Afficher Macbeth de Verdi pour un théâtre, c’est d’abord choisir une Lady Macbeth, rôle difficile entre tous, l’un des plus tendus du répertoire verdien, qui exige une voix hybride, mezzo-soprano aigu ? soprano colorature dramatique ? Nous sommes dans un entre-deux familier d’une époque qui ne fait pas la différence. Il faut des suraigus et du grave, il faut aussi une certaine agilité, il y a des airs plus spectaculaires, d’autres plus centrés sur soi. Il y a dans ce chant Abigaille de Nabucco et aussi Odabella d’Attila, mais il y a plus que du démonstratif, il faut impérativement sentir ce personnage de l’intérieur, un personnage noir, qui peut supporter paradoxalement des voix plus en difficulté, pourvu qu’il y ait une couleur particulière, un sens de l’incarnation (ce qu’avait si bien incarné Jennifer Larmore à Genève dans la production de Christof Loy). J’ai personnellement entendu Ghena Dimitrova avec Abbado en 1985 dans la légendaire production de Strehler avec un Cappuccilli prodigieux, grande voix, j’aurais aimé entendre Leyla Gencer, avec son style et son timbre sombre, ce que j’en ai entendu çà et là me frustre particulièrement (il faut écouter son enregistrement avec Taddei à Palerme en 1960 sous la direction de Vittorio Gui). On aurait pu imaginer là-dedans la bien oubliée Tiziana Fabbricini, dont l’intelligence eût permis d’adapter sa voix problématique aux exigences paradoxales du rôle. Cette maîtresse en expression eût pu peut-être faire des choses intéressantes. Actuellement, Anna Netrebko s’y est attaquée, avec sa voix charnue, large, avec ce timbre velouté. On ne l’imagine pas forcément là-dedans, mais, notamment à New York en octobre dernier avec Fabio Luisi, elle fut phénoménale.
Macbeth a été composé en 1847, et donc dans la ronde des opéras du « jeune Verdi », et repris et modifié en 1865, 18 ans après, et surtout après le basculement vers un futur différent, après Ballo in maschera (1859), et deux ans avant Don Carlos (1867), c’est à dire un Verdi où la performance vocale se met au service d’une respiration plus profonde, plus intériorisée. Certes, on ne peut nier que dans Traviata la performance vocale se mette au service d’une profondeur psychologique, mais ce n’est pas là le plus souvent ce que le public retient.
Choisissant la version de 1865, Daniele Gatti s’intéresse à ce qui dans Macbeth interpelle un futur, un chant moins ornementé ou brillant, et plus incarné, plus intériorisé.
C’est plus simple sans doute pour le personnage de Macbeth, vocalement plus « traditionnel » que la Lady. Macbeth est un personnage manipulé par son épouse, qui n’a pas immédiatement l’idée du meurtre, mais qui poussé par l’ambition, se retrouve dans l’engrenage des meurtres à répétition, encouragé par les oracles des sorcières, oracles qui, comme tous les oracles, sont à double sens et déchaînent les catastrophes par une interprétation dictée non par la raison, mais par le désir.
La fin du XXème siècle a vu deux grands Macbeth, Piero Cappuccilli et Renato Bruson, deux timbres très différents, l’un, Cappuccilli, brillant, avec une étendue vocale incroyable, et une présence scénique fabuleuse, l’autre, Bruson, plus intérieur, un peu plus voilé, plus tendu peut-être, mais tout aussi exceptionnel par la musicalité et par l’incarnation. Je conseille d’ailleurs d’écouter l’enregistrement de référence d’Abbado, jamais surpassé, fondé sur la force dramatique et l’incarnation des interprètes d’exception (Cappuccilli, Verrett) dont il suffit d’entendre les premiers mots de l’un ou de l’autre pour comprendre qu’on est là devant quelque chose de définitif. A peu de mois de distance sort dans ces années là aussi un Macbeth dirigé par le jeune (alors !) Muti, avec la distribution concurrente de l’époque (Milnes, Cossotto) et la comparaison est à la fois passionnante et éclairante. A l ’un le drame, dans sa nudité presque naturelle, à l’autre l’effet, la recherche d’une tension strictement musicale extrême (la différence d’approche du prélude est incroyable) qui va créer non le drame, mais quelques moments fulgurants. Je suis un des rares qui apprécie cet enregistrement de Muti assez oublié, comme son Ballo in maschera, de la même époque, très grande réussite assez oubliée aussi hélas aujourd’hui.
À ces deux monuments du chant, que sont Macbeth et la Lady, il faut ajouter le troisième rôle, Macduff, confié en général à un jeune ténor d’avenir : chez Abbado, Domingo, sublime d’intensité, déjà une grande vedette à l’époque, chez Muti Carreras, formidable de jeunesse et de tendresse. Alagna a aussi fait merveille dans cet authentique faux « petit » rôle qui chante en même temps que le chœur, mis en valeur par patria oppressa, un de ces grands chœurs spectaculaires dans la tradition du va pensiero de Nabucco et du chœur des conjurés d’Ernani, moment essentiel du drame où tout va basculer de la lamentation à l’action et précipiter la fin des usurpateurs dans la parabole shakespearien de l’ascension et de la chute, chute motivée par les abus, les excès, le meurtre, en somme la singulière folie du pouvoir.
À cause de Shakespeare, parce que c’est la première œuvre à laquelle s’attaque Verdi et même si le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei n’a pas la qualité d’Otello ou Falstaff, à cause aussi de ces deux versions distantes de 18 ans, appartenant à deux contextes différents, entre jeunesse du génie et maturité, Macbeth est un opéra de la complexité.
Quand Abbado a fait Macbeth avec Strehler à la Scala, et bien que l’œuvre fût jouée régulièrement en Italie, elle n’était pas si connue du grand public et ce fut comme une apparition, je me souviens des commentaires de la presse d’alors : après la redécouverte de Simon Boccanegra en 1971, c’était le tour de ce Macbeth en 1975. J’ai eu la chance de voir cette production il y a presque exactement 30 ans, le 15 mai 1985 (Cappuccilli, Ghiaurov, Dimitrova), une production fondatrice dans la mesure où elle a attiré l’attention du grand public sur la valeur théâtrale de cet opéra. Je me souviens de cette ambiance sombre et glaciale, dans des décors faits de panneaux couleur bronze, avec ces stupéfiants éclairages créant un jeu d’ombres et de lumières magique, et ces mouvements d’une élégance inouïe (ah, le jeu de la cape de Macbeth et de la robe de Lady Macbeth s’entrecroisant, au duo du premier acte j’en ai des frissons rien que d’y penser). La vidéo existe, il FAUT la voir pour comprendre comment en 1975 cette production fut considérée à juste titre comme une pierre miliaire de l’histoire de l’opéra.
Dans les mises en scène récentes de l’œuvre, je n’ai rien vu de bien convaincant, Vick à la Scala, cubique et coloré n’apportait rien de bien neuf sinon une esthétique géométrique et glaciale, Kusej à Munich faisait de la Lady une demi-sorcière un peu vulgaire, dans une ambiance vaguement expressionniste; je retiendrai Christof Loy à Genève dans des dé cors monumentaux, en noir et blanc, dans une sorte de vision d’une famille Addams très élégante qui n’était pas dénuée de sens, et surtout Tcherniakov à Paris (merci Mortier), faisant du couple isolé une référence au couple Ceaucescu et donc à tous ces totalitarismes appuyés sur un couple maudit dans une production fort critiquée à l’époque.
Au TCE, sans coproduction, il fallait un travail plus épuré, qui ne nécessitât pas de moyens démesurés et Mario Martone n’est pas un metteur en scène utilisant des moyens complexes. D’origine napolitaine, né dans la ville historique du théâtre en Italie, il est l’une des figures les plus importantes du spectacle en Italie : il est tout sauf un mauvais metteur en scène. Il commence à l’opéra avec un très bon Cosi’ fan tutte à Ferrara avec Claudio Abbado en 1998 ; ce n’est certes pas un adepte du Regietheater, mais il apparaît comme un des metteurs en scènes les plus intéressants dans la veine non dramaturgique. En Italie, le théâtre se donne plus a voir qu’à mettre en drame, dans la grande tradition de Strehler. Dans ce sens le choix de Mario Martone, l’un des deux ou trois hommes de théâtre qui comptent en Italie, pouvait apparaître comme un choix judicieux. Il a produit un spectacle un pue décevant, à la fois passe partout qui ne peut choquer les tenants de la tradition, mais avec des idées intéressantes et une esthétique relativement élégante : non dérangeant, mais pas indifférent ni stupide et surtout cohérent avec la vision musicale, unique véritable axe porteur de cette production.
Comme je l’ai rappelé plus haut à propos de Lady Macbeth, il y a dans Macbeth une sorte d’alternative : ou bien on fait le choix d’une musique brillante et spectaculaire, ou bien on considère qu’il y a dans cette musique quelque chose de sombre, (« cupo » disent les italiens) où le côté fantastique avec ses dissonances, le rôle tranchant des bois et notamment des flûtes, qui donne une couleur presque berliozienne à certains moments, se confronte sans transition avec des rythmes plus « rassurants » comme la tarentelle qui clôt l’épisode des sorcières (s’allontanarono) : des sorcières dansant la tarentelle! Peut-être l’affirmation d’une italianità, d’une différence avec l’Écosse de Shakespeare, qu’on va retrouver dans le ballet au troisième acte que je regrette de ne pas avoir entendu. Cette sorte d’anacoluthe musicale est passionnante car elle relativise le fantastique verdien, qu’on vient d’entendre dans les quelques mesures qui précèdent cette sortie dansante. Il y a là un trait à mon avis ironique qu’on va retrouver un peu plus tard dans la musique de fond qui accompagne l’entrée de Duncan, plutôt rassurante et pittoresque, une musique paysanne, dit le livret, appelée à qualifier le vieux Duncan, comme un vieillard inoffensif, et l’on passe sans rupture à la scène du meurtre d’autant plus terrible qu’il n’est pas motivé par la personnalité du roi que la musique nous qualifie de manière souriante, mais par le seul fait qu’il est le roi.Et Gatti marque le contraste entre cette légèreté de fond et subitement la noirceur du son annonçant la noirceur du meurtre.
Il faut lire l’interview de Daniele Gatti dans le programme de salle, qui voit Macbeth comme un opéra noir et qui a évidemment discuté avec Martone pour construire un spectacle qui corresponde à cette vision noire et épurée, laissant l’espace aux personnages.
Il va dans deux directions. D’une part il veut asseoir cette idée de noirceur en évitant d’insister sur tout ce qui pourrait être brillant, les morceaux les plus brillants et les plus éclatants sont plus retenus, comme, je le soulignais précédemment. Dans la tarantelle des sorcières, si étonnante que je signalais plus haut, Gatti manifestement essaie d’éviter de rendre ce moment, qui conclut la scène des sorcières et fait suite au petit duo Banquo Macbeth, un moment trop léger, trop italien au mauvais sens du terme. Il essaie d’effacer tout ce qui pourrait renvoyer à une vision traditionnelle de Verdi, le tzim boum boum sans épaisseur qui écume beaucoup de scènes notamment allemandes mais pas seulement et qui aboutit à une lecture routinière et forcément superficielle, notamment du premier Verdi, y compris par des chefs italiens. Et dans ce Macbeth de 1865, Verdi a déjà derrière lui de grands chefs d’œuvre et surtout ou il s’est libéré des formes du belcanto, pour mettre le chant définitivement au service d’une expressivité, d’une vision et non au service de la performance. Ainsi se justifie chez Gatti sa manière d’orienter les chanteurs, plus vers l’intériorité que vers l’éclat, ce qui évidemment est dangereux, vu l’appétence du public pour la performance.
Gatti est un chef très exigeant qui n’hésite pas à aller à contre courant de la tradition et des habitudes, non seulement du public mais aussi de ses équipes artistiques, si il le sent nécessaire ou s’il pense que la musique ou ce qu’il lit de la musique l’impose. On lui reproche qui ses ruptures de rythme, qui sa lenteur, qui sa trop grande rapidité qui son volume excessif: tout et son contraire. Et la critique notamment française ne l’épargne pas, quelquefois par parti pris, quelquefois par ignorance. Dans ce Macbeth, il s’oppose à tout ce que la poussière a accumulé en terme de lectures et de traditions musicales et son approche est une grande lecture. Je l’écrivais plus haut, Macbeth est une œuvre tiraillée entre le passé belcantiste et l’avenir qui est un chant plus incarné et moins performatif; à ce titre, Macbeth est proche d’Attila ou de Nabucco a cause de la vocalitė terrible et hybride de la Lady et proche de Don Carlos par l’épaisseur psychologique des personnages, due évidemment à l’original shakespearien . Au lieu de valoriser ce tiraillement, ce qu’ont pu faire d’autres chefs, il va résolument dans la direction de l’incarnation et de l’intériorisation, imposant aux chanteurs des contraintes interprétatives et imposant à l’orchestre de lire la partition en se débarrassant des références traditionnelles, mais au contraire d’un œil neuf et presque vierge pour combattre une vision très extérieure de Verdi, le compositeur qu’on chantonne sans toujours le prendre vraiment au sérieux. Certains wagnériens prennent Verdi pour un compositeur à chanteurs . Chez Verdi, en France et ailleurs, on vient pour le chant et rarement pour le chef et on pense que le chant dicte ses lois. Le chef n’a qu’à suivre. Si des chefs comme Claudio Abbado ont réhabilité le Verdi compositeur, il reste que plus que pour Wagner, le monde de l’opéra abuse d’un Verdi médiocre, combien de distributions étincelantes avec des chefs médiocres qui se contentent d’accompagner le chant, et qui au fond répondent à la commande du public: si Netrebko chantait ce soir la Lady, qui viendrait pour Gatti ?
Or, et je le constate depuis plusieurs années, et notamment depuis Falstaff, Traviata et Trovatore, Gatti essaie de montrer à la fois le tissu de la partition et surtout des subtilités qu’on n’a pas l’habitude de relever ou de considérer. L’accompagnement orchestral du chœur des sorcières au troisième acte en particulier ondine e silfidi, qui conclut la scène, où Verdi a placé la le ballet traditionnel pour Paris, essaie de faire de l’orchestre et du chœur deux protagonistes d’égale valeur, avec une subtilité et un raffinement inouï de jeu sur la couleur, d’exaltation des bois, magnifiques tout au long de l’opéra, mais aussi d’un extrême allègement des cordes, rendant à la fois le mystère, mais aussi le côté impalpable et aérien de l’esprit au sens fantasmagorique du terme.
Ce que Gatti a réussi à faire avec le National de France, que l’on a osé envisager de supprimer est vraiment prodigieux, rarement l’orchestre quitte le sommet, même si des amis qui avaient vu d’autres représentations l’ont trouvé un peu plus fatigué. Il y a là trace tangible d’un intense travail de répétitions et d’une option, que Gatti d’ailleurs n’est pas le seul à soutenir : Muti soutient depuis longtemps que le tissu des partitions verdiennes est d’un raffinement mozartien. Certains auditeurs d’ailleurs ne partagent pas cette vision et disent qu’on enlève à Verdi sa sève en voulant exalter un hypothétique hyperraffinement.
Il y a chez Gatti la volonté de montrer que ce raffinement n’est jamais gratuit, mais au service d’une lecture tout aussi raffinée au niveau de l’analyse psychologique et du drame, et donc qu’il s’impose, non pour des raisons esthétiques, mais dramaturgiques. Nous sommes à l’opposé d’une lecture complaisante qui dirait exclusivement « regardez comme c’est beau ». Gatti va exalter dans sa lecture des destins individuels qui se croisent, en partant de l’écriture et de ses subtilités, où la partition n’accompagne pas le chant, mais où la partition par ses méandres et ses subtilités impose un type de chant, produit le chant : le chanteur au service de l’épaisseur musicale.
Muni de ces viatiques, il va laisser le metteur en scène gérer le drame, pourvu qu’il reflète d’abord cette profondeur-là qui est profondeur psychologique avant que dramaturgique. Dans cette vision, tout procède du chef qui est le tronc auquel les différentes branches s’accrochent.
Mario Martone a-t- il réussi à proposer une vision dramaturgiquement cohérente avec la vision du chef, sans doute, dans la mesure où Daniele Gatti, comme beaucoup de chefs et notamment beaucoup de chefs italiens, garde une certaine distance avec la mise en scène à laquelle, je résume pour être clair, il demande de ne pas interférer dans la lecture musicale, ou du moins que la lecture du metteur en scène alimente la lecture du chef ou la conforte, mais ne la détourne pas. Il est certain qu’une mise en scène qui bousculerait trop et focaliserait trop l’attention effacerait la musique ou la relativiserait. Martone ici ne dérange pas la musique, l’accompagne sans la perturber (sauf les sabots des chevaux…) mais, dans la première partie au moins ne propose pas de révolution, ni même une seule idée neuve. Les sorcières sont traditionnelles, le banquet où apparaît le spectre est traditionnel, la gestion des mouvements est relativement traditionnelle aussi. Mario Martone n’est pas un révolutionnaire, ni un metteur en scène à « lecture », mais c’est d’abord un raconteur d’histoires , il s’intéresse d’ailleurs au cinéma (la lecture de la lettre par Macbeth en voix off et non par la Lady, est un procédé de cinéma) et la mise en scène ici utilise pas mal de procédés cinématographiques, notamment dans la seconde partie.
Dans le paysage décimé du théâtre en Italie, il est quand même l’une des figures les plus solides, et loin d’être un médiocre. Mais son travail ici ne me paraît pas avoir l’inventivité suffisante, en tous cas pas à la hauteur de l’inventivité musicale.
Cependant les actes 3 et 4, ceux de la chute, semblent l’avoir plus intéressé, c’est en tous cas là qu’on ouvre des idées non dénuées d’intérêt, non pas l’utilisation de la vidéo, traditionnelle, esthétisante, non pas celle des chevaux, inutile: il y a certes des images d’une réelle beauté, mais je trouve plus intéressante la manière de voir certaines scènes, comme le chœur patria oppressa dont il fait le chœur funèbre qui accompagne les funérailles de l’épouse et des enfants de Macduff, lui liant du même coup l’air fameux de Macduff, cet air de référence pour ténor d’un personnage au total secondaire au moins jusque là. Habituellement le chœur est un chœur de soldats ou de populations réfugiées : arrive Macduff qui pense a sa famille décimée, sans lien direct avec ce qui précède. Instituant çe lien, Martone de manière assez intelligente à la fois donne une logique à la scène et instille une idée politique, qui est celle du déclencheur d’une révolte ou d’une révolution. Quand les crimes s’accumulent, il y a un moment où un élément déclencheur amène la révolte et la guerre civile. C’est le destin de tout régime totalitaire de finir par liguer contre lui une somme d’intérêts hétéroclites qui ont en commun la haine du dictateur. Et Gatti qui donne une couleur éminemment sombre à la fois au chœur et à l’air, conforte cette logique là.
Deuxième idée intéressante, celle de montrer assez subtilement, ce n’est pas souligné mais seulement suggéré qu’à un dictateur va en succéder un autre, vu la manière dont Malcolm arrive à cheval au III, puis dont il est couronné, au IV, et dont on se soumet à lui, les branches de la forêt de Birnam déposées à ses pieds sont des marques de soumission, et donnent l’idée aussi que les armes sont déposées et que les opprimés retournent à leur oppression. D’ailleurs, Malcolm devient une figure royale dont on sent les possibles dérives futures, cette subtilité dans la manière de le montrer sans surligneur est une preuve de grande maîtrise des images théâtrales. Gatti dirige d’ailleurs le chœur final non comme un chœur triomphant et facile alors que la musique inviterait à ce côté tutti contenti mais plutôt en un mode plus sérieux et vaguement plus tendu. Tutti contenti ? non, mais plutôt tutti gabbati.
Dernière idée relevée, peut être la meilleure, le combat de Macbeth et de Macduff avec un Macbeth habillé par les sorcières et maladroitement attifé en guerrier, comme un mort vivant combattant ou bien plutôt comme un épouvantail, en tous cas ayant quitté la vie avant que de combattre et ne faisant plus peur. C’est un moment très frappant dans le déroulement dramaturgique, moins frappante en revanche la manière dont le cadavre est traîné dehors, même si la signification en est claire : il faut effacer Macbeth de l’histoire et donc laisser l’espace purifié de sa présence ou de la présence de son corps pour laisser place nette au successeur
Ces trois idées montrent que Martone n’est pas un metteur en place mais bien un metteur en scène: son spectacle, sans être référentiel, et sans m’enthousiasmer, répond donc à l’exigence et accompagne le propos, j ai plus en tête d’autres travaux comme Strehler jadis ou Tcherniakov naguère, mais chevaux (inutiles) mis à part….Martone répond en quelque sorte à la commande
Il faut saluer aussi le travail du chœur, qui n’a pas l’habitude de la scène puisque ce n’est pas un chœur d’opéra, mais de radio. La manière de se mouvoir (scène des sorcières) montre aussi le travail effectué pendant les répétitions. Le travail fait sur la langue est aussi remarquable, car la diction est claire et la présence forte et juste. De ce point de vue, chœur et orchestre ont été plus qu’à la hauteur des exigences et ont donné une réponse éclatante à ceux qui les ont condamnés il y à peine quelques semaines.
Du côté des chanteurs, le plateau répond lui aussi et garantit une soirée de bon niveau mais peut être pas tout à fait à la hauteur du niveau de l’orchestre, de la prestation musicale ou des exigences posées. Avec de telles options de raffinement et de noirceur, une telle profondeur psychologique voulue et affirmée par le chef, les chanteurs éprouvent quelques difficultés à se hisser à ce qui est demandé essentiellement pour des questions techniques.
Signalons d’abord quelques rôles de complément, dont la dame de compagnie de Sophie Pondjiclis. Voilà une artiste que je connais depuis longtemps, très musicale, et qui ce soir m’a surpris par sa présence vocale, à la fois dans les ensembles, où on l’entend et la distingue parfaitement, et dans les quelques répliques du quatrième acte ou l’on entend une voix élargie, un grave sonore et pur, et une vraie musicalité . On ne prête jamais assez attention à ces rôles, mais la qualité des rôles secondaires est aussi un gage de bon management artistique. Le Malcolm de Jérémy Duffau est intéressant, plus jeune, mais au timbre attachant qui gagnerait à une meilleure projection.
La Macduff de Jean- François Borras est non une surprise, mais une confirmation. Le rôle assez instrumental est très secondaire dans la première partie, prend de l’importance dans la seconde où l’air qu’à écrit Verdi pour lui est l’un des grands airs pour ténor du répertoire lyrique. C’est un ténor, donc à priori un personnage positif, et Verdi lui donne un air très lyrique, très intérieur, à la ligne de chant soutenue, avec nécessité de tenir de longues phrases, sans être jamais démonstratif. La voix demande aussi une capacité à soutenir les ensembles et les parties plus héroïques lorsque Malcolm vient entraîner le peuple. Borras a été vraiment valeureux et même plus dans son air Figli o Figli miei; dans les parties plus héroïques, la voix a besoin de prendre du volume et de ductilité, mais dans le lyrisme, il est vraiment magnifique et a remporté un grand succès tout à fait justifié
Le Banquo d’Andrea Mastroni est surprenant comme personnage parce que le chanteur est très jeune et qu’on a l’habitude de voir un Banquo plus mûr de l’âge de Macbeth, ensuite parce que cette jeunesse physique correspond à une jeunesse vocale qui ici hélas nuit au rendu du rôle. Le timbre est très intéressant, le style est bien dominé, mais la voix est engorgée, la projection problématique, comme si il cherchait sans cesse ses graves qu’il n’a pas naturellement. C’est dommage, parce qu’on sent des qualités artistiques évidentes que le rôle ici ne met pas en valeur. Erreur de casting.
Reste le couple de protagonistes. Disons d’emblée que l’accueil du public a été positif, pour une production qui globalement s’est très bien défendue, mais dominée de manière nette, voire écrasante, par une direction musicale d’un exceptionnel niveau, il fallait sans doute des chanteurs d’un niveau supérieur pour répondre au défi.
Nous connaissons depuis longtemps Roberto Frontali, un bon baryton, à la diction impeccable, mais sans vrai charisme. Dès que la voix s’élargit, le timbre est clair et pur, voire presque suave, la projection impeccable, le volume sans problème. C’est vraiment très bien chanté et dominé. Mais dès que la voix descend dans le grave, ou devient plus contrainte pour exprimer des sentiments plus intérieurs, elle perd de l’homogénéité, et de la couleur, et finalement on a l’impression de deux voix différentes. Certes, Daniele Gatti veut un Macbeth plus sombre, plus intérieur, plus rentré en soi. Et Frontali essaie de rendre cette idée, il n’est jamais brillant mais joue plutôt l’angoisse, et n’arrive pas toujours à varier la couleur pour rendre les différentes facettes, notamment dans les deux premiers actes et du coup, le problème de chant nuit à l’intention interprétative. Il reste que c’est bon Macbeth, mais pas exceptionnel, parce qu’il n’arrive pas à plier sa voix aux variations de ton exigées par le rôle : il a la tension, mais pas toujours la réponse en terme d’incarnation et de couleur.
La belle Susanna Branchini pose d’autres problèmes, plus strictement vocaux. Voilà une chanteuse, physiquement superbe, et donc très élégante en scène, avec de vraies qualités. On le sait, on l’a précisé plus haut, le rôle est d’une très grande exigence, il demande des qualités très variées, de séduction, de froideur, des aigus redoutables, mais aussi des éléments de technique bel cantiste. Un peu de Norma, un peu de Turandot, un peu d’Abigaille, mais aussi un peu de Traviata…bref, la quadrature du cercle pour une artiste qui n’aurait pas la sûreté vocale de départ.
Or la technique de Susanna Branchini est erratique en bien des moments, passages mal négociés, aigus mal projetés souvent, quelquefois réussis cependant, diction quelquefois sacrifiée, sons assez sales, graves mal maîtrisés, tout simplement parce qu’elle n’a pas la voix du rôle.
Le personnage est beau, l’attitude en scène magnifique, mais Lady Macbeth exige des qualités de couleur, une technique, et surtout un volume vocal que Susanna Branchini n’a pas, elle va chanter Abigaille à Vérone, cela me paraît sinon prématuré, du moins à côté des possibilités réelles de cette voix, plus lyrique que dramatique. Même si les actes I et II, sont plus traditionnels pour elle, avec un premier air est clairement dans la ligne belcantiste, (déjà moins la cabalette ) l’air la luce langue et le fameux brindisi colmi il calice de la scène finale du II, ses prestations ont des défauts d’ensemble qui font quelquefois sursauter, avec quelques problèmes de justesse, des variations savonnées et une série de petits défauts circonscrits qui finissent par être trop nombreux .
C’est presque paradoxal, mais elle s’en sort mieux dans son air final dit du somnambulisme une macchia è qui tutt’ora, comme si elle s’était économisée pour mieux tenir la ligne de chant, mieux dire le texte, et surtout donner une couleur plus intéressante. A cet air redoutable correspond aussi un jeu très maîtrisé où l’horreur laisse la place à une certaine émotion. Et même la note finale émise a ce fil di voce demandé par Verdi : elle s’en sort plutôt à son avantage, mais c’est bien moins satisfaisant sur l’ensemble. Il reste que je ne pense pas que cette artiste ait intérêt à chanter ce répertoire, mais plutôt mieux consolider ses côtés plus lyriques et sa technique. Elle ne gagnera rien sur ce type de rôle à mon avis et sa Lady n’est pas convaincante, c’est même sans doute la moins convaincante du plateau. J’étais au moment de l’entracte très dubitatif sur la prestation, la deuxième partie mieux maîtrisée et bien interprétée n’a pas dissipé mes doutes, mais les a un peu relativisés.
Au total ce fut une bonne soirée, dont on sort content, car tout cela a une véritable tenue. Mais une tenue qui ne tient qu’à la direction à la fois conceptuelle et incroyablement élaborée de Daniele Gatti. Le chef est la colonne vertébrale de cette construction. Il a démontré à quel niveau il pouvait porter l’orchestre et du coup fait taire les habituels grincheux : on voit mal ce qui pourrait être opposé à cette direction proprement monumentale et d’une subtilité et d’une intelligence rares. Il n’a pas eu le plateau qui correspondait totalement à cette direction, tout en étant respectable, et la mise en scène ne perturbe pas un discours qui se voulait ici essentiellement musical. Ma théorie du trépied (un opéra réussi c’est au moins deux pieds du trépied chef-plateau-mise en scène) a un peu de plomb dans l’aile face à ce travail où la direction musicale prend totalement le pouvoir, pour réhabiliter un Verdi profond, subtil, raffiné, qu’on oublie quelquefois un peu trop sur nos scènes. Et ça, c’est irremplaçable.[wpsr_facebook]