OPERA DI FIRENZE 2014-2015: PELLÉAS et MÉLISANDE de Claude DEBUSSY (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène: Daniele ABBADO)

Le dispositif scénique © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Le dispositif scénique © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Florence, en un dimanche ensoleillé, après un samedi tout toscan, entre Duccio et Pinturicchio, Masaccio et Botticelli, entre ribollita e pappa, à l’ombre des cyprès et en plein Maggio musicale.
Un Maggio musicale, 78ème édition, qui s’étend traditionnellement entre mai et juin, et dont la ville n’a pas l’air de s’enorgueillir comme à Salzbourg ou Lucerne, qui affichent leur Festival dans toutes les rues, sur toutes les vitrines et toutes les façades. Ici, rien.
Pas de publicité pour une manifestation qui reste avec Pesaro le Festival musical le plus prestigieux et le mieux connu d’Italie, un Festival traditionnellement ouvert, avec une offre variée, allant des grands classiques aux œuvres plus récentes ou plus difficiles, attirant les chefs les plus célèbres, Zubin Mehta bien sûr « di casa », mais aussi Carlos Kleiber en son temps (Traviata), voire son père Erich, ou Claudio Abbado (Simon Boccanegra, Elektra), et aujourd’hui Daniele Gatti pour Pelléas et Mélisande.
Ce 78ème Mai musical, riche de concerts, de rencontres, de propositions variées et stimulantes, présentait cette année à l’Opéra outre Pelléas et Mélisande, Fidelio de Beethoven (Zubin Mehta), Candide de Bernstein (John Axelrod) et au petit Teatro Goldoni, restauré depuis une vingtaine d’années The turn of the screw, de Britten (Jonathan Webb), c’est-à-dire une programmation pas vraiment complaisante. Et de cette qualité, et de cette variété, aucune trace dans la ville, comme si le Mai Musical vivait sa vie sans vivre sa ville. C’est une grosse erreur de ne pas soigner la communication locale, d’autant que les touristes sont nombreux et pourraient être attirés par une soirée au concert ou à l’opéra.
Depuis son inauguration en 2011 par Zubin Mehta (Beethoven 9) et Claudio Abbado, en l’honneur duquel une exposition photographique est présentée dans le foyer, qui dirigea la neuvième de Mahler, l’opéra de Florence a quitté le vieux Comunale situé à 400m plus avant au centre ville. C’est un complexe situé au-delà de la circonvallazione, aisément accessible, à deux pas de Porta al Prato, qui devrait comprendre une salle de 1000 places non terminée, un espace de plein air de 2000 places et d’une salle terminée de 1800 places, dont l’espace externe évoque furieusement l’Opéra d’Oslo en version béton et dont l’espace interne rappelle celui du vieux Comunale par le mouvement du 1er balcon et par l’éloignement des spectateurs de la scène.
Mais c’est une salle à problèmes : un des problèmes réside dans une fosse trop vaste, avec un chef loin de la scène, loin des chanteurs, qu’on entend donc assez mal car ils ne peuvent intervenir au proscenium. Une acoustique étrange, une conception architecturale anti théâtrale. Encore un travail mal conçu, pour un Opéra qui à peine ouvert était commissionato (dirigé non par un intendant mais par un Commissaire nommé par le gouvernement) car au bord de la ruine. Gageons que la ruine s’est éloignée, à la faveur de l’arrivée au pouvoir de Matteo Renzi, ancien maire de Florence. Mais il faut dire clairement que tout cela fait singulièrement désordre dans une ville aussi prestigieuse dont la réputation est bâtie sur la chose artistique.

Pelléas et Mélisande n’est pas un opéra fréquent en Italie. Et Daniele Gatti voulait, par un souci de cohérence et non sans une certaine coquetterie, répondre au défi d’une distribution toute italienne pour un texte du répertoire français qui exige plus que tout autre ou des chanteurs français, ou des chanteurs maîtrisant parfaitement langue et style français (voir ce que j’ai évoqué dans mon compte rendu du Pelléas et Mélisande de Lyon dernièrement). Je rappelle à ce titre la réflexion de Jorge Lavelli soutenant que les chanteurs doivent s’exprimer en donnant l’impression qu’ils ne chantent pas ou « s’expriment à travers le chant comme on pourrait le faire en parlant ». J’avoue en apprenant la distribution que j’éprouvais un peu de crainte sur l’intelligibilité de la langue, si importante dans une œuvre qui est l’habillage musical d’une pièce de théâtre dont le texte a été complètement conservé sans adaptation d’un librettiste, car le français n’est vraiment pas facile à prononcer pour un italien : les chanteurs germaniques ou surtout anglo-saxons et notamment américains, s’en sortent en général beaucoup mieux.
À quelques exceptions près, on peut pourtant considérer que ce Pelléas péninsulaire a plutôt répondu positivement au défi posé par le chef.
Ce Pelléas et Mélisande s’impose d’ailleurs par un travail musical vraiment exceptionnel. Celui de Lyon a posé de manière approfondie la question de la mise en scène, avec une équipe musicale sans reproches et des chanteurs qui défendaient parfaitement et l’œuvre et les options scéniques. Celui-ci installe au centre une réalisation orchestrale en tous points exceptionnelle, qui donne à l’ensemble du spectacle cohérence et tenue musicale, alors que la mise en scène de Daniele Abbado très respectueuse du livret et elle aussi d’une très grande tenue installe l’œuvre dans la lignée traditionnelle des représentations abstraites et symbolistes, dans un esprit curieusement très proche des mises en scènes wagnériennes de Bayreuth années 1970 (une esthétique à la Wolfgang Wagner du Ring 1970).

Wagner ou Debussy? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Wagner ou Debussy? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

La distribution a permis de revoir deux des protagonistes du Macbeth parisien, Andrea Mastroni, (il était Banquo dans Macbeth, il est le médecin et le berger) et Roberto Frontali, le baryton qui passe de Macbeth à Golaud. Andrea Mastroni a un rôle tellement épisodique que l’on ne retrouve pas la voix engorgée qu’il avait dans Banquo.

Silvia Frigato (Yniold) et Roberto Frontali (Golaud) Silvia-Frigato-Yniold-e-Roberto-Frontali-Golaud
Silvia Frigato (Yniold) et Roberto Frontali (Golaud) Silvia-Frigato-Yniold-e-Roberto-Frontali-Golaud

Roberto Frontali incarne un Golaud violent de bête blessée, dont l’entrée en scène semble être celle du Hollandais dans ce décor si wagnérien, voire de Wotan vu le manteau et l’épée tenue comme une lance:  il entamerait « Die Frist ist um » ou « Nu zäume dein Ross » qu’on en serait pas plus étonné. La voix est très correcte sans être exceptionnelle, avec une diction quelquefois problématique, une expressivité à approfondir sans doute. Pour tout dire, c’est un Golaud plus proche des grands rôles de barytons italiens que de l’univers symboliste de Maeterlinck et Debussy, un Golaud un peu superficiel sans vraie distance, et un peu extériorisé voire terre à terre: sa scène avec Pelléas devant le gouffre, ou même la manière dont il le poignarde (Wotan avec Siegmund…) me semble un peu décalée. Il reste que la prestation est très honorable, mais il ne comptera pas parmi les Golaud de légende.

Monica Bacelli (Mélisande) et Paolo Fanale (Pelléas)© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Monica Bacelli (Mélisande) et Paolo Fanale (Pelléas)© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Le Pelléas de Paolo Fanale pose un autre problème, dû à la fois à l’appréhension du français, mais aussi au style de chant. Fanale est un ténor qui chante souvent (et bien) le répertoire français : je l’ai entendu dans Mignon de Thomas à Genève, dans Hylas des Troyens à la Scala, plus récemment dans Roméo et Juliette de Berlioz à Radio France. À chaque fois, on constate une voix très suave et un très joli timbre, et surtout une technique maîtrisée. Bref, un vrai bon chanteur. Et c’est justement ici un Pelléas trop chantant et insuffisamment parlant, il donne vraiment l’impression de chanter et non de parler, comme dit Lavelli. Et du coup, alors que la présence d’un Pelléas ténor au lieu de baryton se discute et quelquefois ne se discute pas comme avec Bernard Richter à Lyon, on reste un peu dubitatif en écoutant un ténor à peine trop ténorisant, à peine trop chantant, même si très musical pour un rôle où le cantar parlando est si important. Ainsi de la manière de prononcer les voyelles, quelquefois très difficiles à isoler, ou à accentuer, alors que dans ce texte les accents sont essentiels. Voilà pourquoi, pour le cas de Paolo Fanale, se pose la question centrale de la langue, notamment au moment où le rythme s’accélère, où la conversation prend le pas sur la mélodie, où l’on perd tout repère de compréhension. Pour tout dire, je regardais quelquefois les sous titres en italien ce qui est un peu problématique. Et c’est très dommage, parce que l’artiste est très respectable et que le chanteur est vraiment intéressant, mais Pelléas n’est pas (encore) un rôle pour lui.

Roberto Scandiuzzi (Arkel) © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Roberto Scandiuzzi (Arkel) © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

En revanche l’Arkel de Roberto Scandiuzzi est tout à fait remarquable. Scéniquement, à mi-chemin entre l’enchanteur Merlin et le Moine de Don Carlo, personnage à la fois distant et proche, en retrait mais présent, prenant part à l’action et la commentant, et vocalement tout à fait exceptionnel. Une voix de basse sonore, avec une forte présence, une scansion impeccable du texte, parfaitement projeté, parfaitement dit, avec un magnifique sens du phrasé, et surtout en même temps une souplesse et une rondeur qui le mettent aux antipodes de la raideur d’un Jérôme Varnier à Lyon, et une puissance qui dépasse en volume les autres chanteurs. Magnifique proposition qui ne rappelle qu’un chanteur entendu dans ce rôle, Nicolaï Ghiaurov, qui avait une moindre maîtrise du français, mais qui imposait une couleur vocale inégalable, et ce soir égalée par Roberto Scandiuzzi.
Geneviève est confiée à Sonia Ganassi. Un choix de grand luxe qui s’efforce de prononcer la lettre avec un vrai souci du phrasé et de la projection et un soin attentif de la couleur. La langue est compréhensible, avec les limites qu’impose la salle dont il a été question plus haut, mais c’est une Geneviève de très digne niveau.
Yniold, c’est la jeune Silvia Frigato. Lyon avait fait le choix de confier le rôle à un enfant, Florence le confie à une chanteuse, comme c’est le cas le plus souvent. Et c’est un excellent choix vu la prestation impeccable de la jeune artiste. Une prononciation du français parfaite, un joli timbre, une jolie présence et surtout une manière très expressive d’embrasser le rôle, très fraîche, qui correspondent parfaitement au personnage. A retenir et à suivre.
La Mélisande de Monica Bacelli qui à Bruxelles avait fait une excellente impression la confirme ici, même si à la première elle a je crois semblé fatiguée : très belle maîtrise du texte, joli style et sens du phrasé exemplaire. Il y a des moments où le texte est « dit en chantant » plus que chanté et la poésie suspendue qui en émerge est frappante. Le travail sur l’expression (magnifique travail pendant les scènes finales) et l’effort pour colorer et être attentive à chaque phrase, avec un vrai contrôle tout cela fait un ensemble de référence et une Mélisande d’un très grand intérêt et d’une vraie présence scénique et vocale.
Ainsi, même si pour ce texte on pouvait craindre qu’une distribution exclusivement italienne ne puisse créer des difficultés dans une œuvre où la compréhension de la langue est essentielle et où la manière de l’aborder et de le comprendre est déterminante, on ne peut que reconnaître que dans l’ensemble, l’équipe de chanteurs s’en sort globalement avec les honneurs, à un ou deux exemples près. Mais surtout, ce qui est peut-être plus important, chacun essaie de défendre son rôle avec sérieux et concentration, signe du travail de préparation très attentif qui a été conduit pendant les répétitions.
Un travail mené au cordeau par Daniele Gatti, qui propose pour son premier Pelléas déjà une version référentielle. On sait que le chef italien est passionné par le post romantisme et la période fin de siècle, mais aussi par la seconde école de Vienne et notamment Berg. On sait aussi qu’il dirige fréquemment des œuvres orchestrales de Debussy. Se lancer dans Pelléas et Mélisande après 8 ans à Paris est évidemment une manière de montrer l’intérêt pour le répertoire français, et notamment le répertoire de cette période. Mais il tient en même temps à replacer l’œuvre de Debussy non pas dans un cadre strict de musique « française », mais dans un cadre beaucoup plus général du mouvement de la musique européenne de cette époque qui amène à travailler sur les inspirations et les échos particuliers à cette partition. On l’accuse si souvent de ruptures de rythme et de volume, d’adopter des tempos trop lents ou trop rapides, que ses détracteurs devraient venir écouter la manière dont le chef d’œuvre de Debussy est ici abordé, avec un son très charnu, très rond, certes par moment dramatique, mais avec des moments d’une indicible retenue et douceur, avec un souci stupéfiant de mesure et de retenue « rien de trop »… μηδὲν ἄγαν.

Il n’est pas servi par l’acoustique du théâtre lui non plus avec une fosse à découvert, très large, trop large, et une grande distance par rapport aux chanteurs et donc sans cesse des questions d’équilibre à régler. Mais jamais les chanteurs ne sont vraiment couverts, jamais ils ne sont laissés à eux-mêmes, toujours ils sont accompagnés au millimètre, même s’ils se perdent quelquefois dans l’espace.
Le souci de Daniele Gatti est d’abord de dire avec la netteté qui le caractérise dans ses interprétations et dans ses choix les parentés tissées par cette musique, à la fois neuve, originale, mais qui surgit d’un monde qui comme on l’écrivait il y a peu pour Chausson, se réfère, en creux ou en relief à Richard Wagner. Même si à son retour de Bayreuth en 1889 Debussy a cherché à s’en éloigner, il répond à son ami René Peter qui lui demandait s’il n’aimait plus Wagner, « Dis plutôt que je me suis mithridatisé ». Car malgré l’éloignement l’écho wagnérien est présent de manière évidente, par les citations, notamment de Parsifal, au premier acte (mais aussi du réveil de Siegfried pour quelques mesures) : le premier intermède fait évidemment référence à la Verwandlungsmusik de l’acte I voire au fameux vers : « Zum Raum wird hier die Zeit », et il y a dans le rythme imprimé à l’œuvre quelque chose d’un « Bühnenweihfestspiel», de quelque chose d’une musique sacrale. Il ne s’agit pas d’affirmer par là que Wagner est partout présent, mais qu’il est évoqué : la sorcellerie évocatoire de cette musique ne fait pas abstraction de celle du maître de Bayreuth.

Espace éclaté et abstrait...© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Espace éclaté et abstrait…© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Gatti prend soin de ne pas créer de rupture entre le déroulement de l’action et les intermèdes. Intermèdes dont le principe va faire florès dans les opéras de Berg, aussi bien dans Wozzeck que dans Lulu, souvent annonciateurs de tempêtes (ce que Kirill Petrenko dans sa récente Lulu avait voulu marquer, à la différence de la partie « théâtrale », plus contenue à l’orchestre). Ici Gatti soigne d’abord une continuité, en cherchant à en rassembler à la fois les chatoyances et les raffinements, une continuité d’action musicale où il va marquer une évolution mais jamais avec insistance, comme si le drame s’installait, telle une eau envahissante qui va se loger d’abord dans un recoin, puis l’autre. La musique se tend progressivement, sans jamais que le contrôle des volumes et des rythmes ne soit abandonné.
Il m’est arrivé dès les premières mesures de ce Pelléas ce qui m’était arrivé au Tristan d’Abbado à Berlin en 1998 dès la première mesure, une sorte d’émotion inattendue m’a envahi. Sans doute avais-je la musique de Debussy, écoutée quelques jours avant et avec quelle attention, dans la tête, mais ce fut une surprise de sentir cette montée d’une émotion forte et qui m’a indiqué combien le travail de Gatti sur la partition était empreint d’une sensibilité profonde, et d‘une vraie complicité avec la partition. Il y a dans Pelléas aussi des échos de Moussorgski, plus discrets mais réels, du Moussorgski des paysages, du Moussorgski poète des notes, du Moussorgski des rugosités aussi et je me suis pris aussi à percevoir au détour d’un accord, au détour de notes plus tenues ces échos-là, sans que jamais Gatti ne délaisse la précision et la clarté d’une lecture dont fluidité, souplesse, rondeur, sont les caractères essentiels à mes yeux.
Je découvris l’œuvre avec Maazel, qui me fit immédiatement toucher le scintillement, le miroitement des couleurs. Puis ce fut Abbado avec son discours continu et lointain, sa légèreté, sa fraîcheur qu’il réussit à imprimer aussi bien à la Scala qu’à Vienne (quel son !) ou à Londres. J’y entendis à Salzbourg aussi Rattle, assez sensible à ce miroitement évoqué plus haut mais plus à cause de l’orchestre de Berlin incroyable de précision (réécoutons Karajan…au disque et son ivresse sonore). J’ai aussi beaucoup aimé la précision de Haitink au TCE, mais sans trouver cet aspect à la fois éthéré et dramatique qui me plaisait tant chez Abbado.
Ici, j’entends à la fois la poésie et la légèreté (les dernières mesures sont stupéfiantes où l’effacement dit par Arkel se retrouve par un son qui s’éteint en même temps que les lumières de l’orchestre, au point que les applaudissements dérangent car il rompent un silence naturel), le sens de la plainte (violons magnifiques au I), le sens dramatique et la clarté : une approche syncrétique assez théâtrale et en même temps qui nous emmène ailleurs, dans un univers complètement habité où se croisent Wagner, Moussorgski ou Berg, mais qui reste en même temps très idiomatique : Gatti ne dirige pas Debussy comme il dirigerait Parsifal, il dirige un Debussy impressionniste, qui fonctionne par touches de couleurs qui donnent leur sens à l’ensemble du tableau, des touches ici wagnériennes, ailleurs peut-être proches de Berg mais qui constituent un ensemble très personnel, et fascinant.
Au service du dessein du chef, un orchestre à vrai dire étonnant. Avais-je déjà entendu l’Orchestre du Mai musical florentin dans un tel état de grâce ? avec un son si diaphane quelquefois, avec une retenue pareille, avec des bois pareils et des cordes soyeuses et à ce point expressives? L’ayant entendu dans le Requiem de Verdi en février, on n’a pas ici l’impression du même son, de la même concentration : comme si on avait changé l’ensemble des musiciens, qui donnent ici un autre son et qui, on doit le dire proposent une prestation à l’égal des plus grands orchestres. A-t-on entendu récemment pareil son, pareille précision, pareilles ciselures sonores des cordes chez un autre orchestre dans cette œuvre ?
C’est bien là le pivot de la soirée: un travail exigeant de l’orchestre et cette approche si profonde de l’œuvre par le chef qui détermine et  grande tenue du cast, et tension musicale de la représentation. L’impression est si forte que la relative discrétion de la mise en scène finit par ne pas gêner, y compris des animaux assoiffés de Regietheater tels que moi.
Daniele Abbado dans son travail en général n’est pas un inventeur, comme souvent chez les metteurs en scène italiens il n’a pas de regard « dramaturgique » qui va éclairer les tenants ou les aboutissants d’un texte. À ce titre il fait le travail opposé d’un Christophe Honoré à Lyon qui fouille les possibles d’un texte jusqu’au tréfonds.
Daniele Abbado regarde le texte et l’illustre sans grande invention, mais avec une certaine élégance, et en essayant de coller à la couleur musicale, il sait par exemple suivre les rythmes musicaux et gérer les espaces esquissés par le décor, où les verticalités (la tour, la descente dans les soupiraux) sont figurées par un escalier métallique.

Roberto Frontali (Golaud) et Paolo Fanale (Pelléas) scène du gouffre © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Roberto Frontali (Golaud) et Paolo Fanale (Pelléas) scène du gouffre © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Au contraire de l’espace d’Honoré à Lyon, très horizontal (c’est d’abord un drame d’individus qui se cherchent…) celui de Florence est marqué par la verticalité et différents niveaux de jeu dans l’espace, où les personnages se croisent sans jamais se chercher, se rencontrent presque sans se voir, un espace limité par une structure en forme d’œil vue en perspective, donnant l’impression d’un tunnel dans lequel on pénètrerait pour s’y perdre, un espace difficile à parcourir  disparaissant quelquefois pour laisser l’espace vide: les personnages montent sur les parois, glissent, utilisent des marches fixées au mur, montent et descendent l’escalier métallique, ou une passerelle et restent pour l’essentiel debout dans cet univers un peu bétonné (sans forêt ni mer), où seul Arkel s’assoit dans un fauteuil bien inconfortable. Inconfort, instabilité, et prison, ils sont tous un peu perdus, sans avoir rien pour se poser ou se repérer.

Golaud et Mélisande © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Golaud et Mélisande © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Voilà l’impression que la structuration de l’espace donne et voilà pourquoi je le compare aux mises en scènes wagnériennes des années 70, où les personnages sont dans un espace non délimité, complètement non figuratif, avec des éclairages variables de Gianni Carluccio (assez frustres il faut bien le dire) qui signe aussi le décor, dont certaines scènes

Merci Vitez © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Merci Vitez © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

sont très inspirées de Vitez (la scène de la fontaine, construite comme chez Vitez) et les costumes de Francesca Livia Sartori, très stylisés, médiévaux par certains aspects, plus modernes par d’autres, sont aussi bien dans une non-époque que les décors indiquent un non-lieu. En ce sens, les références d’espace ou d’époques évitent toute précision et illustrent un texte qui parlent de personnages surgissant, cachant leur histoire et à l’avenir embué.
Pour un public peu familier de l’univers de Pelléas et Mélisande, ce travail respecte le texte et l’éclaire juste ce qu’il faut, mais sans jamais gratter au-delà de ce qu’il semble être ou dire, sans jamais le fouiller. C’est d’autant plus dommage qu’il y a des scènes pas mal trouvées comme celle de la tour où la fameuse longue chevelure est ici « symbolisée » par un longue traine issue de sa robe immaculée.

Golaud (Roberto Frontali) et Mélisande (Monica Bacelli scène finale © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Golaud (Roberto Frontali) et Mélisande (Monica Bacelli scène finale © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

D’autres sont vraiment bien réglées, celle de Golaud et Yniold regardant la fenêtre de Mélisande, tendue et bien construite au niveau dramatique, celle d’Arkel et Mélisande à l’acte IV, la scène finale, où Mélisande est étendue non sur un lit, mais sur une sorte de chevalet, voire de pupitre, comme un tableau vivant central ou comme une photo qu’on regarderait, ou une partition…et les autres fixant une Mélisande déjà moins humaine comme objet à considérer de loin, déjà presque un souvenir. D’ailleurs tous ces êtres un peu perdus ne se touchent guère, et quand Pelléas touche enfin Mélisande, il est trop tard, il va mourir, comme sacrifié par Golaud. Seule trace de « réalisme », l’œil de Golaud ensanglanté, comme si en quelque sorte l’œil figuré sur scène en était la métaphore et comme si toute l’histoire n’était qu’un mauvais rêve.

En conclusion, nous nous trouvons face à un spectacle de haut niveau, certainement l’un des plus beaux Pelléas et Mélisande des dernières années à l’orchestre, qui projette immédiatement Daniele Gatti dont c’était le premier Pelléas comme une des références sur cette œuvre. Les autres piliers du fameux trépied lyrique ne s’élèvent pas à ce niveau, mais imposent le respect sans emporter totalement la conviction. Espérons que Gatti reviendra assez vite à « Tout l’air de la mer ». [wpsr_facebook]

Bayreuth ou Florence? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Bayreuth ou Florence? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

TEATRO DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO 2012-2013: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART et L’ORCHESTRA DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO le 4 MAI 2013 (WAGNER, VERDI, BERLIOZ)

Wagner: Tannhäuser, Ouverture
Verdi: Quattro pezzi sacri, Te Deum, soliste Juliane Banse
Berlioz: Symphonie Fantastique
Orchestra Mozart
Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Florence, 4 mai 2013
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Le Maggio Musicale Fiorentino ouvre sous de tristes auspices: les contraintes budgétaires qui frappent les institutions culturelles italiennes imposent une réduction drastique des budgets de production. Le Don Carlo inaugural (Dirigé par Zubin Mehta), prévu dans une mise en scène de Luca Ronconi, qui revenait à Don Carlo après celui mythique de la Scala avec Abbado, sera une version concertante. Les choix de l’Etat ne favorisent que les deux institutions musicales phares, il Teatro alla Scala et l’Opéra de Rome, l’un parce que c’est l’un des emblèmes de l’Italie, et l’autre parce que c’est le théâtre de la capitale. Dans ce paysage noir, le Maggio Musicale Fiorentino, qui est le troisième larron et dont l’histoire au XXème siècle est faite de productions légendaires, de distributions exceptionnelles, de chefs de renom, de modernité de répertoire, est laissé de côté: y contribuent aussi trois faits non indifférents; d’une part une gestion chaotique depuis des années et une absence de direction artistique digne de ce nom, puis un problème de public: Florence n’est pas une grande métropole, même si c’est une ville culturelle et une université prestigieuse et à elle seule, elle ne draine pas un public suffisant pour remplir le vaste  vaisseau, et enfin le nouveau théâtre (moins vaste et à l’acoustique meilleure) ouvrira l’an prochain et nous sommes dans un entre deux coûteux.
Alors, Claudio Abbado a décidé de laisser son cachet en signe de solidarité avec la situation du théâtre, et par amitié pour Zubin Mehta, directeur musical, pour ce concert inaugural qui propose l’ouverture de Tannhäuser de Wagner, le Te Deum extrait des Quattro pezzi sacri de Verdi et la Symphonie Fantastique de Berlioz, une manière de répéter une partie du concert qu’il donnera à Berlin dans quinze jours. D’ailleurs, le premier violon de Berlin, Guy Braunstein, est le premier violon de la Fantastique, manière là aussi de se préparer au futur concert.
Deux orchestres pour ce concert (énorme masse avec onze contrebasses, une quarantaine de violons, quinze violoncelles, seize altos) , l’Orchestra Mozart avec ses musiciens habitués au geste d’Abbado, et le Maggio Musicale Fiorentino avec ses musiciens habitués à celui tout différent de Zubin Mehta. Même s’ils ont étudié ensemble chez Hans Swarowski à Vienne et qu’ils se connaissent depuis très longtemps, ils suivent des voies différentes. Comme nous le disait un des musiciens hier, l’un est plus un « Direttore » (Mehta), l’autre (Abbado) plus un « Concertatore », le « direttore » organise, indique, dirige; le « concertatore » s’occupe de la couleur, de la musique, de l’interprétation en donnant plus d’indications d’ambiances, notamment à la main gauche. Et qui connaît Abbado regarde danser sa main gauche, avec ses gestes minimaux, mais ses regards, ses expressions, ses sourires. Au geste large de Mehta se substitue un geste minimal mais à l’expression décuplée.
Je sens qu’un jour le lecteur sera lassé de lire toujours les mêmes expressions autour des concerts de Claudio Abbado qui cette année sont tous exceptionnels. Il fallait hier voir le public et entendre les spectateurs s’étonner du son, des options interprétatives, de la nouveauté des approches. Avoir accès, et pour un prix ridicule au regard de certains prix parisiens (40 €) à un tel concert, c’est une chance extraordinaire: seuls ceux qui ont eu cette chance d’être là un soir de magie (par exemple le 14 avril à Pleyel) peuvent comprendre ce qui s’est passé hier, avec un public évidemment tout acquis: le geste de diriger gratuitement a été largement diffusé dans la ville, la survie du théâtre est défendue par les spectateurs, très attachés au lieu, et de fait le vieux Teatro Comunale, avec sa vaste salle et son immense première galerie d’où on voit et entend magnifiquement (en deuxième galerie, très haut, très loin, c’est un peu différent) est un endroit sympathique. Nous pouvons aussi le reconnaître, la salle était toute acquise. Mais pouvait-on s’attendre à cette incroyable prestation?
Incontestablement, les musiciens étaient eux aussi très décidés à donner le maximum, pour ce concert à enjeu, ils ont répété y compris deux heures avant le début (même si la générale avait eu lieu la veille, publique, et la Symphonie Fantastique était déjà à tomber du balcon!). On savait que ce serait splendide, mais Abbado n’avait pas dirigé la veille l’ouverture de Tannhäuser, la laissant à son assistant, le premier violoncelle du MCO (Mahler Chamber Orchestra) Philipp von Steinhäcker qui commence à diriger. Et ce soir non seulement il la dirige, mais il l’invente! Que de regrets éternels qu’il n’ait jamais dirigé Tannhäuser à la scène. Cette exécution a laissé beaucoup de monde pantois, tant c’était une autre planète. Il est facile avec Tannhäuser, notamment dans l’ouverture, d’être grandiloquent, appuyé, un peu lourd. J’ ai été frappé d’étonnement  à la fois par la légèreté, le discours presque intimiste du début (les cuivres entrent presque par effraction) et la fluidité et la clarté de l’ensemble: un orchestre qui n’appuie jamais, des cordes d’un lyrisme impensable, la légèreté d’un ballet de feu follets mêlée à une dynamique inconnue jusqu’alors, alliant ralentis et rapidité, mélangeant les tempi, avec un finale à la fois grandiose et retenu, une interprétation à touches impressionnistes, des couleurs différentes sur chaque pupitre, ici à peine effleuré, là plus marqué, fusion et clarté, synthèse et analyse, une maison de verre, sans afféterie, sans maniérisme, dans la simplicité et l’épure de la grandeur: à pleurer. Jamais, jamais, jamais entendu cela comme ça.
J’ai écrit à propos d’Oberto que Verdi était difficile: on oublie que le plus grand verdien des quarante dernières années a été Claudio Abbado, parce que chez Verdi, tout est théâtre, tout est palpitation, tout est sensibilité, tout est humanité, tout est amour. Cette pièce, extraite des Quattro pezzi sacri, œuvre de Verdi très tardive (créée en 1898 à l’Opéra de Paris)  fait pendant au Tannhäuser, manière de marquer le bicentenaire des deux musiciens par deux pièces courtes d’une quinzaine de minutes. Mais là où Tannhäuser est connu, le Te Deum reste à la fois peu connu et peu joué. C’est, des Quatre pièces sacrées sans aucun doute (avec le Stabat Mater) la meilleure, celle où on reconnaît  à la fois Verdi le mélodiste et Verdi le spectaculaire, mais aussi Verdi l’intimiste: tout ça en 16 minutes hyperconcentrées.
L’œuvre est en effet toute en concentration, comme implosive. Rien à voir avec la théâtralité démonstrative du Requiem: Verdi retourne aux sources de la cantate, au grégorien ( le début!), il retourne à Palestrina qu’il admirait tant mais en même temps y met un double chœur, un grand orchestre et une soliste (qu’il voulait comme noyée dans les choristes). Un adieu aux formes d’antan, mais avec les masses d’antan. Le chœur est extraordinaire : comment pourrait-on accepter qu’il disparaisse à cause des erreurs successives qui ont amené la situation dramatique du mai Musical ?
Cela commence comme un murmure, le chœur d’hommes (partagé et tourné vers les côtés, pour que le son ne vienne pas directement sur le spectateur) entame « Te Deum laudamus, Te Dominum confitemur », comme une sorte de long murmure intérieur, à peine accompagné par l’orchestre. Pour exploser avec une violence de celles qui viennent après un désir trop longtemps contenu avec trois fois « Sanctus, Sanctus, Sanctus  Dominus Deus Sabaoth » qui fait évidemment sursauter le spectateur. C’est cette tension-là qui court sur toute cette pièce. Le critique italien Massimo Mila soutient que les Quattro pezzi sacri de Verdi marquent l’évolution des formes qui partent de Palestrina, passent par la forme Cantate de Bach jusqu’à Stravinski et aux formes modernes qu’on retrouve chez Szymanowski (Stabat Mater 1927) ou la Messe glagolitique de Janacek (1926) et bien d’autres (Bartok ou Kodaly), il insiste sur l’évolution de cette écriture qui ferme un parcours de vie mais ouvre sur un parcours musical tourné vers la modernité.
Abbado dans son approche marque à la fois ces tensions entre intériorité et extériorité, souvenirs des œuvres passées (notamment Otello et le Requiem), et originalités de composition (violons suraigus et contrebasses au plus grave en même temps dans la partie finale) mais là où il nous rappelle quel verdien il est, c’est dans la manière très fluide d’enchainer chœur et orchestre, de faire ressortir la mélodie et de faire chanter l’orchestre, ou plutôt de le faire parler. De cette pièce quelquefois considérée comme un peu froide et convenue, il fait ressortir l’émotion qui prend à la gorge et qui rappelle comment Verdi sait merveilleusement jouer du clavier des émotions. Une interprétation chavirante qui là aussi fait regretter le temps où Abbado était le maître ès Verdi. Il nous rappelle simplement qu’il l’est encore, avec ses variations de couleur, avec ses crescendos où il est unique, avec une tension à la fois intérieure et théâtrale (c’est un paradoxe, mais cela marque que le théâtre vise au bouleversement des émotions, et notamment des émotions collectives : il régnait dans la salle ce silence à la fois recueilli et hypertendu que j’ai connu dans ses plus grandes interprétations mahlériennes, là où frappe la stupéfiante découverte d’une vérité de la musique qui sonne dans les cordes les plus intérieures et les plus sensibles de l’humain. mais pourquoi aller chercher Juliane Banse pour la seule phrase finale? Ne pouvait-on pas trouver une chanteuse italienne?
Claudio Abbado a déjà donné en 2008 à Lucerne sa vision  de la Symphonie Fantastique de Berlioz, avec le Lucerne Festival Orchestra. Ce devait même être un enregistrement DG qui a été réalisé et n’est jamais paru pour des raisons mystérieuses. Une interprétation stupéfiante de clarté, de nouveauté, de dramatisme. Il va ici encore plus loin dans une lecture résolument moderniste au sens où elle donne sens à tout ce qui dans la Symphonie Fantastique (1830), fait rupture avec le monde symphonique du temps.  Cette exécution prépare évidemment celle de Berlin les 18, 19, 21 mai prochain et d’ailleurs le premier violon ce soir est Guy Braunstein, premier violon des Berliner Philharmoniker. Premier alto l’ex-premier alto des Berliner Philharmoniker Danuta Waskiewicz, qui fut la première femme à occuper chez les Berliner un poste de chef de pupitre, et qui les a bientôt quittés pour faire une carrière en free lance. L’autre alto est Jörg Winkler, un ex du Mahler Chamber Orchestra. Et puis, bien sûr, arrivé dans la journée (il n’était pas à la répétition générale) Lucas Macias Navarro, l’hautboïste de renommée mondiale (Concertgebouw, Lucerne Festival Orchestra, Orchestra Mozart) qui va nous étonner par la douceur et la suavité du son de son instrument. Car les bois sont au centre de la préoccupation d’Abbado, aussi bien la flûte (Chiara Tonelli) que la clarinette (Alessandro Carbonare) ou le hautbois. C’est d’eux que parviennent ces sons fortement marqués timbriquement, à la limite de la dissonance, qui surprennent par les contrastes dont il jouent et ils se jouent et qui répondent en contraste à des cordes souvent plus « harmonieuses ».
Ce qui frappe dès l’attaque, c’est une incomparable légèreté, légèreté des coups d’archet, légèreté des pizzicati (aux contrebasses) la construction des échos (cor et violons !) et les crescendos sonores mais toujours avec une légèreté de toucher qui ne laisse pas d’étonner, à ce titre le crescendo final du premier mouvement (Rêverie passion) avec ce dialogue flûte-hautbois et cordes est proprement ahurissant.
4 harpes trônant au milieu des cordes, donnant le signal, très clair, très marqué, très présent du deuxième mouvement, Un bal, où elles dialoguent sans cesse avec les violons qui engagent l’auditeur dans le charme de ce rondo élégant où l’impression qui prévaut est un effleurement permanent, un « léger tourbillon » comme dirait Gounod, d’une précision extraordinaire. Avec un minimum de gestes, Abbado crée la musique et les ambiances à la fois rassurantes de la danse et les tensions amoureuses nées dans le mouvement précédent, exprimées par la flûte et la clarinette : les bois portent toutes les tensions dans cette symphonie par leurs sons un peu grinçants qui dialoguent avec les cordes fabuleuses (Ah ! ces pizzicati). Abbado réussit toujours à obtenir des musiciens des sons improbables, mais qui font musique, à soigner contrastes qui vont jusqu’au souffle sonore à peine exprimé et qui dans une pièce aussi connue, ne laissent pas de surprendre.
Après Un bal une partie plus pastorale, Scène aux champs, souvenir lointain de la Pastorale de Beethoven, mais qui ne célèbre pas la nature, mais plutôt une ambiance inquiétante : la douceur initiale du cor anglais soliste (magnifique !) et du hautbois est accompagnée en écho par des roulements de tambour en sourdine inquiétants. Et de fait, Abbado ne fait que préparer à travers cette scène apparemment bucolique le mouvement suivant qui est la Marche au supplice. Ainsi l’appel final au cor anglais qui clôt le mouvement et qui reprend les mesures initiales ne sonne pas tout à fait de la même manière, moins serein, plus lourd, plus inquiétant, légèrement menaçant. L’ensemble du mouvement est sans doute pour moi, avec le dernier, le sommet de l’interprétation d’Abbado, qui réussit à tresser la sérénité et l’inquiétude en une profonde unité rythmique et tonale, en réussissant une synthèse que l’on retrouverait en peinture dans La Tempête de Giorgione où se conjuguent à la fois la menace du ciel et la tendresse des personnages. Époustouflant.
Plus « conforme »  la marche au supplice, préparée par le final du mouvement précédent, notamment aux percussions , où la tension dramatique est à son comble, avec une alliance des cuivres et des cordes plus graves (altos, violoncelles, contrebasses), et l’intervention phénoménale des bassons : tous les instruments émergent, chaque pupitre est entendu, dans un rythme jamais pesant (ça l’est quelquefois chez d’autres chefs) .  Même dans ce mouvement fort, quelquefois chaotique, domine la fluidité du son. Incroyable.
Évidemment, le mouvement le plus libre, le plus inventif est le songe d’une nuit de Sabbat, sorte de version symphonique démoniaque de la Grande aux Loups du Freischütz de Weber. Comme pour son Parsifal où il avait demandé de gigantesques cloches orientales pour les scènes du Graal, on remarque immédiatement que le son dès le départ va être rythmé par les « vraies » cloches (impressionnantes) qui sonnent le Sabbat. Jeu de sons et de dissonances (notamment à la flûte et au piccolo, très sollicités, et surprenants – déjà à Lucerne !-) Abbado ose tout pour mettre en exergue les extrêmes possibles du son (même les trombones apparaissent « autres » !) pour composer une danse fantastique et macabre, une sorte de sarabande glaçante : c’est littéralement phénoménal et l’ensemble de l’orchestre compose une sorte de danse sonore qu’on perçoit même dans les mouvements des corps, Chiara Tonelli dressée, hypertendue, sur sa flûte, Guy Braunstein complètement engagé, désarticulé autour de son violon, les altos en vagues successives tempétueuses : tout l’orchestre se fait métaphore de la musique, et nous la fait lire. Sublime.
Comment s’étonner du hurlement de la salle qui se dresse, debout, dès le deuxième rappel. Et qui pendant une quinzaine de minutes, frappe en rythme pour voir apparaître et réapparaître le maître, épuisé sans doute de tant d’engagement. Un concert événement, où les musiciens nous ont stupéfié, ils ont donné à leurs dires même ce qu’ils ne croyaient pas possible de donner. Tout ce que touche Abbado devient Or, et il réussit à créer dans le groupe cette attente, cette émulation qui va au-delà de la simple exécution et qui fait naître l’alchimie musicale. Abbado est la pierre philosophale de la musique.
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NUOVO TEATRO DELL’OPERA à FLORENCE le 23 décembre 2011: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART, L’ORCHESTRA e IL CORO DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO (BRAHMS: Schicksalslied et MAHLER, Symphonie n°9)

Florence dispose depuis le 21 décembre, date de l’inauguration officielle, d’un nouveau Théâtre d’Opéra. Le vieux Teatro Comunale, reconstruit après les bombardements de la seconde guerre mondiale, vaste salle sans âme ni élégance fermera dans quelques mois au profit de ce complexe composé d’une théâtre d’Opéra de 1800 places, d’un auditorium de 1000 places, d’un amphithéâtre en plein air de 2000 places, le tout signé par l’architecte Paolo Desideri. Situé juste au-delà de la Porta del Prato, non loin de la gare et de l’ancien théâtre, le nouvel opéra de Florence est à découvrir, à travers une série de concerts et de manifestations. Après l’inauguration officielle par Zubin Mehta (Beethoven Symphonie n°9), c’est Claudio Abbado qui dirige l’orchestre du Mai musical florentin et l’orchestre Mozart dans le fameux « Schicksalslied » de Brahms et la « Symphonie n°9 » de Mahler, programme exigeant, et résolument grave, qui ne va pas forcément avec la période de fêtes et avec les réjouissances d’une inauguration, mais qui est évidemment excitant vu le chef…

Le théâtre est très inspiré de l’opéra d’Oslo pour la forme, les volumes, et l’utilisation du bois et la couleur dans la salle. A Oslo les architectes ont privilégié la lumière et le verre dans les espaces publics, et le bois dans la salle. Remplacez le verre par du béton, et vous avez à peu près le teatro dell’Opera. Mêmes rampes sur les côtés (voir photo), même disposition du bâtiment. Une sorte de Blockhaus avec des foyers bas de plafond, plus étirés à l’horizontale que visant à l’élévation verticale. Comme à Oslo, c’est le bois, de même couleur, qui a été privilégié dans la salle principale, une salle frontale de 1800 places avec deux balcons qui descendent vers la scène en rappelant la forme de la salle du vieux Comunale, un ensemble assez élégant, et un grand confort avec beaucoup d’espace entre les rangs, ce qui permet un confort des jambes assez inédit. On pourra vraiment juger de l’acoustique quand tous les travaux seront terminés, même la conque acoustique n’est pas définitive. La scène, très avancée dans la salle, conduit à un son très présent, très fort, un peu sec, alors que le choeur, pour le Brahms, manquait d’éclat en fond de scène. je ne suis pas convaincu par la distribution des espaces, mais il faudra voir à l’usage, lorsque l’auditorium de 1000 places sera en fonction. Le Comunale était rarement plein, je doute que ce nouveau théâtre le soit aussi: le public potentiel florentin n’est pas énorme. D’ailleurs, il restait pour le concert plusieurs centaines de places à vendre que l’administration du théâtre a offert au public de dernière minute avec 10% de réduction. Il est possible que des sponsors qui traditionnellement en Italie achètent des centaines de places pour leurs invités, n’aient pas réussi en cette période de l’année à attirer leur public. Ils ont peut-être rendu les places. Le sponsoring en Italie conduit souvent à exclure des salles bonne part du public ordinaire. La Scala par exemple met rarement en vente plus de 500 places, les 1500 places restantes se partageant entre sponsors et abonnés.

 

Enfin, il y avait du public, et quelques stars, Roberto Benigni et son épouse, amis de longue date d’Abbado, la danseuse (à la retraite) Carla Fracci, quelques politiques locaux, dans une ambiance chic et choc de cette ville très aristocratique et provinciale qu’est Florence.
Et ce fut un beau concert. Dès les premières mesures du Brahms, on mesurait la qualité du son de cet orchestre hybride, né de l’union de l’Orchestra Mozart et de celui du Maggio Musicale Fiorentino, avec des chefs de pupitres venus du Lucerne Festival Orchestra, on reconnaissait Raphaël Christ (Premier violon), son père Wolfram Christ (Premier alto) avec l’ex premier alto de la Mahler Chamber Orchestra, Jacques Zoon à la flûte , Alessandro Carbonare à la clarinette, Alessio Allegrini au cor, et bien sûr, l’irremplaçable Reinhold Friedrich à la trompette. Le Schicksalslied, tiré de l’Hyperion de Hölderlin, chante le malheur des hommes et la félicité des élus, qui ont dépassé le destin, face aux hommes, qui en sont les jouets. L’ensemble a été vraiment magnifique, avec un début prodigieux, dans un crescendo dont Abbado a le secret. Le chœur s’en est très bien tiré, malgré le problème acoustique signalé plus haut. Après ce début prometteur, l’interprétation de la Symphonie n°9 a pris de court les habitués que nous sommes, comme souvent. Abbado ouvre la premier mouvement sur un tempo plus vif, presque plus allègre, avec un son plus ouvert, et accentue les contrastes. Il en résulte une forte tension entre les trois premiers mouvements, étourdissants de vivacité virevoltante, d’ironie mordante (le rondo burlesque devient insupportable de cruauté), avec des solos à faire pâlir (Jacques Zoon à la flûte a été littéralement prodigieux, sans parler de Friedrich), et le quatrième, qui devient en contrecoup bouleversant, de douleur rentrée, de volonté de ne pas s’étioler, de résister à l’aimantation de la fin. Et, même si ce n’est sans doute pas la plus grande Neuvième entendue, les larmes coulent, comme toujours quand Abbado nous prend par surprise et nous emmène dans cet espace du sensible et de l’émotion qu’aucun autre chef n’explore avec cette insistance et cette intuition. Et lorsque les derniers soubresauts de son remplissent (à peine, tant ils sont murmurés) la salle, quand les lumières peu à peu s’éteignent dans un long silence traversé par des filets sonores à peine perceptibles, pour laisser place à un très long silence dans une salle presque totalement obscurcie où l’orchestre n’est plus qu’un ensemble d’ombres immobiles, on se dit que Mahler est grand, et Abbado son prophète.

Le résultat: un triomphe, énorme, plusieurs dizaines de minutes, la salle debout, et de longs applaudissement insistants longtemps après le départ de l’orchestre pour rappeler le Maître, mais celui-ci, fatigué et souffrant du dos, ne s’est pas présenté une dernière fois comme il le fait à Lucerne. Quand finit la musique, le poids de l’âge revient, mais quand il est sur le podium, on sent bien que la musique est pour lui une source d’éternelle jeunesse et d’éternelle énergie.