de notre monde, qui a choisi délibérément l’Enfer et dont Faust n’est qu’un échantillon. Dans ce monde, malgré le prologue, il n’y a plus de Dieu ni de Paradis, il n’y a qu’un Enfer universel. Seul contact avec le réel, le futur de l’homme est dans sa maladie et dans la maladie bénie de son oubli, dans ses fantasmes peut-être, qui peut le faire sortir de ce noir universel. La solution par la folie, la solution par Alzheimer, s’abstraire dans un ailleurs clinique voilà ce qui est proposé pour échapper à l’universel Enfer. L’avenir est radieux.

Cette vision qu’on pensait superficielle au départ et assez m’as-tu vu, se révèle dans sa deuxième partie plus profonde et plus sentie que prévu, nous sommes donc pris à revers d’une dramaturgie et d’une musique qui prétendent à une vision universellement noire : le titre Mefistofele est clair de ce point de vue. L’allusion à Dante et au monde dantesque, que Boito connaît parfaitement, pétri qu’il est de l’auteur fondateur de la littérature italienne, est évidente, ne serait-ce que par la configuration du décor. Nous pensions trouver Goethe, et la boite de Pandore s’ouvre sur Dante.
Il s’agit bien d’un effort pour construire une musique dantesque, qui aille du Paradis à l’Enfer et sans Purgatoire. Et l’énorme machine des chœurs, et l’énorme crescendo sonore de l’orchestre, tout concourt à cette vision. A travers le Faust de Goethe, c’est bien l’Enfer de Dante qu’on y lit. On est en bonne compagnie.
Au service de l’entreprise, une réalisation musicale de haut niveau. Omar Meir Wellber tient parfaitement la construction orchestrale, surtout en première partie où il maîtrise les ensembles, le chœur et l’orchestre, avec une grande précision et un geste chorégraphique mais précis. Il produit un son volontairement surmultiplié, excessif, énorme pour tout dire qui convient parfaitement à l’entreprise. La seconde partie cependant, est moins chorale, plus centrée sur les individus et sur les situations, avec d’ailleurs des faiblesses dramaturgiques plus marquées : couper Goethe quand on veut faire du Dante est une entreprise délicate ! Mais l’orchestre, lancé par le chef à tout volume, ne semble pas s’apercevoir qu’on a changé d’univers, et cela devient beaucoup trop fort, jusqu’à couvrir les voix, toutes les voix, et notamment celle de René Pape. C’est vraiment le problème dominant dans la deuxième partie, alors que par ailleurs  l’orchestre est parfaitement tenu, et montre notamment au niveau des cordes et dans le détail des pupitres une grande précision sonore : on sait quelle est la qualité de cet orchestre, et on ne peut qu’en apprécier la prestation dans l’univers d’un compositeur pour lui inconnu encore. L’excès du volume est d’autant plus regrettable que le crescendo final est sans doute l’un des moments les plus impressionnants de l’œuvre et réalisé ici avec un exceptionnel brio. Les dernières mesures sont si impressionnantes qu’on en sort presque sonné, presque assommé de tant de puissance et de grandeur.

Andrea Borghini (Wagner) et René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl
Andrea Borghini (Wagner) et René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl

La distribution est dans l’ensemble à la hauteur, avec une belle homogénéité dans les rôles de complément, à commencer par l’excellent Wagner d’Andrea Borghini, seul italien du cast, qui fait partie de la troupe depuis 2014, et la Marta très juste d’Heike Grötzinger, elle aussi pilier de la troupe, mais aussi Rachael Wilson (Pantalis) et Joshua Owen Mills (Nereo).
Alors que souvent, la même artiste tient les deux rôles, Marguerite ici est chantée par Kristine Opolais et Elena par Karine Babajanyan. Cette dernière, dans une partie très tendue à l’aigu, qui requiert volume et puissance, s’en sort avec beaucoup d’aplomb et de présence, et remporte un très gros succès, mérité : c’est un nom à retenir.
C’est bien ce qui fait la difficulté des deux rôles quand on les donne à la même chanteuse ; il faut sans aucun doute un lirico spinto qui puisse aussi avoir des moments très lyriques (Caballé a chanté Marguerite, Tebaldi aussi, mais aussi Freni ou Kabaïvanska).

Kristine Opolais (Margherita) et Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl
Kristine Opolais (Margherita) et Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl

Kristine Opolais est une artiste douée d’une présence scénique et d’un engagement peu communs, elle se donne à fond en scène, reste toujours très expressive, elle est notamment une Butterfly bouleversante. Mais c’est en même temps une voix tendue, qui n’a pas tout à fait les moyens des rôles qu’elle chante, notamment dans le répertoire italien, elle est par exemple une très belle Manon, mais elle y épuise ses réserves.
Elle est une belle, une magnifique Marguerite, émouvante, présente, hallucinée, une splendide interprète,  mais les aigus sont très tendus, voire proches du cri, et cela devient gênant quand c’est systématique. Il est heureux qu’elle n’ait pas chanté Elena, elle s’y serait perdue. Je ne sais si elle a intérêt à aborder des rôles de ce type pour lesquels elle n’a pas tout à fait le format vocal.

Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl
Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl

Joseph Calleja à l’inverse est parfaitement à l’aise dans le rôle de Faust, où il développe un sens du phrasé, une diction qui sont un modèle de beau chant. De plus son timbre solaire, sa voix claire mais très présente, son volume maîtrisé,  dominant les hauteurs de l’orchestre, tout cela produit une prestation en tous points impeccable, voire anthologique et un très grand triomphe mérité.
René Pape abordait le rôle pour la première fois et j’ai souligné plus haut que toutes les grandes basses du siècle l’ont eu à leur répertoire. Il campe un personnage déluré, presque léger, et inhabituel pour les spectateurs qui ont plutôt l’habitude de le voir dans des rôles plus « composés » et plus raides. Il bouge, danse, s’amuse y compris avec le public (notamment lorsqu’il annonce l’entracte), en bref, un aspect différent et plutôt divertissant. Vocalement, on reconnaît ses notes basses et caverneuses, sonores et profondes dans lesquels il n’en finit pas d’étonner. Il a un peu plus de mal dans les aigus et surtout dans la manière de les négocier. Il est vrai que l’orchestre ne l’aide pas. En fait, il n’a pas l’habitude de la ductilité du chant italien et n’a pas toujours la souplesse vocale voulue, notamment dans les deux premiers actes. Il chante bien sûr Philippe II, mais le rôle ne requiert pas la souplesse que requiert Mefistofele. Boito, lui aussi, se souvient de Rossini et il y a là une technique spécifique au chant italien que Samuel Ramey, qui a beaucoup chanté Rossini, possédait et qui met quelquefois René Pape à la peine, et pour le volume, et pour la dynamique, et aussi pour la diction. Il reste un Mefistofele de grand niveau, mais ce n’est peut-être pas un rôle, pour l’instant du moins, où il peut montrer toute l’étendue de  son talent.
Au pays de Faust, il fallait sans doute monter Mefistofele, et alla grande . Tout est complet jusqu’à la dernière le 15 novembre, avec deux représentations supplémentaires pendant le Festival 2016 en juillet.  Il reste à savoir combien de fois la production sera reprise, au-delà de sa première série triomphale, et pour combien de temps.[wpsr_facebook]

Course à l'abîme © Wilfried Hösl
Course à l’abîme © Wilfried Hösl