OPERA NATIONAL DE PARIS 2016-2017: LA FILLE DE NEIGE (SNEGOUROTCHKA/СНЕГУРОЧКА) de Nikolai RIMSKI KORSAKOV le 3 MAI 2017 (Dir.Mus: Mikhail TATARNIKOV; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Arrivée de Fleur de neige © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Dans la vaste programmation parisienne, qui n’arrive pas toujours à me passionner, j’avais repéré cette production de La Fille de Neige, un opéra que je n’avais jamais vu sur scène, comme beaucoup, et qui m’a aussi attiré à cause d’une distribution de très haut niveau, et de la mise en scène de Dimitri Tcherniakov : bien m’en a pris.
Le conte de fées amer qu’est la Fille de neige, d’après Ostrowski, est l’histoire d’une jeune fille née des amours de Dame Printemps et du Père Gel, et qui doit être protégée du soleil qui veut sa perte (ou sa fonte). Le Père Gel quand il doit se retirer à la fin de l’hiver, vient rencontrer la mère, Dame Printemps, pour envisager comment protéger leur fille. Celle-ci est attirée par la communauté des Berendeis, où elle est séduite par le chant d’un berger, Lel, qu’elle veut connaître. Mais vivre chez les hommes, même dans une communauté dont le but est le bonheur humain, n’est pas si facile.
L’histoire est celle d’une initiation à l’univers humain, et au sentiment amoureux, qui va finir tragiquement. Arrivée dans ce monde, la fille de neige (Fleur de neige, dans la traduction d’André Markowicz), par sa stupéfiante beauté, va créer le désordre.
La jeune fille dont les garçons tombent tour à tour amoureux, ne sait répondre à cet amour auquel elle est étrangère : fille de neige, elle est froide et c’est bien ce que lui reproche Lel, le berger à la voix d’or (c’est un contreténor). Protégée par ses parents adoptifs qui la recueillent, elle va se trouver confrontée à un autre couple, celui de la jeune Koupava et son fiancé Mizguir, qui va tomber immédiatement fou d’amour pour Fleur de neige et renoncer illico à Koupava. Voilà toute les données de l’intrigue.

La pièce d’Ostrowski -et le livret qu’en a tiré Rimski Korsakov- est une histoire païenne, de forces de la nature qui s’opposent, et d’une communauté humaine isolée d’un village, une sorte de communauté idéale et simple, sans conflits ni histoires sinon celles du cycle humain, avec ses amours, ses mariages, et son quotidien.
Cette histoire d’hiver et de Printemps, mais aussi de soleil, c’est évidemment une histoire (originale) qui renvoie au cycle de la nature et aux saisons, très sensibles dans la tradition russe (on songe au Sacre du printemps), mais aussi dans toutes les traditions païennes depuis l’antiquité, profondément animistes.
Le conte amer n’est en fait qu’une traduction des bouleversements subis par la nature dans toutes ses transformations. L’inéluctabilité de ces bouleversements emporte évidemment Fleur de neige, piégée par le réchauffement climatique, parce que fille du gel et du dégel (Dame Printemps), elle a une nature intermédiaire qui ne répond pas aux cycles tels qu’ils sont définis. Elle est autre et elle le paiera.
Cette idée de cycle naturel traverse l’œuvre et implique le moment final. Fleur de neige est forcément isolée et singulière, dans un monde printanier et donc en bouleversement. Belle et froide, Fleur de neige doit le rester, mais au contact des hommes, elle finit par en épouser les passions.
Ainsi le conte d’Ostrowski est-il à la croisée de deux chemins : un chemin mythologique, animiste, cyclique, dont Fleur de neige est le produit intermédiaire et donc forcément en danger, et un chemin humain, qui se traduit par le désir et la passion qui expose la jeune héroïne également. Tant qu’elle ne réussit pas à en épouser les brûlants sentiments, Fleur de neige est protégée, mais dès qu’elle y touche, elle s’y brûle et meurt. Vivre sans passion, ou mourir d’amour, voilà le choix implicite auquel la jeune fille se confronte, et elle choisit la mort, et donc d’une certaine façon, la vie.

Pour traduire cette alternative, Dmitri Tcherniakov propose un travail d’une très grande intelligence, une lecture a plusieurs niveaux, aidé par de magnifiques décors qu’il signe, et les costumes faussement traditionnels d’Elena Zaytseva, mais surtout les merveilleuses lumières diaprées, brumeuses, ombreuses, de Gleb Filshtinski.
D’abord, il situe cette communauté des Berendeis de nos jours, une sorte de communauté sectaire isolée et nomade, nostalgique d’un âge d’or de la tradition, réfugiée au fond des bois (le rideau est ouvert pendant que les spectateurs s’installent : sur scène, c’est nous, hic et nunc).

Elena Manistina (Dame Printemps) et les Oiseaux © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Le rideau se ferme pour que la musique commence, et la première scène se situe dans une école de danse, dont Dame Printemps est la directrice, qui prépare les oiseaux à envahir l’espace. L’invitation au Printemps, vue sous le rapport de la danse, c’est évidemment pour Tcherniakov une manière implicite d’évoquer la traduction dansée de l’irruption du Printemps, à savoir Le Sacre du Printemps de Stravinski, qui est un des prolongements de cette tradition paysanne de l’arrivée du Printemps vue comme explosion de la nature et des sèves diverses qui la traversent. C’est évidemment l’apothéose de Dionysos. Cet espace clos intemporel où se préparent les diverses explosions de la nature accueille aussi le père Gel, personnage très aimé de la tradition russe (une sorte de Père Noël), vu ici comme une sorte de fonctionnaire un peu triste et gris, qui amène Fleur de neige à sa mère, pour décider simplement de l’avenir de la jeune fille, qui se dissimule derrière une porte, comme pour signifier qu’elle n’a plus sa place auprès de ses parents.
Le stupéfiant décor de forêt où sont installés dans un village éphémère les Berendeis est aussi vu avec une grande intelligence : la forêt, c’est un lieu protégé du soleil, un lieu d’ombre et de lumière diffuses, où la jeune fille est en sécurité. C’est ce lieu qui a toujours été depuis l’antiquité un lieu transitionnel (la forêt druidique des gaulois), entre les hommes et les dieux, lieu de séjour des divinités sylvestres : l’arbre par son élévation monte au ciel, mais aussi plonge ses racines dans les entrailles de la terre, il symbolise ce lien entre les forces invisibles et visibles. Ce lieu est donc lui aussi un lieu de ce dialogue entre esprits et humains, un lieu inquiétant tant exploité par les contes de fées.
Dans ce lieu inquiétant, Tcherniakov place les Berendeis, une communauté rassurante, où l’on trouve des êtres placides, souriants, habillés de manière traditionnelle, mais aussi en costumes contemporains, un faux décor d’opérette, comme fait pour le spectateur traditionaliste qui voit enfin la Russie de ses rêves, mais traversé aussi par les passions et les désirs : très subtilement, Tcherniakov par les costumes identifie les rôles : Lel, le berger, c’est le barde, mais il est aussi comme berger le représentant de l’Arcadie qui est le paradis des anciens, qui s’exerce à la musique, qui comme l’on sait est l’art du paradis. Koupava, c’est avec son costume traditionnel la représentante d’un monde d’une réalité un peu rêvée, mais terrien, c’est la riche paysanne d’opérette qui va entrer en tragédie. Quant à Mizguir, par son costume gris sombre, sans couleur, il se définit comme autre, comme citadin, déjà ailleurs et séparé de la communauté.

Intéressante aussi la manière dont le Tsar Berendeis est proposé : rien d’un tsar, mais plutôt un vieux sage qui regarde la vie paisible du groupe et s’en abstrait, il peint (un portrait de Dame Printemps) et toutes ces affaires de cœur l’ennuient un peu. Mais il sait que les Berendeis sont poursuivis de l’hostilité du Soleil (Iarilo), et cherche à l’apaiser en cherchant la résolution collective (et politique) des problèmes. La présence de Fleur de neige en est la raison inconnue, elle est l’intruse qui provoque le désordre des hommes et la colère des dieux. Le monde ordonné n’aime pas les êtres non définis, intermédiaires, dont la seule présence est facteur de trouble.
Fleur de neige est facteur de trouble parce qu’elle ignore la chaleur du désir, les brûlures de l’amour, et les échauffements du cœur. Elle aimerait les connaître, mais son monde est ailleurs. Lel la délaisse et Mizguir qui en est tombé fou amoureux, a rejeté Koupava, mais n’est pas aimé de retour, il devient l’essence même du Mal aimé.

C’est à cause de l’hostilité du soleil que Berendei le Tsar va marier les couples amoureux, mais Lel va choisir Koupava abandonnée de Mizguir, tandis que Fleur de neige se refuse à Mizguir.
Une situation que Fleur de neige peut de moins en moins supporter au point qu’elle retourne à sa mère Dame Printemps au moment où cette dernière doit fuir l’arrivée de Iarilo le soleil d’été. Elle demande à sa mère de lui procurer le don d’amour.

Aida Garifullina (Fleur de neige) © Elisa Haberer

Dans une scène magnifique où elle court dans la forêt déserte aux arbres qui dansent une sorte de valse désespérée, Fleur de neige va rencontrer Mizguir et lui donner son amour : tout devrait donc finir avec bonheur, mais Fleur de neige offerte à la brûlure de l’amour se met à fondre et meurt en déclarant son amour à Lel : Mizguir part se tuer. Tcherniakov fait alors de la jeune fille une sorte de martyre tant la position de son corps ressemble à une statue baroque de Sainte Cécile (patronne des musiciens…).
Ainsi donc Tcherniakov d’une manière très délicate, propose une sorte de polyptique où se mêlent à la fois les racines paysannes et mythologiques, les passions toutes humaines, mais aussi et très nettement les dérives d’une sorte de vie sectaire, la vision finale du soleil figurée par une roue qui brûle en est l’image évidente, une vie sectaire où la mort de Fleur de neige n’a pas d’importance, au contraire accueillie par une fête et un soulagement. L’élément perturbateur du groupe, celle qui n’est pas comme les autres et son pendant masculin(Mizguir) disparaissent et le monde redevient « comme avant ». Car c’est bien le sens de l’histoire racontée par Tcherniakov : les deux personnages qui cherchaient à se racheter une normalité et un anonymat (Fleur de neige et Mizguir) sont morts, et c’est le prix à payer pour que tout continue pour les autres.
C’est sans contexte un grand spectacle, une des mises en scènes les plus fines de Dmitri Tcherniakov, qui regarde le monde russe qui veut retourner à la tradition ancestrale non sans ironie, parce le prix à payer est l’uniformisation souriante (et terrible), et qui regarde en même temps l’état de nature avec la même crainte : la nature est toute aussi hostile que les hommes à ce qui n’est pas dans l’ordre, comme cet être hybride fait de gel et de printemps. Seule la norme compte, pour que l’ordre naturel, politique et culturel, règne : effrayant.
Musicalement, c’est un enchantement.
D’abord la musique de Rimski-Korsakov, une musique aux couleurs variées, profondément impressionniste, descriptive, très diverse, jamais tonitruante, où l’orchestre de l’Opéra de Paris fait vraiment merveille, dirigé par Mikhail Tatarnikov, évidemment dans son répertoire idiomatique. Cependant sa direction très au point et qui mérite d’être saluée, aurait mérité d’être plus lumineuse, avec un rendu orchestral plus limpide, pour encore mieux apprécier la délicatesse de l’orchestration. Cela reste un peu « conforme », et aurait peut-être gagné à une vision plus audacieuse, à l’image de la mise en scène.
Du côté de la distribution, essentiellement russo-germanique, bien peu de remarques, et aucune vraiment désobligeante. Malgré les changements de dernière minute (notamment Ramon Vargas qui a renoncé, remplacé par un Maxim Paster aux aigus un peu problématiques et à la ligne de chant instable, même si le personnage est très bien campé), le spectacle est l’un des plus homogènes vus ces derniers mois.
Thomas Johannes Mayer est Mizguir, certes il n’est pas slave, mais la diction ne m’est pas apparue si étrangère à la langue russe. Dans la mesure où il incarne un personnage à part, autre, langue russe dans bouche allemande peut se justifier. En tous cas, comme souvent, il a l’intensité, il a l’engagement, il a les accents, et aussi la ligne de chant, et les aigus. Son timbre légèrement opaque fait aussi merveille pour caractériser ce personnage déchiré. J’aime ce chanteur et il ne m’a pas déçu.
Franz Hawlata est Bermiata, le conseiller du Tsar. Particulièrement à l’aise en scène, c’est un straussien exceptionnel (son Sir Morosus !) mais à la voix ternie ces dernières années. C’est un acteur hors pair, d’une grande intelligence mais il est moins à l’aise dans ce rôle, dans les accents et dans la manière d’avoir le texte en bouche avec des aigus problématiques et sans la fluidité à laquelle il nous a accoutumés. Prestation moyenne dirons-nous.
En revanche, magnifiques les deux parents adoptifs de Fleur de neige, le bonhomme Bakoula (Vasily Gorschkov) et la bonne femme (Carole Wilson), particulièrement bien dessinés par la mise en scène, avec de l’humour, de la présence, et de la voix, vraiment intéressants.
Vasily Efymov, l’Esprit des bois, à la voix sonore et à la belle présence, est aussi un élément emblématique de l’excellence du plateau dans les rôles secondaires.
Martina Serafin est Koupava, un rôle inhabituel pour ce soprano plus habitué aux rôles de lirico spinto du répertoire. Elle a l’autorité, elle a la voix au volume qui remplit facilement le vaisseau Bastille, elle a aussi la présence scénique, où Tcherniakov lui donne un rôle duplice par rapport au berger Lel, choisi pour se venger de Mizguir.
Lel, c’est Yurij Minenko, contreténor qui partage avec l’héroïne le plus gros succès de la soirée, qui s’est substitué à Rupert Enticknap initialement annoncé.

La voix est claire, forte, bien projetée, et le chant très bien contrôlé. Une vraie performance, d’autant que le personnage, léger, négligeant, insouciant est parfaitement campé avec son look vaguement hippie chaloupé. Une trouvaille !
Elena Manistina est une Dame Printemps au beau mezzo grave, peut-être un peu tendu dans les aigus, notamment au dernier acte, et marqué par un vibrato un peu excessif mais la personnalité scénique, les attitudes, les accents atténuent ces problèmes, tandis que Vladimir Ognovenko est toujours la basse solide qu’on connaît et sur lequel l’outrage du temps n’a pas d’effet, le court rôle du Père Gel est parfaitement tenu, avec une belle palette de couleurs.
Aida Garifullina, enfin, qui donne un incroyable relief au rôle de Fleur de neige. Elle en a le physique grêle et fragile, elle a la présence, la timidité, la sensibilité, et surtout une incroyable voix, puissante, magnifiquement contrôlée, avec un chant coloré, une interprétation si exceptionnelle qu’on se demande désormais qui d’autre pourrait s’emparer du rôle aujourd’hui. Etonnante et bouleversante, elle remporte un immense succès. Signalons enfin la performance du choeur de l’Opéra dirigé par José Luis Basso, vraiment somptueux ainsi que celle des enfants du choeur d’enfants de l’Opéra et de la Maîtrise des Hauts de Seine.
Une magnifique soirée, qui prouve qu’une œuvre rare, quand elle est défendue de cette manière et avec une mise en scène d’une telle profondeur, remporte le succès qu’elle mérite. À quand à Paris les autres chefs d’œuvres de Rimski-Korsakov, qu’on commence à voir sur les scènes européennes ici et là. [wpsr_facebook]

Au centre Martina Serafin (Koupava) © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

OPERNHAUS ZÜRICH 2015-2016: PELLÉAS ET MÉLISANDE de Claude DEBUSSY le 14 MAI 2016 (Dir.mus :Alain ALTINOGLU; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Dispositif © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Dispositif © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Voir Pelléas et Mélisande au milieu d’une série de Tristan une Isolde est riche d’enseignements pour le mélomane qui peut tisser des fils, créer des ponts, voir ce qui lie les deux œuvres et ce qui les différencie. Si j’ai parlé de doxa à propos de Tristan, il y a une doxa sur Pelléas de la même manière, dans la manière de dire les mots de Maeterlinck, dans la manière de diriger : il y a une idée de Pelléas, dans le dire, dans l’évocatoire, dans le rêve, et l’idée d’une identité française irréductible. Quant à moi, incurable wagnérien, je n’ai cessé de penser à Wagner en entendant ce Pelléas, les citations presque littérales de Parsifal (premier intermède), les références si nettes au duo de Tristan (final de l’acte 3), les lointains échos de Lohengrin. Wagner était bien une obsession française à la fin du XIXème.
Il y a aussi une doxa dans les mises en scènes, mais, à la différence de Tristan und Isolde, Pelléas, au nom du mystère, au nom du symbolisme , au nom d’une approche très éthérée de la musique, n’a quasiment droit qu’à un type d’approche. Déjà le travail très poétique et fouillé de Christophe Honoré à Lyon la saison dernière dérangeait le bel ordonnancement de certitudes scéniques que plus d’un siècle de tradition a fossilisées en France, mais après cette production de Dmitri Tcherniakov à Zürich, qui eût déchainé les passions si elle avait été proposée sur une scène parisienne, il est clair que la réflexion sur l’approche de l’œuvre s’est quand même un peu plus approfondie et surtout ouvre d’autres perspectives riches de potentialités. On connaît le travail de Dmitri Tcherniakov, sur les univers familiaux clos et leurs non-dits, sur la pesanteur bourgeoise, , on connaît aussi son faux réalisme, qui est lui-même un symbolisme, une sorte de concrétude trompeuse qui fit ulcérer le public de Milan à la vue d’Alfredo épluchant des patates. Dans Macbeth à Paris, dans Lulu ou Les dialogues des Carmélites à Munich, il échappait à la clôture bourgeoise pour créer une vision très synthétique d’une situation : dans Pelléas à Zürich, il créé un univers étouffant dans un espace blanc et luxueux, pur et clair, ouvert sur une nature luxuriante, et crée une Mélisande comme élément perturbateur d’une famille déjà bousculée mais qui cache ses plaies sous un bel ordonnancement lisse, représenté par l’espace très contemporain où vont évoluer les personnages : un espace qui se fracture par des rideaux de tulle translucides, laissant voir sans voir, et des cloisons qui se plient et déplient, d’où on entend sans voir, et des baies vitrées d’où on voit sans entendre. « Pelléas ton univers impitoyable » comme on le chantait naguère à propos du feuilleton Dallas. Univers bien plutôt insupportable ici. D’autant plus qu’il est chic et bien propre sur soi. Le malaise évident dans l’œuvre de Debussy mais dilué dans un Moyen âge légendaire et rêvé, « crève l’écran » dans cet univers proche de nous d’une famille d’aujourd’hui qui la plupart du temps se tait, en proie à des gestes rituels (boire de l’eau, une activité obsessionnelle tout au long de l’opéra) attablée en silence pendant que les êtres se déchirent.

Familles je vous hais © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Familles je vous hais © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Dans cette famille dominée par un Arkel qui ressemble au «Commendatore » de Don Giovanni, dictatorial et en même temps bousculé par le désir, Pelléas survient en bousculant les codes, tandis qu’Yniold parcourt les scènes en jouant, déguisé en joueur de football américain, en ourson, illustrant un malaise qui va en faire un double presque muet de Mélisande et que Geneviève est préposée à gérer la maladie du père de Pelléas. Dans cet univers tendu et silencieux du prélude, Golaud survient en ramenant une petite noiraude, vaguement gothique, qu’il présente rapidement à la famille et avec qui il entame une analyse, hors de son cabinet, aucoeur de la famille. C’est un cas clinique (ça, tout auditeur ou lecteur de Pelléas et Mélisande s’en doute) et la psychanalyse se déroule, sous l’œil de caméras qu’Yniold regarde sur l’écran plat accroché au mur, pendant que Mélisande est étendue sur des divans qui forment le premier plan du grand salon-salle à manger, ouvrant sur une forêt, qui sera le seul décor de la soirée. Cette psychanalyse de Mélisande va tourner à la tragédie quand Golaud va tomber amoureux de sa patiente. Un transfert en quelque sorte, mais dans le mauvais sens.

C’est une première vision, mais évidemment, et là se situe toute l’ambiguïté, rien ne nous dit que ce que nous voyons est aussi simple, nous aurions une transposition-transfert de la situation effective du drame de Maeterlinck, dans la famille d’un psychanalyste.
Mais rien ne nous dit que ce que nous voyons ne soit pas non plus un effet de « montées d’images » de Mélisande et que ce qui est vu ne soit pas une sorte de rêve, où elle s’inventerait dans le cadre même de sa psychanalyse, l’histoire même que le spectateur regarde. Vrai, faux, réel, rêvé, image mentale ou réalité : toute la difficulté est là pour le spectateur, et aussi toute la stimulation intellectuelle autour d’une mise en scène qui est ou bien représentation d’une psychanalyse qui tourne mal, ou une succession de signes cliniques internes à la psychè de Mélisande, voire une réalité perturbatrice d’une famille faussement ordonnée, où la présence de Mélisande devient un révélateur. Le spectateur navigue entre ces pôles, et il n’est pas mauvais qu’il navigue. Rien ne dit qu’une mise en scène doive forcément nous donner une réponse, elle peut être une glose de plus sur des questions qui agitent la critique littéraire ou musicale depuis plus d’un siècle. Et je trouve cette ambiguïté stimulante.
Il reste que dans ce cadre général, une fois de plus, les qualités de Tcherniakov apparaissent aveuglantes ; son travail est millimétré, avec une direction d’acteurs époustouflante : il arrive à obtenir des gestes, des mouvements d’une vérité stupéfiante, qui met même mal à l’aise quelquefois par sa dureté et sa violence. Le Golaud qu’il peint va beaucoup plus loin dans la violence et la dureté, dans la jalousie et la souffrance qu’aucun Golaud vu jusqu’ici sur une scène : il agresse physiquement Mélisande, la jette, la bouscule : il y a une scène de fauteuil à bascule où elle est projetée d’un bout de la scène à l’autre qui est bouleversante, alors que la jeune femme apparaît au départ « petit oiseau blessé » ne pas supporter qu’on la touche ou même qu’on l’effleure, une sorte de sauvagerie silencieuse et de peur structurelle de l’autre qui d’emblée étonne et bouscule.  Et le Golaud de Kyle Ketelsen est formidable de vérité et de présence.

Ariel (Brindley Sherratt) Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Ariel (Brindley Sherratt) Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Mais le caractère de la mise en scène est d’être aussi distanciée et ironique, on entend souvent la salle secouée de petites rires, à certains moments : quand Arkel demande à Mélisande de lui donner un baiser en une scène très ambiguë (ou plutôt sans ambiguïté) et que survient Golaud, surprenant son père en une position peu équivoque, il y a un côté « ciel mon mari » qui fait rire bien des spectateurs.

Yniold (Damien Göritz) Père de Pelléas (Reinhard Mayer) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Yniold (Damien Göritz) Père de Pelléas (Reinhard Mayer) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Tcherniakov n’évite pas d’affronter les situations vaudevillesques et n’en fait pas un écueil, mais une facette supplémentaire du kaléidoscope, une image supplémentaire de la complexité, de même quand Yniold apparaît comme un double de Mélisande, ou même un double de son père Golaud et qu’il entame la psychanalyse (avec crayon et carnet) du père de Pelléas à qui il fait faire les gestes même de Mélisande, ou qu’il joue avec la fameuse bague perdue que Pelléas a en réalité ramassée et mise en poche lors de la scène de la fontaine.

 

Pelléas (Jacques Imbrailo) Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Pelléas (Jacques Imbrailo) Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

L’amour de Pelléas lui même est-il amour réel ou projection de Mélisande ? Le doute est permis, notamment dans la manière dont Pelléas annonce son départ et disparaît, ou fuit, sans qu’on sache si Golaud l’a tué, comme si il fuyait lui aussi la famille, l’ambiance et même Mélisande. Quant à la scène finale, elle est elle aussi à la limite du supportable par la violence de Golaud, dans une scène qui rappelle, je l’ai d’ailleurs déjà signalé ailleurs, la scène de la mort du Prince de Clèves dans le roman de Madame de la Fayette où il accable sa femme de très violents reproches, et notamment de lui avoir dit la vérité, comme Mélisande la profère quand Golaud la questionne.

Golaud (Kyle Ketelsen) Mélisande (Corinne Winters) Pelléas (Jacques Imbrailo) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Golaud (Kyle Ketelsen) Mélisande (Corinne Winters) Pelléas (Jacques Imbrailo) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Il s’agit donc d’un travail fort, où le « mystère » de Mélisande est lu sous plusieurs angles, sous un prisme multiface qui met le spectateur quelquefois en peine, d’autres fois en malaise, mais qui ne laisse jamais indifférent. Aucune provocation, aucune exagération mais les attendus et les résultats du drame, sans que le drame ne soit effacé, mais aussi tout en effaçant quelquefois les conditions du drame et l’étendant à la famille étouffée par un Arkel dominant, même si les scènes finales me sont apparues moins finement travaillées que les trois premiers actes. On est aussi bien dans un drame de la jalousie vériste, une sorte de Tabarro debussyste, mais aussi dans Tristan, et par ricochet ou par reflet, toujours aussi dans Maeterlinck.
Dans un tel contexte, peut-on interpréter un Debussy « français » traditionnel, à la Désormières ? Comment la musique peut-elle entrer dans le rythme de cette mise en scène, qui isole les scènes en faisant le noir entre chaque tableau, en signalant les actes de manière précise par une projection sur le cadre de scène, comme si on était dans un parcours inexorable où chaque tableau est une station, soulignant aussi d’une manière pour moi neuve comment Maeterlinck et Debussy font du « Stationendrama» expressionniste, qui avance inexorablement vers une fin tragique. Cinq actes d’une tragédie, dans la tradition d’un XVIIème siècle bien français, mais plus des étapes scandées par les 15 tableaux, autant d’étapes d’une Passion qui dans ce travail est celle de Golaud.
Expressionniste : le mot est lâché et il y a quelque chose de cela aussi dans la belle direction musicale d’Alain Altinoglu.

Mélisande (Corinne Winters) Pelléas (Jacques Imbrailo) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Mélisande (Corinne Winters) Pelléas (Jacques Imbrailo) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

En entendant la manière dont Altinoglu prend l’œuvre à revers, tout en lui donnant une couleur dramatique inconnue, j’ai pensé d’emblée « vérisme », mais un vérisme mâtiné de Debussy, un « vérisme » à la Zandonai. En approfondissant le propos et notamment par le travail qu’il suppose avec la mise en scène (Altiniglu et Tcherniakov viennent de travailler ensemble à Paris sur Iolanta et Casse-Noisette) car une telle mise en scène demande de la part du chef une adhésion, ne serait ce que pour le rythme, ou pour le tempo scénique : c’est une direction forte, énergique, dramatique et contrastée, qui tire vers un univers à la Zemlinski, ou à l’Hindemith de Sancta Susanna. Je crains la réaction du debussyste AOC, mais je trouve qu’Altinoglu, tout en proposant une lecture précise, très en place, même sans les raffinements de certaines lectures de cette partition en forme de tonneau des danaïdes, réussit à donner une couleur d’une violence et d’une crudité inhabituelles, quelquefois même un peu trop forte en volume, mais dans la salle de Zürich, douée d’une vraie proximité entre la scène et la salle, c’est souvent le cas. Oui j’avais tout de suite pensé « Puccini », mais c’est peut-être encore trop sage, et je pense qu’il faut faire jouer les systèmes d’écho en allant plus loin. Nous avons là une direction musicale inhabituelle du drame de Debussy, qu’on aurait accusé sous une baguette non française, de se tromper de répertoire. Mais Altinoglu est trop fin pour donner corps à un tel reproche. Il n’y pas de contresens, il y a adhésion à une vision, au nom de la cohérence fosse-plateau, et au nom d’un travail sans conteste prodigieusement intelligent. Avec un tel metteur en scène et pour une vision aussi iconoclaste et audacieuse, Altinoglu en vrai chef d’opéra a embrassé des voies là aussi inhabituelles et neuves : qu’il en soit remercié. Je serais curieux d’entendre quel Debussy il proposera à Vienne la saison prochaine, avec un autre metteur en scène et surtout un autre orchestre qui a épousé les raffinements debussystes avec Abbado il y a 27 ans…Il y a violence, relief, tension, en somme tous les ingrédients fréquents dans les opéras des trente premières années du XXème siècle.
Et l’ensemble de cette vision a trouvé dans cette distribution très inhabituelle (il n’y a pas un seul français) un ensemble d’artistes exceptionnels qui proposent un des Pelléas les plus maîtrisés et les plus justes de ces dernières années. Une distribution en tous points convaincantes, à commencer par la langue, si importante dans Pelléas. Tous ne sont pas au même niveau d’expression française, mais tous sont justes et expressifs et l’essentiel du plateau débutait dans l’œuvre, sauf Corinne Winters, Mélisande et le Pelléas de Jacques Imbrailo , jeunes artistes, qui sont chacun déchirants. Le Pelléas de Jacques Imbrailo n’a pas les raffinements d’autres, y compris de Paolo Fanale avec Gatti à Florence, ni ceux de Bernard Richter à Lyon, mais il a de la vaillance, il a de la présence, il a de l’émotion…et quand même quelques problèmes avec les nasales. C’est une jolie prestation qui n’a rien de vraiment problématique et qui donne à Pelléas un aspect en même temps adolescent, mais sur le chemin de la maturité, qui assume sa jeunesse en tous cas et son malaise, au contraire d’un Golaud plus mûr, aux cheveux grisonnants, à l’allure de quadragénaire en crise.

Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Il en est de même pour Corinne Winters, à la diction correcte sinon exemplaire, qui compose un personnage très expressif et lui aussi tout particulièrement émouvant, son jeu colle merveilleusement au personnage voulu par Tcherniakov et au texte de Maeterlinck, c’est une vraie découverte et une vraie performance scénique, même si vocalement elle ne domine pas complètement le rôle.

Yvonne Naef en Geneviève est tout simplement anthologique, une voix d’une incroyable présence, une diction exemplaire, et une humanité dans le jeu qui laisse rêveur, d’un personnage en général assez effacé elle fait une présence, une présence telle qu’à chacune de ses apparitions, nombreuses dans cette mise en scène alors que le personnage ne chante qu’au début de l’opéra, on a l’impression qu’elle va intervenir. C’est prodigieux de vérité et jamais lecture de lettre de fut plus profonde, plus sentie. Geneviève par antonomasie.
Même impression pour l’Arkel de Brindley Sherratt : à la présence physique et vocale impressionnante. Un Arkel lui aussi très puissant, doué d’une autorité scénique incroyable et d’une voix d’une profondeur et d’une justesse étonnantes. J’avais entendu Ghiaurov avec Abbado mais autant la voix était une légende, autant la prononciation française restait très problématique ; ici la voix est magnifique et le français parfait. Il répond parfaitement à la Geneviève de Naef : un couple exceptionnel, incroyable même parce que totalement inattendu d’une présence pesante et forte, qu’elle soit muette ou sonore..

Yniold (Damien Göritz) Golaud (Kyle Ketelsen) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Yniold (Damien Göritz) Golaud (Kyle Ketelsen) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Inattendu aussi le petit Yniold . Le choix de leur faire jouer et chanter par un enfant et pas comme souvent par une chanteuse travestie est évidemment à la fois un choix de mise en scène et un choix musical. Il faut évidemment avoir à disposition l’enfant qui pourra assumer un rôle qui dans cette mise en scène est long (puisqu’on le voit tout au long de l’œuvre), et qui pourra chanter en français. L’opéra de Zürich est allé droit au but et a affiché en alternance deux jeunes du très fameux Tölzer Knabenchor (ceux qui traditionnellement chantent notamment die drei Kinder de Zauberflöte. Ce soir c’était Damien Göritz, magnifique de vérité et de présence, dans ses différentes apparitions où il passait dans la pièce ou dans le parc derrière la baie vitrée, regardant l’intérieur, présence muette étrange et quelquefois insupportable tellement elle crée le malaise.  Quand il se met à chanter (notamment au 4ème acte), il est très émouvant et juste, comme un double de Mélisande, dans un univers ennuyeux et pesant, tragique et violent.

Le docteur épisodique de Charles Dekeyser, membre de la troupe, n’appelle pas non plus de remarques désobligeantes, tant l’ensemble de cette distribution affiche un niveau plus qu’enviable et par certains côtés exceptionnel.
C’est bien le cas du Golaud de Kyle Ketelsen, un bon chanteur vu notamment à Aix , dans Don Giovanni (Mise en scène Tcherniakov) et dans le Figaro de Nozze di Figaro dans la mise en scène de Richard Brunel. Bon chanteur, certes, mais pouvait-on imaginer de voir sans l’ombre d’un doute le plus beau, le plus tendu, les plus intense, le plus violent des Golaud, avec un français impeccable à tous points de vue, et avec un jeu d’un confondant naturel. Époustouflant,  il occupe la scène avec une présence inouïe, et diffuse en même temps une émotion incroyable dans un jeu d’attirance (l’homme qui souffre) et de rejet (l’homme qui doute, qui pressure, d’une rare violence) ; c’est totalement étourdissant. Jamais je n’ai vu en scène un Golaud aussi bouleversant et aussi engagé. Pour un tel Golaud, la production vaut le voyage, dans une mise en scène qu’il épouse et qu’il défend avec une vérité et une dureté incroyables.

Acte V © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Acte V © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Ainsi donc c’est un Pelléas inhabituel qui est présenté à Zürich, un Pelléas et Mélisande aux antipodes de la tradition, où l’équipe musicale joue le jeu de cette hyper dramatisation et de cette tension à la limite du supportable. Le contexte psychanalytique clôt le dernier tableau où Yniold allume l’écran plat avec la télécommande, pour voir la caméra qui filme les séances de psy de Mélisande, dont en quelque sorte nous, derrière le quatrième mur, nous sommes aussi les spectateurs voyeurs.
On sort de ce spectacle convaincu une fois de plus que Dmitri Tcherniakov est l’un des plus grands metteurs en scènes de la scène d’aujourd’hui, avec une direction d’acteurs inouïe dans sa précision et son naturel, même s’il poursuit un règlement de compte personnel contre les univers (aux ambiances diverses) des familles bourgeoises dont il égrène les chapitres; mais on sort aussi frappé par un Pelléas musicalement inhabituel : à l’audace du théâtre correspond l’audace de la musique, orchestrée par un Altinoglu inventif et courageux : il n’est pas sûr que son travail eût été accueilli avec compréhension en France où l’on est souvent si sourcilleux sur la « tradition » qui est d’ailleurs plus pour cette œuvre un combiné de l’idée qu’on en a , des enregistrements considérés  comme fondateurs (Desormières) et des images symbolistes qui hantent les anthologies, à la Gustave Moreau. On est passé avec cette production de Gustave Moreau à un univers lumineux à la Frank Lloyd Wright, le célèbre architecte américain, meublé par les dernières trouvailles d’un design d’aujourd’hui, sous le rythme des jeux subtils des lumières de Gleb Filshtinsky qui accompagnent le drame, changeant la vision des espaces, les rendant oppressants ou inquiétants, ou rassurants tour à tour, tout comme la vision de la forêt extérieure, qui commence à l’été et finit en hiver, en passant progressivement par l’automne d’un déplaisir grandissant. Tout nous propose un parcours, un parcours dans des méandres dramaturgiques et psychologiques, autant d’images psychanalytiques aussi dont on est bien incapable de saisir dans les filets de l’imaginaire, que vous croyez saisir et qui vous échappent comme des anguilles : mais n’est-ce pas l’identité même de Pelléas et Mélisande que ce mystère-là ? Dans mon parcours personnel autour de cette œuvre, cette production fera sans aucun doute date.[wpsr_facebook]

Mélisande (Corinne Winters) et Golaud (Kyle Ketelsen) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Mélisande (Corinne Winters) et Golaud (Kyle Ketelsen) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LADY MACBETH DE MZENSK (Леди Макбет Мценского уезда) de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 25 JANVIER 2016 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Femmes et victimes © Jean-Pierre Maurin
Femmes et victimes Ausrine Stundyte (Katerina) © Jean-Pierre Maurin

« C’est chaud… ! » … « C’est porno ! » …quelques réflexions de ce genre et quelques spectateurs partant à l’entracte (« vous partez ? – Oh Oui ! ») ne laissent pas d’étonner.
Je ne dois pas avoir la même idée du réchauffement (non climatique) ou de la pornographie.
L’opéra de Chostakovitch, dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov est présenté à l’opéra de Lyon entre le 23 janvier et le 6 février, et c’est un travail hautement accompli, d’une grande rigueur  et d’une justesse effrayante. Tcherniakov, dans la lignée de ses portraits de femmes détruites (La fiancée du Tsar), de femmes objet (Lulu), de femmes outil (Kundry), nous propose une vision glaciale du destin de Katerina Ismailova, l’héroïne de Chostakovitch périssant d’ennui et de frustration qui va successivement assassiner et beau père et mari, parce qu’elle a dans la peau un ouvrier de son mari qu’elle a croisé et dans les bras duquel elle a succombé.
C’est un travail accompli parce qu’il est le fruit d’une approche très cohérente entre le chef Kazushi Ono, qui choisit volontairement une interprétation implosive, tendue, très analytique, qui n’a rien d’un travail démonstratif ou rutilant qu’on pourrait trouver chez un Rostropovitch par exemple. En ce sens, on ne retrouve pas de couleur « russe » au sens traditionnel, dans une musique qui par ailleurs comme souvent chez Chostakovitch, emprunte aussi bien aux Strauss (Johann comme Richard), à Wagner, à Moussorgski, voire à Puccini. Ici au contraire, nous sommes face à une approche presque méditative, d’une très grande précision, où chaque couleur semble assombrie, où les notes semblent sonner plus intérieurement, où les volumes sont très contrôlés, d’où des forte ou fortissimo qui sont d’autant plus dramatiques qu’ils surgissent comme d’un trou noir d’une incroyable densité. Il en résulte un son de l’orchestre exceptionnel, résultat d’une préparation sans doute très approfondie, qui montre des qualités de pupitres singuliers assez marqués, en particulier dans les cordes, et les cordes graves et les bois.

Sensualité ©Jean-Pierre Maurin
Sensualité ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov permet de mettre en valeur comme rarement la musique, et notamment les intermèdes musicaux, qui sont l’occasion, un peu comme dans Lulu (à Munich la saison dernière) de pantomimes d’une telle justesse, d’une telle crudité, d’une telle force, mais aussi d’une telle ironie cruelle qu’elles font ressortir toutes les couleurs de cette musique tout en illustrant quelque chose de la vie de l’héroïne : le jeu de la lampe lorsque le couple copule pour la première fois ou leur valse éperdue et vertigineuse, presque déconstruite. Rarement la musique de Chostakovitch m’est apparue aussi présente, et mise en valeur dans la multiplicité de ses couleurs avec une telle rigueur et avec l’aide aussi évidente  de la scène.
C’est cette première impression qui emporte la conviction, une impression de globalité où cette mise en scène-là a trouvé sa couleur grâce à une approche musicale qui m’est apparue l’une des plus grandes réussites de Kazushi Ono, qu’on considère toujours comme précis et rigoureux, mais quelquefois un peu froid et détaché et qui ici est presque cathartique, dans le sens où, accompagnant une histoire glaçante, il n’est jamais glacial ou objectif, mais se fait le chroniqueur musical de cette histoire de chute éperdue, en animant la musique, sans jamais sonner autrement que juste : un accompagnement presque cinématographique qui fait de ce travail celui d’un drame musical wagnérien, une véritable Gesamtkunstwerk.
Tcherniakov a déjà mis en scène cette Lady Macbeth de Mzensk à Düsseldorf il y a quelques années et pour la reprise à Londres (à l’ENO) et à Lyon, il l’a  refondue, tout en gardant la structure du décor original et les costumes d’Elena Zaitseva. Un décor qui pose immédiatement le contexte : une usine moderne, des chariots élévateurs, des colis qu’on livre (peut-être un centre de commerce en ligne) et des secrétaires derrière un ordinateur. Au milieu de ce décor presque “Marthalérien” (ou “Viebrockien” du nom de la décoratrice de Christoph Marthaler) éclairé par des néons qui sont autant de déchirures, une pièce tapissée de tapis d’orient  et d’une moquette rouges, close comme une cabine d’ascenseur, une niche, dans laquelle, totalement isolée et séparée des ouvriers, Katerina se meurt d’ennui, dans son costume traditionnel russe qui en fait une sorte d’icône. On ne glosera pas sur la couleur rouge, de ce rouge passion qui tranche avec les couleurs sans âme de l’univers de l’usine du mari, jaune ou vert pâle, un univers où les cloisons sont vitrées, où tout le monde regarde tout le monde, où rien n’est secret, et où les regards finiront par être mortels. Un univers sans bienveillance aucune qui isole d’autant plus l’héroïne dont la première rencontre avec Sergueï l’ouvrier est une lutte, un combat inégal, mais une affaire de corps, après un viol consommé sur Aksinya sur le chariot élévateur.

Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin
Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin

Face à face un Sergueï vulgaire et dominant au corps immense , et, pour l’affronter, Katerina, qui accepte le défi de la lutte, et qui en sort possédée. C’est bien là la dualité affichée de Katerina, glaciale et distanciée face à ses ouvriers, complètement mangée par le désir dans sa « niche » tapissée, vivant une brûlure intérieure cependant jamais hystérisée.
La rencontre nocturne avec Sergueï qui se termine comme on sait est traitée avec une retenue qui en accentue l’impudeur et la crudité : jeux de lumières, jeux de portes, jeux d’ombres, tout suggère de manière distanciée et presque rituelle  ce qui est en train de naître. Dès lors, Katerina est possédée par Sergueï, elle l’a dans la peau, et il n’y a plus ni convenances ni morale : il y a d’un côté la soif d’amour, et de l’autre le désir de pouvoir et d’argent de Sergueï. Chacun dans son ordre prêt à tout, sans plus aucune limite.

Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov est particulièrement clair, il prend le parti de la femme, contre tous les hommes dont on ne sait qui est plus plus minable, le Boris paterfamilias (excellent Vladimir Ognovenko), autocratique plus que tutélaire, qui considère la femme comme un objet, courtisant les secrétaires, cherchant même Katerina, comme un double de Sergueï en version classe dominante,  Zinovy son fils minable et impuissant, insinuant, hypocrite, veule (Peter Hoare, tellement juste) qui à son retour nocturne trouve les deux amants et se fait assassiner, ou Sergueï, corps immense, voix de stentor, mais sans aucun scrupule ni aucune expression.
Les rôles de complément n’échappent pas au jeu de massacre, du policier plus ou moins corrompu (Almas Svilpa) au Pope vendu au plus offrant (magnifique Gennady Bezzubenkov) qui accompagne les puissants, ou à l’ivrogne, ce balourd (Jeff Martin) à la curiosité mal placée dans ce monde où tout se voit et tout se sait qui va découvrir le corps en décomposition de Zinovy. C’est à une déclinaison de la médiocrité masculine que nous assistons.

Face à ces hommes, des femmes toutes victimes du désir masculin, Aksinya la secrétaire poursuivie par Boris et violée par Sergueï, Sonietka qui se vend à Sergueï pour une paire de bas de laine, et Katerina, seule, éperdue, qui découvre l’amour et le désir dans un Sergueï qui l’utilise. Mais Katerina à la différence des deux autres, va au bout du désir, au bout de la passion jusqu’au meurtre, du beau-père Boris, qui aime trop les champignons, du mari Zinovy dès son retour, car elle ne peut recommencer sa vie de recluse, privée et d’amour et d’existence, et enfin de la rivale Sonietka, parce qu’elle est sa rivale auprès de Sergueï, ce qu’elle ne peut accepter ni même imaginer un seul instant.
Comme toutes les victimes de la passion, Katerina rythme sa vie en fonction de l’être dont elle est possédée. « J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer » dit Phèdre, et de fait, Katerina est une femme soumise à l’être aimé, qui est sans cesse à ses genoux, alors que Boris la forçait à s’agenouiller devant son fils Zinovy, comme si le destin de la femme était d’être soumise. À ce titre, l’une des scènes les plus belles et les plus ritualisées est le moment où Katerina lave Sergueï nu, à ses pieds, avec ses longs cheveux pour une fois non ramenés en arrière, comme un rappel assez précis de Kundry face à Parsifal au troisième acte, dont l’être et la fonction est alors de « dienen » (servir), une scène d’une beauté frappante, qui installe le personnage dans la longue théorie des femmes vivant une Passion, au sens quasi religieux et donc blasphématoire du terme et dédiées, dont la variation ultime est au 4ème acte le don du bas de laine.

"Dienen" Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
“Dienen” Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

 

Ce rapprochement avec Kundry, soumise dès l’acte II, dès le moment où Parsifal comprend l’enjeu de la séduction, est à la fois surprenant et intéressant et aide à relire sa mise en scène berlinoise, à laquelle d’ailleurs il emprunte l’habit du Pope (sac à dos, bonnet). Je me demande d’ailleurs si ce  Boris n’a pas  un petit peu du Klingsor berlinois, figure à la fois paternelle toute puissante et effrayante. En tous cas, il est clair que les liens sont tissés, avec une vision religieuse toujours au bord du blasphème.

Mariage ©Jean-Pierre Maurin
Mariage ©Jean-Pierre Maurin

Car le rituel est dans cette mise en scène un élément fort : rituels de l’amour dans cette niche isolée et rouge de l’intimité de la femme puis du couple illégitime, rituel du mariage, auquel à aucun moment on n’arrive à croire, tant l’ensemble est décoratif, attendu, apprêté, mais aussi les rituels du labeur, les va et viens des chariots, les regards des ouvriers sur l’intérieur des bureaux, tout cela semble sous une pellicule faussement réaliste, construire une vision presque fixée de la vie au quotidien, une sorte de répétition lassante et glaçante de vies inutiles. À la ritualisation des gestes, et notamment de Katerina répondent des motifs, celui de l’habit traditionnel qu’elle porte systématiquement, alors que Serguei et les autres n’entrent pas dans cet univers un peu fantasmatique, celui du tableau (ou de l’icône) constitué par la niche tapissée notamment pendant les intermèdes musicaux. Mais aussi celui de la lampe qui clignote, au moment de la première étreinte avec Serguei, et au moment où elle tue Sonietka, où elle a jeté sur le néon un tabouret qui le détruit et où l’éclairage vacille à nouveau, rituel d’amour, rituel de mort eros/thanatos.
Enfin le dernier acte  est chez Chostakovitch un épisode du long road movie qui conduit les prisonniers en Sibérie, l’arrêt tragique sur image de ce chemin qui s’interrompt à peine par la mort des deux femmes noyées dans le fleuve, puisque le chœur final est celui des prisonniers qui continuent leur route (qui ressemble à celui des Vieux croyants de Khovantchina allant vers la mort) , marquant ainsi le non événement que constitue la fin de Katerina et son infimité.

Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Chez Tcherniakov cet acte apparaît comme un épisode ultime de la passion de la femme, et comme un huis-clos tragique à l’intérieur d’un espace clos, étouffant, l’espace d’une cellule de prison – variation sur la niche des trois autres actes – une prison réelle cette fois quand la prison était auparavant un espace mental. Alors que la niche exhalait auparavant quelque chose d’un orient capiteux, elle exhale un univers de pourriture, notamment quand Katerina se plonge dans le lavabo infect, comme pour s’y noyer, comme une marque définitive de déchéance.
La disparition de tout contexte (le chœur et les autres personnages chantent dans le noir) montre clairement la fonction symbolique du décor précédent et l’absence totale de réalisme, soviétique ou non. Il reste une tragédie de l’intime, une tragédie de la femme bafouée, de l’individu où toute référence à un contexte ou à une société disparaît au profit d’un meurtre aux couleurs sacrificielles, et où Katerina meurt sous les coups des geôliers…Man tötet dieses Weib dirait-on dans Salomé, la femme qui dérange disparaît et la vie (?) continue.

Alors dans un travail d’une aussi grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, il fallait un accompagnement musical et vocal d’un exceptionnel niveau.
On a dit combien le direction de Kazushi Ono est mise en valeur par le travail de Tcherniakov, particulièrement musical, avec ses motifs et ses leitmotivs scéniques qui font écho à une musique qui puise ses sources dans toutes les musiques depuis la fin du XIXème, de Wagner à Berg en passant par Moussorsgski, voire Puccini, voire les musiques plus légères (valses viennoises), c’est que Kazushi Ono en montre avec clarté les sources et surtout la versatilité : Chostakovitch à l’opéra n’est jamais univoque, sa tragédie est toujours teintée d’ironie, de méchanceté, de sarcasme, d’humour, et ces différentes facettes musicales sont mises en valeur, d’autant plus dans une interprétation aussi cristalline, et aussi parfaitement maîtrisée dans sa pulsation, dans son tempo, dans son éclat même où l’expressivité ne confine jamais avec le démonstratif, voire l’histrionisme que l’on peut quelquefois tirer de cette musique.  Et dans l’écrin relativement clos de l’opéra de Lyon, cet aspect est particulièrement valorisé : il s’agit de creuser dans les profondeurs, de rentrer en soi, il s’agit de ne pas respirer, pas plus qu’on ne respire dans la niche de Katerina ou dans sa cellule. À la clôture de la musique, comprimée comme l’âme de Katerina, correspond le contexte d’évocation de Tcherniakov, un contexte sans respiration, sans horizon, sans air, sans issue. Et dans cette mesure, la cellule finale n’est que similaire au décor des autres actes, un décor sans issue, sinon des portes coulissantes qui bouchent l’horizon, un extérieur (d’où viendra la police) évoqué, mais surtout un univers confiné où tout se voit, tout se sait, et tout se cache.
Dans un tel univers musical, le chœur a un rôle déterminant, il est un personnage, comme le chœur antique, observant et commentant ce qui se passe derrière les vitres, regardant les maîtres s’entredéchirer, complice du viol d’Aksinya, cherchant sans cesse à voir ce qui est derrière le regard glacial de Katerina. En plein dans l’action, il est part impressionnante du drame, et son engagement est total. Aussi bien dans les moments retenus que dans les moments plus explosifs, il est vraiment remarquable. L’habitude de mises en scènes complexes, exigeant une vraie possession de l’espace scénique et un véritable engagement en fait vraiment une phalange exceptionnelle, sous la direction de Philip White, qu’il faut saluer. Il me semble que ce chœur a fait un bond en avant notable dans les deux dernières années. Ce soir, c’était bluffant.
Enfin, évidemment, au service d’un travail si fouillé, il faut des artistes de tout premier plan, et prêts à s’immerger dans le drame.
Au premier rang, Ausrine Stundyte, qui avait déjà marqué le rôle avec Calixto Bieito à Anvers, et qui dans une approche moins hystérique qu’en Flandres, est totalement possédée, incarnée. Elle se donne à plein, vocalement et corporellement. On l’avait vue il y a quelques mois dans Elisabeth à Gand et elle avait déjà frappé, dans Katerina, elle montre un sens du contrôle et de la retenue qui sert une approche plus intérieure du personnage. Elle est une voix qui habite un corps, très présent, qui sait à la fois avoir la raideur distanciée et les rondeurs sensuelles, qui n’hésite jamais à aller au bout des scènes, avec une sûreté vocale et un volume impressionnants. On peut aimer des voix plus charnues, mais la tension dont elle fait montre et la vérité de l’expression en font pour moi l’une des références dans le rôle qui exige non seulement une voix, mais un jeu.
John Daszak dans Sergueï s’en sort également avec tous les honneurs. J’avoue que ce chanteur n’est pas un de mes favoris, son chant puissant mais détaché, sa manière assez peu expressive de dire les textes, sa difficulté pour appréhender la couleur d‘une langue (je me souviens de son Siegfried à Genève, de son Loge à Bayreuth), tout cela me fait rester sur ma réserve. Mais pour Sergueï, même si la langue russe ne semble pas lui être si familière, ce détachement sert un personnage froid, brutal, sans âme. Ce personnage particulièrement minable n’a d’intérêt que dans la mesure où il sert les nuits et les rêves de Katerina, qui investit en lui plus, bien plus que de raison. Ainsi son détachement, son débit assez monocorde, et sa puissance néanmoins, tout cela sert évidemment un rôle dans lequel il est sans cesse en représentation, et il se sort de Sergueï bien mieux que d’autres rôles plus épais au niveau psychologique.

Peter Hoare est l’autre ténor, et Chostakovitch distribue deux ténors très différents pour incarner et le mari et l’amant. Pour le mari impuissant, il choisit une voix plus légère, plus ductile, un type de voix qu’on aime dans l’opéra russe (Chuiski dans Boris par exemple) et qui a la douceur feutrée et l’ambiguïté inquiétante. Il est tout aussi minable, mais en plus veule, sans personnalité affirmée, l’ombre du père dans une voix de marionnette. Peter Hoare, vu déjà dans d’autres rôles dont Desportes dans Die Soldaten, est remarquable dans un rôle assez épisodique mais qui convient typiquement à un ténor de caractère. Il a le ton, l’expression et surtout la variété de couleurs nécessaire et autant que j’en puisse juger, une diction russe d’une grande clarté.
Le mâle dominant, qui illumine la première partie, est sans conteste le père, Boris Timoféiévitch Ismaïlov, une figure inquiétante, dominante, repoussante, dont l’amour pour les champignons en fait la première victime de Katerina. L’interprétation idiomatique de Vladimir Ognovenko, une des grandes basses russes de ce temps, qui réussit une composition impressionnante, disant le texte avec une grande justesse expressive, et une belle projection qui le rend très clair, sauf à quelques moments où le volume orchestral l’engloutit un peu. Son personnage n’a pas l’allure physique qu’on attend du méchant d’opéra, plutôt père tranquille, plutôt banal, ses gestes, ses initiatives le révèlent là où le physique ne le trahit pas (à la différence de l’immense Daszak), tout comme le fils d’ailleurs, dont Tcherniakov fait avec l’aide de sa costumière Elena Zaitseva une sorte de double (en mode mineur) du père.
Tous les personnages qui les entourent sont parfaitement tenus, nous l’avons déjà signalé, avec une note particulière par rapport au relief vocal de Gennady Bezzubenkov, un pope très présent, et remarquable: c’est aussi un des signes qui marquent la qualité d’une distribution, d’une production et d’une maison.
Aussi devant un travail aussi profond, aussi aigu, aussi bouleversant aussi dans sa manière de peindre la perdition d’une femme, on ne peut que s’interroger devant ceux qui pensent que « le livret n’est pas respecté ». Le propos du metteur en scène consiste à tirer de l’histoire un sens, une lecture, un enseignement, en puisant dans les sources et les écrits du compositeur. Tcherniakov travaille d’abord sur la parabole que constitue une histoire, dans la tradition symboliste post wagnérienne, et si tout est signe dans le travail produit, c’est d’abord une fidélité à un esprit plutôt qu’à la lettre. Comment une histoire de femme sous la Russie tsariste peut-elle aujourd’hui nous parler ou nous bouleverser ? Voilà la question à laquelle il répond, n’ôtant rien au sens profond de l’œuvre et respectant tout particulièrement sa couleur musicale, en écoutant ce que dit la musique très versatile de Chostakovitch.
Quand Dmitri Tcherniakov fait Macbeth (à l’opéra de Paris) il pose le couple en en faisant une sorte de couple à la Ceaucescu, et immédiatement Shakespeare nous parle. Évidemment, ici, dans cette Lady Macbeth où les allusions shakespeariennes ne sont pas absentes (le spectre, la fête – ici matrimoniale) il en fait une aventure individuelle, qui rompt toutes les digues et de la bienséance et de la normalité, sauf que cette lady Macbeth-là est d’abord victime avant d’être meurtrière, et qu’elle tue ceux qui l’ont détruite, ce qui en fait une Lady Macbeth aux circonstances atténuantes contrairement au modèle original. C’est bien à ces circonstances que s’attachent et Tcherniakov, et au final Chostakovitch. Vous avez encore le temps de courir à Lyon, vous ne le regretterez pas. [wpsr_facebook]

Mariés...©Jean-Pierre Maurin
Mariés…©Jean-Pierre Maurin

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: LA TRAVIATA, de Giuseppe VERDI, le 15 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI; ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

 

Connaissez-vous les Fettuccine all’Alfredo? C’est la spécialité d’Alfredo, un célèbre restaurant romain Sans doute Tcherniakov s’en est-il souvenu en faisant pétrir la pâte à Alfredo au début très culinaire du deuxième acte  de cette Traviata scaligère, une production qui a fait buzz parce que c’est le rôle de la Prima du 7 décembre, mais qui ne mérite pas les sifflets qui l’ont accueilli, à aucun niveau.
En réalité, tous les fossiles de ce merveilleux théâtre de province ( au sens le plus péjoratif du terme, car il y a des théâtres, et surtout des publics, de la “province” autrement novateurs et stimulants, Lyon, Bâle, Cottbus etc…) qu’est la Scala se donnent rendez-vous le 7 décembre, les fossiles lyricomanes et les fossiles mondains,  souvent incultes, et pleins de l’acidité frustrée de ne plus avoir Callas au coin de la rue…Callas à laquelle leurs pères/pairs envoyaient sans doute les radis que la grande Maria, très myope, prenait pour des fleurs…
Oui, tout cela est désolant. Il y a à la Scala une race de médiocres qui se prennent pour les parangons du chant italien, pour les gardiens d’un temple qu’ils n’ont pas connu, et d’un répertoire qui ne trouve pas parmi les chanteurs du moment ses plus dignes défenseurs. Il est facile de leur répondre : qui pour Traviata aujourd’hui sinon des fantômes du passé, de jadis et de naguère ? Comme l’a dit un journaliste italien de mes amis, il faut interdire Verdi à la Scala.
Mais La Traviata de Liliana Cavani et Riccardo Muti en 1990 avait elle-aussi créé une telle attente (un titre non programmé depuis plus de trente ans !) que la direction en avait fait “La Traviata des jeunes” pour éviter que le public ne cristallise ses nostalgies sur les malheureux chanteurs. Il en était sorti un Alfredo radieux, Roberto Alagna, et un météore, Tiziana Fabbricini, qui avait un sens scénique incroyable et une voix particulière, presque déconstruite, dont elle usait des (nombreux) défauts pour construire une véritable incarnation.
Il en résulta un triomphe, mais quelles craintes pendant les semaines qui avaient précédé la Prima, truffée de claqueurs et de carabiniers!

Violetta & Alfredo Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Violetta & Alfredo Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

À défaut de Callas, de Scotto ou de Cotrubas, Diana Damrau et Piotr Beczala ont défendu l’œuvre avec honneur, et malgré les déclarations amères du «dopo Prima » ont montré qu’ils étaient de vrais professionnels, et mieux encore, d’authentiques artistes.
On a aussi beaucoup entendu des critiques acerbes de la mise en scène, elle serait« conventionnelle », sans intérêt, avec des scènes ridicules : Alfredo pétrissant la pâte, Violetta en pantoufles apportant les légumes, ou offrant le thé au vieux Germont (Acte II), on a même été horrifié de perruques (Acte I et III), justement conçues pour être horribles. Plus contrastées les opinions sur la direction musicale de Daniele Gatti, quelques uns l’ont huée (y compris ce dimanche), mais beaucoup –  la majorité – l’ont trouvée remarquable, stimulante, raffinée.

Je rejoins aujourd’hui, après avoir vu le spectacle, ceux qui, un peu déçus par la retransmission TV, ont modifié totalement leur opinion après avoir vu la représentation dans la salle.
Car Dmitri Tcherniakov a signé là un vrai travail de théâtre, avec des lignes de force qui se révèlent peu à peu et tiennent le spectateur en haleine, en agacement, ou en perplexité : dans ce travail, il ne faut pas  arrêter définitivement son avis dès le premier acte, mais au contraire faire confiance à l’artiste, qui fait du dernier acte, et notamment de l’addio del passato, la clé de gestes ou d’éléments laissés en suspens comme autant de signes (pris souvent pour des erreurs ou des fautes de goût) disséminés tout au long du déroulement de l’œuvre.
Tout comme Catherine Clément dans son beau livre « L’Opéra ou la défaite des femmes », Tcherniakov fait de Traviata une parabole de destins féminins, j’emploie à dessein le pluriel, car il y a deux femmes centrales dans cette production, Violetta, et…Annina, qui devient une figure spéculaire de ces vies ruinées. Annina, vêtue non comme la femme de ménage, mais comme une mondaine vieillie, très digne, physiquement marquante (cheveux courts rouges, en écho à un habit clinquant qui n’est pas sans rappeler celui de Violetta – couleur mise à part), une Annina qui serait une ancienne reine de Paris déchue et devenue une sorte de gouvernante/confidente de Violetta, image de son futur, mais aussi d’elle(s)-même(s). On suit ces regards croisés jusqu’à l’image finale, où les hommes (Alfredo, Germont, Grenvil) quittent la scène avant que Violetta ne meure, comme indifférents, avec le vague sentiment du devoir moral/social accompli, qui se retournent quand elle expire, mais qu’Annina chasse en les maudissant de ses deux mains ouvertes (« cinq dans tes yeux » comme on dit en Méditerranée):  les hommes sortent sans résistance ni même envie de rester.
À ce titre, lorsque Violetta se regarde au miroir au dernier acte, elle voit derrière le miroir Annina : alors qu’elle se mirait seule en scène au premier acte dès le lever de rideau, elle mire son futur au dernier, le futur sans avenir des femmes détruites.
Déjà le è strano du premier acte nous montrait une Violetta non en monologue, mais en dialogue avec Annina, comme en dialogue avec elle-même, et déjà le premier acte s’ouvrait comme le dernier acte se ferme, sur Annina et Violetta,  avec Annina en vierge de douleur contemplant son enfant/son double mort, addio del passato et del futuro.
En faisant interpréter Annina par Mara Zampieri, une ex-star du chant, face à Damrau, star d’aujourd’hui, Tcherniakov pose la relation métaphorique de la vie, de la vieillesse, de la relation présent/passé, proposant du même coup au spectateur de rêver au passé : si Callas eût vécu, elle eût pu être cette Annina-là. Et Mara Zampieri incarne de manière souveraine son personnage, d’une présence presque plus forte que celle de Damrau.

Duo Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Duo Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Tcherniakov fait ainsi de La Traviata non un drame romantique sur un amour impossible et sacrifié, mais une histoire de huis-clos de femmes dans l’écrin pourri de la bourgeoisie décadente et oisive, revenue de tout, qui se moque de tout, et qui ne vit qu’une dolce vita de jet set sans âme et sans propos. Au premier acte, après l’intimité initiale où Annina habille doucement et tendrement Violetta, l’espace très fermé de l’appartement bourgeois est envahi de cette faune déconstruite, colorée, chevelue (avec les fameuses perruques horribles), très contemporaine là où Violetta a un côté décalé avec sa coiffure années trente, son look un peu compassé, et une maturité voulue qui ont fait dire qu’elle n’avait rien du rôle. C’est être peu attentif au propos de Tcherniakov que de penser que Damrau ne correspond pas au rôle: c’est justement parce qu’elle ne correspond pas aux fantasmes du rôle (mince, brune, callassienne) qu’elle est traviata, dévoyée, hors de la route, hors de la norme et du chemin. Damrau est Violetta parce qu’elle est hors piste, tout comme Zampieri est Annina parce qu’elle est «hors chant»…
Violetta est ici une femme plus mûre qui fait rêver les jeunes gens comme cela arrive quelquefois: en face un Alfredo gauche, qui se tort les mains, qui croise les jambes à l’unisson avec elle (acte I) pour imiter un style qu’il n’a pas, qui sourit béatement à tout sans jamais entrer dans rien. Ni même d’ailleurs entrer en couple. En témoigne le jeu des serrements de mains, motif récurrent dès le départ : Violetta retire sa main de manière badine lorsqu’on lui présente Alfredo. À son tour, il la retire de manière agressive pour l’humilier au III quand elle se tend implorante vers lui . En témoigne aussi son arrivée au IV, avec un bouquet de fleurs et un paquet cadeau, selon les conventions de sa caste, une arrivée formelle et habituelle quand on va voir une malade à l’hôpital, mais pas quand on va voir l’amour de sa vie qu’on a saccagé et qui va en mourir.
Alfredo ne peut répondre à l’urgence affective de Violetta: d’ailleurs tout nous dit qu’il a pris son temps : Violetta se plaint d’attendre une visite qui ne vient pas…è tardi….
Car l’acte IV est celui des vérités, quand tous les autres sont des actes du faux semblant. La vérité de Violetta, sans futur, la vérité d’Annina, seule face à Violetta son double , toutes deux seules face à la mort; la vérité d’Alfredo aussi, vu dans cette mise en scène comme un être immature, qui ne comprend pas ce qui (lui) arrive, plus infatuato que innamorato.
Tcherniakov fait ici de la chirurgie : tandis que Violetta se meurt plus de trop d’alcool et de médicaments (un suicide? c’est assez clair à mon avis) que de phtisie, il ne lui reste plus après le passage des huissiers, qu’une couette, une chaise, un miroir et quelques objets. Aux bouteilles d’alcool qui jonchaient les tables à l’acte I répondent au IV les fioles qui ne soignent plus, mais qui tuent, à la Violetta altière de l’acte I répond la poupée la figurant, avec sa robe bleue (déjà présente au II) reléguée dans un coin, et puis, traces supplémentaires du passé, la caisse de photos, d’images  du bonheur, qu’elle garde jalousement dans une boite qu’on a déjà vue aussi au II et qu’on revoit au IV…Tout dans ce IV tourne autour du passato, auquel on dit addio, un passé fragmenté, déconstruit, fait d’objets comme si dans cette vie de Violetta il n’y avait jamais eu que des objets. Le seul autre sujet c’est Annina:  ni Germont, ni Alfredo ne sont des figures possibles de sujets:  ils disparaissent au final penauds et inutiles, sans savoir ni quoi faire ni comment .
Acte nu, et vrai : il donne à l’évidence les clefs de l’œuvre, qu’on n’a pu repérer que de manière éclatée tout au long de l’opéra. Il donne la cohérence à un ensemble impossible à décrypter à première vue, et surtout pas à la TV.
Vu à la TV, ce travail est inabouti et conventionnel. Vu de la salle, il est d’une redoutable précision, et plein de détails signifiants qu’on prend pour des erreurs ou des fautes de goût.
Un premier acte fait d’un monde de déglingués chics, au milieu duquel évolue une femme qui n’est pas faite pour lui, qui tranche, qui s’habille pour la représentation sociale (scène initiale au miroir) et pour laquelle elle est en décalage: voir la manière dont elle pose en attendant la foule des déglingués qui fait littéralement irruption.

Acte II Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte II Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Mais dans le II, on semble être aux antipodes de l’apprêt, dans cette simplicité et ce naturel qui serait le merveilleux écrin de l’amour: une maison de campagne avec tous les signes du bonheur simple et gemütlich, mais tellement ridiculement marqués qu’ils en deviennent artificiels, comme dans une maison de poupée, de la pauvre poupée que fut et que reste Violetta, de la poupée qui gît sur le buffet à droite : on joue à la fermière, à la finta giardiniera avec ses beaux légumes, à la femme d’intérieur qui sert le thé, à Alfredo en tablier, on joue à « l’amour est dans le pré », mais si Violetta est plus belle lorsqu’elle est moins attifée, comme une Cendrillon à l’envers, Alfredo est comme une erreur de casting : il joue sans être. Et la gaucherie et la raideur de Piotr Beczala sont ici d’incontestables atouts.

Acte III, entrée de Violetta Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte III, entrée de Violetta Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

L’acte III reprend les motifs construits précédemment en les accusant encore : la perruque de Violetta entrant avec son baron est une boule de cheveux blonds frisés, une Angela Davis blonde et rubiconde, un peu popote, avec une fleur rouge, cette fleur qu’elle a jeté au premier acte à son Alfredo, comme un signe fraternel à Carmen. Violetta s’enlaidit dans la comédie sociale.
Le chœur des gitanes,  sans gitanes, est  vu comme une variation sur ce thème: tous entourent Alfredo au centre du dispositif en lui jetant sarcastiquement ces fleurs rouges, « ces fleurs que tu m’avais jetées… » et les rapports sociaux deviennent plus âpres. Mais ce début de l’acte est comme un prélude prémonitoire par la méchanceté qui circule. Lorsque Violetta entre en scène avec le baron, l’acte commence vraiment et Alfredo devient plus violent, tout comme Germont qui envoie son fils “dans les cordes”, et , pendant que Violetta ôtant son horrible perruque retrouve son naturel et sa beauté simple, elle prend, elle quémande la main de l’amant, qui lui est refusée: Alfredo montre définitivement le vide qui l’habite.

Acte III Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte III Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Le décor lui même change de nature, ces intérieurs bourgeois sont un cadre au total assez nu, même avec les meubles, fermé et étouffant: on a parlé d’intérieurs viscontiens…Si l’on se réfère aux héritiers, Cavani d’un côté, Zeffirelli de l’autre leurs intérieurs sont vastes, leurs espaces démultipliés, très “Napoléon III” et l’acte II de Visconti est aéré et extérieur : ici  les murs même à trumeaux, sont sans miroirs, sans tableaux, avec les appliques comme seules décorations. Et l’espace réservé au jeu reste au total assez réduit et même de plus en plus réduit: au III, la foule des figurants se concentre en arrière scène, isolant les protagonistes. Un décor “riche”, mais sans profondeur ni espace, un monde clos. L’acte II est tout aussi étouffant (le contraire de Visconti, tout juste…) là où l’on devrait respirer, dans une maison surchargée d’objets où l’on ne vit l’amour qu’en mimant la vie quotidienne rêvée, mais du quotidien de la dinette et des jouets de petite fille, où le metteur en scène ne laisse aucun espace pour bouger.

Acte IV Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte IV Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

 

Il s’agit donc pour moi d’une vraie mise en scène, et en même temps un vrai piège: à mi chemin entre convention et Regietheater, et donc qui ne devrait contenter ni les uns ni les autres, avec un travail très attentif à chaque geste, une profusion de signes et d’objets signifiants difficiles à lire jusqu’à l’acte IV: à revoir le streaming, on est frappé par les systèmes d’échos qui se tissent dès le premier acte, comme les miettes jetées par un metteur en scène Petit Poucet, par les parallélismes, les contrastes voulus, par la construction millimétrée d’un discours qui tue l’image convenue de Traviata pour en faire un travail général sur le destin féminin, par la destruction volontaire de tous les stéréotypes de l’opéra traditionnel, que d’aucuns ont pris pour des erreurs et des maladresses, là où il y a volonté, souci du détail qui fait sens dans la  ligne générale, et adéquation aux types physiques des chanteurs engagés pour cette production. Un travail qui pourrait très vite aussi au rythme des reprises, devenir plat et sans intérêt tant il ressemble à la convention, tant il imite la tradition tout en la mettant pour l’instant et de manière très clinique à distance.
Car à ce travail si précis,  si trompeur et si piégeux,  l’équipe de chanteurs se prête volontiers, même sans en partager les présupposés (Piotr Beczala a dit plusieurs fois qu’il n’en partageait pas la vision). Diana Damrau est vraiment une Violetta remarquable, on peut même dire la seule Violetta possible dans ce contexte: ce n’est pas un hasard si il n’y a qu’une distribution, ce qui est rare à la Scala. Il y a d’abord l’incarnation, les regards, le style, altier et distingué au début (au contraire de tous les autres), qui n’a rien de la bonne femme boulotte, comme certains ont cru voir, mais plutôt de quelqu’un qui a du style, même si décalé. D’ailleurs, au deuxième acte, Germont qui s’attend à voir une cousette est surpris dès son entrée en scène par la distinction du personnage. Et ce style, on le retrouve dans une voix magnifiquement contrôlée, aux aigus sûrs, larges, avec une respiration et un sens de la ligne exemplaires. Si les graves sont un peu plus problématiques (le début est presque parlé), le médium et l’aigu sont triomphants (elle monte au ré bémol sans problème), avec un soin porté à la diction, et au sens, et à la couleur qui est là authentique tradition germanique: elle chante son addio del passato, le sommet de la soirée, avec le da capo, comme un Lied. C’est stupéfiant. Elle a triomphé, avec plusieurs rappels seule en scène à la fin. Le public de la Scala, de ce “Turno B” habituellement si difficile, ne s’y est pas trompé.
Mais Beczala aussi a triomphé, très applaudi, par un public visiblement un peu désolé des aventures de la Prima. Certes, dans cette vision, il n’est pas l’Alfredo qui fait rêver, ni Alagna, ni Kaufmann: là où l’on rêvait peut être d’un héros romantique à la Musset ou à la Dumas, on a un personnage à la Flaubert ou à la Maupassant, pas très raffiné, pas très malin, à la voix très terrienne. Mais c’est du solide. Beczala n’est pas un chanteur raffiné: on ne l’entendra pas trop colorer, moduler, gratifier de mezze voci de rêve. Mais c’est un chanteur qui ne triche jamais. Peut-être plus fait pour un certain vérisme (Maurice de Saxe?) ou Puccini (c’est un très bon Rodolfo) que pour le XIXème romantique. Il affronte, il fait les notes, toutes les notes, il chante tout le rôle sans les coupures pourtant souhaitées par Verdi (la cabalette O mio rimorso) et avec une cadence (qu’il pouvait s’éviter). Beczala, c’est un véritable artisan, il n’a rien d’éthéré, mais il chante, il chante tout (comme lorsqu’il fait le Duc de Mantoue) et cela passe toujours, sans à aucun moment mériter les huées ni même les réserves. Il est l’Alfredo qu’il faut dans le contexte de cette production.
Zeljko Lucic est Germont, un Germont qui fait les notes, à la voix large, étendue, bien posée et bien projetée. Dans le contexte d’une production défavorable aux hommes, ce chant exécuté sans failles mais sans génie, peut convenir. Ce Germont-là n’a aucun intérêt, comme les hommes dans cette vision n’ont aucun intérêt, et Lucic chante comme il faut, mais platement, c’est un chant gris comme son costume, à peine chanté, à peine oublié, sans couleur, linéaire comme une autoroute dans la prairie américaine.
Saluons les rôles de complément, très bien distribués. On a parlé de Mara Zampieri, magnifique figure, mais ce n’est pas théâtralement dans cette production un rôle de complément, on peut citer Flora (Giuseppina Piunti), Giuseppe (Nicola Pamio) assez présent dans la mise en scène de l’acte II, ou Douphol (Roberto Accurso) et Grenvil (Andrea Mastroni).
Enfin, abordons la direction musicale, très attentive et très précise de Daniele Gatti. On sait combien Gatti divise, notamment à Paris. Je le suis depuis 1992, et je l’ai toujours considéré comme un chef intéressant, notamment dans Rossini. Depuis ses Parsifal à Bayreuth et à New York, et ses Berg à la Scala (magnifiques Wozzeck et Lulu), c’est pour moi un très grand chef, que son récent concert Mahler à Lucerne avec le Concertgebouw a confirmé. Mais une relative déception devant son Don Carlo, toujours à la Scala, dans la mise en scène ratée de Stéphane Braunschweig, me faisait dire qu’il était plus intéressant dans le répertoire non italien.
Cette Traviata me fait nettement nuancer mon opinion. Car il l’aborde de manière très surprenante, jouant sur l’intime, sur la discrétion, sur la retenue (lui à qui l’on reproche sa soi-disant lourdeur). L’orchestre accompagne, colore, avec une précision très clinique dans les détails (en cela il est très cohérent avec la mise en scène de Tcherniakov), mais il n’écrase jamais, même s’il sait finir un acte. Dans le prélude par exemple, ce qui m’a frappé, c’est le traitement des cordes dans les graves plus que sur la mélodie principale filée avec élégance : je ne l’avais jamais entendu ainsi, plus dans l’épaisseur ou dans le tissu que sur le fil. Et puis il soigne les rythmes, les accents, les crescendos, notamment au troisième acte, soutenu de manière haletante, avec un sens du contraste consommé et typiquement verdien pour le coup, qui constitue l’un des sommets de la représentation.
Mais c’est dans l’accompagnement de l’addio del passato qu’il est le plus délicat, sans jamais tomber dans le rubato, dans le maniérisme, dans le décoratif. Il est “objectif”, comme une Traviata en version Sachlichkeit.
Par bonheur la plupart des amis milanais, qui vont du sopranophile fou à l’abbadien éperdu, ont trouvé sa direction excellente voire exceptionnelle. Elle est pour moi passionnante, et mérite une audition très attentive. Je confirme, Gatti est un grand chef, une chance pour Paris, en espérant que Lissner l’appellera à l’Opéra. Et c’est une vraie chance pour cette production, car cette direction à la fois intimiste et sans concession va à merveille avec la vision générale, avec un souci des chanteurs particulièrement marqué (il accompagne Damrau avec une attention exceptionnelle) et constitue l’élément qu’il fallait pour compléter l’entreprise.
Car l’entreprise, pour moi, en conclusion, est une réussite: c’est un travail sérieux, réfléchi, intelligent, cohérent qui ne se donne pas à première vue, qui n’a pas l’évidence cristalline de la voix de Damrau, mais qui marque, qui occupe l’esprit, qui fait gamberger, qui stimule les neurones, et qui fait que 24h après, je tire encore quelques fils, je contrôle sur la vidéo tout ce qu’il y a à voir et que je n’avais pas vu. Pas de provocation, mais une plongée au scalpel, méthodique, dans la psychologie des personnages, avec une justesse et une logique implacable. Il n’y a rien à dire musicalement, car tous les chanteurs font le job qu’on leur demande et sont à leur place dans cette vision, construite pour les caractères de cette distribution. Je ne suis pas sûr qu’avec Harteros, Kaufmann, Tézier (les très grands du jour), on aurait eu une telle adéquation: avec eux, il aurait fallu changer le propos de la mise en scène. Voilà une Traviata avec ses trois pieds, chant, chef, mise en scène, solidement appuyés sur le plancher scaligère. Questa Traviata è da Scala / Cette Traviata est digne de la Scala.