TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: LA TRAVIATA, de Giuseppe VERDI, le 15 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI; ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

 

Connaissez-vous les Fettuccine all’Alfredo? C’est la spécialité d’Alfredo, un célèbre restaurant romain Sans doute Tcherniakov s’en est-il souvenu en faisant pétrir la pâte à Alfredo au début très culinaire du deuxième acte  de cette Traviata scaligère, une production qui a fait buzz parce que c’est le rôle de la Prima du 7 décembre, mais qui ne mérite pas les sifflets qui l’ont accueilli, à aucun niveau.
En réalité, tous les fossiles de ce merveilleux théâtre de province ( au sens le plus péjoratif du terme, car il y a des théâtres, et surtout des publics, de la “province” autrement novateurs et stimulants, Lyon, Bâle, Cottbus etc…) qu’est la Scala se donnent rendez-vous le 7 décembre, les fossiles lyricomanes et les fossiles mondains,  souvent incultes, et pleins de l’acidité frustrée de ne plus avoir Callas au coin de la rue…Callas à laquelle leurs pères/pairs envoyaient sans doute les radis que la grande Maria, très myope, prenait pour des fleurs…
Oui, tout cela est désolant. Il y a à la Scala une race de médiocres qui se prennent pour les parangons du chant italien, pour les gardiens d’un temple qu’ils n’ont pas connu, et d’un répertoire qui ne trouve pas parmi les chanteurs du moment ses plus dignes défenseurs. Il est facile de leur répondre : qui pour Traviata aujourd’hui sinon des fantômes du passé, de jadis et de naguère ? Comme l’a dit un journaliste italien de mes amis, il faut interdire Verdi à la Scala.
Mais La Traviata de Liliana Cavani et Riccardo Muti en 1990 avait elle-aussi créé une telle attente (un titre non programmé depuis plus de trente ans !) que la direction en avait fait “La Traviata des jeunes” pour éviter que le public ne cristallise ses nostalgies sur les malheureux chanteurs. Il en était sorti un Alfredo radieux, Roberto Alagna, et un météore, Tiziana Fabbricini, qui avait un sens scénique incroyable et une voix particulière, presque déconstruite, dont elle usait des (nombreux) défauts pour construire une véritable incarnation.
Il en résulta un triomphe, mais quelles craintes pendant les semaines qui avaient précédé la Prima, truffée de claqueurs et de carabiniers!

Violetta & Alfredo Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Violetta & Alfredo Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

À défaut de Callas, de Scotto ou de Cotrubas, Diana Damrau et Piotr Beczala ont défendu l’œuvre avec honneur, et malgré les déclarations amères du «dopo Prima » ont montré qu’ils étaient de vrais professionnels, et mieux encore, d’authentiques artistes.
On a aussi beaucoup entendu des critiques acerbes de la mise en scène, elle serait« conventionnelle », sans intérêt, avec des scènes ridicules : Alfredo pétrissant la pâte, Violetta en pantoufles apportant les légumes, ou offrant le thé au vieux Germont (Acte II), on a même été horrifié de perruques (Acte I et III), justement conçues pour être horribles. Plus contrastées les opinions sur la direction musicale de Daniele Gatti, quelques uns l’ont huée (y compris ce dimanche), mais beaucoup –  la majorité – l’ont trouvée remarquable, stimulante, raffinée.

Je rejoins aujourd’hui, après avoir vu le spectacle, ceux qui, un peu déçus par la retransmission TV, ont modifié totalement leur opinion après avoir vu la représentation dans la salle.
Car Dmitri Tcherniakov a signé là un vrai travail de théâtre, avec des lignes de force qui se révèlent peu à peu et tiennent le spectateur en haleine, en agacement, ou en perplexité : dans ce travail, il ne faut pas  arrêter définitivement son avis dès le premier acte, mais au contraire faire confiance à l’artiste, qui fait du dernier acte, et notamment de l’addio del passato, la clé de gestes ou d’éléments laissés en suspens comme autant de signes (pris souvent pour des erreurs ou des fautes de goût) disséminés tout au long du déroulement de l’œuvre.
Tout comme Catherine Clément dans son beau livre « L’Opéra ou la défaite des femmes », Tcherniakov fait de Traviata une parabole de destins féminins, j’emploie à dessein le pluriel, car il y a deux femmes centrales dans cette production, Violetta, et…Annina, qui devient une figure spéculaire de ces vies ruinées. Annina, vêtue non comme la femme de ménage, mais comme une mondaine vieillie, très digne, physiquement marquante (cheveux courts rouges, en écho à un habit clinquant qui n’est pas sans rappeler celui de Violetta – couleur mise à part), une Annina qui serait une ancienne reine de Paris déchue et devenue une sorte de gouvernante/confidente de Violetta, image de son futur, mais aussi d’elle(s)-même(s). On suit ces regards croisés jusqu’à l’image finale, où les hommes (Alfredo, Germont, Grenvil) quittent la scène avant que Violetta ne meure, comme indifférents, avec le vague sentiment du devoir moral/social accompli, qui se retournent quand elle expire, mais qu’Annina chasse en les maudissant de ses deux mains ouvertes (« cinq dans tes yeux » comme on dit en Méditerranée):  les hommes sortent sans résistance ni même envie de rester.
À ce titre, lorsque Violetta se regarde au miroir au dernier acte, elle voit derrière le miroir Annina : alors qu’elle se mirait seule en scène au premier acte dès le lever de rideau, elle mire son futur au dernier, le futur sans avenir des femmes détruites.
Déjà le è strano du premier acte nous montrait une Violetta non en monologue, mais en dialogue avec Annina, comme en dialogue avec elle-même, et déjà le premier acte s’ouvrait comme le dernier acte se ferme, sur Annina et Violetta,  avec Annina en vierge de douleur contemplant son enfant/son double mort, addio del passato et del futuro.
En faisant interpréter Annina par Mara Zampieri, une ex-star du chant, face à Damrau, star d’aujourd’hui, Tcherniakov pose la relation métaphorique de la vie, de la vieillesse, de la relation présent/passé, proposant du même coup au spectateur de rêver au passé : si Callas eût vécu, elle eût pu être cette Annina-là. Et Mara Zampieri incarne de manière souveraine son personnage, d’une présence presque plus forte que celle de Damrau.

Duo Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Duo Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Tcherniakov fait ainsi de La Traviata non un drame romantique sur un amour impossible et sacrifié, mais une histoire de huis-clos de femmes dans l’écrin pourri de la bourgeoisie décadente et oisive, revenue de tout, qui se moque de tout, et qui ne vit qu’une dolce vita de jet set sans âme et sans propos. Au premier acte, après l’intimité initiale où Annina habille doucement et tendrement Violetta, l’espace très fermé de l’appartement bourgeois est envahi de cette faune déconstruite, colorée, chevelue (avec les fameuses perruques horribles), très contemporaine là où Violetta a un côté décalé avec sa coiffure années trente, son look un peu compassé, et une maturité voulue qui ont fait dire qu’elle n’avait rien du rôle. C’est être peu attentif au propos de Tcherniakov que de penser que Damrau ne correspond pas au rôle: c’est justement parce qu’elle ne correspond pas aux fantasmes du rôle (mince, brune, callassienne) qu’elle est traviata, dévoyée, hors de la route, hors de la norme et du chemin. Damrau est Violetta parce qu’elle est hors piste, tout comme Zampieri est Annina parce qu’elle est «hors chant»…
Violetta est ici une femme plus mûre qui fait rêver les jeunes gens comme cela arrive quelquefois: en face un Alfredo gauche, qui se tort les mains, qui croise les jambes à l’unisson avec elle (acte I) pour imiter un style qu’il n’a pas, qui sourit béatement à tout sans jamais entrer dans rien. Ni même d’ailleurs entrer en couple. En témoigne le jeu des serrements de mains, motif récurrent dès le départ : Violetta retire sa main de manière badine lorsqu’on lui présente Alfredo. À son tour, il la retire de manière agressive pour l’humilier au III quand elle se tend implorante vers lui . En témoigne aussi son arrivée au IV, avec un bouquet de fleurs et un paquet cadeau, selon les conventions de sa caste, une arrivée formelle et habituelle quand on va voir une malade à l’hôpital, mais pas quand on va voir l’amour de sa vie qu’on a saccagé et qui va en mourir.
Alfredo ne peut répondre à l’urgence affective de Violetta: d’ailleurs tout nous dit qu’il a pris son temps : Violetta se plaint d’attendre une visite qui ne vient pas…è tardi….
Car l’acte IV est celui des vérités, quand tous les autres sont des actes du faux semblant. La vérité de Violetta, sans futur, la vérité d’Annina, seule face à Violetta son double , toutes deux seules face à la mort; la vérité d’Alfredo aussi, vu dans cette mise en scène comme un être immature, qui ne comprend pas ce qui (lui) arrive, plus infatuato que innamorato.
Tcherniakov fait ici de la chirurgie : tandis que Violetta se meurt plus de trop d’alcool et de médicaments (un suicide? c’est assez clair à mon avis) que de phtisie, il ne lui reste plus après le passage des huissiers, qu’une couette, une chaise, un miroir et quelques objets. Aux bouteilles d’alcool qui jonchaient les tables à l’acte I répondent au IV les fioles qui ne soignent plus, mais qui tuent, à la Violetta altière de l’acte I répond la poupée la figurant, avec sa robe bleue (déjà présente au II) reléguée dans un coin, et puis, traces supplémentaires du passé, la caisse de photos, d’images  du bonheur, qu’elle garde jalousement dans une boite qu’on a déjà vue aussi au II et qu’on revoit au IV…Tout dans ce IV tourne autour du passato, auquel on dit addio, un passé fragmenté, déconstruit, fait d’objets comme si dans cette vie de Violetta il n’y avait jamais eu que des objets. Le seul autre sujet c’est Annina:  ni Germont, ni Alfredo ne sont des figures possibles de sujets:  ils disparaissent au final penauds et inutiles, sans savoir ni quoi faire ni comment .
Acte nu, et vrai : il donne à l’évidence les clefs de l’œuvre, qu’on n’a pu repérer que de manière éclatée tout au long de l’opéra. Il donne la cohérence à un ensemble impossible à décrypter à première vue, et surtout pas à la TV.
Vu à la TV, ce travail est inabouti et conventionnel. Vu de la salle, il est d’une redoutable précision, et plein de détails signifiants qu’on prend pour des erreurs ou des fautes de goût.
Un premier acte fait d’un monde de déglingués chics, au milieu duquel évolue une femme qui n’est pas faite pour lui, qui tranche, qui s’habille pour la représentation sociale (scène initiale au miroir) et pour laquelle elle est en décalage: voir la manière dont elle pose en attendant la foule des déglingués qui fait littéralement irruption.

Acte II Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte II Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Mais dans le II, on semble être aux antipodes de l’apprêt, dans cette simplicité et ce naturel qui serait le merveilleux écrin de l’amour: une maison de campagne avec tous les signes du bonheur simple et gemütlich, mais tellement ridiculement marqués qu’ils en deviennent artificiels, comme dans une maison de poupée, de la pauvre poupée que fut et que reste Violetta, de la poupée qui gît sur le buffet à droite : on joue à la fermière, à la finta giardiniera avec ses beaux légumes, à la femme d’intérieur qui sert le thé, à Alfredo en tablier, on joue à « l’amour est dans le pré », mais si Violetta est plus belle lorsqu’elle est moins attifée, comme une Cendrillon à l’envers, Alfredo est comme une erreur de casting : il joue sans être. Et la gaucherie et la raideur de Piotr Beczala sont ici d’incontestables atouts.

Acte III, entrée de Violetta Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte III, entrée de Violetta Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

L’acte III reprend les motifs construits précédemment en les accusant encore : la perruque de Violetta entrant avec son baron est une boule de cheveux blonds frisés, une Angela Davis blonde et rubiconde, un peu popote, avec une fleur rouge, cette fleur qu’elle a jeté au premier acte à son Alfredo, comme un signe fraternel à Carmen. Violetta s’enlaidit dans la comédie sociale.
Le chœur des gitanes,  sans gitanes, est  vu comme une variation sur ce thème: tous entourent Alfredo au centre du dispositif en lui jetant sarcastiquement ces fleurs rouges, « ces fleurs que tu m’avais jetées… » et les rapports sociaux deviennent plus âpres. Mais ce début de l’acte est comme un prélude prémonitoire par la méchanceté qui circule. Lorsque Violetta entre en scène avec le baron, l’acte commence vraiment et Alfredo devient plus violent, tout comme Germont qui envoie son fils “dans les cordes”, et , pendant que Violetta ôtant son horrible perruque retrouve son naturel et sa beauté simple, elle prend, elle quémande la main de l’amant, qui lui est refusée: Alfredo montre définitivement le vide qui l’habite.

Acte III Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte III Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Le décor lui même change de nature, ces intérieurs bourgeois sont un cadre au total assez nu, même avec les meubles, fermé et étouffant: on a parlé d’intérieurs viscontiens…Si l’on se réfère aux héritiers, Cavani d’un côté, Zeffirelli de l’autre leurs intérieurs sont vastes, leurs espaces démultipliés, très “Napoléon III” et l’acte II de Visconti est aéré et extérieur : ici  les murs même à trumeaux, sont sans miroirs, sans tableaux, avec les appliques comme seules décorations. Et l’espace réservé au jeu reste au total assez réduit et même de plus en plus réduit: au III, la foule des figurants se concentre en arrière scène, isolant les protagonistes. Un décor “riche”, mais sans profondeur ni espace, un monde clos. L’acte II est tout aussi étouffant (le contraire de Visconti, tout juste…) là où l’on devrait respirer, dans une maison surchargée d’objets où l’on ne vit l’amour qu’en mimant la vie quotidienne rêvée, mais du quotidien de la dinette et des jouets de petite fille, où le metteur en scène ne laisse aucun espace pour bouger.

Acte IV Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte IV Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

 

Il s’agit donc pour moi d’une vraie mise en scène, et en même temps un vrai piège: à mi chemin entre convention et Regietheater, et donc qui ne devrait contenter ni les uns ni les autres, avec un travail très attentif à chaque geste, une profusion de signes et d’objets signifiants difficiles à lire jusqu’à l’acte IV: à revoir le streaming, on est frappé par les systèmes d’échos qui se tissent dès le premier acte, comme les miettes jetées par un metteur en scène Petit Poucet, par les parallélismes, les contrastes voulus, par la construction millimétrée d’un discours qui tue l’image convenue de Traviata pour en faire un travail général sur le destin féminin, par la destruction volontaire de tous les stéréotypes de l’opéra traditionnel, que d’aucuns ont pris pour des erreurs et des maladresses, là où il y a volonté, souci du détail qui fait sens dans la  ligne générale, et adéquation aux types physiques des chanteurs engagés pour cette production. Un travail qui pourrait très vite aussi au rythme des reprises, devenir plat et sans intérêt tant il ressemble à la convention, tant il imite la tradition tout en la mettant pour l’instant et de manière très clinique à distance.
Car à ce travail si précis,  si trompeur et si piégeux,  l’équipe de chanteurs se prête volontiers, même sans en partager les présupposés (Piotr Beczala a dit plusieurs fois qu’il n’en partageait pas la vision). Diana Damrau est vraiment une Violetta remarquable, on peut même dire la seule Violetta possible dans ce contexte: ce n’est pas un hasard si il n’y a qu’une distribution, ce qui est rare à la Scala. Il y a d’abord l’incarnation, les regards, le style, altier et distingué au début (au contraire de tous les autres), qui n’a rien de la bonne femme boulotte, comme certains ont cru voir, mais plutôt de quelqu’un qui a du style, même si décalé. D’ailleurs, au deuxième acte, Germont qui s’attend à voir une cousette est surpris dès son entrée en scène par la distinction du personnage. Et ce style, on le retrouve dans une voix magnifiquement contrôlée, aux aigus sûrs, larges, avec une respiration et un sens de la ligne exemplaires. Si les graves sont un peu plus problématiques (le début est presque parlé), le médium et l’aigu sont triomphants (elle monte au ré bémol sans problème), avec un soin porté à la diction, et au sens, et à la couleur qui est là authentique tradition germanique: elle chante son addio del passato, le sommet de la soirée, avec le da capo, comme un Lied. C’est stupéfiant. Elle a triomphé, avec plusieurs rappels seule en scène à la fin. Le public de la Scala, de ce “Turno B” habituellement si difficile, ne s’y est pas trompé.
Mais Beczala aussi a triomphé, très applaudi, par un public visiblement un peu désolé des aventures de la Prima. Certes, dans cette vision, il n’est pas l’Alfredo qui fait rêver, ni Alagna, ni Kaufmann: là où l’on rêvait peut être d’un héros romantique à la Musset ou à la Dumas, on a un personnage à la Flaubert ou à la Maupassant, pas très raffiné, pas très malin, à la voix très terrienne. Mais c’est du solide. Beczala n’est pas un chanteur raffiné: on ne l’entendra pas trop colorer, moduler, gratifier de mezze voci de rêve. Mais c’est un chanteur qui ne triche jamais. Peut-être plus fait pour un certain vérisme (Maurice de Saxe?) ou Puccini (c’est un très bon Rodolfo) que pour le XIXème romantique. Il affronte, il fait les notes, toutes les notes, il chante tout le rôle sans les coupures pourtant souhaitées par Verdi (la cabalette O mio rimorso) et avec une cadence (qu’il pouvait s’éviter). Beczala, c’est un véritable artisan, il n’a rien d’éthéré, mais il chante, il chante tout (comme lorsqu’il fait le Duc de Mantoue) et cela passe toujours, sans à aucun moment mériter les huées ni même les réserves. Il est l’Alfredo qu’il faut dans le contexte de cette production.
Zeljko Lucic est Germont, un Germont qui fait les notes, à la voix large, étendue, bien posée et bien projetée. Dans le contexte d’une production défavorable aux hommes, ce chant exécuté sans failles mais sans génie, peut convenir. Ce Germont-là n’a aucun intérêt, comme les hommes dans cette vision n’ont aucun intérêt, et Lucic chante comme il faut, mais platement, c’est un chant gris comme son costume, à peine chanté, à peine oublié, sans couleur, linéaire comme une autoroute dans la prairie américaine.
Saluons les rôles de complément, très bien distribués. On a parlé de Mara Zampieri, magnifique figure, mais ce n’est pas théâtralement dans cette production un rôle de complément, on peut citer Flora (Giuseppina Piunti), Giuseppe (Nicola Pamio) assez présent dans la mise en scène de l’acte II, ou Douphol (Roberto Accurso) et Grenvil (Andrea Mastroni).
Enfin, abordons la direction musicale, très attentive et très précise de Daniele Gatti. On sait combien Gatti divise, notamment à Paris. Je le suis depuis 1992, et je l’ai toujours considéré comme un chef intéressant, notamment dans Rossini. Depuis ses Parsifal à Bayreuth et à New York, et ses Berg à la Scala (magnifiques Wozzeck et Lulu), c’est pour moi un très grand chef, que son récent concert Mahler à Lucerne avec le Concertgebouw a confirmé. Mais une relative déception devant son Don Carlo, toujours à la Scala, dans la mise en scène ratée de Stéphane Braunschweig, me faisait dire qu’il était plus intéressant dans le répertoire non italien.
Cette Traviata me fait nettement nuancer mon opinion. Car il l’aborde de manière très surprenante, jouant sur l’intime, sur la discrétion, sur la retenue (lui à qui l’on reproche sa soi-disant lourdeur). L’orchestre accompagne, colore, avec une précision très clinique dans les détails (en cela il est très cohérent avec la mise en scène de Tcherniakov), mais il n’écrase jamais, même s’il sait finir un acte. Dans le prélude par exemple, ce qui m’a frappé, c’est le traitement des cordes dans les graves plus que sur la mélodie principale filée avec élégance : je ne l’avais jamais entendu ainsi, plus dans l’épaisseur ou dans le tissu que sur le fil. Et puis il soigne les rythmes, les accents, les crescendos, notamment au troisième acte, soutenu de manière haletante, avec un sens du contraste consommé et typiquement verdien pour le coup, qui constitue l’un des sommets de la représentation.
Mais c’est dans l’accompagnement de l’addio del passato qu’il est le plus délicat, sans jamais tomber dans le rubato, dans le maniérisme, dans le décoratif. Il est “objectif”, comme une Traviata en version Sachlichkeit.
Par bonheur la plupart des amis milanais, qui vont du sopranophile fou à l’abbadien éperdu, ont trouvé sa direction excellente voire exceptionnelle. Elle est pour moi passionnante, et mérite une audition très attentive. Je confirme, Gatti est un grand chef, une chance pour Paris, en espérant que Lissner l’appellera à l’Opéra. Et c’est une vraie chance pour cette production, car cette direction à la fois intimiste et sans concession va à merveille avec la vision générale, avec un souci des chanteurs particulièrement marqué (il accompagne Damrau avec une attention exceptionnelle) et constitue l’élément qu’il fallait pour compléter l’entreprise.
Car l’entreprise, pour moi, en conclusion, est une réussite: c’est un travail sérieux, réfléchi, intelligent, cohérent qui ne se donne pas à première vue, qui n’a pas l’évidence cristalline de la voix de Damrau, mais qui marque, qui occupe l’esprit, qui fait gamberger, qui stimule les neurones, et qui fait que 24h après, je tire encore quelques fils, je contrôle sur la vidéo tout ce qu’il y a à voir et que je n’avais pas vu. Pas de provocation, mais une plongée au scalpel, méthodique, dans la psychologie des personnages, avec une justesse et une logique implacable. Il n’y a rien à dire musicalement, car tous les chanteurs font le job qu’on leur demande et sont à leur place dans cette vision, construite pour les caractères de cette distribution. Je ne suis pas sûr qu’avec Harteros, Kaufmann, Tézier (les très grands du jour), on aurait eu une telle adéquation: avec eux, il aurait fallu changer le propos de la mise en scène. Voilà une Traviata avec ses trois pieds, chant, chef, mise en scène, solidement appuyés sur le plancher scaligère. Questa Traviata è da Scala / Cette Traviata est digne de la Scala.

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2013: DON GIOVANNI de W.A.MOZART le 20 JUILLET 2013 (Dir.mus: marc MINKOWSKI, Ms en scène: Dimitri TCHERNIAKOV)

Saluts

On pourra se référer pour une analyse plus complète de la mise en scène, au compte rendu du Don Giovanni de 2010, à Aix en Provence.

L’intérêt d’une reprise, surtout dans un festival, est de faire une autre proposition musicale (nouveaux chanteurs, nouveau chef) dans le cadre d’une production retravaillée. C’est bien ce qui a présidé à cette reprise d’une production discutée il y a trois ans, et discutée encore cette année, signe qu’elle n’a rien perdu de son actualité ni de sa force subversive.
Malheureusement, il se peut aussi qu’une reprise ne produise pas les résultats escomptés. Et pourtant, Marc Minkowski et le London Symphony Orchestra sont apparemment des garanties de qualité, et la distribution, sans être de celles qui entrent dans la légende, n’était pas sur le papier au moins, inférieure à celle d’il y a trois ans, dont plusieurs protagonistes faisaient déjà partie. Et pourtant, quelle différence! et quelle déception!
La mise en scène de Tcherniakov produit toujours son effet sur le public. Effet délétère évidemment, les mêmes qui applaudissaient au génie de Chéreau (qui étaient les mêmes ou leurs clones qui il y a trente cinq ans hurlaient à la provocation contre le même Chéreau) ont hurlé contre Tcherniakov aujourd’hui. Le public de l’opéra est toujours aussi versatile. Et lorsqu’on touche aux masses de granit comme Don Giovanni, “il y a des limites à ne pas dépasser”. Tcherniakov signe là un travail radical, d’où sont évacués le mythe de Don Giovanni et son aspect surnaturel, car il en fait le film d’un drame familial, inspiré du “Dernier Tango à Paris” de Bertolucci (le sexe comme dernier rempart de la désespérance) de “Theorème” de Pasolini  (l’ange exterminateur qui pénètre une famille et en révèle les désirs cachés ou inavouables) ou “Les Damnés” de Visconti, tous traitent du délitement des âmes et des désirs de corps:  j’ai vu aussi cette année dans cet univers clos à décor unique un drame à la Tennessee Williams. Lecture du Don Giovanni à la lumière du XXème siècle, de l’art du XXème par excellence, le cinéma et aussi du théâtre américain. Alors évidemment les amateurs de commandeurs à la voix caverneuse et de Don Giovanni disparaissant dans les fumées sulfureuses de l’Enfer en sont pour leur frais: mince alors, ils n’auront pas reconnu leur Don Giovanni!

©Festival d’Aix

Oui, dans toute entreprise de ce type, il y a par force des moments plus discutables, moins convaincants. Bien sûr la séparation en séquences de ce qui devrait être un continuum perturbe, peut déranger: mais pris comme des stations d’une passion de Don Giovanni, ils reconquièrent une logique. On a parlé de pornographie: quelle bêtise crasse!  comme si le désir exprimé en scène était de la pornographie. j’invite ces pâles effarouché(e)s à se confronter à Calixto Bieito qu’en France on ne connaît pas encore (il officie ailleurs en Europe -Berlin, Zürich, Barcelone, Madrid, Bâle – depuis des années et des années).

© Festival d’Aix

Il y a dans ce travail des moments en creux, plus dans le second acte que dans le premier, mais il y a des scènes marquantes: extraordinaire scène des masques où les masques, au lieu de cacher, révèlent les personnages, final du premier acte, scènes entre Don Ottavio et Donna Anna, magnifique scène du cimetière, mimée et si distanciée (la peur devient un jeu sur une peur qu’on mime et qu’à aucun moment on n’éprouve), ou même le repas final devenu conseil de famille autour d’un Commandeur qui s’avère être un figurant qu’on paie pour faire le commandeur. Le tout dans des costumes d’une grande justesse d’Elena Zaytseva et Dimitri Tcherniakov (Une Donna Anna aux couleurs vives, flashy, là où elle est habillée le plus souvent en noir). Comme il y a trois ans, nous avons à faire là à une travail d’une précision millimétrée, d’une très grande intelligence, et à une véritable approche novatrice.

Ottavio et Anna ©Festival d’Aix

Mais, alors que nous sortions la veille d’une Elektra où la cohérence entre scène, fosse et plateau était l’une des marques de l’éclatante réussite du spectacle, ce qui frappe dans ce Don Giovanni, c’est justement l’absence de cohérence, et de dialogue entre les trois socles du spectacle. D’abord, l’impression d’une direction musicale en difficulté face à un orchestre qui ne répond pas. Là où Langrée avait face à lui il y a trois ans les Freiburger Barockorchester (chef non baroqueux face à un orchestre baroque) Minkowski, chef venu du baroque, dirige le London Symphony Orchestra qui n’a rien de baroque et qui semble imperméable à la gestuelle et aux indications du chef. D’où des décalages nombreux entre la scène et la fosse, un son mat sans relief, sans approfondissement. La partition ne semble pas fouillée, éclairée, clarifiée, et l’on ne sent aucune direction affirmée, ni propositions musicales originales. C’est plat, sans accents, cela avance, en terrain plat. Aucune correspondance entre les aspérités de la mise en scène et d’éventuelles aspérités musicales. Une impression de vacuité, l’impression que personne n’a rien tiré de la partition, et que l’orchestre en tant que phalange n’est pas concerné.
Du côté du plateau, une distribution pâle, d’où émerge comme il y a trois ans l’excellent Leporello mauvais garçon et parasite de Kyle Ketelsen qui domine la scène par son engagement, sa mobilité et la manière intelligente dont il s’empare du rôle. Mais à ce Leporello si juste correspond un Don Giovanni vocalement sans relief et scéniquement “forcé”. Il est mal dans le rôle que veut lui faire jouer Tcherniakov. Là où il y a trois ans un Bo Skhovus à la voix vacillante était phénoménal de justesse et d’adéquation à ce Marlon Brando bis voulu par la mise en scène, Rod Gilfry reste un peu extérieur: il joue mais il n’est pas, il chante mais sans éclat ni accent, il n’est pas Don Giovanni, ni dans la vision de Tcherniakov, ni dans toute autre vision.  Maria Bengtsson est une Anna juste au contraire, engagée, à la voix un peu froide, mais très musicale. Ses deux airs sont réussis, notamment “Non mi dir” au second acte. Délicieuse Zerline, très musicale elle-aussi de Joelle Harvey, sortie de l’académie européenne de musique. Pour le reste, une situation plus contrastée. Un Masetto indifférent de Kostas Smoriginas (meilleur que dans son Escamillo l’an dernier à Salzbourg, mais sans vrai caractère), une Elvira à oublier d’Alex Penda, succédant à Kristine Opolais: aucun lyrisme, aucune velouté, aucun legato, des sons vilains, pas de technique, une voix sans homogénéité, des cris. Pénible. Et un Commendatore d’Anatolyi Kotscherga qui par rapport à sa prestation d’il y a trois ans, a perdu la profondeur, les sonorités d’une voix qui n’a plus aucun éclat ni aucun relief: très décevant. Reste le cas de Paul Groves, dont le premier acte, malgré de menues scories montrait une voix bien posée, sonore, en place, et qui s’écroule au second acte (plus de justesse, plus de ligne, plus de tenue): est-ce la raison pour laquelle il ne chante pas l’air d’Ottavio du second acte, coupé lors de cette représentation? Comme on le voit, un plateau inégal servant une musique peu convaincante dans la fosse.

Meurtre du Commandeur © festival d’Aix

Voilà un bilan bien gris d’un spectacle qui tient par la mise en scène. Je ne crois pas, contrairement à ce que j’ai entendu çà et là que la mise en scène empêche les chanteurs de chanter, je ne crois pas, contrairement à ce que j’ai entendu çà et là, que la mise en scène empêche le développement de l’action par ses coupures incessantes, je crois simplement qu’il n’y a pas eu de rencontre, et que l’alchimie n’a pas pris. Pas de pierre philosophale pour ce Don Giovanni. Dommage, au pays de Cassandre et d’un Don Giovanni mythique, que je découvris à 11 ans, à la TV (Aix fut transmis à la TV pendant les années 60) avec un certain Gabriel Bacquier.
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En 2010 avec Bo Skhovus ©Festival d’Aix

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2010: DON GIOVANNI de MOZART (Louis LANGREE &Dimitri TCHERNIAKOV)(14 juillet 2010)

150720102173b.1279358108.jpgUne fois de plus, voilà ,un spectacle qui pose le problème de la “fidélité” à un livret, à une histoire, et même à une musique conçue comme un continuum et qui se voit interrompue scène à scène. Don Giovanni, dans l’optique de Mozart et Da Ponte, est l’histoire d’une chute, au terme d’une course effrénée qui va crescendo. Rien de tout cela ici, où Don Giovanni est un looser à la Brando dans “Dernier tango à Paris”. Les mises en scènes du Don Giovanni se succèdent, les plus grands s’y sont confrontés, et au total a-t-on une référence théâtrale absolue, comme pourrait l’être le Ring de Chéreau ou le Nozze di Figaro de Strehler? Ni Chéreau à Salzbourg avec Barenboim, ni Brook à Aix en 1998, ni Strehler à la Scala avec Muti, ni Ronconi à Bologne, ni Karajan à Salzbourg,  ni Zeffirelli à Vienne il y a déjà bien longtemps n’ont vraiment convaincu, même si la plupart de ces spectacles avaient de grandes qualités dramatiques ou esthétiques. Celui de Solti à Paris en 1975 était, souvenez-vous, assez piteux, avec en finale la ville de Séville brinquebalante qui engloutissait Don Giovanni (production à oublier de August Everding) mais Roger Soyer, mais José Van Dam, mais Kiri te Kanawa, mais Margaret Price, mais Stuart Burrows, mais Jane Berbié.

Les seuls qui m’aient assez convaincu sont celui, dans une esthétique un peu discutable,  de Luc Bondy au Theater an der Wien avec Abbado au début des années 1990, celui de Haneke à Paris il y a quelques années, et évidemment celui de Peter Sellars: comment oublier cette magnifique proposition très décoiffante, proposée à la Maison de la Culture de Bobigny (A l’époque, Sellars n’était pas le chéri des opéras officiels…) ?

150720102173b.1279358108.jpgC’est bien le rôle d’un Festival que d’ouvrir le public à des visions nouvelles d’une oeuvre, à des expériences à tenter, à des parcours possibles à suivre, sinon Aix pouvait conserver ad vitam aeternam les décors du Don Giovanni de Cassandre et proposer la production historique des années 60. C’est une autre option, celle de la mémoire et du conservatoire.
Bernard Foccroule a fait appel à Christof Loy pour Alceste, Robert Lepage pour Le Rossignol et Dimitri Tcherniakov pour Don Giovanni, trois styles, trois approches qui vont apporter au public des éclairages nouveaux et c’est bien là le moins pour un Festival de l’importance d’Aix en Provence.

Avant d’aborder la mise en scène, force est de reconnaître dans l’approche musicale une excellence et un relief qu’on n’avait pas mesurés dans Alceste avec le même orchestre et le même choeur. La musique, au moins à l’orchestre traversait Gluck d’une manière un peu indifférente: elle est bien présente dans Don Giovanni, et Louis Langrée joue le jeu de la mise en scène. Sa direction est à la fois vive et raffinée, elle a une épaisseur étonnante, et le chef joue des sonorités sèches qui s’accordent magnifiquement avec ce qu’on voit; il explique dans le programme de salle comment il a fait travailler l’orchestre avec des partitions non annotées, pour redonner de la fraîcheur et de la liberté à l’approche des musiciens; le résultat est qu’il y a longtemps que je n’avais pas entendu un Don Giovanni aussi intéressant, vivant, subtil, précis: voilà un travail magnifique qui fera date.

Le plateau en revanche n’est pas de ceux qui restent gravés dans la mémoire du mélomane: les trois dames sont hystériques à souhait mais leurs voix m’ont laissé complètement indifférent. Rien de mauvais, mais rien d’exceptionnel. Marlis Petersen (Donna Anna) a une personnalité vocale affirmée, mais les aigus sont un peu criés, et la voix est très froide. La Zerline de Kerstin Avemo est certes mignonne, mais vocalement quelconque, et l’Elvire de Kristine Opolais acceptable, mais c’est la performance d’actrice qu’on applaudit plus que le miracle vocal. Quand on se souvient d’autre Elvira, Te Kanawa bien sûr, mais aussi Ann Murray qui fut éblouissante dans ce rôle, miezux vaut ne pas entamer de comparaisons: nous avons là des chanteuses honnêtes, sans plus: de ce point de vue, le Festival d’Aix ne devrait pas oublier qu’il est justement un Festival, et qu’on est en droit d’attendre des voix qui sortent un peu des routines des saisons des théâtres. Du côté des hommes c’est un peu mieux: Bo Skovhus est totalement engagé dans le rôle, il en fait une composition extraordinaire, mais la voix manque de projection, elle est souvent couverte, et le timbre velouté de ce chanteur se reconnaît à peine, une vraie déception vocale. Il en va tout autrement de Kyle Ketelsen, exceptionnel à tous points de vue (c’est lui qui emporte les suffrages du public): le jeu est prodigieux, Leporello en mauvais garçon de la famille, c’est une trouvaille que Ketelsen soutient parfaitement, le chant est impeccable de style, de prononciation, de clarté, on tient là un très grand chanteur. On sait que Anatoli Kotscherga est encore aujourd’hui une basse d’immense envergure, il le prouve, tant la voix, notamment à la fin, est d’une hallucinante présence: un Commendatore magnifique. David Bizic et Colin Balzer complètent la distribution: ils font de Masetto pour l’un (une sorte de loubard parvenu) et d’Ottavio pour l’autre (un mafieux russe reconverti et un peu coincé – il se décoince sous le masque!-) des personnages très crédibles scéniquement, au chant très correct sans être là non plus exceptionnels. Au total une distribution plutôt ordinaire qui tient la route et qui surtout, est totalement au service de la mise en scène: c’est par leur jeu et leur engagement qu’ils rendent la prestation phénoménale, sûrement pas par leur chant.

Scéniquement phénoménaux, c’est bien la marque du travail d’orfèvre que Dimitri Tcherniakov a effectué avec les chanteurs, qui sont complètement engagés dans l’affaire et qui défendent avec ardeur le travail effectué. Le public d’ailleurs a accueilli l’ensemble avec chaleur. Tcherniakov a effectué un travail d’analyse et de théâtre proprement époustouflant, d’une précision rarement atteinte à l’opéra. Chaque scène est proprement sculptée, avec une virtuosité inouïe, chaque geste est juste, et l’ensemble des chanteurs est visiblement entré dans cette logique avec gourmandise.
Mais quelle logique? Tcherniakov a des références cinématographiques fortes, d’une part les films qui parlent de déconstruction sociale, civile et politique comme “Les Damnés” de Visconti, de relations familiales dans la grande bourgeoisie, comme la “Décade prodigieuse” de Chabrol où ceux qui parlent du sexe comme dernier rempart au désespoir métaphysique, comme le “Dernier Tango à Paris”. Don Giovanni porte d’ailleurs la redingote de Brando dans le film de Bertolucci. Je rajouterai “Théorème” de Pasolini, mais un Théorème où Don Giovanni serait une sorte d’ange exterminateur de cette famille aux fissures béantes.  On a vu dans cette reconstitution familiale des avatars dostoïevskiens, et c’est évident, mais j’y vois aussi un univers à la Elfriede Jelinek, qui est un écho encore plus proche de nous. Car Tcherniakov répond à la question simple: que nous dit aujourd’hui Don Giovanni, qui est il dans notre société en décomposition? Il est le révélateur d’un univers qui s’effrite. le rideau s’ouvre sur un conseil de famille présidé par le patriarche (il Commendatore) et se conclut par un conseil de famille qui condamne Don Giovanni, mais qui, aussitôt le héros à terre, se retrouve sans armure, sans protection dans la solitude la plus absolue (ce que dit d’ailleurs le livret: la mort de Don Giovanni n’arrange rien ni ne résout rien!). Tcherniakov a construit une histoire dans l’histoire, comme une sorte de film familial: chaque scène est une séquence, séparée de l’autre par un baisser de rideau, sur lequel sont projetées des diapos donnant la sanction temporelle (le lendemain…trois mois plus tard…trois jours après), comme dans les films muets, faisant s’étendre l’action sur plusieurs mois. Une diapo initiale explique les relations familiales: Donna Anna est la fille du Commendatore, fiancée à Don Ottavio à l’allure d’un apparatchik soviétique, Zerline est sa fille, fiancée à Masetto, sorte de mauvais garçon un peu vulgaire, Donna Elvira, mariée à Don Giovanni, est la cousine de Donna Anna et la nièce du Commendatore, et Leporello une sorte de jeune parasite déjanté, sans doute ami de la famille. Donna Anna est mangée par le désir, tout comme sa fille Zerline, et la première scène est transformée: elle insulte Don Giovanni parce qu’il la quitte et non parce qu’il cherche à abuser d’elle. En ce sens, Tcherniakov rejoint Haneke dans la lecture de l’ambiguïté évidente du personnage et de sa relation complexe à Don Giovanni et Don Ottavio. Une des scènes les plus marquantes est celle des masques où c’est Don Giovanni qui distribue des masques à tous, et qui libère ainsi tous les instincts (y compris Ottavio qui embrasse goulûment Masetto). Les relations entre Elvira et Don Giovanni sont vues d’une manière beaucoup plus complexe: Elvira, qui a Don Giovanni dans la peau, est à la fois l’Elvira traditionnelle, mais aussi celle qui joue avec Don Giovanni au chat et à la souris, tantôt complice, tantôt ennemie, tantôt les deux à la fois. Le couple Leporello et Don Giovanni n’a plus rien d’un jeu de maître et de valet, d’une certaine manière Leporello est une âme damnée assez méphistophélique, d’un cynisme qui en fait presque lui le grand seigneur méchant homme, alors que ce qui marque Don Giovanni c’est le désespoir total et destructeur: Don Giovanni bouscule l’ordre établi (que représente le Commendatore), mais plus il le bouscule plus il s’enfonce: voilà encore un Don Giovanni affaibli (en ce sens la voix un peu éteinte de Bo Skovhus fait merveille), comme chez Claus Guth dans la vision très intéressante qu’il a proposée récemment à Salzbourg.
On ne saurait citer toutes les idées  de ce travail (le personnage de Don Ottavio est beaucoup plus fouillé que dans la vision traditionnelle, celui de Donna Anna à la fois grande bourgeoise le jour et nymphomane la nuit, celui de Zerlina, qui est Donna Anna en version rock). Le Commendatore, patriarche gardien des valeurs perdues, devient à la fin de l’oeuvre un comédien payé par Ottavio pour détruire Don Giovanni: Ottavio le paie, le comédien ôte son faux bouc et ses habits de commandeur et s’en va pendant que Don Giovanni est à terre terrassé par une crise cardiaque.

150720102173.1279357691.jpgRien de métaphysique dans le travail de Tcherniakov,  mais une lecture sociale et psychique d’une famille en décomposition dont Don Giovanni n’est que le révélateur (là aussi,on n’est pas loin de la signification du livret de Da Ponte, ou même du Don Juan de Molière), et celle d’un Don Giovanni désabusé, autodestructeur, suicidaire, qui à mesure qu’on avance dans le drame se délite, s’isole, et ne trouve de justification que dans la violence charnelle (voir la dernière scène avec Elvire!): il n’y a plus de punition du ciel, mais rien qu’un épuisement qui conduit à l’explosion du personnage.

Au total, on ne peut nier les difficultés qu’une telle vision peut avoir à coller parfaitement au livret (on ne peut sans cesse construire les scènes sur l’ironie ou l’antiphrase) et il y a des moments    très “forcés”, je dirais vulgairement “tirés par les cheveux”. On pourra discuter à l’infini l’intérêt de tourner le dos à des principes musicaux (le continuum) ou théâtraux (c’est la dernière journée de Don Giovanni, celle de la crise ultime) assis depuis des siècles, et la transformation des personnages en membres d’une même famille, mais on ne peut nier la qualité et la profondeur du travail d’analyse dramaturgique qui a été mené, et l’extrême précision du travail théâtral. Contrairement à ce qui a été écrit çà et là, ce n’est absolument pas un ratage, c’est une proposition radicale, qui a sa logique, qui ne trahit pas l’esprit de l’oeuvre même si elle peut en trahir la lettre, et qui a prise sur le public, tant le spectacle captive par son inventivité et sa modernité. Je ne peux qu’encourager les éventuels lecteurs à aller sur le site d’Arte où le spectacle est encore proposé en “streaming”. Et pourquoi pas, à se précipiter à Aix pour voir les dernières représentations, ou faire dans le futur le voyage de Madrid (on aurait été étonné que Mortier ne s’associe pas à l’entreprise…), de Moscou (au Bolchoï) ou de Toronto.[wpsr_facebook]