OPERA NATIONAL DE PARIS 2016-2017: LA FILLE DE NEIGE (SNEGOUROTCHKA/СНЕГУРОЧКА) de Nikolai RIMSKI KORSAKOV le 3 MAI 2017 (Dir.Mus: Mikhail TATARNIKOV; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Arrivée de Fleur de neige © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Dans la vaste programmation parisienne, qui n’arrive pas toujours à me passionner, j’avais repéré cette production de La Fille de Neige, un opéra que je n’avais jamais vu sur scène, comme beaucoup, et qui m’a aussi attiré à cause d’une distribution de très haut niveau, et de la mise en scène de Dimitri Tcherniakov : bien m’en a pris.
Le conte de fées amer qu’est la Fille de neige, d’après Ostrowski, est l’histoire d’une jeune fille née des amours de Dame Printemps et du Père Gel, et qui doit être protégée du soleil qui veut sa perte (ou sa fonte). Le Père Gel quand il doit se retirer à la fin de l’hiver, vient rencontrer la mère, Dame Printemps, pour envisager comment protéger leur fille. Celle-ci est attirée par la communauté des Berendeis, où elle est séduite par le chant d’un berger, Lel, qu’elle veut connaître. Mais vivre chez les hommes, même dans une communauté dont le but est le bonheur humain, n’est pas si facile.
L’histoire est celle d’une initiation à l’univers humain, et au sentiment amoureux, qui va finir tragiquement. Arrivée dans ce monde, la fille de neige (Fleur de neige, dans la traduction d’André Markowicz), par sa stupéfiante beauté, va créer le désordre.
La jeune fille dont les garçons tombent tour à tour amoureux, ne sait répondre à cet amour auquel elle est étrangère : fille de neige, elle est froide et c’est bien ce que lui reproche Lel, le berger à la voix d’or (c’est un contreténor). Protégée par ses parents adoptifs qui la recueillent, elle va se trouver confrontée à un autre couple, celui de la jeune Koupava et son fiancé Mizguir, qui va tomber immédiatement fou d’amour pour Fleur de neige et renoncer illico à Koupava. Voilà toute les données de l’intrigue.

La pièce d’Ostrowski -et le livret qu’en a tiré Rimski Korsakov- est une histoire païenne, de forces de la nature qui s’opposent, et d’une communauté humaine isolée d’un village, une sorte de communauté idéale et simple, sans conflits ni histoires sinon celles du cycle humain, avec ses amours, ses mariages, et son quotidien.
Cette histoire d’hiver et de Printemps, mais aussi de soleil, c’est évidemment une histoire (originale) qui renvoie au cycle de la nature et aux saisons, très sensibles dans la tradition russe (on songe au Sacre du printemps), mais aussi dans toutes les traditions païennes depuis l’antiquité, profondément animistes.
Le conte amer n’est en fait qu’une traduction des bouleversements subis par la nature dans toutes ses transformations. L’inéluctabilité de ces bouleversements emporte évidemment Fleur de neige, piégée par le réchauffement climatique, parce que fille du gel et du dégel (Dame Printemps), elle a une nature intermédiaire qui ne répond pas aux cycles tels qu’ils sont définis. Elle est autre et elle le paiera.
Cette idée de cycle naturel traverse l’œuvre et implique le moment final. Fleur de neige est forcément isolée et singulière, dans un monde printanier et donc en bouleversement. Belle et froide, Fleur de neige doit le rester, mais au contact des hommes, elle finit par en épouser les passions.
Ainsi le conte d’Ostrowski est-il à la croisée de deux chemins : un chemin mythologique, animiste, cyclique, dont Fleur de neige est le produit intermédiaire et donc forcément en danger, et un chemin humain, qui se traduit par le désir et la passion qui expose la jeune héroïne également. Tant qu’elle ne réussit pas à en épouser les brûlants sentiments, Fleur de neige est protégée, mais dès qu’elle y touche, elle s’y brûle et meurt. Vivre sans passion, ou mourir d’amour, voilà le choix implicite auquel la jeune fille se confronte, et elle choisit la mort, et donc d’une certaine façon, la vie.

Pour traduire cette alternative, Dmitri Tcherniakov propose un travail d’une très grande intelligence, une lecture a plusieurs niveaux, aidé par de magnifiques décors qu’il signe, et les costumes faussement traditionnels d’Elena Zaytseva, mais surtout les merveilleuses lumières diaprées, brumeuses, ombreuses, de Gleb Filshtinski.
D’abord, il situe cette communauté des Berendeis de nos jours, une sorte de communauté sectaire isolée et nomade, nostalgique d’un âge d’or de la tradition, réfugiée au fond des bois (le rideau est ouvert pendant que les spectateurs s’installent : sur scène, c’est nous, hic et nunc).

Elena Manistina (Dame Printemps) et les Oiseaux © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Le rideau se ferme pour que la musique commence, et la première scène se situe dans une école de danse, dont Dame Printemps est la directrice, qui prépare les oiseaux à envahir l’espace. L’invitation au Printemps, vue sous le rapport de la danse, c’est évidemment pour Tcherniakov une manière implicite d’évoquer la traduction dansée de l’irruption du Printemps, à savoir Le Sacre du Printemps de Stravinski, qui est un des prolongements de cette tradition paysanne de l’arrivée du Printemps vue comme explosion de la nature et des sèves diverses qui la traversent. C’est évidemment l’apothéose de Dionysos. Cet espace clos intemporel où se préparent les diverses explosions de la nature accueille aussi le père Gel, personnage très aimé de la tradition russe (une sorte de Père Noël), vu ici comme une sorte de fonctionnaire un peu triste et gris, qui amène Fleur de neige à sa mère, pour décider simplement de l’avenir de la jeune fille, qui se dissimule derrière une porte, comme pour signifier qu’elle n’a plus sa place auprès de ses parents.
Le stupéfiant décor de forêt où sont installés dans un village éphémère les Berendeis est aussi vu avec une grande intelligence : la forêt, c’est un lieu protégé du soleil, un lieu d’ombre et de lumière diffuses, où la jeune fille est en sécurité. C’est ce lieu qui a toujours été depuis l’antiquité un lieu transitionnel (la forêt druidique des gaulois), entre les hommes et les dieux, lieu de séjour des divinités sylvestres : l’arbre par son élévation monte au ciel, mais aussi plonge ses racines dans les entrailles de la terre, il symbolise ce lien entre les forces invisibles et visibles. Ce lieu est donc lui aussi un lieu de ce dialogue entre esprits et humains, un lieu inquiétant tant exploité par les contes de fées.
Dans ce lieu inquiétant, Tcherniakov place les Berendeis, une communauté rassurante, où l’on trouve des êtres placides, souriants, habillés de manière traditionnelle, mais aussi en costumes contemporains, un faux décor d’opérette, comme fait pour le spectateur traditionaliste qui voit enfin la Russie de ses rêves, mais traversé aussi par les passions et les désirs : très subtilement, Tcherniakov par les costumes identifie les rôles : Lel, le berger, c’est le barde, mais il est aussi comme berger le représentant de l’Arcadie qui est le paradis des anciens, qui s’exerce à la musique, qui comme l’on sait est l’art du paradis. Koupava, c’est avec son costume traditionnel la représentante d’un monde d’une réalité un peu rêvée, mais terrien, c’est la riche paysanne d’opérette qui va entrer en tragédie. Quant à Mizguir, par son costume gris sombre, sans couleur, il se définit comme autre, comme citadin, déjà ailleurs et séparé de la communauté.

Intéressante aussi la manière dont le Tsar Berendeis est proposé : rien d’un tsar, mais plutôt un vieux sage qui regarde la vie paisible du groupe et s’en abstrait, il peint (un portrait de Dame Printemps) et toutes ces affaires de cœur l’ennuient un peu. Mais il sait que les Berendeis sont poursuivis de l’hostilité du Soleil (Iarilo), et cherche à l’apaiser en cherchant la résolution collective (et politique) des problèmes. La présence de Fleur de neige en est la raison inconnue, elle est l’intruse qui provoque le désordre des hommes et la colère des dieux. Le monde ordonné n’aime pas les êtres non définis, intermédiaires, dont la seule présence est facteur de trouble.
Fleur de neige est facteur de trouble parce qu’elle ignore la chaleur du désir, les brûlures de l’amour, et les échauffements du cœur. Elle aimerait les connaître, mais son monde est ailleurs. Lel la délaisse et Mizguir qui en est tombé fou amoureux, a rejeté Koupava, mais n’est pas aimé de retour, il devient l’essence même du Mal aimé.

C’est à cause de l’hostilité du soleil que Berendei le Tsar va marier les couples amoureux, mais Lel va choisir Koupava abandonnée de Mizguir, tandis que Fleur de neige se refuse à Mizguir.
Une situation que Fleur de neige peut de moins en moins supporter au point qu’elle retourne à sa mère Dame Printemps au moment où cette dernière doit fuir l’arrivée de Iarilo le soleil d’été. Elle demande à sa mère de lui procurer le don d’amour.

Aida Garifullina (Fleur de neige) © Elisa Haberer

Dans une scène magnifique où elle court dans la forêt déserte aux arbres qui dansent une sorte de valse désespérée, Fleur de neige va rencontrer Mizguir et lui donner son amour : tout devrait donc finir avec bonheur, mais Fleur de neige offerte à la brûlure de l’amour se met à fondre et meurt en déclarant son amour à Lel : Mizguir part se tuer. Tcherniakov fait alors de la jeune fille une sorte de martyre tant la position de son corps ressemble à une statue baroque de Sainte Cécile (patronne des musiciens…).
Ainsi donc Tcherniakov d’une manière très délicate, propose une sorte de polyptique où se mêlent à la fois les racines paysannes et mythologiques, les passions toutes humaines, mais aussi et très nettement les dérives d’une sorte de vie sectaire, la vision finale du soleil figurée par une roue qui brûle en est l’image évidente, une vie sectaire où la mort de Fleur de neige n’a pas d’importance, au contraire accueillie par une fête et un soulagement. L’élément perturbateur du groupe, celle qui n’est pas comme les autres et son pendant masculin(Mizguir) disparaissent et le monde redevient « comme avant ». Car c’est bien le sens de l’histoire racontée par Tcherniakov : les deux personnages qui cherchaient à se racheter une normalité et un anonymat (Fleur de neige et Mizguir) sont morts, et c’est le prix à payer pour que tout continue pour les autres.
C’est sans contexte un grand spectacle, une des mises en scènes les plus fines de Dmitri Tcherniakov, qui regarde le monde russe qui veut retourner à la tradition ancestrale non sans ironie, parce le prix à payer est l’uniformisation souriante (et terrible), et qui regarde en même temps l’état de nature avec la même crainte : la nature est toute aussi hostile que les hommes à ce qui n’est pas dans l’ordre, comme cet être hybride fait de gel et de printemps. Seule la norme compte, pour que l’ordre naturel, politique et culturel, règne : effrayant.
Musicalement, c’est un enchantement.
D’abord la musique de Rimski-Korsakov, une musique aux couleurs variées, profondément impressionniste, descriptive, très diverse, jamais tonitruante, où l’orchestre de l’Opéra de Paris fait vraiment merveille, dirigé par Mikhail Tatarnikov, évidemment dans son répertoire idiomatique. Cependant sa direction très au point et qui mérite d’être saluée, aurait mérité d’être plus lumineuse, avec un rendu orchestral plus limpide, pour encore mieux apprécier la délicatesse de l’orchestration. Cela reste un peu « conforme », et aurait peut-être gagné à une vision plus audacieuse, à l’image de la mise en scène.
Du côté de la distribution, essentiellement russo-germanique, bien peu de remarques, et aucune vraiment désobligeante. Malgré les changements de dernière minute (notamment Ramon Vargas qui a renoncé, remplacé par un Maxim Paster aux aigus un peu problématiques et à la ligne de chant instable, même si le personnage est très bien campé), le spectacle est l’un des plus homogènes vus ces derniers mois.
Thomas Johannes Mayer est Mizguir, certes il n’est pas slave, mais la diction ne m’est pas apparue si étrangère à la langue russe. Dans la mesure où il incarne un personnage à part, autre, langue russe dans bouche allemande peut se justifier. En tous cas, comme souvent, il a l’intensité, il a l’engagement, il a les accents, et aussi la ligne de chant, et les aigus. Son timbre légèrement opaque fait aussi merveille pour caractériser ce personnage déchiré. J’aime ce chanteur et il ne m’a pas déçu.
Franz Hawlata est Bermiata, le conseiller du Tsar. Particulièrement à l’aise en scène, c’est un straussien exceptionnel (son Sir Morosus !) mais à la voix ternie ces dernières années. C’est un acteur hors pair, d’une grande intelligence mais il est moins à l’aise dans ce rôle, dans les accents et dans la manière d’avoir le texte en bouche avec des aigus problématiques et sans la fluidité à laquelle il nous a accoutumés. Prestation moyenne dirons-nous.
En revanche, magnifiques les deux parents adoptifs de Fleur de neige, le bonhomme Bakoula (Vasily Gorschkov) et la bonne femme (Carole Wilson), particulièrement bien dessinés par la mise en scène, avec de l’humour, de la présence, et de la voix, vraiment intéressants.
Vasily Efymov, l’Esprit des bois, à la voix sonore et à la belle présence, est aussi un élément emblématique de l’excellence du plateau dans les rôles secondaires.
Martina Serafin est Koupava, un rôle inhabituel pour ce soprano plus habitué aux rôles de lirico spinto du répertoire. Elle a l’autorité, elle a la voix au volume qui remplit facilement le vaisseau Bastille, elle a aussi la présence scénique, où Tcherniakov lui donne un rôle duplice par rapport au berger Lel, choisi pour se venger de Mizguir.
Lel, c’est Yurij Minenko, contreténor qui partage avec l’héroïne le plus gros succès de la soirée, qui s’est substitué à Rupert Enticknap initialement annoncé.

La voix est claire, forte, bien projetée, et le chant très bien contrôlé. Une vraie performance, d’autant que le personnage, léger, négligeant, insouciant est parfaitement campé avec son look vaguement hippie chaloupé. Une trouvaille !
Elena Manistina est une Dame Printemps au beau mezzo grave, peut-être un peu tendu dans les aigus, notamment au dernier acte, et marqué par un vibrato un peu excessif mais la personnalité scénique, les attitudes, les accents atténuent ces problèmes, tandis que Vladimir Ognovenko est toujours la basse solide qu’on connaît et sur lequel l’outrage du temps n’a pas d’effet, le court rôle du Père Gel est parfaitement tenu, avec une belle palette de couleurs.
Aida Garifullina, enfin, qui donne un incroyable relief au rôle de Fleur de neige. Elle en a le physique grêle et fragile, elle a la présence, la timidité, la sensibilité, et surtout une incroyable voix, puissante, magnifiquement contrôlée, avec un chant coloré, une interprétation si exceptionnelle qu’on se demande désormais qui d’autre pourrait s’emparer du rôle aujourd’hui. Etonnante et bouleversante, elle remporte un immense succès. Signalons enfin la performance du choeur de l’Opéra dirigé par José Luis Basso, vraiment somptueux ainsi que celle des enfants du choeur d’enfants de l’Opéra et de la Maîtrise des Hauts de Seine.
Une magnifique soirée, qui prouve qu’une œuvre rare, quand elle est défendue de cette manière et avec une mise en scène d’une telle profondeur, remporte le succès qu’elle mérite. À quand à Paris les autres chefs d’œuvres de Rimski-Korsakov, qu’on commence à voir sur les scènes européennes ici et là. [wpsr_facebook]

Au centre Martina Serafin (Koupava) © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LADY MACBETH DE MZENSK (Леди Макбет Мценского уезда) de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 25 JANVIER 2016 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Femmes et victimes © Jean-Pierre Maurin
Femmes et victimes Ausrine Stundyte (Katerina) © Jean-Pierre Maurin

« C’est chaud… ! » … « C’est porno ! » …quelques réflexions de ce genre et quelques spectateurs partant à l’entracte (« vous partez ? – Oh Oui ! ») ne laissent pas d’étonner.
Je ne dois pas avoir la même idée du réchauffement (non climatique) ou de la pornographie.
L’opéra de Chostakovitch, dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov est présenté à l’opéra de Lyon entre le 23 janvier et le 6 février, et c’est un travail hautement accompli, d’une grande rigueur  et d’une justesse effrayante. Tcherniakov, dans la lignée de ses portraits de femmes détruites (La fiancée du Tsar), de femmes objet (Lulu), de femmes outil (Kundry), nous propose une vision glaciale du destin de Katerina Ismailova, l’héroïne de Chostakovitch périssant d’ennui et de frustration qui va successivement assassiner et beau père et mari, parce qu’elle a dans la peau un ouvrier de son mari qu’elle a croisé et dans les bras duquel elle a succombé.
C’est un travail accompli parce qu’il est le fruit d’une approche très cohérente entre le chef Kazushi Ono, qui choisit volontairement une interprétation implosive, tendue, très analytique, qui n’a rien d’un travail démonstratif ou rutilant qu’on pourrait trouver chez un Rostropovitch par exemple. En ce sens, on ne retrouve pas de couleur « russe » au sens traditionnel, dans une musique qui par ailleurs comme souvent chez Chostakovitch, emprunte aussi bien aux Strauss (Johann comme Richard), à Wagner, à Moussorgski, voire à Puccini. Ici au contraire, nous sommes face à une approche presque méditative, d’une très grande précision, où chaque couleur semble assombrie, où les notes semblent sonner plus intérieurement, où les volumes sont très contrôlés, d’où des forte ou fortissimo qui sont d’autant plus dramatiques qu’ils surgissent comme d’un trou noir d’une incroyable densité. Il en résulte un son de l’orchestre exceptionnel, résultat d’une préparation sans doute très approfondie, qui montre des qualités de pupitres singuliers assez marqués, en particulier dans les cordes, et les cordes graves et les bois.

Sensualité ©Jean-Pierre Maurin
Sensualité ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov permet de mettre en valeur comme rarement la musique, et notamment les intermèdes musicaux, qui sont l’occasion, un peu comme dans Lulu (à Munich la saison dernière) de pantomimes d’une telle justesse, d’une telle crudité, d’une telle force, mais aussi d’une telle ironie cruelle qu’elles font ressortir toutes les couleurs de cette musique tout en illustrant quelque chose de la vie de l’héroïne : le jeu de la lampe lorsque le couple copule pour la première fois ou leur valse éperdue et vertigineuse, presque déconstruite. Rarement la musique de Chostakovitch m’est apparue aussi présente, et mise en valeur dans la multiplicité de ses couleurs avec une telle rigueur et avec l’aide aussi évidente  de la scène.
C’est cette première impression qui emporte la conviction, une impression de globalité où cette mise en scène-là a trouvé sa couleur grâce à une approche musicale qui m’est apparue l’une des plus grandes réussites de Kazushi Ono, qu’on considère toujours comme précis et rigoureux, mais quelquefois un peu froid et détaché et qui ici est presque cathartique, dans le sens où, accompagnant une histoire glaçante, il n’est jamais glacial ou objectif, mais se fait le chroniqueur musical de cette histoire de chute éperdue, en animant la musique, sans jamais sonner autrement que juste : un accompagnement presque cinématographique qui fait de ce travail celui d’un drame musical wagnérien, une véritable Gesamtkunstwerk.
Tcherniakov a déjà mis en scène cette Lady Macbeth de Mzensk à Düsseldorf il y a quelques années et pour la reprise à Londres (à l’ENO) et à Lyon, il l’a  refondue, tout en gardant la structure du décor original et les costumes d’Elena Zaitseva. Un décor qui pose immédiatement le contexte : une usine moderne, des chariots élévateurs, des colis qu’on livre (peut-être un centre de commerce en ligne) et des secrétaires derrière un ordinateur. Au milieu de ce décor presque “Marthalérien” (ou “Viebrockien” du nom de la décoratrice de Christoph Marthaler) éclairé par des néons qui sont autant de déchirures, une pièce tapissée de tapis d’orient  et d’une moquette rouges, close comme une cabine d’ascenseur, une niche, dans laquelle, totalement isolée et séparée des ouvriers, Katerina se meurt d’ennui, dans son costume traditionnel russe qui en fait une sorte d’icône. On ne glosera pas sur la couleur rouge, de ce rouge passion qui tranche avec les couleurs sans âme de l’univers de l’usine du mari, jaune ou vert pâle, un univers où les cloisons sont vitrées, où tout le monde regarde tout le monde, où rien n’est secret, et où les regards finiront par être mortels. Un univers sans bienveillance aucune qui isole d’autant plus l’héroïne dont la première rencontre avec Sergueï l’ouvrier est une lutte, un combat inégal, mais une affaire de corps, après un viol consommé sur Aksinya sur le chariot élévateur.

Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin
Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin

Face à face un Sergueï vulgaire et dominant au corps immense , et, pour l’affronter, Katerina, qui accepte le défi de la lutte, et qui en sort possédée. C’est bien là la dualité affichée de Katerina, glaciale et distanciée face à ses ouvriers, complètement mangée par le désir dans sa « niche » tapissée, vivant une brûlure intérieure cependant jamais hystérisée.
La rencontre nocturne avec Sergueï qui se termine comme on sait est traitée avec une retenue qui en accentue l’impudeur et la crudité : jeux de lumières, jeux de portes, jeux d’ombres, tout suggère de manière distanciée et presque rituelle  ce qui est en train de naître. Dès lors, Katerina est possédée par Sergueï, elle l’a dans la peau, et il n’y a plus ni convenances ni morale : il y a d’un côté la soif d’amour, et de l’autre le désir de pouvoir et d’argent de Sergueï. Chacun dans son ordre prêt à tout, sans plus aucune limite.

Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov est particulièrement clair, il prend le parti de la femme, contre tous les hommes dont on ne sait qui est plus plus minable, le Boris paterfamilias (excellent Vladimir Ognovenko), autocratique plus que tutélaire, qui considère la femme comme un objet, courtisant les secrétaires, cherchant même Katerina, comme un double de Sergueï en version classe dominante,  Zinovy son fils minable et impuissant, insinuant, hypocrite, veule (Peter Hoare, tellement juste) qui à son retour nocturne trouve les deux amants et se fait assassiner, ou Sergueï, corps immense, voix de stentor, mais sans aucun scrupule ni aucune expression.
Les rôles de complément n’échappent pas au jeu de massacre, du policier plus ou moins corrompu (Almas Svilpa) au Pope vendu au plus offrant (magnifique Gennady Bezzubenkov) qui accompagne les puissants, ou à l’ivrogne, ce balourd (Jeff Martin) à la curiosité mal placée dans ce monde où tout se voit et tout se sait qui va découvrir le corps en décomposition de Zinovy. C’est à une déclinaison de la médiocrité masculine que nous assistons.

Face à ces hommes, des femmes toutes victimes du désir masculin, Aksinya la secrétaire poursuivie par Boris et violée par Sergueï, Sonietka qui se vend à Sergueï pour une paire de bas de laine, et Katerina, seule, éperdue, qui découvre l’amour et le désir dans un Sergueï qui l’utilise. Mais Katerina à la différence des deux autres, va au bout du désir, au bout de la passion jusqu’au meurtre, du beau-père Boris, qui aime trop les champignons, du mari Zinovy dès son retour, car elle ne peut recommencer sa vie de recluse, privée et d’amour et d’existence, et enfin de la rivale Sonietka, parce qu’elle est sa rivale auprès de Sergueï, ce qu’elle ne peut accepter ni même imaginer un seul instant.
Comme toutes les victimes de la passion, Katerina rythme sa vie en fonction de l’être dont elle est possédée. « J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer » dit Phèdre, et de fait, Katerina est une femme soumise à l’être aimé, qui est sans cesse à ses genoux, alors que Boris la forçait à s’agenouiller devant son fils Zinovy, comme si le destin de la femme était d’être soumise. À ce titre, l’une des scènes les plus belles et les plus ritualisées est le moment où Katerina lave Sergueï nu, à ses pieds, avec ses longs cheveux pour une fois non ramenés en arrière, comme un rappel assez précis de Kundry face à Parsifal au troisième acte, dont l’être et la fonction est alors de « dienen » (servir), une scène d’une beauté frappante, qui installe le personnage dans la longue théorie des femmes vivant une Passion, au sens quasi religieux et donc blasphématoire du terme et dédiées, dont la variation ultime est au 4ème acte le don du bas de laine.

"Dienen" Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
“Dienen” Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

 

Ce rapprochement avec Kundry, soumise dès l’acte II, dès le moment où Parsifal comprend l’enjeu de la séduction, est à la fois surprenant et intéressant et aide à relire sa mise en scène berlinoise, à laquelle d’ailleurs il emprunte l’habit du Pope (sac à dos, bonnet). Je me demande d’ailleurs si ce  Boris n’a pas  un petit peu du Klingsor berlinois, figure à la fois paternelle toute puissante et effrayante. En tous cas, il est clair que les liens sont tissés, avec une vision religieuse toujours au bord du blasphème.

Mariage ©Jean-Pierre Maurin
Mariage ©Jean-Pierre Maurin

Car le rituel est dans cette mise en scène un élément fort : rituels de l’amour dans cette niche isolée et rouge de l’intimité de la femme puis du couple illégitime, rituel du mariage, auquel à aucun moment on n’arrive à croire, tant l’ensemble est décoratif, attendu, apprêté, mais aussi les rituels du labeur, les va et viens des chariots, les regards des ouvriers sur l’intérieur des bureaux, tout cela semble sous une pellicule faussement réaliste, construire une vision presque fixée de la vie au quotidien, une sorte de répétition lassante et glaçante de vies inutiles. À la ritualisation des gestes, et notamment de Katerina répondent des motifs, celui de l’habit traditionnel qu’elle porte systématiquement, alors que Serguei et les autres n’entrent pas dans cet univers un peu fantasmatique, celui du tableau (ou de l’icône) constitué par la niche tapissée notamment pendant les intermèdes musicaux. Mais aussi celui de la lampe qui clignote, au moment de la première étreinte avec Serguei, et au moment où elle tue Sonietka, où elle a jeté sur le néon un tabouret qui le détruit et où l’éclairage vacille à nouveau, rituel d’amour, rituel de mort eros/thanatos.
Enfin le dernier acte  est chez Chostakovitch un épisode du long road movie qui conduit les prisonniers en Sibérie, l’arrêt tragique sur image de ce chemin qui s’interrompt à peine par la mort des deux femmes noyées dans le fleuve, puisque le chœur final est celui des prisonniers qui continuent leur route (qui ressemble à celui des Vieux croyants de Khovantchina allant vers la mort) , marquant ainsi le non événement que constitue la fin de Katerina et son infimité.

Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Chez Tcherniakov cet acte apparaît comme un épisode ultime de la passion de la femme, et comme un huis-clos tragique à l’intérieur d’un espace clos, étouffant, l’espace d’une cellule de prison – variation sur la niche des trois autres actes – une prison réelle cette fois quand la prison était auparavant un espace mental. Alors que la niche exhalait auparavant quelque chose d’un orient capiteux, elle exhale un univers de pourriture, notamment quand Katerina se plonge dans le lavabo infect, comme pour s’y noyer, comme une marque définitive de déchéance.
La disparition de tout contexte (le chœur et les autres personnages chantent dans le noir) montre clairement la fonction symbolique du décor précédent et l’absence totale de réalisme, soviétique ou non. Il reste une tragédie de l’intime, une tragédie de la femme bafouée, de l’individu où toute référence à un contexte ou à une société disparaît au profit d’un meurtre aux couleurs sacrificielles, et où Katerina meurt sous les coups des geôliers…Man tötet dieses Weib dirait-on dans Salomé, la femme qui dérange disparaît et la vie (?) continue.

Alors dans un travail d’une aussi grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, il fallait un accompagnement musical et vocal d’un exceptionnel niveau.
On a dit combien le direction de Kazushi Ono est mise en valeur par le travail de Tcherniakov, particulièrement musical, avec ses motifs et ses leitmotivs scéniques qui font écho à une musique qui puise ses sources dans toutes les musiques depuis la fin du XIXème, de Wagner à Berg en passant par Moussorsgski, voire Puccini, voire les musiques plus légères (valses viennoises), c’est que Kazushi Ono en montre avec clarté les sources et surtout la versatilité : Chostakovitch à l’opéra n’est jamais univoque, sa tragédie est toujours teintée d’ironie, de méchanceté, de sarcasme, d’humour, et ces différentes facettes musicales sont mises en valeur, d’autant plus dans une interprétation aussi cristalline, et aussi parfaitement maîtrisée dans sa pulsation, dans son tempo, dans son éclat même où l’expressivité ne confine jamais avec le démonstratif, voire l’histrionisme que l’on peut quelquefois tirer de cette musique.  Et dans l’écrin relativement clos de l’opéra de Lyon, cet aspect est particulièrement valorisé : il s’agit de creuser dans les profondeurs, de rentrer en soi, il s’agit de ne pas respirer, pas plus qu’on ne respire dans la niche de Katerina ou dans sa cellule. À la clôture de la musique, comprimée comme l’âme de Katerina, correspond le contexte d’évocation de Tcherniakov, un contexte sans respiration, sans horizon, sans air, sans issue. Et dans cette mesure, la cellule finale n’est que similaire au décor des autres actes, un décor sans issue, sinon des portes coulissantes qui bouchent l’horizon, un extérieur (d’où viendra la police) évoqué, mais surtout un univers confiné où tout se voit, tout se sait, et tout se cache.
Dans un tel univers musical, le chœur a un rôle déterminant, il est un personnage, comme le chœur antique, observant et commentant ce qui se passe derrière les vitres, regardant les maîtres s’entredéchirer, complice du viol d’Aksinya, cherchant sans cesse à voir ce qui est derrière le regard glacial de Katerina. En plein dans l’action, il est part impressionnante du drame, et son engagement est total. Aussi bien dans les moments retenus que dans les moments plus explosifs, il est vraiment remarquable. L’habitude de mises en scènes complexes, exigeant une vraie possession de l’espace scénique et un véritable engagement en fait vraiment une phalange exceptionnelle, sous la direction de Philip White, qu’il faut saluer. Il me semble que ce chœur a fait un bond en avant notable dans les deux dernières années. Ce soir, c’était bluffant.
Enfin, évidemment, au service d’un travail si fouillé, il faut des artistes de tout premier plan, et prêts à s’immerger dans le drame.
Au premier rang, Ausrine Stundyte, qui avait déjà marqué le rôle avec Calixto Bieito à Anvers, et qui dans une approche moins hystérique qu’en Flandres, est totalement possédée, incarnée. Elle se donne à plein, vocalement et corporellement. On l’avait vue il y a quelques mois dans Elisabeth à Gand et elle avait déjà frappé, dans Katerina, elle montre un sens du contrôle et de la retenue qui sert une approche plus intérieure du personnage. Elle est une voix qui habite un corps, très présent, qui sait à la fois avoir la raideur distanciée et les rondeurs sensuelles, qui n’hésite jamais à aller au bout des scènes, avec une sûreté vocale et un volume impressionnants. On peut aimer des voix plus charnues, mais la tension dont elle fait montre et la vérité de l’expression en font pour moi l’une des références dans le rôle qui exige non seulement une voix, mais un jeu.
John Daszak dans Sergueï s’en sort également avec tous les honneurs. J’avoue que ce chanteur n’est pas un de mes favoris, son chant puissant mais détaché, sa manière assez peu expressive de dire les textes, sa difficulté pour appréhender la couleur d‘une langue (je me souviens de son Siegfried à Genève, de son Loge à Bayreuth), tout cela me fait rester sur ma réserve. Mais pour Sergueï, même si la langue russe ne semble pas lui être si familière, ce détachement sert un personnage froid, brutal, sans âme. Ce personnage particulièrement minable n’a d’intérêt que dans la mesure où il sert les nuits et les rêves de Katerina, qui investit en lui plus, bien plus que de raison. Ainsi son détachement, son débit assez monocorde, et sa puissance néanmoins, tout cela sert évidemment un rôle dans lequel il est sans cesse en représentation, et il se sort de Sergueï bien mieux que d’autres rôles plus épais au niveau psychologique.

Peter Hoare est l’autre ténor, et Chostakovitch distribue deux ténors très différents pour incarner et le mari et l’amant. Pour le mari impuissant, il choisit une voix plus légère, plus ductile, un type de voix qu’on aime dans l’opéra russe (Chuiski dans Boris par exemple) et qui a la douceur feutrée et l’ambiguïté inquiétante. Il est tout aussi minable, mais en plus veule, sans personnalité affirmée, l’ombre du père dans une voix de marionnette. Peter Hoare, vu déjà dans d’autres rôles dont Desportes dans Die Soldaten, est remarquable dans un rôle assez épisodique mais qui convient typiquement à un ténor de caractère. Il a le ton, l’expression et surtout la variété de couleurs nécessaire et autant que j’en puisse juger, une diction russe d’une grande clarté.
Le mâle dominant, qui illumine la première partie, est sans conteste le père, Boris Timoféiévitch Ismaïlov, une figure inquiétante, dominante, repoussante, dont l’amour pour les champignons en fait la première victime de Katerina. L’interprétation idiomatique de Vladimir Ognovenko, une des grandes basses russes de ce temps, qui réussit une composition impressionnante, disant le texte avec une grande justesse expressive, et une belle projection qui le rend très clair, sauf à quelques moments où le volume orchestral l’engloutit un peu. Son personnage n’a pas l’allure physique qu’on attend du méchant d’opéra, plutôt père tranquille, plutôt banal, ses gestes, ses initiatives le révèlent là où le physique ne le trahit pas (à la différence de l’immense Daszak), tout comme le fils d’ailleurs, dont Tcherniakov fait avec l’aide de sa costumière Elena Zaitseva une sorte de double (en mode mineur) du père.
Tous les personnages qui les entourent sont parfaitement tenus, nous l’avons déjà signalé, avec une note particulière par rapport au relief vocal de Gennady Bezzubenkov, un pope très présent, et remarquable: c’est aussi un des signes qui marquent la qualité d’une distribution, d’une production et d’une maison.
Aussi devant un travail aussi profond, aussi aigu, aussi bouleversant aussi dans sa manière de peindre la perdition d’une femme, on ne peut que s’interroger devant ceux qui pensent que « le livret n’est pas respecté ». Le propos du metteur en scène consiste à tirer de l’histoire un sens, une lecture, un enseignement, en puisant dans les sources et les écrits du compositeur. Tcherniakov travaille d’abord sur la parabole que constitue une histoire, dans la tradition symboliste post wagnérienne, et si tout est signe dans le travail produit, c’est d’abord une fidélité à un esprit plutôt qu’à la lettre. Comment une histoire de femme sous la Russie tsariste peut-elle aujourd’hui nous parler ou nous bouleverser ? Voilà la question à laquelle il répond, n’ôtant rien au sens profond de l’œuvre et respectant tout particulièrement sa couleur musicale, en écoutant ce que dit la musique très versatile de Chostakovitch.
Quand Dmitri Tcherniakov fait Macbeth (à l’opéra de Paris) il pose le couple en en faisant une sorte de couple à la Ceaucescu, et immédiatement Shakespeare nous parle. Évidemment, ici, dans cette Lady Macbeth où les allusions shakespeariennes ne sont pas absentes (le spectre, la fête – ici matrimoniale) il en fait une aventure individuelle, qui rompt toutes les digues et de la bienséance et de la normalité, sauf que cette lady Macbeth-là est d’abord victime avant d’être meurtrière, et qu’elle tue ceux qui l’ont détruite, ce qui en fait une Lady Macbeth aux circonstances atténuantes contrairement au modèle original. C’est bien à ces circonstances que s’attachent et Tcherniakov, et au final Chostakovitch. Vous avez encore le temps de courir à Lyon, vous ne le regretterez pas. [wpsr_facebook]

Mariés...©Jean-Pierre Maurin
Mariés…©Jean-Pierre Maurin