OPERA DI FIRENZE 2014-2015: PELLÉAS et MÉLISANDE de Claude DEBUSSY (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène: Daniele ABBADO)

Le dispositif scénique © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Le dispositif scénique © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Florence, en un dimanche ensoleillé, après un samedi tout toscan, entre Duccio et Pinturicchio, Masaccio et Botticelli, entre ribollita e pappa, à l’ombre des cyprès et en plein Maggio musicale.
Un Maggio musicale, 78ème édition, qui s’étend traditionnellement entre mai et juin, et dont la ville n’a pas l’air de s’enorgueillir comme à Salzbourg ou Lucerne, qui affichent leur Festival dans toutes les rues, sur toutes les vitrines et toutes les façades. Ici, rien.
Pas de publicité pour une manifestation qui reste avec Pesaro le Festival musical le plus prestigieux et le mieux connu d’Italie, un Festival traditionnellement ouvert, avec une offre variée, allant des grands classiques aux œuvres plus récentes ou plus difficiles, attirant les chefs les plus célèbres, Zubin Mehta bien sûr « di casa », mais aussi Carlos Kleiber en son temps (Traviata), voire son père Erich, ou Claudio Abbado (Simon Boccanegra, Elektra), et aujourd’hui Daniele Gatti pour Pelléas et Mélisande.
Ce 78ème Mai musical, riche de concerts, de rencontres, de propositions variées et stimulantes, présentait cette année à l’Opéra outre Pelléas et Mélisande, Fidelio de Beethoven (Zubin Mehta), Candide de Bernstein (John Axelrod) et au petit Teatro Goldoni, restauré depuis une vingtaine d’années The turn of the screw, de Britten (Jonathan Webb), c’est-à-dire une programmation pas vraiment complaisante. Et de cette qualité, et de cette variété, aucune trace dans la ville, comme si le Mai Musical vivait sa vie sans vivre sa ville. C’est une grosse erreur de ne pas soigner la communication locale, d’autant que les touristes sont nombreux et pourraient être attirés par une soirée au concert ou à l’opéra.
Depuis son inauguration en 2011 par Zubin Mehta (Beethoven 9) et Claudio Abbado, en l’honneur duquel une exposition photographique est présentée dans le foyer, qui dirigea la neuvième de Mahler, l’opéra de Florence a quitté le vieux Comunale situé à 400m plus avant au centre ville. C’est un complexe situé au-delà de la circonvallazione, aisément accessible, à deux pas de Porta al Prato, qui devrait comprendre une salle de 1000 places non terminée, un espace de plein air de 2000 places et d’une salle terminée de 1800 places, dont l’espace externe évoque furieusement l’Opéra d’Oslo en version béton et dont l’espace interne rappelle celui du vieux Comunale par le mouvement du 1er balcon et par l’éloignement des spectateurs de la scène.
Mais c’est une salle à problèmes : un des problèmes réside dans une fosse trop vaste, avec un chef loin de la scène, loin des chanteurs, qu’on entend donc assez mal car ils ne peuvent intervenir au proscenium. Une acoustique étrange, une conception architecturale anti théâtrale. Encore un travail mal conçu, pour un Opéra qui à peine ouvert était commissionato (dirigé non par un intendant mais par un Commissaire nommé par le gouvernement) car au bord de la ruine. Gageons que la ruine s’est éloignée, à la faveur de l’arrivée au pouvoir de Matteo Renzi, ancien maire de Florence. Mais il faut dire clairement que tout cela fait singulièrement désordre dans une ville aussi prestigieuse dont la réputation est bâtie sur la chose artistique.

Pelléas et Mélisande n’est pas un opéra fréquent en Italie. Et Daniele Gatti voulait, par un souci de cohérence et non sans une certaine coquetterie, répondre au défi d’une distribution toute italienne pour un texte du répertoire français qui exige plus que tout autre ou des chanteurs français, ou des chanteurs maîtrisant parfaitement langue et style français (voir ce que j’ai évoqué dans mon compte rendu du Pelléas et Mélisande de Lyon dernièrement). Je rappelle à ce titre la réflexion de Jorge Lavelli soutenant que les chanteurs doivent s’exprimer en donnant l’impression qu’ils ne chantent pas ou « s’expriment à travers le chant comme on pourrait le faire en parlant ». J’avoue en apprenant la distribution que j’éprouvais un peu de crainte sur l’intelligibilité de la langue, si importante dans une œuvre qui est l’habillage musical d’une pièce de théâtre dont le texte a été complètement conservé sans adaptation d’un librettiste, car le français n’est vraiment pas facile à prononcer pour un italien : les chanteurs germaniques ou surtout anglo-saxons et notamment américains, s’en sortent en général beaucoup mieux.
À quelques exceptions près, on peut pourtant considérer que ce Pelléas péninsulaire a plutôt répondu positivement au défi posé par le chef.
Ce Pelléas et Mélisande s’impose d’ailleurs par un travail musical vraiment exceptionnel. Celui de Lyon a posé de manière approfondie la question de la mise en scène, avec une équipe musicale sans reproches et des chanteurs qui défendaient parfaitement et l’œuvre et les options scéniques. Celui-ci installe au centre une réalisation orchestrale en tous points exceptionnelle, qui donne à l’ensemble du spectacle cohérence et tenue musicale, alors que la mise en scène de Daniele Abbado très respectueuse du livret et elle aussi d’une très grande tenue installe l’œuvre dans la lignée traditionnelle des représentations abstraites et symbolistes, dans un esprit curieusement très proche des mises en scènes wagnériennes de Bayreuth années 1970 (une esthétique à la Wolfgang Wagner du Ring 1970).

Wagner ou Debussy? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Wagner ou Debussy? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

La distribution a permis de revoir deux des protagonistes du Macbeth parisien, Andrea Mastroni, (il était Banquo dans Macbeth, il est le médecin et le berger) et Roberto Frontali, le baryton qui passe de Macbeth à Golaud. Andrea Mastroni a un rôle tellement épisodique que l’on ne retrouve pas la voix engorgée qu’il avait dans Banquo.

Silvia Frigato (Yniold) et Roberto Frontali (Golaud) Silvia-Frigato-Yniold-e-Roberto-Frontali-Golaud
Silvia Frigato (Yniold) et Roberto Frontali (Golaud) Silvia-Frigato-Yniold-e-Roberto-Frontali-Golaud

Roberto Frontali incarne un Golaud violent de bête blessée, dont l’entrée en scène semble être celle du Hollandais dans ce décor si wagnérien, voire de Wotan vu le manteau et l’épée tenue comme une lance:  il entamerait « Die Frist ist um » ou « Nu zäume dein Ross » qu’on en serait pas plus étonné. La voix est très correcte sans être exceptionnelle, avec une diction quelquefois problématique, une expressivité à approfondir sans doute. Pour tout dire, c’est un Golaud plus proche des grands rôles de barytons italiens que de l’univers symboliste de Maeterlinck et Debussy, un Golaud un peu superficiel sans vraie distance, et un peu extériorisé voire terre à terre: sa scène avec Pelléas devant le gouffre, ou même la manière dont il le poignarde (Wotan avec Siegmund…) me semble un peu décalée. Il reste que la prestation est très honorable, mais il ne comptera pas parmi les Golaud de légende.

Monica Bacelli (Mélisande) et Paolo Fanale (Pelléas)© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Monica Bacelli (Mélisande) et Paolo Fanale (Pelléas)© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Le Pelléas de Paolo Fanale pose un autre problème, dû à la fois à l’appréhension du français, mais aussi au style de chant. Fanale est un ténor qui chante souvent (et bien) le répertoire français : je l’ai entendu dans Mignon de Thomas à Genève, dans Hylas des Troyens à la Scala, plus récemment dans Roméo et Juliette de Berlioz à Radio France. À chaque fois, on constate une voix très suave et un très joli timbre, et surtout une technique maîtrisée. Bref, un vrai bon chanteur. Et c’est justement ici un Pelléas trop chantant et insuffisamment parlant, il donne vraiment l’impression de chanter et non de parler, comme dit Lavelli. Et du coup, alors que la présence d’un Pelléas ténor au lieu de baryton se discute et quelquefois ne se discute pas comme avec Bernard Richter à Lyon, on reste un peu dubitatif en écoutant un ténor à peine trop ténorisant, à peine trop chantant, même si très musical pour un rôle où le cantar parlando est si important. Ainsi de la manière de prononcer les voyelles, quelquefois très difficiles à isoler, ou à accentuer, alors que dans ce texte les accents sont essentiels. Voilà pourquoi, pour le cas de Paolo Fanale, se pose la question centrale de la langue, notamment au moment où le rythme s’accélère, où la conversation prend le pas sur la mélodie, où l’on perd tout repère de compréhension. Pour tout dire, je regardais quelquefois les sous titres en italien ce qui est un peu problématique. Et c’est très dommage, parce que l’artiste est très respectable et que le chanteur est vraiment intéressant, mais Pelléas n’est pas (encore) un rôle pour lui.

Roberto Scandiuzzi (Arkel) © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Roberto Scandiuzzi (Arkel) © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

En revanche l’Arkel de Roberto Scandiuzzi est tout à fait remarquable. Scéniquement, à mi-chemin entre l’enchanteur Merlin et le Moine de Don Carlo, personnage à la fois distant et proche, en retrait mais présent, prenant part à l’action et la commentant, et vocalement tout à fait exceptionnel. Une voix de basse sonore, avec une forte présence, une scansion impeccable du texte, parfaitement projeté, parfaitement dit, avec un magnifique sens du phrasé, et surtout en même temps une souplesse et une rondeur qui le mettent aux antipodes de la raideur d’un Jérôme Varnier à Lyon, et une puissance qui dépasse en volume les autres chanteurs. Magnifique proposition qui ne rappelle qu’un chanteur entendu dans ce rôle, Nicolaï Ghiaurov, qui avait une moindre maîtrise du français, mais qui imposait une couleur vocale inégalable, et ce soir égalée par Roberto Scandiuzzi.
Geneviève est confiée à Sonia Ganassi. Un choix de grand luxe qui s’efforce de prononcer la lettre avec un vrai souci du phrasé et de la projection et un soin attentif de la couleur. La langue est compréhensible, avec les limites qu’impose la salle dont il a été question plus haut, mais c’est une Geneviève de très digne niveau.
Yniold, c’est la jeune Silvia Frigato. Lyon avait fait le choix de confier le rôle à un enfant, Florence le confie à une chanteuse, comme c’est le cas le plus souvent. Et c’est un excellent choix vu la prestation impeccable de la jeune artiste. Une prononciation du français parfaite, un joli timbre, une jolie présence et surtout une manière très expressive d’embrasser le rôle, très fraîche, qui correspondent parfaitement au personnage. A retenir et à suivre.
La Mélisande de Monica Bacelli qui à Bruxelles avait fait une excellente impression la confirme ici, même si à la première elle a je crois semblé fatiguée : très belle maîtrise du texte, joli style et sens du phrasé exemplaire. Il y a des moments où le texte est « dit en chantant » plus que chanté et la poésie suspendue qui en émerge est frappante. Le travail sur l’expression (magnifique travail pendant les scènes finales) et l’effort pour colorer et être attentive à chaque phrase, avec un vrai contrôle tout cela fait un ensemble de référence et une Mélisande d’un très grand intérêt et d’une vraie présence scénique et vocale.
Ainsi, même si pour ce texte on pouvait craindre qu’une distribution exclusivement italienne ne puisse créer des difficultés dans une œuvre où la compréhension de la langue est essentielle et où la manière de l’aborder et de le comprendre est déterminante, on ne peut que reconnaître que dans l’ensemble, l’équipe de chanteurs s’en sort globalement avec les honneurs, à un ou deux exemples près. Mais surtout, ce qui est peut-être plus important, chacun essaie de défendre son rôle avec sérieux et concentration, signe du travail de préparation très attentif qui a été conduit pendant les répétitions.
Un travail mené au cordeau par Daniele Gatti, qui propose pour son premier Pelléas déjà une version référentielle. On sait que le chef italien est passionné par le post romantisme et la période fin de siècle, mais aussi par la seconde école de Vienne et notamment Berg. On sait aussi qu’il dirige fréquemment des œuvres orchestrales de Debussy. Se lancer dans Pelléas et Mélisande après 8 ans à Paris est évidemment une manière de montrer l’intérêt pour le répertoire français, et notamment le répertoire de cette période. Mais il tient en même temps à replacer l’œuvre de Debussy non pas dans un cadre strict de musique « française », mais dans un cadre beaucoup plus général du mouvement de la musique européenne de cette époque qui amène à travailler sur les inspirations et les échos particuliers à cette partition. On l’accuse si souvent de ruptures de rythme et de volume, d’adopter des tempos trop lents ou trop rapides, que ses détracteurs devraient venir écouter la manière dont le chef d’œuvre de Debussy est ici abordé, avec un son très charnu, très rond, certes par moment dramatique, mais avec des moments d’une indicible retenue et douceur, avec un souci stupéfiant de mesure et de retenue « rien de trop »… μηδὲν ἄγαν.

Il n’est pas servi par l’acoustique du théâtre lui non plus avec une fosse à découvert, très large, trop large, et une grande distance par rapport aux chanteurs et donc sans cesse des questions d’équilibre à régler. Mais jamais les chanteurs ne sont vraiment couverts, jamais ils ne sont laissés à eux-mêmes, toujours ils sont accompagnés au millimètre, même s’ils se perdent quelquefois dans l’espace.
Le souci de Daniele Gatti est d’abord de dire avec la netteté qui le caractérise dans ses interprétations et dans ses choix les parentés tissées par cette musique, à la fois neuve, originale, mais qui surgit d’un monde qui comme on l’écrivait il y a peu pour Chausson, se réfère, en creux ou en relief à Richard Wagner. Même si à son retour de Bayreuth en 1889 Debussy a cherché à s’en éloigner, il répond à son ami René Peter qui lui demandait s’il n’aimait plus Wagner, « Dis plutôt que je me suis mithridatisé ». Car malgré l’éloignement l’écho wagnérien est présent de manière évidente, par les citations, notamment de Parsifal, au premier acte (mais aussi du réveil de Siegfried pour quelques mesures) : le premier intermède fait évidemment référence à la Verwandlungsmusik de l’acte I voire au fameux vers : « Zum Raum wird hier die Zeit », et il y a dans le rythme imprimé à l’œuvre quelque chose d’un « Bühnenweihfestspiel», de quelque chose d’une musique sacrale. Il ne s’agit pas d’affirmer par là que Wagner est partout présent, mais qu’il est évoqué : la sorcellerie évocatoire de cette musique ne fait pas abstraction de celle du maître de Bayreuth.

Espace éclaté et abstrait...© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Espace éclaté et abstrait…© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Gatti prend soin de ne pas créer de rupture entre le déroulement de l’action et les intermèdes. Intermèdes dont le principe va faire florès dans les opéras de Berg, aussi bien dans Wozzeck que dans Lulu, souvent annonciateurs de tempêtes (ce que Kirill Petrenko dans sa récente Lulu avait voulu marquer, à la différence de la partie « théâtrale », plus contenue à l’orchestre). Ici Gatti soigne d’abord une continuité, en cherchant à en rassembler à la fois les chatoyances et les raffinements, une continuité d’action musicale où il va marquer une évolution mais jamais avec insistance, comme si le drame s’installait, telle une eau envahissante qui va se loger d’abord dans un recoin, puis l’autre. La musique se tend progressivement, sans jamais que le contrôle des volumes et des rythmes ne soit abandonné.
Il m’est arrivé dès les premières mesures de ce Pelléas ce qui m’était arrivé au Tristan d’Abbado à Berlin en 1998 dès la première mesure, une sorte d’émotion inattendue m’a envahi. Sans doute avais-je la musique de Debussy, écoutée quelques jours avant et avec quelle attention, dans la tête, mais ce fut une surprise de sentir cette montée d’une émotion forte et qui m’a indiqué combien le travail de Gatti sur la partition était empreint d’une sensibilité profonde, et d‘une vraie complicité avec la partition. Il y a dans Pelléas aussi des échos de Moussorgski, plus discrets mais réels, du Moussorgski des paysages, du Moussorgski poète des notes, du Moussorgski des rugosités aussi et je me suis pris aussi à percevoir au détour d’un accord, au détour de notes plus tenues ces échos-là, sans que jamais Gatti ne délaisse la précision et la clarté d’une lecture dont fluidité, souplesse, rondeur, sont les caractères essentiels à mes yeux.
Je découvris l’œuvre avec Maazel, qui me fit immédiatement toucher le scintillement, le miroitement des couleurs. Puis ce fut Abbado avec son discours continu et lointain, sa légèreté, sa fraîcheur qu’il réussit à imprimer aussi bien à la Scala qu’à Vienne (quel son !) ou à Londres. J’y entendis à Salzbourg aussi Rattle, assez sensible à ce miroitement évoqué plus haut mais plus à cause de l’orchestre de Berlin incroyable de précision (réécoutons Karajan…au disque et son ivresse sonore). J’ai aussi beaucoup aimé la précision de Haitink au TCE, mais sans trouver cet aspect à la fois éthéré et dramatique qui me plaisait tant chez Abbado.
Ici, j’entends à la fois la poésie et la légèreté (les dernières mesures sont stupéfiantes où l’effacement dit par Arkel se retrouve par un son qui s’éteint en même temps que les lumières de l’orchestre, au point que les applaudissements dérangent car il rompent un silence naturel), le sens de la plainte (violons magnifiques au I), le sens dramatique et la clarté : une approche syncrétique assez théâtrale et en même temps qui nous emmène ailleurs, dans un univers complètement habité où se croisent Wagner, Moussorgski ou Berg, mais qui reste en même temps très idiomatique : Gatti ne dirige pas Debussy comme il dirigerait Parsifal, il dirige un Debussy impressionniste, qui fonctionne par touches de couleurs qui donnent leur sens à l’ensemble du tableau, des touches ici wagnériennes, ailleurs peut-être proches de Berg mais qui constituent un ensemble très personnel, et fascinant.
Au service du dessein du chef, un orchestre à vrai dire étonnant. Avais-je déjà entendu l’Orchestre du Mai musical florentin dans un tel état de grâce ? avec un son si diaphane quelquefois, avec une retenue pareille, avec des bois pareils et des cordes soyeuses et à ce point expressives? L’ayant entendu dans le Requiem de Verdi en février, on n’a pas ici l’impression du même son, de la même concentration : comme si on avait changé l’ensemble des musiciens, qui donnent ici un autre son et qui, on doit le dire proposent une prestation à l’égal des plus grands orchestres. A-t-on entendu récemment pareil son, pareille précision, pareilles ciselures sonores des cordes chez un autre orchestre dans cette œuvre ?
C’est bien là le pivot de la soirée: un travail exigeant de l’orchestre et cette approche si profonde de l’œuvre par le chef qui détermine et  grande tenue du cast, et tension musicale de la représentation. L’impression est si forte que la relative discrétion de la mise en scène finit par ne pas gêner, y compris des animaux assoiffés de Regietheater tels que moi.
Daniele Abbado dans son travail en général n’est pas un inventeur, comme souvent chez les metteurs en scène italiens il n’a pas de regard « dramaturgique » qui va éclairer les tenants ou les aboutissants d’un texte. À ce titre il fait le travail opposé d’un Christophe Honoré à Lyon qui fouille les possibles d’un texte jusqu’au tréfonds.
Daniele Abbado regarde le texte et l’illustre sans grande invention, mais avec une certaine élégance, et en essayant de coller à la couleur musicale, il sait par exemple suivre les rythmes musicaux et gérer les espaces esquissés par le décor, où les verticalités (la tour, la descente dans les soupiraux) sont figurées par un escalier métallique.

Roberto Frontali (Golaud) et Paolo Fanale (Pelléas) scène du gouffre © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Roberto Frontali (Golaud) et Paolo Fanale (Pelléas) scène du gouffre © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Au contraire de l’espace d’Honoré à Lyon, très horizontal (c’est d’abord un drame d’individus qui se cherchent…) celui de Florence est marqué par la verticalité et différents niveaux de jeu dans l’espace, où les personnages se croisent sans jamais se chercher, se rencontrent presque sans se voir, un espace limité par une structure en forme d’œil vue en perspective, donnant l’impression d’un tunnel dans lequel on pénètrerait pour s’y perdre, un espace difficile à parcourir  disparaissant quelquefois pour laisser l’espace vide: les personnages montent sur les parois, glissent, utilisent des marches fixées au mur, montent et descendent l’escalier métallique, ou une passerelle et restent pour l’essentiel debout dans cet univers un peu bétonné (sans forêt ni mer), où seul Arkel s’assoit dans un fauteuil bien inconfortable. Inconfort, instabilité, et prison, ils sont tous un peu perdus, sans avoir rien pour se poser ou se repérer.

Golaud et Mélisande © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Golaud et Mélisande © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Voilà l’impression que la structuration de l’espace donne et voilà pourquoi je le compare aux mises en scènes wagnériennes des années 70, où les personnages sont dans un espace non délimité, complètement non figuratif, avec des éclairages variables de Gianni Carluccio (assez frustres il faut bien le dire) qui signe aussi le décor, dont certaines scènes

Merci Vitez © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Merci Vitez © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

sont très inspirées de Vitez (la scène de la fontaine, construite comme chez Vitez) et les costumes de Francesca Livia Sartori, très stylisés, médiévaux par certains aspects, plus modernes par d’autres, sont aussi bien dans une non-époque que les décors indiquent un non-lieu. En ce sens, les références d’espace ou d’époques évitent toute précision et illustrent un texte qui parlent de personnages surgissant, cachant leur histoire et à l’avenir embué.
Pour un public peu familier de l’univers de Pelléas et Mélisande, ce travail respecte le texte et l’éclaire juste ce qu’il faut, mais sans jamais gratter au-delà de ce qu’il semble être ou dire, sans jamais le fouiller. C’est d’autant plus dommage qu’il y a des scènes pas mal trouvées comme celle de la tour où la fameuse longue chevelure est ici “symbolisée” par un longue traine issue de sa robe immaculée.

Golaud (Roberto Frontali) et Mélisande (Monica Bacelli scène finale © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Golaud (Roberto Frontali) et Mélisande (Monica Bacelli scène finale © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

D’autres sont vraiment bien réglées, celle de Golaud et Yniold regardant la fenêtre de Mélisande, tendue et bien construite au niveau dramatique, celle d’Arkel et Mélisande à l’acte IV, la scène finale, où Mélisande est étendue non sur un lit, mais sur une sorte de chevalet, voire de pupitre, comme un tableau vivant central ou comme une photo qu’on regarderait, ou une partition…et les autres fixant une Mélisande déjà moins humaine comme objet à considérer de loin, déjà presque un souvenir. D’ailleurs tous ces êtres un peu perdus ne se touchent guère, et quand Pelléas touche enfin Mélisande, il est trop tard, il va mourir, comme sacrifié par Golaud. Seule trace de « réalisme », l’œil de Golaud ensanglanté, comme si en quelque sorte l’œil figuré sur scène en était la métaphore et comme si toute l’histoire n’était qu’un mauvais rêve.

En conclusion, nous nous trouvons face à un spectacle de haut niveau, certainement l’un des plus beaux Pelléas et Mélisande des dernières années à l’orchestre, qui projette immédiatement Daniele Gatti dont c’était le premier Pelléas comme une des références sur cette œuvre. Les autres piliers du fameux trépied lyrique ne s’élèvent pas à ce niveau, mais imposent le respect sans emporter totalement la conviction. Espérons que Gatti reviendra assez vite à « Tout l’air de la mer ». [wpsr_facebook]

Bayreuth ou Florence? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Bayreuth ou Florence? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2014-2015: MACBETH, de Giuseppe VERDI le 13 MAI 2015 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène : Mario MARTONE)

Acte I sc.finale © Vincent Pontet / TCE
Acte I sc.finale © Vincent Pontet / TCE

Afficher Macbeth de Verdi pour un théâtre, c’est d’abord choisir une Lady Macbeth, rôle difficile entre tous, l’un des plus tendus du répertoire verdien, qui exige une voix hybride, mezzo-soprano aigu ? soprano colorature dramatique ? Nous sommes dans un entre-deux familier d’une époque qui ne fait pas la différence. Il faut des suraigus et du grave, il faut aussi une certaine agilité, il y a des airs plus spectaculaires, d’autres plus centrés sur soi. Il y a dans ce chant Abigaille de Nabucco et aussi Odabella d’Attila, mais il y a plus que du démonstratif, il faut impérativement sentir ce personnage de l’intérieur, un personnage noir, qui peut supporter paradoxalement des voix plus en difficulté, pourvu qu’il y ait une couleur particulière, un sens de l’incarnation (ce qu’avait si bien incarné Jennifer Larmore à Genève dans la production de Christof Loy). J’ai personnellement entendu Ghena Dimitrova avec Abbado en 1985 dans la légendaire production de Strehler avec un Cappuccilli prodigieux, grande voix, j’aurais aimé entendre Leyla Gencer, avec son style et son timbre sombre, ce que j’en ai entendu çà et là me frustre particulièrement (il faut écouter son enregistrement avec Taddei à Palerme en 1960 sous la direction de Vittorio Gui). On aurait pu imaginer là-dedans la bien oubliée Tiziana Fabbricini, dont l’intelligence eût permis d’adapter sa voix problématique aux exigences paradoxales du rôle. Cette maîtresse en expression eût pu peut-être faire des choses intéressantes.   Actuellement, Anna Netrebko s’y est attaquée, avec sa voix charnue, large, avec ce timbre velouté. On ne l’imagine pas forcément là-dedans, mais, notamment à New York en octobre dernier avec Fabio Luisi, elle fut phénoménale.
Macbeth a été composé en 1847, et donc dans la ronde des opéras du « jeune Verdi », et repris et modifié en 1865, 18 ans après, et surtout après le basculement vers un futur différent, après Ballo in maschera (1859), et deux ans avant Don Carlos (1867), c’est à dire un Verdi où la performance vocale se met au service d’une respiration plus profonde, plus intériorisée. Certes, on ne peut nier que dans Traviata la performance vocale se mette au service d’une profondeur psychologique, mais ce n’est pas là le plus souvent ce que le public retient.
Choisissant la version de 1865, Daniele Gatti s’intéresse à ce qui dans Macbeth interpelle un futur, un chant moins ornementé ou brillant, et plus incarné, plus intériorisé.
C’est plus simple sans doute pour le personnage de Macbeth, vocalement plus « traditionnel » que la Lady. Macbeth est un personnage manipulé par son épouse, qui n’a pas immédiatement l’idée du meurtre, mais qui poussé par l’ambition, se retrouve dans l’engrenage des meurtres à répétition, encouragé par les oracles des sorcières, oracles qui, comme tous les oracles, sont à double sens et déchaînent les catastrophes par une interprétation dictée non par la raison, mais par le désir.
La fin du XXème siècle a vu deux grands Macbeth, Piero Cappuccilli et Renato Bruson, deux timbres très différents, l’un, Cappuccilli, brillant, avec une étendue vocale incroyable, et une présence scénique fabuleuse, l’autre, Bruson, plus intérieur, un peu plus voilé, plus tendu peut-être, mais tout aussi exceptionnel par la musicalité et par l’incarnation. Je conseille d’ailleurs d’écouter l’enregistrement de référence d’Abbado, jamais surpassé, fondé sur la force dramatique et l’incarnation des interprètes d’exception (Cappuccilli, Verrett) dont il suffit d’entendre les premiers mots de l’un ou de l’autre pour comprendre qu’on est là devant quelque chose de définitif. A peu de mois de distance sort dans ces années là aussi un Macbeth dirigé par le jeune (alors !) Muti, avec la distribution concurrente de l’époque (Milnes, Cossotto) et la comparaison est à la fois passionnante et éclairante. A l ’un le drame, dans sa nudité presque naturelle, à l’autre l’effet, la recherche d’une tension strictement musicale extrême (la différence d’approche du prélude est incroyable) qui va créer non le drame, mais quelques moments fulgurants. Je suis un des rares qui apprécie cet enregistrement de Muti assez oublié, comme son Ballo in maschera, de la même époque, très grande réussite assez oubliée aussi hélas aujourd’hui.

À ces deux monuments du chant, que sont Macbeth et la Lady, il faut ajouter le troisième rôle, Macduff, confié en général à un jeune ténor d’avenir : chez Abbado, Domingo, sublime d’intensité, déjà une grande vedette à l’époque, chez Muti Carreras, formidable de jeunesse et de tendresse. Alagna a aussi fait merveille dans cet authentique faux « petit » rôle qui chante en même temps que le chœur, mis en valeur par patria oppressa, un de ces grands chœurs spectaculaires dans la tradition du va pensiero de Nabucco et du chœur des conjurés d’Ernani, moment essentiel du drame où tout va basculer de la lamentation à l’action et précipiter la fin des usurpateurs dans la parabole shakespearien de l’ascension et de la chute, chute motivée par les abus, les excès, le meurtre, en somme la singulière folie du pouvoir.
À cause de Shakespeare, parce que c’est la première œuvre à laquelle s’attaque Verdi et même si le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei n’a pas la qualité d’Otello ou Falstaff, à cause aussi de ces deux versions distantes de 18 ans, appartenant à deux contextes différents, entre jeunesse du génie et maturité, Macbeth est un opéra de la complexité.
Quand Abbado a fait Macbeth avec Strehler à la Scala, et bien que l’œuvre fût jouée régulièrement en Italie, elle n’était pas si connue du grand public et ce fut comme une apparition, je me souviens des commentaires de la presse d’alors : après la redécouverte de Simon Boccanegra en 1971, c’était le tour de ce Macbeth en 1975. J’ai eu la chance de voir cette production il y a presque exactement 30 ans, le 15 mai 1985 (Cappuccilli, Ghiaurov, Dimitrova), une production fondatrice dans la mesure où elle a attiré l’attention du grand public sur la valeur théâtrale de cet opéra. Je me souviens de cette ambiance sombre et glaciale, dans des décors faits de panneaux couleur bronze, avec ces stupéfiants éclairages créant un jeu d’ombres et de lumières magique, et ces mouvements d’une élégance inouïe (ah, le jeu de la cape de Macbeth et de la robe de Lady Macbeth s’entrecroisant, au duo du premier acte j’en ai des frissons rien que d’y penser). La vidéo existe, il FAUT la voir pour comprendre comment en 1975 cette production fut considérée à juste titre comme une pierre miliaire de l’histoire de l’opéra.
Dans les mises en scène récentes de l’œuvre, je n’ai rien vu de bien convaincant, Vick à la Scala, cubique et coloré n’apportait rien de bien neuf sinon une esthétique géométrique et glaciale, Kusej à Munich faisait de la Lady une demi-sorcière un peu vulgaire, dans une ambiance vaguement expressionniste; je retiendrai Christof Loy à Genève dans des dé cors monumentaux, en noir et blanc, dans une sorte de vision d’une famille Addams très élégante qui n’était pas dénuée de sens, et surtout Tcherniakov à Paris (merci Mortier), faisant du couple isolé une référence au couple Ceaucescu et donc à tous ces totalitarismes appuyés sur un couple maudit dans une production fort critiquée à l’époque.
Au TCE, sans coproduction, il fallait un travail plus épuré, qui ne nécessitât pas de moyens démesurés et Mario Martone n’est pas un metteur en scène utilisant des moyens complexes. D’origine napolitaine, né dans la ville historique du théâtre en Italie, il est l’une des figures les plus importantes du spectacle en Italie : il est tout sauf un mauvais metteur en scène. Il commence à l’opéra avec un très bon Cosi’ fan tutte à Ferrara avec Claudio Abbado en 1998 ; ce n’est certes pas un adepte du Regietheater, mais  il apparaît comme un des metteurs en scènes les plus intéressants dans la veine non dramaturgique. En Italie, le théâtre se donne plus a voir qu’à mettre en drame, dans la grande tradition de Strehler. Dans ce sens le choix de Mario Martone, l’un des deux ou trois hommes de théâtre qui comptent en Italie, pouvait apparaître comme un choix judicieux. Il a produit un spectacle un pue décevant, à la fois passe partout qui ne peut choquer les tenants de la tradition, mais avec des idées intéressantes et une esthétique relativement élégante : non dérangeant, mais pas indifférent ni stupide et surtout cohérent avec la vision musicale, unique véritable axe porteur de cette production.

Comme je l’ai rappelé plus haut à propos de Lady Macbeth, il y a dans Macbeth une sorte d’alternative : ou bien on fait le choix d’une musique brillante et spectaculaire, ou bien on considère qu’il y a dans cette musique quelque chose de sombre, (« cupo » disent les italiens) où le côté fantastique avec ses dissonances, le rôle tranchant des bois et notamment des flûtes, qui donne une couleur presque berliozienne à certains moments, se confronte sans transition avec des rythmes plus « rassurants » comme la tarentelle qui clôt l’épisode des sorcières (s’allontanarono) : des sorcières dansant la tarentelle! Peut-être l’affirmation d’une italianità, d’une différence avec l’Écosse de Shakespeare, qu’on va retrouver dans le ballet au troisième acte que je regrette de ne pas avoir entendu. Cette sorte d’anacoluthe musicale est passionnante car elle relativise le fantastique verdien, qu’on vient d’entendre dans les quelques mesures qui précèdent cette sortie dansante. Il y a là un trait à mon avis ironique qu’on va retrouver un peu plus tard dans la musique de fond qui accompagne l’entrée de Duncan, plutôt rassurante et pittoresque, une musique paysanne, dit le livret, appelée à qualifier le vieux Duncan, comme un vieillard inoffensif, et l’on passe  sans rupture à la scène du meurtre d’autant plus terrible qu’il n’est pas motivé par la personnalité du roi que la musique nous qualifie de manière souriante, mais par le seul fait qu’il est le roi.Et Gatti marque le contraste entre cette légèreté de fond et subitement la noirceur du son annonçant la noirceur du meurtre.

Il faut lire l’interview de Daniele Gatti dans le programme de salle, qui voit Macbeth comme un opéra noir et qui a évidemment discuté avec Martone pour construire un spectacle qui corresponde à cette vision noire et épurée, laissant l’espace aux personnages.
Il va dans deux directions. D’une part il veut asseoir cette idée de noirceur en évitant d’insister sur tout ce qui pourrait être brillant, les morceaux les plus brillants et les plus éclatants sont plus retenus, comme, je le soulignais précédemment. Dans la tarantelle des sorcières, si étonnante que je signalais plus haut, Gatti manifestement essaie d’éviter de rendre ce moment, qui conclut la scène des sorcières et fait suite au petit duo Banquo Macbeth, un moment trop léger, trop italien au mauvais sens du terme. Il essaie d’effacer tout ce qui pourrait renvoyer à une vision traditionnelle de Verdi, le tzim boum boum sans épaisseur qui écume beaucoup de scènes notamment allemandes mais pas seulement et qui aboutit à une lecture routinière et forcément superficielle, notamment du premier Verdi, y compris par des chefs italiens. Et dans ce Macbeth de 1865, Verdi a déjà derrière lui de grands chefs d’œuvre et surtout ou il s’est libéré des formes du belcanto, pour mettre le chant définitivement au service d’une expressivité, d’une vision et non au service de la performance. Ainsi se justifie chez Gatti sa manière d’orienter les chanteurs, plus vers l’intériorité que vers l’éclat, ce qui évidemment est dangereux, vu l’appétence du public pour la performance.

Gatti est un chef très exigeant qui n’hésite pas à aller à contre courant de la tradition et des habitudes, non seulement du public mais aussi de ses équipes artistiques, si il le sent nécessaire ou s’il pense que la musique ou ce qu’il lit de la musique l’impose. On lui reproche qui ses ruptures de rythme, qui sa lenteur, qui sa trop grande rapidité qui son volume excessif: tout et son contraire. Et la critique notamment française ne l’épargne pas, quelquefois par parti pris, quelquefois par ignorance. Dans ce Macbeth, il s’oppose à tout ce que la poussière a accumulé en terme de lectures et de traditions musicales et son approche est une grande lecture. Je l’écrivais plus haut, Macbeth est une œuvre tiraillée entre le passé belcantiste et l’avenir qui est un chant plus incarné et moins performatif; à ce titre, Macbeth est proche d’Attila ou de Nabucco a cause de la vocalitė terrible et hybride de la Lady et proche de Don Carlos par l’épaisseur psychologique des personnages, due évidemment à l’original shakespearien . Au lieu de valoriser ce tiraillement, ce qu’ont pu faire d’autres chefs, il va résolument dans la direction de l’incarnation et de l’intériorisation, imposant aux chanteurs des contraintes interprétatives et imposant à l’orchestre de lire la partition en se débarrassant des références traditionnelles, mais au contraire d’un œil neuf et presque vierge pour combattre une vision très extérieure de Verdi, le compositeur qu’on chantonne sans toujours le prendre vraiment au sérieux. Certains wagnériens prennent Verdi pour un compositeur à chanteurs . Chez Verdi, en France et ailleurs, on vient pour le chant et rarement pour le chef et on pense que le chant dicte ses lois. Le chef n’a qu’à suivre. Si des chefs comme Claudio Abbado ont réhabilité le Verdi compositeur, il reste que plus que pour Wagner, le monde de l’opéra abuse d’un Verdi médiocre, combien de distributions étincelantes avec des chefs médiocres qui se contentent d’accompagner le chant, et qui au fond répondent à la commande du public: si Netrebko chantait ce soir la Lady, qui viendrait pour Gatti ?

Or, et je le constate depuis plusieurs années, et notamment depuis Falstaff, Traviata et Trovatore, Gatti essaie de montrer à la fois le tissu de la partition et surtout des subtilités qu’on n’a pas l’habitude de relever ou de considérer. L’accompagnement orchestral du chœur des sorcières au troisième acte en particulier ondine e silfidi, qui conclut la scène, où Verdi a placé la le ballet traditionnel pour Paris, essaie de faire de l’orchestre et du chœur deux protagonistes d’égale valeur, avec une subtilité et un raffinement inouï de jeu sur la couleur, d’exaltation des bois, magnifiques tout au long de l’opéra, mais aussi d’un extrême allègement des cordes, rendant à la fois le mystère, mais aussi le côté impalpable et aérien de l’esprit au sens fantasmagorique du terme.
Ce que Gatti a réussi à faire avec le National de France, que l’on a osé envisager de supprimer est vraiment prodigieux, rarement l’orchestre quitte le sommet, même si des amis qui avaient vu d’autres représentations l’ont trouvé un peu plus fatigué. Il y a là trace tangible d’un intense travail de répétitions et d’une option, que Gatti d’ailleurs n’est pas le seul à soutenir : Muti soutient depuis longtemps que le tissu des partitions verdiennes est d’un raffinement mozartien. Certains auditeurs d’ailleurs ne partagent pas cette vision et disent qu’on enlève à Verdi sa sève en voulant exalter un hypothétique hyperraffinement.
Il y a chez Gatti la volonté de montrer que ce raffinement n’est jamais gratuit, mais au service d’une lecture tout aussi raffinée au niveau de l’analyse psychologique et du drame, et donc qu’il s’impose, non pour des raisons esthétiques, mais dramaturgiques. Nous sommes à l’opposé d’une lecture complaisante qui dirait exclusivement « regardez comme c’est beau ». Gatti va exalter dans sa lecture des destins individuels qui se croisent, en partant de l’écriture et de ses subtilités, où la partition n’accompagne pas le chant, mais où la partition par ses méandres et ses subtilités impose un type de chant, produit le chant : le chanteur au service de l’épaisseur musicale.
Muni de ces viatiques, il va laisser le metteur en scène gérer le drame, pourvu qu’il reflète d’abord cette profondeur-là qui est profondeur psychologique avant que dramaturgique. Dans cette vision, tout procède du chef qui est le tronc auquel les différentes branches s’accrochent.

Macbeth (Roberto Frontali) et Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE
Macbeth (Roberto Frontali) et Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE

Mario Martone a-t- il réussi à proposer une vision dramaturgiquement cohérente avec la vision du chef, sans doute, dans la mesure où Daniele Gatti, comme beaucoup de chefs et notamment beaucoup de chefs italiens, garde une certaine distance avec la mise en scène à laquelle, je résume pour être clair, il demande de ne pas interférer dans la lecture musicale, ou du moins que la lecture du metteur en scène alimente la lecture du chef ou la conforte, mais ne la détourne pas. Il est certain qu’une mise en scène qui bousculerait trop et focaliserait trop l’attention effacerait la musique ou la relativiserait. Martone ici ne dérange pas la musique, l’accompagne sans la perturber (sauf les sabots des chevaux…) mais, dans la première partie au moins ne propose pas de révolution, ni même une seule idée neuve. Les sorcières sont traditionnelles, le banquet où apparaît le spectre est traditionnel, la gestion des mouvements est relativement traditionnelle aussi. Mario Martone n’est pas un révolutionnaire, ni un metteur en scène à « lecture », mais c’est d’abord un raconteur d’histoires , il s’intéresse d’ailleurs au cinéma (la lecture de la lettre par Macbeth en voix off et non par la Lady, est un procédé de cinéma) et la mise en scène ici utilise pas mal de procédés cinématographiques, notamment dans la seconde partie.
Dans le paysage décimé du théâtre en Italie, il est quand même l’une des figures les plus solides, et loin d’être un médiocre. Mais son travail ici ne me paraît pas avoir l’inventivité suffisante, en tous cas pas à la hauteur de l’inventivité musicale.
Cependant les actes 3 et 4, ceux de la chute, semblent l’avoir plus intéressé, c’est en tous cas là qu’on ouvre des idées non dénuées d’intérêt, non pas l’utilisation de la vidéo, traditionnelle, esthétisante, non pas celle des chevaux, inutile: il y a certes des images d’une réelle beauté, mais je trouve plus intéressante la  manière de voir certaines scènes, comme le chœur patria oppressa dont il fait le chœur funèbre qui accompagne les funérailles de l’épouse et des enfants de Macduff, lui liant du même coup l’air fameux de Macduff, cet air de référence pour ténor d’un personnage au total  secondaire au moins jusque là. Habituellement le chœur est un chœur de soldats ou de populations réfugiées : arrive Macduff qui pense a sa famille décimée,  sans lien direct avec ce qui précède. Instituant çe lien, Martone de manière assez intelligente à la fois donne une logique à la scène et instille une idée politique, qui est celle du déclencheur d’une révolte ou d’une révolution. Quand les crimes s’accumulent, il y a un moment où un élément déclencheur amène la révolte et la guerre civile. C’est le destin de tout régime totalitaire de finir par liguer contre lui une somme d’intérêts hétéroclites qui ont en commun la haine du dictateur. Et Gatti qui donne une couleur éminemment sombre à la fois au chœur et à l’air, conforte cette logique là.

Macduff (Jean-François Borras) & Malcolm à cheval (Jérémy Duffau) © Vincent Pontet / TCE
Macduff (Jean-François Borras) & Malcolm à cheval (Jérémy Duffau) © Vincent Pontet / TCE

Deuxième idée intéressante, celle de montrer assez subtilement, ce n’est pas souligné mais seulement suggéré qu’à un dictateur va en succéder un autre, vu la manière dont Malcolm arrive à cheval au III, puis dont il est couronné, au IV, et dont on se soumet à lui, les branches de la forêt de Birnam déposées à ses pieds sont des marques de soumission, et donnent l’idée aussi que les armes sont déposées et que les opprimés retournent à leur oppression. D’ailleurs, Malcolm devient une figure royale dont on sent les possibles dérives futures, cette subtilité dans la manière de le montrer sans surligneur est une preuve de grande maîtrise des images théâtrales. Gatti dirige d’ailleurs le chœur final non comme un chœur triomphant et facile alors que la musique inviterait à ce côté tutti contenti mais plutôt en un mode plus sérieux et vaguement plus tendu. Tutti contenti ? non, mais plutôt tutti gabbati.

Dernière idée relevée, peut être la meilleure, le combat de Macbeth et de Macduff avec un Macbeth habillé par les sorcières et maladroitement attifé en guerrier, comme un mort vivant combattant ou bien plutôt comme un épouvantail, en tous cas ayant quitté la vie avant que de combattre et ne faisant plus peur. C’est un moment très frappant dans le déroulement dramaturgique, moins frappante en revanche la manière dont le cadavre est traîné dehors, même si la signification en est claire : il faut effacer Macbeth de l’histoire et donc laisser l’espace purifié de sa présence ou de la présence de son corps pour laisser place nette au successeur

Ces trois idées montrent que Martone n’est pas un metteur en place mais bien un metteur en scène: son spectacle, sans être référentiel, et sans m’enthousiasmer, répond donc à l’exigence et accompagne le propos, j ai plus en tête d’autres travaux comme Strehler jadis ou Tcherniakov naguère, mais chevaux (inutiles) mis à part….Martone répond en quelque sorte à la commande

Il faut saluer aussi le travail du chœur, qui n’a pas l’habitude de la scène puisque ce n’est pas un chœur d’opéra, mais de radio. La manière de se mouvoir (scène des sorcières) montre aussi le travail effectué pendant les répétitions. Le travail fait sur la langue est aussi remarquable, car la diction est claire et la présence forte et juste. De ce point de vue, chœur et orchestre ont été plus qu’à la hauteur des exigences et ont donné une réponse éclatante à ceux qui les ont condamnés il y à peine quelques semaines.

Du côté des chanteurs, le plateau répond lui aussi et garantit une soirée de bon niveau mais peut être pas tout à fait à la hauteur du niveau de l’orchestre, de la prestation musicale ou des exigences posées. Avec de telles options de raffinement et de noirceur, une telle profondeur psychologique voulue et affirmée par le chef, les chanteurs éprouvent quelques difficultés à se hisser à ce qui est demandé essentiellement pour des questions techniques.

Signalons d’abord quelques rôles de complément, dont la dame de compagnie de Sophie Pondjiclis. Voilà une artiste que je connais depuis longtemps, très musicale, et qui ce soir m’a surpris par sa présence vocale, à la fois dans les ensembles, où on l’entend et la distingue parfaitement, et dans les quelques répliques du quatrième acte ou l’on entend une voix élargie, un grave sonore et pur, et une vraie musicalité . On ne prête jamais assez attention à ces rôles, mais  la qualité des rôles secondaires est aussi un gage de bon management artistique. Le Malcolm de Jérémy Duffau est intéressant, plus jeune, mais au timbre attachant qui gagnerait à une meilleure projection.

La Macduff de Jean- François Borras est non une surprise, mais une confirmation. Le rôle assez instrumental est très secondaire dans la première partie, prend de l’importance dans la seconde où l’air qu’à écrit Verdi pour lui est l’un des grands airs pour ténor du répertoire lyrique. C’est un ténor, donc à priori un personnage positif, et Verdi lui donne un air très lyrique, très intérieur, à la ligne de chant soutenue, avec nécessité de tenir de longues phrases, sans être jamais démonstratif. La voix demande aussi une capacité à soutenir les ensembles et les parties plus héroïques lorsque Malcolm vient entraîner le peuple. Borras a été vraiment valeureux et même plus dans son air Figli o Figli miei; dans les parties plus héroïques, la voix a besoin de prendre du volume et de ductilité, mais dans le lyrisme, il est vraiment magnifique et a remporté un grand succès tout à fait justifié

Le Banquo d’Andrea Mastroni est surprenant comme personnage parce que le chanteur est très jeune et qu’on a l’habitude de voir un Banquo plus mûr de l’âge de Macbeth, ensuite parce que cette jeunesse physique correspond à une jeunesse vocale qui ici hélas nuit au rendu du rôle. Le timbre est très intéressant, le style est bien dominé, mais la voix est engorgée, la projection problématique, comme si il cherchait sans cesse ses graves qu’il n’a pas naturellement. C’est dommage, parce qu’on sent des qualités artistiques évidentes que le rôle ici ne met pas en valeur. Erreur de casting.

Reste le couple de protagonistes. Disons d’emblée que l’accueil du public a été positif, pour une production qui globalement  s’est très  bien défendue, mais dominée de manière nette, voire écrasante, par une direction musicale d’un exceptionnel niveau, il fallait sans doute des chanteurs d’un niveau supérieur pour répondre au défi.

Nous connaissons depuis longtemps Roberto Frontali, un bon baryton, à la diction impeccable, mais sans vrai charisme. Dès que la voix s’élargit, le timbre est clair et pur, voire presque suave, la projection impeccable, le volume sans problème. C’est vraiment très bien chanté et dominé. Mais dès que la voix descend dans le grave, ou devient plus contrainte pour exprimer des sentiments plus intérieurs, elle perd de l’homogénéité, et de la couleur, et finalement on a l’impression de deux voix différentes. Certes, Daniele Gatti veut un Macbeth plus sombre, plus intérieur, plus rentré en soi. Et Frontali essaie de rendre cette idée, il n’est jamais brillant mais joue plutôt l’angoisse, et n’arrive pas toujours à varier la couleur pour rendre les différentes facettes, notamment dans les deux premiers actes et du coup, le problème de chant nuit à l’intention interprétative. Il reste que c’est bon Macbeth, mais pas exceptionnel, parce qu’il n’arrive pas à plier sa voix aux variations de ton exigées par le rôle : il a la tension, mais pas toujours la réponse en terme d’incarnation et de couleur.

Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE
Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE

La belle Susanna Branchini pose d’autres problèmes, plus strictement vocaux. Voilà une chanteuse, physiquement superbe, et donc très élégante en scène,  avec de vraies qualités. On le sait, on l’a précisé plus haut, le rôle est d’une très grande exigence, il demande des qualités très variées, de séduction, de froideur, des aigus redoutables, mais aussi des éléments de technique bel cantiste. Un peu de Norma, un peu de Turandot, un peu d’Abigaille, mais aussi un peu de Traviata…bref, la quadrature du cercle pour une artiste qui n’aurait pas la sûreté vocale de départ.

Or la technique de Susanna Branchini est erratique en bien des moments, passages mal négociés, aigus mal projetés souvent, quelquefois réussis cependant, diction quelquefois sacrifiée, sons assez sales, graves mal maîtrisés, tout simplement parce qu’elle n’a pas la voix du rôle.

Le personnage est beau, l’attitude en scène magnifique, mais Lady Macbeth exige des qualités de couleur, une technique, et surtout un volume vocal que Susanna Branchini n’a pas, elle va chanter Abigaille à Vérone, cela me paraît sinon prématuré, du moins à côté des possibilités réelles de cette voix, plus lyrique que dramatique. Même si les actes I et II, sont plus traditionnels pour elle, avec un premier air est clairement dans la ligne belcantiste,  (déjà moins la cabalette ) l’air la luce langue  et le fameux brindisi colmi il calice de la scène finale du II, ses prestations ont des défauts d’ensemble qui font quelquefois sursauter, avec quelques problèmes de justesse, des variations savonnées et une série de petits défauts circonscrits qui finissent par être trop nombreux .
C’est presque paradoxal, mais elle s’en sort mieux dans son air final dit du somnambulisme une macchia  è qui tutt’ora, comme si elle s’était économisée pour mieux tenir la ligne de chant, mieux dire le texte,  et surtout donner une couleur plus intéressante. A cet air redoutable correspond aussi un jeu très maîtrisé où l’horreur laisse la place à une certaine émotion. Et même la note finale émise a ce fil di voce demandé par Verdi : elle s’en sort plutôt à son avantage, mais c’est bien moins satisfaisant sur l’ensemble. Il reste que je ne pense pas que cette artiste ait intérêt à chanter ce répertoire, mais plutôt mieux consolider ses côtés plus lyriques et sa technique. Elle ne gagnera rien sur ce type de rôle à mon avis et sa Lady n’est pas convaincante, c’est même sans doute la moins convaincante du plateau. J’étais au moment de l’entracte très dubitatif sur la prestation, la deuxième partie mieux maîtrisée et bien interprétée n’a pas dissipé mes doutes, mais les a un peu relativisés.

Au total ce fut une bonne soirée, dont on sort content, car tout cela a une véritable tenue. Mais une tenue qui ne tient qu’à la direction à la fois conceptuelle et incroyablement élaborée de Daniele Gatti. Le chef est la colonne vertébrale de cette construction. Il a démontré à quel niveau il pouvait porter l’orchestre et du coup fait taire les habituels grincheux : on voit mal ce qui pourrait être opposé à cette direction proprement monumentale et d’une subtilité et d’une intelligence rares. Il n’a pas eu le plateau qui correspondait totalement à cette direction, tout en étant respectable, et la mise en scène ne perturbe pas un discours qui se voulait ici essentiellement musical. Ma théorie du trépied (un opéra réussi c’est au moins deux pieds du trépied chef-plateau-mise en scène) a un peu de plomb dans l’aile face à ce travail où la direction musicale prend totalement le pouvoir, pour réhabiliter un Verdi profond, subtil, raffiné, qu’on oublie quelquefois un peu trop sur nos scènes. Et ça, c’est irremplaçable.[wpsr_facebook]

Acte IV © Vincent Pontet / TCE
Acte IV © Vincent Pontet / TCE

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: LA TRAVIATA, de Giuseppe VERDI, le 15 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI; ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

 

Connaissez-vous les Fettuccine all’Alfredo? C’est la spécialité d’Alfredo, un célèbre restaurant romain Sans doute Tcherniakov s’en est-il souvenu en faisant pétrir la pâte à Alfredo au début très culinaire du deuxième acte  de cette Traviata scaligère, une production qui a fait buzz parce que c’est le rôle de la Prima du 7 décembre, mais qui ne mérite pas les sifflets qui l’ont accueilli, à aucun niveau.
En réalité, tous les fossiles de ce merveilleux théâtre de province ( au sens le plus péjoratif du terme, car il y a des théâtres, et surtout des publics, de la “province” autrement novateurs et stimulants, Lyon, Bâle, Cottbus etc…) qu’est la Scala se donnent rendez-vous le 7 décembre, les fossiles lyricomanes et les fossiles mondains,  souvent incultes, et pleins de l’acidité frustrée de ne plus avoir Callas au coin de la rue…Callas à laquelle leurs pères/pairs envoyaient sans doute les radis que la grande Maria, très myope, prenait pour des fleurs…
Oui, tout cela est désolant. Il y a à la Scala une race de médiocres qui se prennent pour les parangons du chant italien, pour les gardiens d’un temple qu’ils n’ont pas connu, et d’un répertoire qui ne trouve pas parmi les chanteurs du moment ses plus dignes défenseurs. Il est facile de leur répondre : qui pour Traviata aujourd’hui sinon des fantômes du passé, de jadis et de naguère ? Comme l’a dit un journaliste italien de mes amis, il faut interdire Verdi à la Scala.
Mais La Traviata de Liliana Cavani et Riccardo Muti en 1990 avait elle-aussi créé une telle attente (un titre non programmé depuis plus de trente ans !) que la direction en avait fait “La Traviata des jeunes” pour éviter que le public ne cristallise ses nostalgies sur les malheureux chanteurs. Il en était sorti un Alfredo radieux, Roberto Alagna, et un météore, Tiziana Fabbricini, qui avait un sens scénique incroyable et une voix particulière, presque déconstruite, dont elle usait des (nombreux) défauts pour construire une véritable incarnation.
Il en résulta un triomphe, mais quelles craintes pendant les semaines qui avaient précédé la Prima, truffée de claqueurs et de carabiniers!

Violetta & Alfredo Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Violetta & Alfredo Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

À défaut de Callas, de Scotto ou de Cotrubas, Diana Damrau et Piotr Beczala ont défendu l’œuvre avec honneur, et malgré les déclarations amères du «dopo Prima » ont montré qu’ils étaient de vrais professionnels, et mieux encore, d’authentiques artistes.
On a aussi beaucoup entendu des critiques acerbes de la mise en scène, elle serait« conventionnelle », sans intérêt, avec des scènes ridicules : Alfredo pétrissant la pâte, Violetta en pantoufles apportant les légumes, ou offrant le thé au vieux Germont (Acte II), on a même été horrifié de perruques (Acte I et III), justement conçues pour être horribles. Plus contrastées les opinions sur la direction musicale de Daniele Gatti, quelques uns l’ont huée (y compris ce dimanche), mais beaucoup –  la majorité – l’ont trouvée remarquable, stimulante, raffinée.

Je rejoins aujourd’hui, après avoir vu le spectacle, ceux qui, un peu déçus par la retransmission TV, ont modifié totalement leur opinion après avoir vu la représentation dans la salle.
Car Dmitri Tcherniakov a signé là un vrai travail de théâtre, avec des lignes de force qui se révèlent peu à peu et tiennent le spectateur en haleine, en agacement, ou en perplexité : dans ce travail, il ne faut pas  arrêter définitivement son avis dès le premier acte, mais au contraire faire confiance à l’artiste, qui fait du dernier acte, et notamment de l’addio del passato, la clé de gestes ou d’éléments laissés en suspens comme autant de signes (pris souvent pour des erreurs ou des fautes de goût) disséminés tout au long du déroulement de l’œuvre.
Tout comme Catherine Clément dans son beau livre « L’Opéra ou la défaite des femmes », Tcherniakov fait de Traviata une parabole de destins féminins, j’emploie à dessein le pluriel, car il y a deux femmes centrales dans cette production, Violetta, et…Annina, qui devient une figure spéculaire de ces vies ruinées. Annina, vêtue non comme la femme de ménage, mais comme une mondaine vieillie, très digne, physiquement marquante (cheveux courts rouges, en écho à un habit clinquant qui n’est pas sans rappeler celui de Violetta – couleur mise à part), une Annina qui serait une ancienne reine de Paris déchue et devenue une sorte de gouvernante/confidente de Violetta, image de son futur, mais aussi d’elle(s)-même(s). On suit ces regards croisés jusqu’à l’image finale, où les hommes (Alfredo, Germont, Grenvil) quittent la scène avant que Violetta ne meure, comme indifférents, avec le vague sentiment du devoir moral/social accompli, qui se retournent quand elle expire, mais qu’Annina chasse en les maudissant de ses deux mains ouvertes (« cinq dans tes yeux » comme on dit en Méditerranée):  les hommes sortent sans résistance ni même envie de rester.
À ce titre, lorsque Violetta se regarde au miroir au dernier acte, elle voit derrière le miroir Annina : alors qu’elle se mirait seule en scène au premier acte dès le lever de rideau, elle mire son futur au dernier, le futur sans avenir des femmes détruites.
Déjà le è strano du premier acte nous montrait une Violetta non en monologue, mais en dialogue avec Annina, comme en dialogue avec elle-même, et déjà le premier acte s’ouvrait comme le dernier acte se ferme, sur Annina et Violetta,  avec Annina en vierge de douleur contemplant son enfant/son double mort, addio del passato et del futuro.
En faisant interpréter Annina par Mara Zampieri, une ex-star du chant, face à Damrau, star d’aujourd’hui, Tcherniakov pose la relation métaphorique de la vie, de la vieillesse, de la relation présent/passé, proposant du même coup au spectateur de rêver au passé : si Callas eût vécu, elle eût pu être cette Annina-là. Et Mara Zampieri incarne de manière souveraine son personnage, d’une présence presque plus forte que celle de Damrau.

Duo Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Duo Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Tcherniakov fait ainsi de La Traviata non un drame romantique sur un amour impossible et sacrifié, mais une histoire de huis-clos de femmes dans l’écrin pourri de la bourgeoisie décadente et oisive, revenue de tout, qui se moque de tout, et qui ne vit qu’une dolce vita de jet set sans âme et sans propos. Au premier acte, après l’intimité initiale où Annina habille doucement et tendrement Violetta, l’espace très fermé de l’appartement bourgeois est envahi de cette faune déconstruite, colorée, chevelue (avec les fameuses perruques horribles), très contemporaine là où Violetta a un côté décalé avec sa coiffure années trente, son look un peu compassé, et une maturité voulue qui ont fait dire qu’elle n’avait rien du rôle. C’est être peu attentif au propos de Tcherniakov que de penser que Damrau ne correspond pas au rôle: c’est justement parce qu’elle ne correspond pas aux fantasmes du rôle (mince, brune, callassienne) qu’elle est traviata, dévoyée, hors de la route, hors de la norme et du chemin. Damrau est Violetta parce qu’elle est hors piste, tout comme Zampieri est Annina parce qu’elle est «hors chant»…
Violetta est ici une femme plus mûre qui fait rêver les jeunes gens comme cela arrive quelquefois: en face un Alfredo gauche, qui se tort les mains, qui croise les jambes à l’unisson avec elle (acte I) pour imiter un style qu’il n’a pas, qui sourit béatement à tout sans jamais entrer dans rien. Ni même d’ailleurs entrer en couple. En témoigne le jeu des serrements de mains, motif récurrent dès le départ : Violetta retire sa main de manière badine lorsqu’on lui présente Alfredo. À son tour, il la retire de manière agressive pour l’humilier au III quand elle se tend implorante vers lui . En témoigne aussi son arrivée au IV, avec un bouquet de fleurs et un paquet cadeau, selon les conventions de sa caste, une arrivée formelle et habituelle quand on va voir une malade à l’hôpital, mais pas quand on va voir l’amour de sa vie qu’on a saccagé et qui va en mourir.
Alfredo ne peut répondre à l’urgence affective de Violetta: d’ailleurs tout nous dit qu’il a pris son temps : Violetta se plaint d’attendre une visite qui ne vient pas…è tardi….
Car l’acte IV est celui des vérités, quand tous les autres sont des actes du faux semblant. La vérité de Violetta, sans futur, la vérité d’Annina, seule face à Violetta son double , toutes deux seules face à la mort; la vérité d’Alfredo aussi, vu dans cette mise en scène comme un être immature, qui ne comprend pas ce qui (lui) arrive, plus infatuato que innamorato.
Tcherniakov fait ici de la chirurgie : tandis que Violetta se meurt plus de trop d’alcool et de médicaments (un suicide? c’est assez clair à mon avis) que de phtisie, il ne lui reste plus après le passage des huissiers, qu’une couette, une chaise, un miroir et quelques objets. Aux bouteilles d’alcool qui jonchaient les tables à l’acte I répondent au IV les fioles qui ne soignent plus, mais qui tuent, à la Violetta altière de l’acte I répond la poupée la figurant, avec sa robe bleue (déjà présente au II) reléguée dans un coin, et puis, traces supplémentaires du passé, la caisse de photos, d’images  du bonheur, qu’elle garde jalousement dans une boite qu’on a déjà vue aussi au II et qu’on revoit au IV…Tout dans ce IV tourne autour du passato, auquel on dit addio, un passé fragmenté, déconstruit, fait d’objets comme si dans cette vie de Violetta il n’y avait jamais eu que des objets. Le seul autre sujet c’est Annina:  ni Germont, ni Alfredo ne sont des figures possibles de sujets:  ils disparaissent au final penauds et inutiles, sans savoir ni quoi faire ni comment .
Acte nu, et vrai : il donne à l’évidence les clefs de l’œuvre, qu’on n’a pu repérer que de manière éclatée tout au long de l’opéra. Il donne la cohérence à un ensemble impossible à décrypter à première vue, et surtout pas à la TV.
Vu à la TV, ce travail est inabouti et conventionnel. Vu de la salle, il est d’une redoutable précision, et plein de détails signifiants qu’on prend pour des erreurs ou des fautes de goût.
Un premier acte fait d’un monde de déglingués chics, au milieu duquel évolue une femme qui n’est pas faite pour lui, qui tranche, qui s’habille pour la représentation sociale (scène initiale au miroir) et pour laquelle elle est en décalage: voir la manière dont elle pose en attendant la foule des déglingués qui fait littéralement irruption.

Acte II Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte II Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Mais dans le II, on semble être aux antipodes de l’apprêt, dans cette simplicité et ce naturel qui serait le merveilleux écrin de l’amour: une maison de campagne avec tous les signes du bonheur simple et gemütlich, mais tellement ridiculement marqués qu’ils en deviennent artificiels, comme dans une maison de poupée, de la pauvre poupée que fut et que reste Violetta, de la poupée qui gît sur le buffet à droite : on joue à la fermière, à la finta giardiniera avec ses beaux légumes, à la femme d’intérieur qui sert le thé, à Alfredo en tablier, on joue à « l’amour est dans le pré », mais si Violetta est plus belle lorsqu’elle est moins attifée, comme une Cendrillon à l’envers, Alfredo est comme une erreur de casting : il joue sans être. Et la gaucherie et la raideur de Piotr Beczala sont ici d’incontestables atouts.

Acte III, entrée de Violetta Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte III, entrée de Violetta Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

L’acte III reprend les motifs construits précédemment en les accusant encore : la perruque de Violetta entrant avec son baron est une boule de cheveux blonds frisés, une Angela Davis blonde et rubiconde, un peu popote, avec une fleur rouge, cette fleur qu’elle a jeté au premier acte à son Alfredo, comme un signe fraternel à Carmen. Violetta s’enlaidit dans la comédie sociale.
Le chœur des gitanes,  sans gitanes, est  vu comme une variation sur ce thème: tous entourent Alfredo au centre du dispositif en lui jetant sarcastiquement ces fleurs rouges, « ces fleurs que tu m’avais jetées… » et les rapports sociaux deviennent plus âpres. Mais ce début de l’acte est comme un prélude prémonitoire par la méchanceté qui circule. Lorsque Violetta entre en scène avec le baron, l’acte commence vraiment et Alfredo devient plus violent, tout comme Germont qui envoie son fils “dans les cordes”, et , pendant que Violetta ôtant son horrible perruque retrouve son naturel et sa beauté simple, elle prend, elle quémande la main de l’amant, qui lui est refusée: Alfredo montre définitivement le vide qui l’habite.

Acte III Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte III Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Le décor lui même change de nature, ces intérieurs bourgeois sont un cadre au total assez nu, même avec les meubles, fermé et étouffant: on a parlé d’intérieurs viscontiens…Si l’on se réfère aux héritiers, Cavani d’un côté, Zeffirelli de l’autre leurs intérieurs sont vastes, leurs espaces démultipliés, très “Napoléon III” et l’acte II de Visconti est aéré et extérieur : ici  les murs même à trumeaux, sont sans miroirs, sans tableaux, avec les appliques comme seules décorations. Et l’espace réservé au jeu reste au total assez réduit et même de plus en plus réduit: au III, la foule des figurants se concentre en arrière scène, isolant les protagonistes. Un décor “riche”, mais sans profondeur ni espace, un monde clos. L’acte II est tout aussi étouffant (le contraire de Visconti, tout juste…) là où l’on devrait respirer, dans une maison surchargée d’objets où l’on ne vit l’amour qu’en mimant la vie quotidienne rêvée, mais du quotidien de la dinette et des jouets de petite fille, où le metteur en scène ne laisse aucun espace pour bouger.

Acte IV Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte IV Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

 

Il s’agit donc pour moi d’une vraie mise en scène, et en même temps un vrai piège: à mi chemin entre convention et Regietheater, et donc qui ne devrait contenter ni les uns ni les autres, avec un travail très attentif à chaque geste, une profusion de signes et d’objets signifiants difficiles à lire jusqu’à l’acte IV: à revoir le streaming, on est frappé par les systèmes d’échos qui se tissent dès le premier acte, comme les miettes jetées par un metteur en scène Petit Poucet, par les parallélismes, les contrastes voulus, par la construction millimétrée d’un discours qui tue l’image convenue de Traviata pour en faire un travail général sur le destin féminin, par la destruction volontaire de tous les stéréotypes de l’opéra traditionnel, que d’aucuns ont pris pour des erreurs et des maladresses, là où il y a volonté, souci du détail qui fait sens dans la  ligne générale, et adéquation aux types physiques des chanteurs engagés pour cette production. Un travail qui pourrait très vite aussi au rythme des reprises, devenir plat et sans intérêt tant il ressemble à la convention, tant il imite la tradition tout en la mettant pour l’instant et de manière très clinique à distance.
Car à ce travail si précis,  si trompeur et si piégeux,  l’équipe de chanteurs se prête volontiers, même sans en partager les présupposés (Piotr Beczala a dit plusieurs fois qu’il n’en partageait pas la vision). Diana Damrau est vraiment une Violetta remarquable, on peut même dire la seule Violetta possible dans ce contexte: ce n’est pas un hasard si il n’y a qu’une distribution, ce qui est rare à la Scala. Il y a d’abord l’incarnation, les regards, le style, altier et distingué au début (au contraire de tous les autres), qui n’a rien de la bonne femme boulotte, comme certains ont cru voir, mais plutôt de quelqu’un qui a du style, même si décalé. D’ailleurs, au deuxième acte, Germont qui s’attend à voir une cousette est surpris dès son entrée en scène par la distinction du personnage. Et ce style, on le retrouve dans une voix magnifiquement contrôlée, aux aigus sûrs, larges, avec une respiration et un sens de la ligne exemplaires. Si les graves sont un peu plus problématiques (le début est presque parlé), le médium et l’aigu sont triomphants (elle monte au ré bémol sans problème), avec un soin porté à la diction, et au sens, et à la couleur qui est là authentique tradition germanique: elle chante son addio del passato, le sommet de la soirée, avec le da capo, comme un Lied. C’est stupéfiant. Elle a triomphé, avec plusieurs rappels seule en scène à la fin. Le public de la Scala, de ce “Turno B” habituellement si difficile, ne s’y est pas trompé.
Mais Beczala aussi a triomphé, très applaudi, par un public visiblement un peu désolé des aventures de la Prima. Certes, dans cette vision, il n’est pas l’Alfredo qui fait rêver, ni Alagna, ni Kaufmann: là où l’on rêvait peut être d’un héros romantique à la Musset ou à la Dumas, on a un personnage à la Flaubert ou à la Maupassant, pas très raffiné, pas très malin, à la voix très terrienne. Mais c’est du solide. Beczala n’est pas un chanteur raffiné: on ne l’entendra pas trop colorer, moduler, gratifier de mezze voci de rêve. Mais c’est un chanteur qui ne triche jamais. Peut-être plus fait pour un certain vérisme (Maurice de Saxe?) ou Puccini (c’est un très bon Rodolfo) que pour le XIXème romantique. Il affronte, il fait les notes, toutes les notes, il chante tout le rôle sans les coupures pourtant souhaitées par Verdi (la cabalette O mio rimorso) et avec une cadence (qu’il pouvait s’éviter). Beczala, c’est un véritable artisan, il n’a rien d’éthéré, mais il chante, il chante tout (comme lorsqu’il fait le Duc de Mantoue) et cela passe toujours, sans à aucun moment mériter les huées ni même les réserves. Il est l’Alfredo qu’il faut dans le contexte de cette production.
Zeljko Lucic est Germont, un Germont qui fait les notes, à la voix large, étendue, bien posée et bien projetée. Dans le contexte d’une production défavorable aux hommes, ce chant exécuté sans failles mais sans génie, peut convenir. Ce Germont-là n’a aucun intérêt, comme les hommes dans cette vision n’ont aucun intérêt, et Lucic chante comme il faut, mais platement, c’est un chant gris comme son costume, à peine chanté, à peine oublié, sans couleur, linéaire comme une autoroute dans la prairie américaine.
Saluons les rôles de complément, très bien distribués. On a parlé de Mara Zampieri, magnifique figure, mais ce n’est pas théâtralement dans cette production un rôle de complément, on peut citer Flora (Giuseppina Piunti), Giuseppe (Nicola Pamio) assez présent dans la mise en scène de l’acte II, ou Douphol (Roberto Accurso) et Grenvil (Andrea Mastroni).
Enfin, abordons la direction musicale, très attentive et très précise de Daniele Gatti. On sait combien Gatti divise, notamment à Paris. Je le suis depuis 1992, et je l’ai toujours considéré comme un chef intéressant, notamment dans Rossini. Depuis ses Parsifal à Bayreuth et à New York, et ses Berg à la Scala (magnifiques Wozzeck et Lulu), c’est pour moi un très grand chef, que son récent concert Mahler à Lucerne avec le Concertgebouw a confirmé. Mais une relative déception devant son Don Carlo, toujours à la Scala, dans la mise en scène ratée de Stéphane Braunschweig, me faisait dire qu’il était plus intéressant dans le répertoire non italien.
Cette Traviata me fait nettement nuancer mon opinion. Car il l’aborde de manière très surprenante, jouant sur l’intime, sur la discrétion, sur la retenue (lui à qui l’on reproche sa soi-disant lourdeur). L’orchestre accompagne, colore, avec une précision très clinique dans les détails (en cela il est très cohérent avec la mise en scène de Tcherniakov), mais il n’écrase jamais, même s’il sait finir un acte. Dans le prélude par exemple, ce qui m’a frappé, c’est le traitement des cordes dans les graves plus que sur la mélodie principale filée avec élégance : je ne l’avais jamais entendu ainsi, plus dans l’épaisseur ou dans le tissu que sur le fil. Et puis il soigne les rythmes, les accents, les crescendos, notamment au troisième acte, soutenu de manière haletante, avec un sens du contraste consommé et typiquement verdien pour le coup, qui constitue l’un des sommets de la représentation.
Mais c’est dans l’accompagnement de l’addio del passato qu’il est le plus délicat, sans jamais tomber dans le rubato, dans le maniérisme, dans le décoratif. Il est “objectif”, comme une Traviata en version Sachlichkeit.
Par bonheur la plupart des amis milanais, qui vont du sopranophile fou à l’abbadien éperdu, ont trouvé sa direction excellente voire exceptionnelle. Elle est pour moi passionnante, et mérite une audition très attentive. Je confirme, Gatti est un grand chef, une chance pour Paris, en espérant que Lissner l’appellera à l’Opéra. Et c’est une vraie chance pour cette production, car cette direction à la fois intimiste et sans concession va à merveille avec la vision générale, avec un souci des chanteurs particulièrement marqué (il accompagne Damrau avec une attention exceptionnelle) et constitue l’élément qu’il fallait pour compléter l’entreprise.
Car l’entreprise, pour moi, en conclusion, est une réussite: c’est un travail sérieux, réfléchi, intelligent, cohérent qui ne se donne pas à première vue, qui n’a pas l’évidence cristalline de la voix de Damrau, mais qui marque, qui occupe l’esprit, qui fait gamberger, qui stimule les neurones, et qui fait que 24h après, je tire encore quelques fils, je contrôle sur la vidéo tout ce qu’il y a à voir et que je n’avais pas vu. Pas de provocation, mais une plongée au scalpel, méthodique, dans la psychologie des personnages, avec une justesse et une logique implacable. Il n’y a rien à dire musicalement, car tous les chanteurs font le job qu’on leur demande et sont à leur place dans cette vision, construite pour les caractères de cette distribution. Je ne suis pas sûr qu’avec Harteros, Kaufmann, Tézier (les très grands du jour), on aurait eu une telle adéquation: avec eux, il aurait fallu changer le propos de la mise en scène. Voilà une Traviata avec ses trois pieds, chant, chef, mise en scène, solidement appuyés sur le plancher scaligère. Questa Traviata è da Scala / Cette Traviata est digne de la Scala.