METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: MACBETH de Giuseppe VERDI le 12 OCTOBRE (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Adrian NOBLE) avec Anna NETREBKO

Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il y a des vogues à l’opéra, liées à un metteur en scène, liées à un artiste, liées à des circonstances. Il y a depuis quelques années une vogue Macbeth (et non Macbetto, bien que Macbetto soit le nom que le livret utilise, le titre est bien celui de Shakespeare, et c’est le premier texte de Shakespeare que Verdi propose à l’opéra). On en a vu à Genève (Christof Loy et Metzmacher), on en a vu à la Scala (Barberio Corsetti et Gergiev), on en a vu à Munich (Martin Kusej et Carignani) et on revoit à New York cette production de Adrian Noble créée  en 2007 , qui actualise l’ambiance sans vraiment changer la dramaturgie.
C’est une fois de plus Claudio Abbado qui le 7 décembre 1975 a « relancé » cette œuvre qui n’était pas si souvent représentée (à la Scala une production dirigée par De Sabata en 1952-53 avec Maria Callas et une production en 1963-64 dirigée par Hermann Scherchen, mise en scène de Jean Vilar, avec Birgit Nilsson). Rappelons pour mémoire que c’est Glyndebourne en 1938-39 qui la remet au goût du jour en Europe et que Macbeth n’entrera au répertoire du Met qu’en 1959. Abbado dans une production mémorable de Giorgio Strehler (dont on a une vidéo, par chance) avec Shirley Verrett et Piero Cappucilli en a proposé une de ces versions définitives à peu près insurpassable. J’ai eu la chance de la voir en 1985 sous la direction d’Abbado, avec Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov et Ghena Dimitrova, voix immense, mais peu raffinée. Je vous fait grâce des superlatifs.
La question du Macbeth de Verdi est celle de la Lady. Voilà un rôle redoutable entre tous, qui exige une personnalité d’exception sachant parler (la lecture initiale de la lettre), sachant vocaliser, avec des aigus immenses, avec des graves marqués. On y a vu aussi bien des sopranos (Callas, Gencer – phénoménale- ou Nilsson) que des mezzos (Shirley Verrett, Jennifer Larmore récemment), et au fond la question n’est pas si importante, la distinction au XIXème n’étant pas si marquante (voir Norma…).
La vraie question c’est Verdi lui-même qui la pose en demandant une voix qui ne soit pas belle, mais expressive, , et qui demande notamment une technique de fer et un contrôle très serré, notamment dans l’utilisation des mezze-voci et des notes filées. Dans Una macchia è qui tuttora!, la créatrice du rôle, Marianna Barbieri-Nini disait avoir cru devenir folle en essayant pendant trois mois d’imiter les paroles à peine esquissées et presque bredouillées des somnambules pour rendre la vérité de la situation. Peu de sopranos ont cet exact contrôle qui leur permet de retenir la voix et de projeter tout à la fois, sans vraiment articuler ; la scène du somnambulisme reste un des grands défis d’une carrière de chanteuse.
On ne peut dire que les chanteuses citées plus haut (Verrett, Gencer, Callas) ne soient pas de belles voix, et elles ont marqué le rôle : la question n’est pas belle ou pas belle, mais celle de la vérité de l’expressionCe qui est nouveau en 1847. Écoutez Una macchia è qui tuttora! par Leyla Gencer sur You Tube, il y a pas mal d’extraits. C’est prodigieux de vérité.
Malgré tout, Verdi hésita sans cesse entre tendance belcantiste et vérité de l’expression, le débat ouvert par Macbeth ne fut jamais clos.
Même si le rôle de Macbeth demande une certaine endurance (le dernier air, long, demande des aigus notables), on ne peut dire qu’il marque tant les analystes que le rôle de la Lady, moteur de l’action qui a quatre airs dont les plus spectaculaires (le brindisi Si colmi il calice dans la scène du spectre). Opéra de chanteuse, c’est aussi un opéra de chef. Il faut à la fois la fameuse pulsion verdienne : après tout, la première version remonte à 1847 à un moment où Verdi sort à peine de Giovanna d’Arco et d’Attila, et où il n’a pas encore écrit la fameuse trilogie (Rigoletto, Traviata, Trovatore). Il  reprend l’œuvre pour Paris en 1865, c’est la version habituellement donnée en y ajoutant notamment le chœur final. N’est pas Boito qui veut : le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei est relativement faible. Mais c’est ainsi une œuvre tiraillée entre deux styles, celui post ballo in maschera qui produira des chefs d’œuvres comme Don Carlo, et celui d’avant, le style dzim boum boum disent les méchants, plus marqué par des rythmes, une pulsion soutenue, et une technique de chant qui tient encore largement du bel canto. Les œuvres hybrides méritent des grands chefs, qui seuls peuvent proposer un vrai discours sur l’œuvre.
J’avais peu apprécié la direction de Paolo Carignani à Munich, très sonore et sans profondeur, j’avais en revanche bien apprécié l’effort de Ingo Metzmacher dont ce n’est pas habituellement le répertoire et qui avait proposé un Macbeth d’une couleur particulière, avec un orchestre il est vrai quelquefois hésitant. Fabio Luisi a fait toute la première partie de sa carrière dans le répertoire, il y a 15 ans, il écumait les scènes germaniques, de Berlin à Vienne sans jamais diriger en Italie, son pays d’origine (il est génois). Depuis qu’il a servi de doublure à Levine malade au MET, et qu’il en est le principal chef invité, il est devenu un interlocuteur possible des grandes fosses européennes et il est aussi directeur musical de Zurich, succédant à son compatriote Daniele Gatti , et en plus directeur honoraire à Gênes. Il a aussi commencé à diriger à la Scala.
Comme tous les chefs qui ont fait beaucoup de répertoire à l’opéra, c’est un excellent technicien, qui met en place, très attentif au plateau, qui suit les voix avec bonheur et sait équilibrer les volumes entre plateau et fosse. Et comme bien des chefs qui ont suivi ce type de carrière, il n’est pas vraiment original, il ne faut pas attendre de lui une lecture innovante, un discours révolutionnaire sur les œuvres. Certains n’ont pas aimé son Ring à New York, le trouvant plat, voire flasque, je les trouve injustes. Son Ring avait une couleur nouvelle pour le MET où Wagner est l’apanage quasi exclusif de James Levine. Il avait un parfum plus retenu, presque plus raffiné.

Dans Macbeth, il a à la fois la pulsion, le rythme, la battue, la netteté des attaques (il est vrai que l’orchestre est remarquable), mais aussi le souci d’accompagner les voix en proposant une vision, assez coloriste de l’œuvre ; j’avoue que c’est pour moi l’un des meilleurs exemples de direction verdienne de ces dernières années, à la fois raffinée et variée dans la coloration de chaque moment, mais aussi énergique, parfaitement au point dans les ensembles, et proposant au total une vision très complète de ce Macbeth entre deux eaux que Verdi a écrit. Direction idiomatique si l’on veut, parce que très italienne, mais surtout théâtrale et vive, claire et vibrante. C’est un chef que j’ai toujours apprécié pour son sérieux et aussi sa modestie et qui garantit toujours un bon niveau, à défaut d’emporter la salle par un niveau exceptionnel. Il jouit à New York d’une estime reconnue, toujours accueilli très chaleureusement par le public. Il est l’un des artisans évidents de la réussite de cette soirée (en réalité une matinée, puisque, direct dans les cinémas oblige, la représentation commençait à 13h à New York).
Il est servi par une distribution digne de la réputation du MET, affichant Anna Netrebko, Zeljko Lucic, René Pape, Joseph Calleja, tous familiers et appréciés du lieu. Cette reprise avait pour attraction justement la Lady Macbeth d’Anna Netrebko, qui a abordé le rôle fin juin à Munich. C’était donc sa deuxième production.
Pour avoir entendu Netrebko et à Munich en juin, et à Paris (le 14 juillet) et à Salzbourg (dans Trovatore), on ne peut que constater l’évidence de sa transformation vocale, de son élargissement de lirico à lirico spinto, tout en gardant ses qualités de contrôle, le soin donné aux cadences, aux agilités.
Je me souviens lors de ses Capuleti e Montecchi à l’Opéra Bastille, où elle était enceinte, j’avais dit mon étonnement devant sa largeur vocale et j’avais émis l’hypothèse devant quelques amis que derrière cette Giulietta j’entendais une Norma future. On m’avait évidemment ri au nez.

Et Netrebko prépare et Elsa pour Bayreuth, et Norma, à peu près à la même époque…
Dans la gestion de sa carrière, elle ne pouvait se limiter aux rôles de lirico-colorature du bel canto romantique ou même à Mozart (le disque Mozart fait avec Abbado avait d’ailleurs été difficile pour elle) : la voix s’est transformée, et déjà il y a quelques années (je me souviens d’une Yolanta avec Gergiev à Baden Baden) on pouvait constater l’élargissement vocal, mais aussi craindre un peu trop de métal à l’aigu.
Le travail sur la technique, l’élargissement vocal font qu’aujourd’hui, elle est au rendez-vous des grands rôles verdiens du répertoire et que les aigus un peu métalliques qu’elle avait eus au sortir de sa première grossesse ont disparu.
Alors, évidemment, les amateurs très exigeants et un peu tatillons, pour ne pas dire excessivement maniaques, regretteront cette Lady Macbeth à la voix si large et si triomphante. Une voix ronde, homogène, techniquement impeccable ou à peu près (certes, le fil di voce final de la scène du somnambulisme est un peu plus voce que fil, mais la note y est, nette, alors qu’à Munich c’était un peu approximatif), avec un sens de la parole étonnant (la lecture de la lettre est faite avec un soin tout particulier, avec une couleur dans la manière de dire les mots qui frappe), un phrasé impeccable, une diction remarquable, et des aigus triomphants à chaque moment voulu par la partition. Il serait aussi fort injuste de passer sous silence ce qui couronne le tout, une présence et un sens du jeu formidable dans un rôle qui exige une personnalité et un investissement scéniques notoires.

Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Elle est plus à l’aise qu’à Munich où Kusej en faisait une femme plus ordinaire, peut être plus vulgaire, une sorte de sorcière affublée d’une perruque rousse dont on connaît souvent le sens à la scène. Elle est ici une blonde platinée, pulpeuse, sorte d’héroïne de film noir américain. Elle y est magnifique.
En matière de Lady Macbeth, je voudrais tout de même dire qu’avec la distance du temps, celle qui me reste en tête est Jennifer Larmore à Genève, dans un style totalement différent, avec une voix évidemment moins explosive, mais une dignité, une tenue et une grandeur en scène telles que son personnage reste imprimé dans mes souvenirs. J’avais sur le moment dans ce blog exprimé quelques doutes, la mémoire du cœur a parlé. Elles sont difficilement comparables, évidemment, mais elles sont toutes deux sur le piédestal. Elle renvoient certaines Lady récentes (Tatiana Serjan et Lucrecia Garcia à la Scala notamment) à leurs chères études.

MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Le cas de Zeljko Lucic est différent. Voilà un chanteur qui a toutes les qualités du baryton, il a les aigus, il a l’endurance, il a la projection, et pourtant chacune de ses interventions me laisse sur ma faim. C’est très correct, c’est bien chanté, mais cela reste pour mon goût sans grande couleur, sans vraie personnalité vocale. Et surtout le timbre n’est pas séduisant.
C’est la première fois ici qu’il a réussi à me convaincre : il garde les qualités techniques évoquées plus haut, mais ce qui quelquefois m’arrêtait (le timbre, la couleur), ici me paraît plus adéquat au rôle, à la fois énergique et faible, à la fois courageux, mais dominé. La scène du brindisi m’a vraiment plu, dans sa manière de jouer les hallucinés à la voix blanche, une sorte de voix bien posée, bien projetée, mais à la couleur désespérément grise : l’opposition avec la Lady tout en relief physique et sonore est magnifiquement posée, à cette Lady platinée correspond un Macbeth anthracite, deux faces d’un même Janus fatal.

René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Que dire de René Pape qui n’ait déjà été dit dans toutes ses apparitions ? Il porte la noblesse de Banquo dans la voix.  L’opposition entre la voix de Zeljko Lucic, plus mate, légèrement pâteuse, et le timbre profond et sonore de Pape, dans la première scène avec les sorcières montre déjà l’opposition frappante entre les deux personnages et construit leur avenir. Évidemment, l’air de Banquo Come dal ciel precipita à son fils Fléance (un tout jeune figurant d’une douzaine d’années, très à l’aise et à la fois bien présent sur le plateau, une personnalité scénique en herbe…du nom de Moritz Linn) est un des sommets musicaux de la représentation. On ne s’étonnera pas du triomphe final.

Dans cette œuvre aux voix sombres, les deux ténors portent en eux l’avenir : après la nuit, les voix solaires.
Verdi très habilement ne donne pas à ces voix de rôle essentiel, Macduff a une réplique en première partie, et n’apparaît vraiment qu’au quatrième acte, avec un unique air, très beau d’ailleurs et l’un de ces airs porte drapeau de tous les ténors.
Malcolm quant à lui n’a que des ensembles.

Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Joseph Calleja est un ténor à succès du MET, le chanteur maltais n’a peut-être pas le timbre du siècle, mais il a une belle technique, un sens du phrasé remarquable, une capacité à colorer et à interpréter qui en fait un des grands ténors du jour. C’est donc un luxe que de l’afficher dans Macduff. Son air du quatrième acte O figli, o figli miei !…, venant après le chœur Patria oppressa est un bien joli moment, très retenu, poétique, même si dans ce rôle on a pu entendre aussi bien ou mieux (je me souviens d’un Alagna exceptionnel par exemple avec Muti à la Scala en 1997). Il reste que c’est un très beau moment. Quant au Malcolm de Noah Baetge, il est très correct et vaillant, mais peut-on en dire plus pour un rôle aussi épisodique ?
Adrian Noble (rappelons ses Mozart lyonnais) a proposé une version actualisée de Macbeth, en plaçant l’intrigue de nos jours. Les personnages évoluent dans un espace ouvert, noir ou gris, fait d’arbres décharnés (décors et costumes de Mark Thompson) avec quelques éléments venus des cintres qui dessinent l’espace de jeu,  et quelques objets, un lit, des lustres.
Du point de vue dramaturgique, aucune proposition. La transposition est l’unique idée, sans exploitation, sans approfondissement.
Les sorcières sont des sortes de ménagères de moins (ou plus) de cinquante ans, des ménagères-mégères issues d’un quotidien médiocre, les courtisans sont l’image des courtisans de toujours, accourant auprès du pouvoir quel qu’il soit et sans considération pour son odeur, les soldats et le peuple au cinquième acte sont des soldats modernes (ils ont une Jeep…et après ?) et le peuple est pauvre comme il se doit. Très franchement, cette production se serait passée dans le moyen-âge reculé d’une Ecosse sauvage, on n’aurait pas vraiment vu de différence.

Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Certes, certaines scènes sont bien réglées (la scène du Brindisi), les éclairages (de Jean Kalman) souvent très suggestifs, ou certaines images sont fortes (Lady Macbeth somnambule sur un chemin de ronde figuré par des chaises amoncelées, en fond de scène), voire la scène finale, mais il n’y ni de quoi fouetter un chat, ni personne d’autre : une mise en scène qui est modernisante pour montrer qu’on est au XXIème siècle mais qui ne pose aucune question dramaturgique sur la nature de l’œuvre. A ce titre, et dans le même style d’inspiration, Tcherniakov avait autrement posé la question à Paris en faisant de Macbeth et Lady Macbeth des clones des Ceaucescu.
Mais on ne venait pas pour la mise en scène, on venait évidemment d’abord pour Netrebko et de ce point de vue on a été comblé. L’impressionnante prestation salzbourgeoise dans Trovatore a été confirmée par cette incarnation de la Lady. Une Lady un peu trop chatoyante au goût de certains sans doute, une Lady en pleine santé à la voix éclatante, une Lady à la présence scénique irradiante, bien plus marquée que dans Trovatore à Salzbourg (il est vrai que le rôle s’y prête) mais la misère du chant verdien qui a laminé ce répertoire ces quinze dernières années fait que nous ne pouvons que saluer cette entrée de la chanteuse au firmament verdien là où on ne l’on attendait pas vraiment.

Alors, pour le deuxième jour consécutif, le michelangelesque Lincoln Center paraissait l’écrin idéal, le MET était bien ce jour-là le Capitole du chant.[wpsr_facebook]

Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: LA TRAVIATA, de Giuseppe VERDI, le 15 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI; ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

 

Connaissez-vous les Fettuccine all’Alfredo? C’est la spécialité d’Alfredo, un célèbre restaurant romain Sans doute Tcherniakov s’en est-il souvenu en faisant pétrir la pâte à Alfredo au début très culinaire du deuxième acte  de cette Traviata scaligère, une production qui a fait buzz parce que c’est le rôle de la Prima du 7 décembre, mais qui ne mérite pas les sifflets qui l’ont accueilli, à aucun niveau.
En réalité, tous les fossiles de ce merveilleux théâtre de province ( au sens le plus péjoratif du terme, car il y a des théâtres, et surtout des publics, de la “province” autrement novateurs et stimulants, Lyon, Bâle, Cottbus etc…) qu’est la Scala se donnent rendez-vous le 7 décembre, les fossiles lyricomanes et les fossiles mondains,  souvent incultes, et pleins de l’acidité frustrée de ne plus avoir Callas au coin de la rue…Callas à laquelle leurs pères/pairs envoyaient sans doute les radis que la grande Maria, très myope, prenait pour des fleurs…
Oui, tout cela est désolant. Il y a à la Scala une race de médiocres qui se prennent pour les parangons du chant italien, pour les gardiens d’un temple qu’ils n’ont pas connu, et d’un répertoire qui ne trouve pas parmi les chanteurs du moment ses plus dignes défenseurs. Il est facile de leur répondre : qui pour Traviata aujourd’hui sinon des fantômes du passé, de jadis et de naguère ? Comme l’a dit un journaliste italien de mes amis, il faut interdire Verdi à la Scala.
Mais La Traviata de Liliana Cavani et Riccardo Muti en 1990 avait elle-aussi créé une telle attente (un titre non programmé depuis plus de trente ans !) que la direction en avait fait “La Traviata des jeunes” pour éviter que le public ne cristallise ses nostalgies sur les malheureux chanteurs. Il en était sorti un Alfredo radieux, Roberto Alagna, et un météore, Tiziana Fabbricini, qui avait un sens scénique incroyable et une voix particulière, presque déconstruite, dont elle usait des (nombreux) défauts pour construire une véritable incarnation.
Il en résulta un triomphe, mais quelles craintes pendant les semaines qui avaient précédé la Prima, truffée de claqueurs et de carabiniers!

Violetta & Alfredo Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Violetta & Alfredo Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

À défaut de Callas, de Scotto ou de Cotrubas, Diana Damrau et Piotr Beczala ont défendu l’œuvre avec honneur, et malgré les déclarations amères du «dopo Prima » ont montré qu’ils étaient de vrais professionnels, et mieux encore, d’authentiques artistes.
On a aussi beaucoup entendu des critiques acerbes de la mise en scène, elle serait« conventionnelle », sans intérêt, avec des scènes ridicules : Alfredo pétrissant la pâte, Violetta en pantoufles apportant les légumes, ou offrant le thé au vieux Germont (Acte II), on a même été horrifié de perruques (Acte I et III), justement conçues pour être horribles. Plus contrastées les opinions sur la direction musicale de Daniele Gatti, quelques uns l’ont huée (y compris ce dimanche), mais beaucoup –  la majorité – l’ont trouvée remarquable, stimulante, raffinée.

Je rejoins aujourd’hui, après avoir vu le spectacle, ceux qui, un peu déçus par la retransmission TV, ont modifié totalement leur opinion après avoir vu la représentation dans la salle.
Car Dmitri Tcherniakov a signé là un vrai travail de théâtre, avec des lignes de force qui se révèlent peu à peu et tiennent le spectateur en haleine, en agacement, ou en perplexité : dans ce travail, il ne faut pas  arrêter définitivement son avis dès le premier acte, mais au contraire faire confiance à l’artiste, qui fait du dernier acte, et notamment de l’addio del passato, la clé de gestes ou d’éléments laissés en suspens comme autant de signes (pris souvent pour des erreurs ou des fautes de goût) disséminés tout au long du déroulement de l’œuvre.
Tout comme Catherine Clément dans son beau livre « L’Opéra ou la défaite des femmes », Tcherniakov fait de Traviata une parabole de destins féminins, j’emploie à dessein le pluriel, car il y a deux femmes centrales dans cette production, Violetta, et…Annina, qui devient une figure spéculaire de ces vies ruinées. Annina, vêtue non comme la femme de ménage, mais comme une mondaine vieillie, très digne, physiquement marquante (cheveux courts rouges, en écho à un habit clinquant qui n’est pas sans rappeler celui de Violetta – couleur mise à part), une Annina qui serait une ancienne reine de Paris déchue et devenue une sorte de gouvernante/confidente de Violetta, image de son futur, mais aussi d’elle(s)-même(s). On suit ces regards croisés jusqu’à l’image finale, où les hommes (Alfredo, Germont, Grenvil) quittent la scène avant que Violetta ne meure, comme indifférents, avec le vague sentiment du devoir moral/social accompli, qui se retournent quand elle expire, mais qu’Annina chasse en les maudissant de ses deux mains ouvertes (« cinq dans tes yeux » comme on dit en Méditerranée):  les hommes sortent sans résistance ni même envie de rester.
À ce titre, lorsque Violetta se regarde au miroir au dernier acte, elle voit derrière le miroir Annina : alors qu’elle se mirait seule en scène au premier acte dès le lever de rideau, elle mire son futur au dernier, le futur sans avenir des femmes détruites.
Déjà le è strano du premier acte nous montrait une Violetta non en monologue, mais en dialogue avec Annina, comme en dialogue avec elle-même, et déjà le premier acte s’ouvrait comme le dernier acte se ferme, sur Annina et Violetta,  avec Annina en vierge de douleur contemplant son enfant/son double mort, addio del passato et del futuro.
En faisant interpréter Annina par Mara Zampieri, une ex-star du chant, face à Damrau, star d’aujourd’hui, Tcherniakov pose la relation métaphorique de la vie, de la vieillesse, de la relation présent/passé, proposant du même coup au spectateur de rêver au passé : si Callas eût vécu, elle eût pu être cette Annina-là. Et Mara Zampieri incarne de manière souveraine son personnage, d’une présence presque plus forte que celle de Damrau.

Duo Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Duo Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Tcherniakov fait ainsi de La Traviata non un drame romantique sur un amour impossible et sacrifié, mais une histoire de huis-clos de femmes dans l’écrin pourri de la bourgeoisie décadente et oisive, revenue de tout, qui se moque de tout, et qui ne vit qu’une dolce vita de jet set sans âme et sans propos. Au premier acte, après l’intimité initiale où Annina habille doucement et tendrement Violetta, l’espace très fermé de l’appartement bourgeois est envahi de cette faune déconstruite, colorée, chevelue (avec les fameuses perruques horribles), très contemporaine là où Violetta a un côté décalé avec sa coiffure années trente, son look un peu compassé, et une maturité voulue qui ont fait dire qu’elle n’avait rien du rôle. C’est être peu attentif au propos de Tcherniakov que de penser que Damrau ne correspond pas au rôle: c’est justement parce qu’elle ne correspond pas aux fantasmes du rôle (mince, brune, callassienne) qu’elle est traviata, dévoyée, hors de la route, hors de la norme et du chemin. Damrau est Violetta parce qu’elle est hors piste, tout comme Zampieri est Annina parce qu’elle est «hors chant»…
Violetta est ici une femme plus mûre qui fait rêver les jeunes gens comme cela arrive quelquefois: en face un Alfredo gauche, qui se tort les mains, qui croise les jambes à l’unisson avec elle (acte I) pour imiter un style qu’il n’a pas, qui sourit béatement à tout sans jamais entrer dans rien. Ni même d’ailleurs entrer en couple. En témoigne le jeu des serrements de mains, motif récurrent dès le départ : Violetta retire sa main de manière badine lorsqu’on lui présente Alfredo. À son tour, il la retire de manière agressive pour l’humilier au III quand elle se tend implorante vers lui . En témoigne aussi son arrivée au IV, avec un bouquet de fleurs et un paquet cadeau, selon les conventions de sa caste, une arrivée formelle et habituelle quand on va voir une malade à l’hôpital, mais pas quand on va voir l’amour de sa vie qu’on a saccagé et qui va en mourir.
Alfredo ne peut répondre à l’urgence affective de Violetta: d’ailleurs tout nous dit qu’il a pris son temps : Violetta se plaint d’attendre une visite qui ne vient pas…è tardi….
Car l’acte IV est celui des vérités, quand tous les autres sont des actes du faux semblant. La vérité de Violetta, sans futur, la vérité d’Annina, seule face à Violetta son double , toutes deux seules face à la mort; la vérité d’Alfredo aussi, vu dans cette mise en scène comme un être immature, qui ne comprend pas ce qui (lui) arrive, plus infatuato que innamorato.
Tcherniakov fait ici de la chirurgie : tandis que Violetta se meurt plus de trop d’alcool et de médicaments (un suicide? c’est assez clair à mon avis) que de phtisie, il ne lui reste plus après le passage des huissiers, qu’une couette, une chaise, un miroir et quelques objets. Aux bouteilles d’alcool qui jonchaient les tables à l’acte I répondent au IV les fioles qui ne soignent plus, mais qui tuent, à la Violetta altière de l’acte I répond la poupée la figurant, avec sa robe bleue (déjà présente au II) reléguée dans un coin, et puis, traces supplémentaires du passé, la caisse de photos, d’images  du bonheur, qu’elle garde jalousement dans une boite qu’on a déjà vue aussi au II et qu’on revoit au IV…Tout dans ce IV tourne autour du passato, auquel on dit addio, un passé fragmenté, déconstruit, fait d’objets comme si dans cette vie de Violetta il n’y avait jamais eu que des objets. Le seul autre sujet c’est Annina:  ni Germont, ni Alfredo ne sont des figures possibles de sujets:  ils disparaissent au final penauds et inutiles, sans savoir ni quoi faire ni comment .
Acte nu, et vrai : il donne à l’évidence les clefs de l’œuvre, qu’on n’a pu repérer que de manière éclatée tout au long de l’opéra. Il donne la cohérence à un ensemble impossible à décrypter à première vue, et surtout pas à la TV.
Vu à la TV, ce travail est inabouti et conventionnel. Vu de la salle, il est d’une redoutable précision, et plein de détails signifiants qu’on prend pour des erreurs ou des fautes de goût.
Un premier acte fait d’un monde de déglingués chics, au milieu duquel évolue une femme qui n’est pas faite pour lui, qui tranche, qui s’habille pour la représentation sociale (scène initiale au miroir) et pour laquelle elle est en décalage: voir la manière dont elle pose en attendant la foule des déglingués qui fait littéralement irruption.

Acte II Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte II Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Mais dans le II, on semble être aux antipodes de l’apprêt, dans cette simplicité et ce naturel qui serait le merveilleux écrin de l’amour: une maison de campagne avec tous les signes du bonheur simple et gemütlich, mais tellement ridiculement marqués qu’ils en deviennent artificiels, comme dans une maison de poupée, de la pauvre poupée que fut et que reste Violetta, de la poupée qui gît sur le buffet à droite : on joue à la fermière, à la finta giardiniera avec ses beaux légumes, à la femme d’intérieur qui sert le thé, à Alfredo en tablier, on joue à « l’amour est dans le pré », mais si Violetta est plus belle lorsqu’elle est moins attifée, comme une Cendrillon à l’envers, Alfredo est comme une erreur de casting : il joue sans être. Et la gaucherie et la raideur de Piotr Beczala sont ici d’incontestables atouts.

Acte III, entrée de Violetta Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte III, entrée de Violetta Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

L’acte III reprend les motifs construits précédemment en les accusant encore : la perruque de Violetta entrant avec son baron est une boule de cheveux blonds frisés, une Angela Davis blonde et rubiconde, un peu popote, avec une fleur rouge, cette fleur qu’elle a jeté au premier acte à son Alfredo, comme un signe fraternel à Carmen. Violetta s’enlaidit dans la comédie sociale.
Le chœur des gitanes,  sans gitanes, est  vu comme une variation sur ce thème: tous entourent Alfredo au centre du dispositif en lui jetant sarcastiquement ces fleurs rouges, « ces fleurs que tu m’avais jetées… » et les rapports sociaux deviennent plus âpres. Mais ce début de l’acte est comme un prélude prémonitoire par la méchanceté qui circule. Lorsque Violetta entre en scène avec le baron, l’acte commence vraiment et Alfredo devient plus violent, tout comme Germont qui envoie son fils “dans les cordes”, et , pendant que Violetta ôtant son horrible perruque retrouve son naturel et sa beauté simple, elle prend, elle quémande la main de l’amant, qui lui est refusée: Alfredo montre définitivement le vide qui l’habite.

Acte III Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte III Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Le décor lui même change de nature, ces intérieurs bourgeois sont un cadre au total assez nu, même avec les meubles, fermé et étouffant: on a parlé d’intérieurs viscontiens…Si l’on se réfère aux héritiers, Cavani d’un côté, Zeffirelli de l’autre leurs intérieurs sont vastes, leurs espaces démultipliés, très “Napoléon III” et l’acte II de Visconti est aéré et extérieur : ici  les murs même à trumeaux, sont sans miroirs, sans tableaux, avec les appliques comme seules décorations. Et l’espace réservé au jeu reste au total assez réduit et même de plus en plus réduit: au III, la foule des figurants se concentre en arrière scène, isolant les protagonistes. Un décor “riche”, mais sans profondeur ni espace, un monde clos. L’acte II est tout aussi étouffant (le contraire de Visconti, tout juste…) là où l’on devrait respirer, dans une maison surchargée d’objets où l’on ne vit l’amour qu’en mimant la vie quotidienne rêvée, mais du quotidien de la dinette et des jouets de petite fille, où le metteur en scène ne laisse aucun espace pour bouger.

Acte IV Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte IV Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

 

Il s’agit donc pour moi d’une vraie mise en scène, et en même temps un vrai piège: à mi chemin entre convention et Regietheater, et donc qui ne devrait contenter ni les uns ni les autres, avec un travail très attentif à chaque geste, une profusion de signes et d’objets signifiants difficiles à lire jusqu’à l’acte IV: à revoir le streaming, on est frappé par les systèmes d’échos qui se tissent dès le premier acte, comme les miettes jetées par un metteur en scène Petit Poucet, par les parallélismes, les contrastes voulus, par la construction millimétrée d’un discours qui tue l’image convenue de Traviata pour en faire un travail général sur le destin féminin, par la destruction volontaire de tous les stéréotypes de l’opéra traditionnel, que d’aucuns ont pris pour des erreurs et des maladresses, là où il y a volonté, souci du détail qui fait sens dans la  ligne générale, et adéquation aux types physiques des chanteurs engagés pour cette production. Un travail qui pourrait très vite aussi au rythme des reprises, devenir plat et sans intérêt tant il ressemble à la convention, tant il imite la tradition tout en la mettant pour l’instant et de manière très clinique à distance.
Car à ce travail si précis,  si trompeur et si piégeux,  l’équipe de chanteurs se prête volontiers, même sans en partager les présupposés (Piotr Beczala a dit plusieurs fois qu’il n’en partageait pas la vision). Diana Damrau est vraiment une Violetta remarquable, on peut même dire la seule Violetta possible dans ce contexte: ce n’est pas un hasard si il n’y a qu’une distribution, ce qui est rare à la Scala. Il y a d’abord l’incarnation, les regards, le style, altier et distingué au début (au contraire de tous les autres), qui n’a rien de la bonne femme boulotte, comme certains ont cru voir, mais plutôt de quelqu’un qui a du style, même si décalé. D’ailleurs, au deuxième acte, Germont qui s’attend à voir une cousette est surpris dès son entrée en scène par la distinction du personnage. Et ce style, on le retrouve dans une voix magnifiquement contrôlée, aux aigus sûrs, larges, avec une respiration et un sens de la ligne exemplaires. Si les graves sont un peu plus problématiques (le début est presque parlé), le médium et l’aigu sont triomphants (elle monte au ré bémol sans problème), avec un soin porté à la diction, et au sens, et à la couleur qui est là authentique tradition germanique: elle chante son addio del passato, le sommet de la soirée, avec le da capo, comme un Lied. C’est stupéfiant. Elle a triomphé, avec plusieurs rappels seule en scène à la fin. Le public de la Scala, de ce “Turno B” habituellement si difficile, ne s’y est pas trompé.
Mais Beczala aussi a triomphé, très applaudi, par un public visiblement un peu désolé des aventures de la Prima. Certes, dans cette vision, il n’est pas l’Alfredo qui fait rêver, ni Alagna, ni Kaufmann: là où l’on rêvait peut être d’un héros romantique à la Musset ou à la Dumas, on a un personnage à la Flaubert ou à la Maupassant, pas très raffiné, pas très malin, à la voix très terrienne. Mais c’est du solide. Beczala n’est pas un chanteur raffiné: on ne l’entendra pas trop colorer, moduler, gratifier de mezze voci de rêve. Mais c’est un chanteur qui ne triche jamais. Peut-être plus fait pour un certain vérisme (Maurice de Saxe?) ou Puccini (c’est un très bon Rodolfo) que pour le XIXème romantique. Il affronte, il fait les notes, toutes les notes, il chante tout le rôle sans les coupures pourtant souhaitées par Verdi (la cabalette O mio rimorso) et avec une cadence (qu’il pouvait s’éviter). Beczala, c’est un véritable artisan, il n’a rien d’éthéré, mais il chante, il chante tout (comme lorsqu’il fait le Duc de Mantoue) et cela passe toujours, sans à aucun moment mériter les huées ni même les réserves. Il est l’Alfredo qu’il faut dans le contexte de cette production.
Zeljko Lucic est Germont, un Germont qui fait les notes, à la voix large, étendue, bien posée et bien projetée. Dans le contexte d’une production défavorable aux hommes, ce chant exécuté sans failles mais sans génie, peut convenir. Ce Germont-là n’a aucun intérêt, comme les hommes dans cette vision n’ont aucun intérêt, et Lucic chante comme il faut, mais platement, c’est un chant gris comme son costume, à peine chanté, à peine oublié, sans couleur, linéaire comme une autoroute dans la prairie américaine.
Saluons les rôles de complément, très bien distribués. On a parlé de Mara Zampieri, magnifique figure, mais ce n’est pas théâtralement dans cette production un rôle de complément, on peut citer Flora (Giuseppina Piunti), Giuseppe (Nicola Pamio) assez présent dans la mise en scène de l’acte II, ou Douphol (Roberto Accurso) et Grenvil (Andrea Mastroni).
Enfin, abordons la direction musicale, très attentive et très précise de Daniele Gatti. On sait combien Gatti divise, notamment à Paris. Je le suis depuis 1992, et je l’ai toujours considéré comme un chef intéressant, notamment dans Rossini. Depuis ses Parsifal à Bayreuth et à New York, et ses Berg à la Scala (magnifiques Wozzeck et Lulu), c’est pour moi un très grand chef, que son récent concert Mahler à Lucerne avec le Concertgebouw a confirmé. Mais une relative déception devant son Don Carlo, toujours à la Scala, dans la mise en scène ratée de Stéphane Braunschweig, me faisait dire qu’il était plus intéressant dans le répertoire non italien.
Cette Traviata me fait nettement nuancer mon opinion. Car il l’aborde de manière très surprenante, jouant sur l’intime, sur la discrétion, sur la retenue (lui à qui l’on reproche sa soi-disant lourdeur). L’orchestre accompagne, colore, avec une précision très clinique dans les détails (en cela il est très cohérent avec la mise en scène de Tcherniakov), mais il n’écrase jamais, même s’il sait finir un acte. Dans le prélude par exemple, ce qui m’a frappé, c’est le traitement des cordes dans les graves plus que sur la mélodie principale filée avec élégance : je ne l’avais jamais entendu ainsi, plus dans l’épaisseur ou dans le tissu que sur le fil. Et puis il soigne les rythmes, les accents, les crescendos, notamment au troisième acte, soutenu de manière haletante, avec un sens du contraste consommé et typiquement verdien pour le coup, qui constitue l’un des sommets de la représentation.
Mais c’est dans l’accompagnement de l’addio del passato qu’il est le plus délicat, sans jamais tomber dans le rubato, dans le maniérisme, dans le décoratif. Il est “objectif”, comme une Traviata en version Sachlichkeit.
Par bonheur la plupart des amis milanais, qui vont du sopranophile fou à l’abbadien éperdu, ont trouvé sa direction excellente voire exceptionnelle. Elle est pour moi passionnante, et mérite une audition très attentive. Je confirme, Gatti est un grand chef, une chance pour Paris, en espérant que Lissner l’appellera à l’Opéra. Et c’est une vraie chance pour cette production, car cette direction à la fois intimiste et sans concession va à merveille avec la vision générale, avec un souci des chanteurs particulièrement marqué (il accompagne Damrau avec une attention exceptionnelle) et constitue l’élément qu’il fallait pour compléter l’entreprise.
Car l’entreprise, pour moi, en conclusion, est une réussite: c’est un travail sérieux, réfléchi, intelligent, cohérent qui ne se donne pas à première vue, qui n’a pas l’évidence cristalline de la voix de Damrau, mais qui marque, qui occupe l’esprit, qui fait gamberger, qui stimule les neurones, et qui fait que 24h après, je tire encore quelques fils, je contrôle sur la vidéo tout ce qu’il y a à voir et que je n’avais pas vu. Pas de provocation, mais une plongée au scalpel, méthodique, dans la psychologie des personnages, avec une justesse et une logique implacable. Il n’y a rien à dire musicalement, car tous les chanteurs font le job qu’on leur demande et sont à leur place dans cette vision, construite pour les caractères de cette distribution. Je ne suis pas sûr qu’avec Harteros, Kaufmann, Tézier (les très grands du jour), on aurait eu une telle adéquation: avec eux, il aurait fallu changer le propos de la mise en scène. Voilà une Traviata avec ses trois pieds, chant, chef, mise en scène, solidement appuyés sur le plancher scaligère. Questa Traviata è da Scala / Cette Traviata est digne de la Scala.

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: UN BALLO IN MASCHERA de Giuseppe VERDI le 22 JUILLET 2013 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; Ms en scène Damiano MICHIELETTO)

Dispositif scénique ©Teatro alla Scala

J’ai écrit il y a quelques années sur ce blog un article intitulé l’impossible Ballo in Maschera et la difficulté de chanter Verdi : la représentation d’hier à la Scala en est l’illustration jusqu’à la caricature. Sur le papier, une proposition intéressante avec Sondra Radvanovsky (dont j’écrivais qu’elle est aujourd’hui l’une des seules sopranos verdiennes), Marcelo Alvarez, titulaire à peu près unique de Riccardo, et Zeljko Lucic, qui est en matière de baryton verdien ce qui se fait à peu près de mieux. Un jeune chef prometteur (il a eu l’Opera Award du jeune le plus prometteur) dans la fosse, et sur le plateau un metteur en scène italien qui explose depuis quelques années. Quoi de mieux pour motiver une petite virée rapide à Milan?
On ne peut reprocher à la Scala d’avoir sous-distribué son cast A (il y a en revanche dans le cast B Oksana Dyka, motif évident de fuite éperdue), ni d’avoir proposé une production ordinaire. Une production du Ballo in maschera est aujourd’hui une manière de défi et c’est tout le mérite de la Scala d’avoir pu le proposer.
Après la soirée d’hier qu’en reste-t-il?

Campagne électorale ©Teatro alla Scala

En premier lieu, la mise en scène. Damiano Michieletto est une nouvelle coqueluche de l’opéra: on a vu sa production salzbourgeoise de La Bohème l’an dernier, visions modernes, décalées, transpositions qui font sens. L’Italie semble avoir trouvé là une figure nouvelle correspondant à notre temps, subversif, mais pas trop, provocateur mais pas trop, juste ce qu’il faut au public de l’opéra pour jouer à se faire peur. Et de fait, sa mise en scène a déchaîné les passions, au point que la plupart des critiques n’accordent qu’une importance très relative à la musique. C’est pourtant là que le bât blesse surtout.

Marcelo Alvarez et Patrizia Ciofi ©Teatro alla Scala

L’idée qui domine ce Ballo in maschera est une analyse du personnage de Riccardo, au grand charisme, aimé des foules, et en même temps, vivant dans le privé un drame personnel parce qu’il aime la femme de son meilleur ami. Cette opposition sphère privée/publique, ce côté brillant de l’homme de cour, a renvoyé Michieletto au monde politique et notamment celui des campagnes électorales et à ce qu’elles imposent en termes d’image, et en termes de maquillage du privé. Ce monde de paillettes et d’apparence pourrait aussi être le miroir aux alouettes berlusconien vécu en Italie des années durant.
Alors, le début apparaît très divertissant, riche d’idées nécessaires à rendre crédible la transposition: Oscar le page devient la responsable de com plus ou moins amoureuse du chef, et qui le protège, Renato le responsable de la sécurité, le plus proche ami du boss et son épouse Amelia une sorte de caricature de l’épouse américaine, bien coiffée, tailleur, manteau de vison et sac à main. Il n’est pas sûr que Madame Radvanovky se sente à son aise dans cette vision, tant elle semble empruntée en scène.
Quant à Ulrica, c’est une prédicatrice d’église évangéliste, thaumaturge (elle fait du miracle – préparé?- à la pelle), tout de blanc vêtue, et la foule la presse. L’idée est amusante: là aussi, on ne peut que sourire à l’acrobatie théâtrale.
“L’orrido campo” où se rencontrent Amelia et Riccardo est un lieu de prostitution, sans doute derrière un stade. Riccardo arrive en voiture (mais à part l’idée gadget, rien n’en est fait) et Amelia se fait voler par une méchante prostituée sac à main et vison. Quand Amelia doit se dissimuler, elle est obligée de vêtir le ciré blanc de la prostituée, laissé à terre quand elle a pris le vison…
L’arrivée des conjurés, sur une musique assez ironique, n’est pas mise en valeur et l’on revient aux visions traditionnelles, élections à l’américaine ou pas.

Ld bal final ©Teatro alla Scala

Quant au bal final, c’est la fête de fin de campagne, et si les gens ne sont pas masqués, beaucoup portent l’effigie du candidat Riccardo  sous un néon géant “Riccardo incorrotta gloria”  slogan de la campagne qui s’éteint au moment de l’assassinat. Riccardo chante les dernières répliques debout à pleine voix pendant que son cadavre gît aux pieds d’Amelia. Marcelo Alvarez ne pouvait-il donc pas chanter allongé? fallait-il chanter cette mort à pleine voix?
Au-delà du divertissement procuré par cette transposition  bien faite, force est de constater qu’il n’en sort pas grand chose,  que bien des idées tiennent du gadget, et que les ressorts psychologiques ne sont pas plus fouillés que si l’on était à Boston au XVIIème siècle ou en Suède au XVIIIème. En fait, Michieletto ne tire pas grand chose de son idée centrale, néons, affiches, mannequins et tee shirts à l’effigie de Riccardo, et alors?
Et alors? tout cela fait un peu poudre aux yeux, tout cela fait un peu inutile, tout cela amuse la galerie (ou l’horrifie, l’accueil du public a été très violent à la première), mais il ne se passe rien, rien du tout, et surtout pas une quelconque émotion ni une quelconque idée qui sortent du tout venant habituel. Déception… Mais tout passe…
Du chef Daniele Rustioni on a dit grand bien (y compris dans ce blog): il est jeune, sérieux, très musicien, très travailleur. on va le voir l’an prochain dans Simon Boccanegra à Lyon. Et pourtant, fallait-il qu’il dirige Un ballo in maschera? Ou la Scala a pêché par excès de légèreté en le lui confiant, ou il a pêché lui-même par excès de présomption.
Sa direction est à l’évidence travaillée, mais il n’en sort rien. Il faut plus que révéler des notes et des phrases musicales, il faut plus qu’organiser la partition: ici, cela ne part jamais, jamais de dynamisme (c’est très lent), jamais de mise en dialogue de telle ou telle phrase, de tel ou tel pupitre qu’on invite à jouer plus fort, plus fin, plus subtil, aucune pulsion vitale, qu’une mise en place assez plate et sans âme, sans vie. Un travail qui distille l’ennui et qui finit par mettre un peu mal à l’aise tant on est loin de ce que Verdi exigerait: maturité insuffisante, manque de profondeur, “concertazione” inexistante . Alors le chef est hué à la fin, et les applaudissements en contraste sont bien grêles pour le chef et l’orchestre. Le public sent bien le décalage entre les exigences et le résultat, et l’échec musical de la représentation est pour une grande part dû à la fosse. Pour ma part je considère que c’est surtout la musique qui ne va pas: et c’est bien plus grave qu’une mise en scène à la mode qui fait hurler.
Du côté des chanteurs, Sondra Radvanovsky  est aujourd’hui l’une des voix qui peut chanter les grands Verdi. Un organe homogène (même avec des petits problèmes dans les notes basses, surtout au début de l’opéra) et un peu de temps pour se réchauffer la voix, mais une seconde partie très en place, avec des aigus superbes, et surtout des passages bien négociés, un appui sur le souffle sans reproches, y compris dans les mezze voci et les notes filées. On ne peut que souligner la qualité et la sûreté de la prestation et la belle ligne de chant. Enfin un vrai lirico spinto.

Alvarez dédoublé? ©Teatro alla Scala

Mercelo Alvarez chante Riccardo depuis longtemps, et l’on reconnaît l’agrément du timbre et de la couleur vocale. Mais son seul souci est de bien accrocher les aigus. Pas de ligne de chant, pas  d’homogénéité (les graves sont inexistants, le centre est inaudible) et au total pas de style, même si rien de ce qu’on entend n’est scandaleux.Il n’y a aucune intensité, aucun accent, un chant indifférent. Le personnage n’est pas dessiné, il n’est que joué et rien dans le chant n’est vraiment engagé. Une interprétation extérieure de qualité moyenne, on est loin de ce que je considère un grand standard verdien. Tel qu’il a été entendu ce soir, Marcelo Alvarez usurpe sa qualité de star du chant.
L’Ulrica de Marianne Cornetti , prédicatrice télévisuelle à l’américaine, est bien plus mezzo que contralto. Elle a des grands aigus volumineux et des graves inexistants, là où le rôle exige à la fois de beaux aigus, mais surtout de très beaux graves (le début Rè dell’abisso, affrettati). La voix manque donc de cette homogénéité qui devrait marquer Ulrica, mais on peine à en trouver sur le marché lyrique aujourd’hui. N’est pas Obratzova qui veut.

Zeljko Lucic et Marcelo Alvarez ©Teatro alla Scala

Zeljko Lucic ménage sa voix pour lancer ses différents airs, la prestation est correcte, sans être de celles qui vous chavirent ou même qui seulement vous procurent un peu de satisfaction. La voix reste toujours un peu opaque, sans éclat. Les aigus sortent mais toujours un peu forcés. L’artiste est sérieux, gagne son pain dans les grands barytons verdiens, mais tout comme Gagnidzé dans Rigoletto la veille, il ne peut à mon avis prétendre à incarner un style verdien, dans son intensité et son originalité. Quand il y avait des voix pour Verdi, il n’aurait probablement pas chanté Renato à la Scala. Mais quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a. C’est aujourd’hui ce que la scène peut procurer de mieux, paraît-il. Acceptons-le.
Quant à l’Oscar de  Serena Gamberoni, qui succède à Patrizia Ciofi pour ces dernières représentations, c’est une très jolie voix, en place, à la technique assurée, qui s’entend bien dans les ensembles, et qui a bien éclairé la soirée. C’est le plus grand succès aux saluts, cette jeune artiste est à suivre, incontestablement.
Dernier rayon de soleil: un petit rôle, Silvano le marinaio chanté par Alessio Arduini. Il a peu à chanter, mais dans cette médiocrité d’ensemble, on reconnaît immédiatement là un très joli timbre, une voix de qualité. Le public ne s’est pas trompé, pour ce tout petit rôle, il a réservé une belle ovation. Alessio Arduini, un nom à suivre aussi.
On sort de ce spectacle non pas scandalisé, mais amer. Car mon dernier Ballo in maschera à la Scala en 1987 s’était très mal passé, bien plus mal que cette fois-ci, avec deux protagonistes sur trois en méforme (Leo Nucci et une certaine Maria Parazzini catastrophique en Amelia) et un Riccardo (Luciano Pavarotti) qui n’en pouvait mais. Même avec un chef (et quel chef! Gianandrea Gavazzeni), la soirée s’était finie en bronca dans les sifflets et les huées. Rien de cela ici. Mais des applaudissements polis et l’envie de passer à autre chose.
La représentation se déroule dans une certaine indifférence résignée. Il ne s’est rien passé, on n’a rien ressenti et on ressort un peu triste qu’une fois de plus on soit passé à côté de la plaque. Voilà une représentation qui sur le papier devrait fonctionner. Même avec une mise en scène contestée; son postulat de départ est assez juste, voire séduisant: c’est la manière de ne pas la développer sinon dans le gadget qui me dérange.
Mais pour moi le point essentiel,  c’est surtout la musique qui s’impose mal et qui fait défaut.   Le papier est donc chose fragile. Et Verdi est encore très loin, très loin.
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final©Teatro alla Scala

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: RIGOLETTO de Giuseppe VERDI le 16 Février 2013 (Dir.Mus: Michele MARIOTTI, Ms en scène: Michael MAYER) avec Diana DAMRAU

Questa o quella à Las Vegas ©Sara Krulwich/The New York Times

L’occasion faisant le larron, après le Parsifal d’hier, le MET affichait aujourd’hui à 13h (retransmission dans les cinémas oblige) sa précédente nouvelle production (28 janvier) de Rigoletto mise en scène de Michael Mayer qui a décoiffé la presse et le public parce qu’elle se passe en 1960 à Las Vegas. La distribution comprend Diana Damrau, Piotr Beczala et Zeljko Lucic, trois chanteurs très demandés aujourd’hui, stars ou en en voie de starisation pourrait-on dire.

Appelé par Peter Gelb, le metteur en scène Michael Mayer a transposé l’œuvre dans les années 1960 à Las Vegas au moment du Rat Pack (1): Gelb a un souci avec la moyenne d’âge des spectateurs du MET et veut y amener les jeunes (sont-ils passionnés par Las Vegas en 1960? C’est à voir), il cherche des metteurs en scènes décoiffants, venus du Musical.
La question de la mise en scène se pose fortement au MET, notamment depuis que Peter Gelb en a pris la direction. Celui-ci en effet voudrait amener au MET des metteurs en scène plus modernes, des visions plus contemporaines. Il connaît en même temps son public, assez conservateur, et voudrait en rajeunir la moyenne d’âge, qui a tendance à augmenter. Il doit en même temps retenir ce public, en gagner un autre, par des opérations de communication importantes et sans précédent. D’où des productions qui sont “modernes” mais pas trop, qui décoiffent sans déranger, qui font parler d’elles mais qui ne font pas fouetter un chat. On est loin du Regietheater à l’allemande même si Chéreau a fait son entrée au MET avec De la Maison des morts, de Janacek, coproduite par la Scala, Aix en Provence et le MET.

Implantation scénique Acte I scène 2 et 3 ©Ron Berard/Metropolitan Opera

C’est bien la question qui se pose à la vision de ce Rigoletto. Ce n’est pas la transposition de l’œuvre de Verdi qui fait problème:  j’ai rendu compte de la mise en scène de Jonathan Miller, à l’ENO, qui fonctionne parfaitement depuis 1982 et que j’ai vue en 2009:  cette mise en scène transpose Rigoletto dans Little Italy, au milieu des luttes de clans et des trafics divers. Au MET la transposition renvoie à une Amérique des plaisirs et des pouvoirs officiels et occultes, à un monde de paillettes où l’argent coule à flots de manière insouciante, où tout est facile, y compris le meurtre, où la limite entre le licite et l’illicite reste trouble, mais le parti pris ne va pas jusqu’au bout, n’a aucune valeur symbolique ni idéologique,  devient vite un décor plus qu’une ambiance, et tombe dans la facilité. Quand le Duc entame “questa o quella” entouré de “trucs en plumes” en nouveau Sinatra (micro etc..), c’est assez réussi, et on se dit que ça part bien. Quand Monterone arrive vêtu en sheikh arabe entouré de ses sbires pour prononcer sa malédiction, on note l’anachronisme, les sheikhs arabes n’étaient pas à l’époque réputés fréquenter les casinos et quand pour le moquer de lui Rigoletto se couvre du talit juif (sorte de châle de prière), on ne comprend plus: est-ce pour railler la situation actuelle? est-ce pour faire rire la salle ? Dans ce cas c’est réussi: la malédiction de Monterone (Robert Pomakov, très correct) tombe à plat au milieu des gloussements.

Rigoletto, Acte I ©Ken Howard/MET

Deuxième incohérence, plus grave: on ne comprend plus ce que fait Rigoletto dans cette galère; chez Miller, il était homme de main, âme damnée, et cela fonctionnait. Ici, est-il rabatteur? éminence grise? tous sont en costumes scintillants, il est en cardigan rouge ou vert genre employé de bureau un peu cheap ou en imperméable: homme de l’ombre, mais pourtant bien identifié au milieu des courtisans…la mise en scène  ne l’identifie pas et n’est pas claire, ce qui pour le rôle titre est quand même gênant.
En revanche dès qu’on laisse les ambiances de casino, cela fonctionne mieux, comme la scène entre Rigoletto et Gilda du premier acte, ou même la suivante avec le duc, la fraîcheur de Gilda (même si dans sa petite robe bleue et son imperméable de la même couleur, Diana Damrau a l’air d’une ménagère de moins de cinquante ans, dès qu’elle ouvre la bouche, c’est un monde de fraîcheur et de jeunesse qui s’exhale) donne une vraie couleur à ces scènes.

Acte II ©Sara Krulwich/The New York Times

L’acte II en revanche dans le salon du penthouse du Duc (statue au milieu, escalier qui descend au moins vers les toilettes, vu la manière dont les courtisans en remontent, lustres style MET tant ils imitent les lustres de la salle) avec toujours de chaque côté les tours qui abritent deux ascenseurs qu’on utilise beaucoup, c’est beaucoup moins clair et manque singulièrement d’organisation, avec un chœur et des figurants qui bougent de manière confuse, par exemple quand réapparaît venue du dessous (des toilettes?) Gilda. Si musicalement l’acte II fonctionne assez bien, scéniquement c’est le moins intéressant et le plus brouillon.

Acte II en répétitions La club de Sparafucile ©Ron Berard/Metropolitan Opera

L’acte III représente sur la droite le “club” très privé de Sparafucile et Maddalena, où évolue au lever de rideau une stripteaseuse seins à l’air (gloussements divers en salle) se lovant autour d’un pal avec force gestes sans équivoque (re gloussements), tandis que Maddalena et Sparafucile attendent les clients, et à gauche côté jardin une de ces “belles américaines” dont le coffre enfermera le corps agonisant de Gilda sur fond de néons qui en s’animant font faire les éclairs dans le ciel. Finalement c’est assez réussi, c’est peut-être le moment le plus réussi, par son ironie, par sa crudité (les jeux de Maddalena et du Duc) par sa violence aussi (on voit sur scène l’assassinat assez sauvage de Gilda qu’on cache en général au public) et enfin

Scène finale ©Ken Howard/MET

par cette belle scène de la mort de Gilda dans les bras de son père assis dans le coffre ouvert de la voiture. Le travail théâtral de cet acte est incontestablement construit, avec cet espace séparé en deux, le monde de l’ombre (Gilda/Rigoletto) côté jardin et celui du plaisir, de la nuit, du duc côté cour, avec deux ambiances différentes. Mais l’œil est distrait, et oublie peut-être l’émotion.
Même s’il y a des moments réussis et quelques idées, l’impression prévaut que c’est “much ado about nothing” et que l’histoire remise au XVIème pouvait dire à peu près la même chose, pour moi, c’est un coup de pub pour le MET, un travail à effets pas vraiment abouti et donc superficiellement ficelé, sans étude dramaturgique serrée, et donc un travail inutile, qui n’a peut-être pour seul but d’attirer le public par le parfum des paillettes…
Du point de vue musical, c’est la première fois que j’entendais le chef Michele Mariotti, 32 ans, né à Pesaro (Italie). Il dirige aussi Carmen (ce jour donc, il a à la fois Rigoletto et Carmen à diriger successivement…). Sans être exceptionnelle (apparemment ce ne sera pas le nouveau Toscanini), sa direction est intéressante car il sait bien doser les volumes, donner du rythme et de la palpitation et gérer les crescendo: il reste à donner plus de relief et d’accents, mettre en son comme on met en scène, c’est à dire mieux animer l’orchestre quelquefois un peu plat, mais il écoute les chanteurs et au total la prestation est loin d’être indifférente. Il y a actuellement en Italie une génération de chefs de 25 à 35 ans intéressante et à suivre avec attention.
Aucun des chanteurs n’a démérité, parmi ceux que la distribution a réunis. Seule peut-être Oksana Volkova en Maddalena manque un peu de volume et de grave, ce qui est gênant pour Maddalena mais elle a un si joli corps dont elle sait si bien user en scène qu’on peut oublier un peu la voix.

Rigoletto et Sparafucile Acte I ©Ken Howard/MET

Le Sparafucile de Štephan Kocán est en revanche à signaler parmi les belles surprises: une magnifique voix de basse, un air du premier acte qui a emporté le public enthousiasmé: la voix est belle, sonore, profonde, et le style est impeccable: à suivre!
Piotr Beczala en Duc de Mantoue n’a peut-être pas le charme inhérent au Duc, et peut-être pas la voix traditionnelle attendue dans le rôle, qu’on veut lumineuse, solaire, claire, facile à l’aigu, ductile. Malgré une couleur plutôt sombre et un léger manque de ductilité (en revanche quelle agilité corporelle au troisième acte!) il a bien d’autres qualités: une voix large . un chant  précis et très rigoureux, avec des aigus larges, bien tenus sur le souffle, avec des moments remarquables, sans jamais montrer des difficultés, et on reste étonné de la performance qu’on peut applaudir. Il y a du style, peut-être plus pour Puccini (Calaf, Rodolfo) que Verdi. Mais il est bien rentré dans le personnage voulu, et il construit bien sa voix: il y a beaucoup d’intelligence chez cet artiste et dans ce chant, même s’ il manque un peu de “peps”.
Si Vittorio Grigolo avait toutes ces qualités-là de rigueur et de technique, alors oui ce serait un grand ténor pour Rigoletto. Mais la technique est tellement désordonnée qu’il lui faudra(it) bien du travail pour y arriver.
Željko Lučić, entendu dans un très décevant héraut à la Scala est en revanche un bon Rigoletto (rôle dans lequel à la Scala il alternait avec George Gagnidze): il a la voix, l’intensité, le volume, les aigus (même si quelquefois opaques ou blancs) et surtout la présence indiscutable. Il n’a peut-être pas la  couleur ni la technique d’un italien à la Nucci, mais indiscutablement la prestation est intéressante et le personnage bien campé, il est même très émouvant dans les parties les plus lyriques: les duos avec Gilda sont vraiment réussis. A revoir!

Gilda/le Duc Acte I ©Ken Howard/MET

Enfin, habemus Gildam: je ne sais si Diana Damrau sera une Traviata à succès à la Scala en décembre prochain. Elle est une Gilda en revanche exceptionnelle. La voix est fraîche, claire, la diction impeccable. Évidemment les aigus sont triomphants, appuyés sur le souffle, s’ouvrant de manière régulière avec un contrôle technique exemplaire, mais la voix aussi sait s’élargir et gagner en volume: j’ai l’habitude de Gilda plus légères, avec une personnalité moins affirmée: la Gilda de Damrau est adulte, sait s’affirmer. C’est vraiment la plus belle et la plus sûre Gilda des dernières années, très supérieure à Andrea Rost (Scala avec Muti et Chailly) ou même la très appliquée Elena Mosuc (avec Dudamel en novembre dernier). Elle donne là une leçon de chant et d’interprétation lyrique.

Enlèvement de Gilda ©Ken Howard/MET

Et voilà, en deux jours j’ai ajouté mon tribut au bicentenaire Wagner/Verdi: un Parsifal de très haute tenue, un Rigoletto dans l’ensemble très bien chanté, dans un écrin un peu inutile et plus médiatique que pertinent. Mais ce fut une vraie fête pour le chant, et c’est suffisamment rare pour le souligner. Jj’espère que les spectateurs des cinémas français ont pu apprécier les qualités des artistes de ce Rigoletto: succès pour tous, mais contrastes pour le metteur en scène revenu saluer pour les spectateurs des cinémas du monde. C’était ce soir le Rat Pack(1) du chant lyrique!
Rendez vous au cinéma avec le MET  le 2 mars pour Parsifal

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(1) Le Rat Pack (Club des rats) est un groupe d’artistes dont le leader était Frank Sinatra (avec Sammy Davis, Dean Martin et d’autres) liés au Parti Démocrate et à J.F.Kennedy, mais aussi pour Sinatra à la Mafia,  qui se produisaient à Las Vegas, faisant de cette ville un symbole du divertissement.

Souvenir de week end un peu fou