BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE FLEDERMAUS de Johann STRAUSS Jr le 4 JANVIER 2016 (Dir.mus: Krill PETRENKO; Ms en scène: Andreas WEIRICH d’après Leander HAUSSMANN et Helmut LEHBERGER)

Czárdás...©Wilfried Hösl
Czárdás…©Wilfried Hösl

Ma dernière recension de 2015, sur Il Viaggio a Reims  se terminait ainsi: « c’était le dernier rendez-vous (un peu gris) de 2015, le premier de 2016 sera une fête, c’est promis, et c’est prévu ».
Est ce fut.
Quand j’ai vu sur l’avant-programme de Munich que La Chauve-Souris (Die Fledermaus) serait dirigée par Kirill Petrenko, mon sang n’a fait qu’un tour. L’opérette de Johann Strauss, comme toutes les grandes opérettes classiques, ne supporte pas la médiocrité et a besoin d’un grand chef pour l’exalter. Ma dernière Fledermaus, ce fut Carlos Kleiber en mars 1984 (Lucia Popp, Brigitte Fassbaender, Janet Perry). Depuis, je n’avais pas osé retourner en revoir une, préférant garder intact son souvenir. Il en va de Fledermaus comme de Viaggio a Reims, on pense que ce à quoi on a assisté est définitif et qu’il n’y aura pas mieux.
S’il y a une culture de l’opérette classique en pays germanique, elle n’existe pas (ou plus) en France, à quelques exceptions près, comme Lyon qui a depuis longtemps une « politique » Offenbach; l’Opéra de Paris n’aborde qu’avec parcimonie ce répertoire, même si Die Fledermaus avait bénéficié d’Armin Jordan en 2000 et du pape de l’opérette viennoise Rudolf Bibl en 2003.
Ainsi, le public était essentiellement germanique ce lundi, avec bien moins d’étrangers que lors de Götterdämmerung deux semaines auparavant, comme si on ne se déplaçait pas pour Fledermaus.
La production a 18 ans d’âge et elle a succédé à celle, mythique, d’Otto Schenk qu’on peut voir encore en vidéo (dirigée par Kleiber), c’est une production de Leander Haußmann et Helmut Lehberger, et elle a été pour l’occasion rafraîchie par Andreas Weirich: elle n’a jamais été une référence et reste médiocre, les décors de Bernhard Kleber sont peu imaginatifs, celui du second acte est plutôt sinistre dans le genre évocatoire. Parce que la chorégraphie imaginée exige un espace vide central, des toiles peintes (ou des projections) sur les côtés en constituent le cadre, alors que les 1er et 3ème actes sont plutôt réalistes (le 3ème est un hommage direct à la production d’Otto Schenk et aux décors de Günther Schneider-Siemssen). Je me demande toujours si l’on n’a pas intérêt à conserver ces productions mythiques jusqu’à ce qu’elles n’en puissent mais, comme on le fait pour La Bohème de Zeffirelli à la Scala et de ne tenter la nouvelle production que si l’on est sûr de son coup. C’est l’art du manager de savoir choisir et Sir Peter Jonas à l’époque s’était trompé.

Ce type de spectacle est en effet assez périlleux: il exige une mécanique parfaite (un peu comme les pièces de Feydeau), et un rythme concerté entre fosse et scène pour pouvoir fonctionner à plein ; si les choses ne sont pas a tempo, ça coince.
Enfin, le spectateur doit rire, toujours, et souvent même bêtement, de ce rire mécanique qui vous prend aux jeux de mots les plus pitoyables ou aux gestes et mouvements divers, y compris les plus lourds ; mais, et là est le secret, même la lourdeur doit être légère
N’oublions pas que Die Fledermaus est écrite à partir d’une pièce de Meilhac et Halévy «Le Réveillon», et que les deux compères étaient les librettistes habituels d’Offenbach. Et c’est bien là le secret de ce type de spectacle, une légèreté pétillante, y compris quand dans un autre contexte on trouverait cela un peu lourd.
Ainsi, les parties parlées doivent être très soignées, dans le jeu, dans l’expression et aussi dans les accents divers, russe, allemand, français, viennois, et dans le ton et les attitudes (Adele !). Tout le dernier acte tourne autour du personnage de Frosch, un rôle parlé de geôlier ivrogne à l’impayable accent viennois qui tient la scène la moitié de l’acte. Un Frosch médiocre et tout le troisième acte qui n’est qu’un dénouement rapide plutôt maigre musicalement, s’écroule.
Ainsi Die Fledermaus n’est pas une entreprise facile, et Klaus Bachler a préféré éviter la nouvelle production. La Bayerische Staatsoper est plongée dans la préparation de South Pole, la création qui aura lieu le 31 janvier et ce n’était pas opportun de faire une nouvelle production qui aurait forcément été très attendue et aurait éclipsé le reste, vu le côté emblématique de l’œuvre, notamment dans un théâtre où Kleiber a tant marqué. Bachler a créé l’événement par la seule présence au pupitre de Kirill Petrenko et par le retour un 31 décembre de Fledermaus, qui avait disparu depuis quelque temps ; ce retour à la tradition a payé, puisque toutes les représentations étaient complètes. Mais le spectacle actuel nous fait dire qu’il faut sans tarder penser à une nouvelle production.
De la représentation, il n’y a pas grand chose à relater, quelques répliques marquantes (dues au livret), quelques scènes désopilantes au premier acte portées par Alfred le chanteur (Edgaras Montvidas) et Adele la bonne (Anna Prohaska) dans une sorte d’acte boulevardier, proche du vaudeville très XIXème siècle, mais aussi quelques pas de danse réglés à l’américaine (cannes et chapeau claque) et d’autres mouvements, pas vraiment légers, notamment quand Falke et Eisenstein dansent sur Komm mit mir zum Souper ensemble et finissent l’un sur l’autre en position un peu (!) équivoque. Voilà qui déroge au goût et à l’équilibre nécessaires à ce genre de spectacle, à moins qu’on ne choisisse une lecture à la Neuenfels, ravageuse, idéologique, faite expressément pour violenter un public hyperconformiste, qui avait indigné Salzbourg en 2001 pour des adieux en pied de nez de Gérard Mortier.
L’Acte II qui contient les ensembles les plus fameux, les airs que tous connaissent et la Polka finale étourdissante  (la fameuse polka « Dans le tonnerre et les éclairs ») n’est pas très imaginatif et vraiment décevant. Nous avons évoqué le décor à la fois évanescent, peu suggestif, fait de projections sur des toiles latérales (et en fond de scène), pour laisser l’espace central vide et permettre une chorégraphie autour de l’immense table qui sert de podium et qui tourne sur elle-même, on y boit, on y marche, on y danse, on y pose…et on s’y ennuie un peu.
C’est assez mal réglé dans l’ensemble. Une fois de plus, la chorégraphie veut rappeler les grands ensembles des comédies musicales américaines des années 40, Fred Astaire et Ginger Rogers pourraient surgir dans cette fête où traditionnellement le 31 décembre surgissent des vedettes inattendues : ce fut Thomas Hampson au 31 décembre dernier qui chanta « Komm, Zigan, spiel mir was vor » de « Gräfin Mariza » mais pas le 4 janvier. Une fête au rythme peu rigoureux, avec quelques décalages avec la fosse, avec des mouvements peu clairs et désordonnés, et un Orlofsky (Michaela Selinger) au look tiraillé entre personnage de la famille Addams et Michael Jackson, intéressant en scène mais doté d’une voix pas vraiment passionnante en revanche, qui ne réussit pas vraiment à s’imposer. Au contraire,  Anna Prohaska tire vraiment son épingle du jeu en Adele fraîche et délurée.
Ce deuxième acte qui devrait voir champagne et fête couler à flots, ne réussit pas à prendre le spectateur, parce que au lieu d’une comédie en musique, on a une succession de numéros sans vraie fluidité, ni fil rouge dramaturgique. Ainsi du Docteur Falke, le très bon Michael Nagy, voix chaude, claire, et surtout un vrai naturel en scène, jamais exagéré, avec toujours une touche d’élégance : c’est lui l’artisan de la farce, et c’est lui la Chauve Souris qui se venge. On le voit déguisé en Chauve Souris pousser le décor du 1er acte pour faire apparaître le second. C’est certes une transition logique puisqu’il est l’artisan de la farce, mais on n’en fait rien de plus et on peut même dire qu’il est complètement effacé par la mise en scène de l’acte II, peu explosive et mal organisée, prise au piège d’une direction musicale époustouflante et éperdue de dynamisme alors que le rythme sur scène  ne lui correspond pas tout à fait .

Frosch, un 32 décembre...©Wilfried Hösl
Frosch, un 32 décembre…©Wilfried Hösl

Le troisième acte est assez bref, essentiellement théâtral, dont la moitié repose sur la créativité de Frosch, toujours confié à un acteur en général connu (Franz Muxeneder avec Kleiber), qui est ici l’acteur viennois Cornelius Obonya, authentique star du théâtre qui interprète à Salzbourg actuellement le Jedermann de Hoffmannsthal. À lui seul évidemment il remplit l’espace pourtant chargé (à la différence de l’acte II où l’espace est vide). Accent viennois à couper au couteau, suite de ratiocinations d’ivrogne sur l’actualité, complètement en roue libre, on passe de la privatisation des prisons (prévue en Hesse) à Monsanto, la Fifa, jusqu’à des allusions aux 70 vierges de Mahomet: c’est presque un One man show où il pousse même la chansonnette en chantant Wien, Wien, nur du allein accompagné par l’orchestre en faisant grassement remarquer que pour une fois sur cette scène un acteur chante accompagné par le GMD en personne !!

Frosch (Cornelius Obonya) ©Wilfried Hösl
Frosch (Cornelius Obonya) ©Wilfried Hösl

Quand un tel Frosch occupe la scène, même quasiment sans musique, le temps passe très vite et l’arrivée successive de tous les personnages se retrouvant dans la prison va précipiter le dénouement, où tous les quiproquos s’expliquent, où Alfred le chanteur (qui était en prison pour sauver l’honneur de Rosalinde) est libéré, où le directeur de la prison (« chevalier Chagrin ») retrouve son vrai prisonnier Eisenstein dans le « Marquis renard » avec qui il avait noué amitié durant la fête. Tout finit finalement assez vite par un ensemble festif.
Ce troisième acte est un peu mieux réglé, grâce à un décor à deux niveaux qui permet de distribuer les personnages et disposer le chœur, sans l’impression de fouillis donnée par l’acte II, décidément le moins réussi.
Par bonheur, la distribution est faite de chanteurs qui ont une vraie agilité en scène et un vrai jeu, à commencer par le couple vu sur cette même scène il y  a quelques mois dans Lulu, Marlis Petersen et Bo Skhovus et qu’on retrouve dans un tout autre contexte avec autant d’aisance et autant de joie de vivre qu’ils étaient mortifères dans Lulu. Marlis Petersen (qui avait chanté Adele à Paris en 2000) très engagée et très joyeuse sait très bien dominer le personnage de Rosalinde, mais elle ne semble pas vraiment à l’aise vocalement: sa Czárdás (Klänge der Heimat), morceau de bravoure que tous attendent, est bien exécutée, sans être le feu d’artifice qu’on attend, les aigus, suraigus, jeux sur les trilles et acrobaties, sont un peu sotto tono, et la voix est peut-être un peu petite et trop « droite » pour le rôle, qui exige une assise forte dans le registre central et aussi des graves en bref une voix charnue qui n’a pas ici la ductilité ni la puissance qu’on attend et le dernier aigu est crié… Le succès est là, mais pas le triomphe. Elle avait les aigus dans Lulu, et certes, elle a ceux de Rosalinde mais plutôt tendus dans le genre toccata e fuga sans toujours les mettre en valeur, les tenir, les exposer, les livrer au délire du public. Il faut dire à sa décharge que l’espace vaste et non réverbérant du décor ne l’aide pas vraiment et contribue à noyer la voix.
Bo Skhovus qui est baryton, chante Eisenstein. Eisenstein est confié tantôt à un baryton (comme Hermann Prey, ou Eberhard Wächter) tantôt à un ténor (Nicolaï Gedda, Werner Hollweg), Bo Skhovus a une voix claire, assez ténorisante ici, et Eisenstein ne chante que dans les ensembles (duos ou trios) sans avoir d’air à proprement parler. Mais il doit être un personnage : il est donc un vrai personnage à la Feydeau, en faisant même quelquefois un peu trop, même si son aisance et sa manière de se mouvoir épatent à certains moments. Il est amusant, très leste, mais au total il n’a pas toujours ce naturel fluide qu’on attendrait d’un chanteur qui a pourtant toujours été un grand acteur. Là où Nagy est parfaitement équilibré, élégant et plutôt discret, il compose un personnage un peu, voire un peu trop, exubérant.

Acte I, Eisenstein (Bo Skhovus) et Dr Falke (Michael Nagy) ©Wilfried Hösl
Acte I, Eisenstein (Bo Skhovus) et Dr Falke (Michael Nagy) ©Wilfried Hösl

J’ai dit souvent tout le bien que je pense de Michael Nagy, un chanteur intelligent, à la voix chaude, toujours très en place, un merveilleux Wolfram, un hérault de Lohengrin notable, un magnifique Stolzius dans Die Soldaten sur cette même scène. Dans le rôle de Falke qui est dans l’intrigue celui qui combine toute l’affaire, il a une sorte de discrétion non démonstrative, mais très efficace : il doit être toujours là pour veiller au bon déroulement de la farce et n’intervient pas beaucoup sinon dans les ensembles ou dans le duo avec Eisenstein Komm mit mir zum Souper au premier acte, un des moments où le chant demande raffinement au départ et progressivement allant et dynamisme, vu la manière dont le duo se conclut, mais la mise en scène ne convient pas vraiment et effleure la vulgarité. Compagnon de beuverie d’Eisenstein, il est ici un peu son opposé, là où Skhovus en fait beaucoup, il reste presque en retrait, mais ce rôle est ici voulu par une pièce où le couple central est Eisenstein et Rosalinde, et où les autres sont épisodiques (sauf Adele qui est un vrai rôle, un personnage réellement incarné).

Bo Skhovus (Eisenstein)  Marlis Petersen (Rosalinde), Anne Prohaska (Adele) ©Wilfried Hösl
Bo Skhovus (Eisenstein) Marlis Petersen (Rosalinde), Anne Prohaska (Adele) ©Wilfried Hösl

Justement, depuis qu’Abbado voulait en faire sa Lulu qu’il n’a pas faite hélas, Anna Prohaska ne m’a jamais vraiment convaincu, encore dernièrement dans l’Alcina d’Aix (Morgane) et le Rosenkavalier de Baden-Baden où elle était une Sophie sans relief vocal aux côtés d’Harteros.
La voix ici convient en revanche parfaitement, le personnage est juste, très bien joué, avec l’exagération voulue, les mignardises exigées, la touche de vulgarité, aussi quelquefois l’élégance; c’est surtout vocalement impeccable (son air d’entrée) . C’est elle qui est la plus convaincante et qui remplit la scène d’une manière remarquable.

Michaela Salinger (Orlofsky) ©Wilfried Hösl
Michaela Salinger (Orlofsky) ©Wilfried Hösl

Michaela Selinger est un vrai personnage sur scène, j’ai écrit plus haut qu’elle était à mi chemin entre Michael Jackson et la famille Addams, avec cette ambiguïté sur le travestissement qui nous emmène loin de Fassbaender ou de Resnik, mais qui pose un Orlofsky particulier et finalement intéressant. Mais vocalement elle ne réussit pas à s’imposer, la voix reste petite, et n’a pas la profondeur voulue ni la largeur, c’était évident pour moi dans Im Feuerstrom der Reben où la voix n’a pas l’épaisseur suffisante pour porter l’ensemble. Il faudrait aujourd’hui une Elisabeth Kulman, ou une Sophie Koch, ou peut-être explorer un contre ténor (Jochen Kowalski l’a fait).
Edgaras Montvidas, est un ténor que j’ai apprécié aussi bien dans Lenski (à Lyon et Munich) que dans Le Rossignol de Stravinski (Lyon), ténor élégant, avec une belle projection et une voix claire, il est à sa place dans ce rôle de ténor ténorisant, aussi bien dans le vaudeville du premier acte (où il ouvre l’opérette) qu’au troisième où il est en prison par galanterie; pour passer le temps et tromper l’ennui il esquisse quelques airs du répertoire dont un nessun dorma qui fait beaucoup rire. Il remporte un bon succès, dans ce rôle de complément indispensable à l’action, mais musicalement plus modeste.

Acte III, Eisenstein (Bo Skhovus) et Frank (Christian Rieger) ©Wilfried Hösl
Acte III, Eisenstein (Bo Skhovus) et Frank (Christian Rieger) ©Wilfried Hösl

Michael Laurenz, ex-trompettiste du Gustav Mahler Jugendorchester, est passé de la trompette au chant, comme Klaus Florian Vogt et il est ici l’avocat Blind, très « caractériste » qui a quelque chose du Basilio de Nozze di Figaro, plus marquant ici pour le personnage qu’il incarne sur scène que pour la voix (il est vrai qu’on ne l’entend guère que dans les ensembles), tandis que Christian Rieger, qui appartient à la troupe de Munich est vraiment excellent en Frank, directeur de la prison, aussi bien scéniquement que vocalement.
J’ai dit mes doutes sur la chorégraphie de Alan Brooks qui ne me semble pas vraiment adaptée, mais pas le chœur rompu à cette œuvre dirigé par Sören Eckhoff, vraiment magnifique, aussi bien dans les ensembles puissants de l’acte II que dans les parties plus lyriques ou plus retenues, voire poétiques.
L’orchestre est lui aussi rompu à cette œuvre traditionnelle du répertoire germanique, et il a sonné d’une manière exemplaire, dans aucune scorie, avec un raffinement dans les parties plus solistes qui faisaient entendre une partition qu’on nous invitait à redécouvrir. Aussi bien dans les parties les plus rapides, et le train était d’enfer que les plus lyriques, il sonnait merveilleusement dans la salle du Nationaltheater.
Mais bien sûr, last but not least, le motif du voyage était pour moi Kirill Petrenko, dans une œuvre où sa présence en tant que GMD est nécessaire et traditionnelle, mais où on ne l’attend pas forcément, vu le répertoire jusque là embrassé à Munich. D’ailleurs, comme je l’ai dit, on hésite à faire le voyage pour une Fledermaus. Mais les absents ont eu tort, grand tort.
Ce fut une direction musicale inoubliable,  un moment de grâce; ce fut incroyable, oui incroyable de rythme, de dynamisme; il y avait dans ce travail du feu, il y avait du lyrisme et il y avait surtout une joie phénoménale. À l’évoquer, l’émotion m’étreint comme elle m’a étreint lors de l’exécution de l’ouverture, qui m’a arraché un cri d’enthousiasme : elle explose d’abord avec une force incroyable, puis immédiatement le raffinement et la légèreté, et même quelques surprises (un hautbois au son un peu rugueux, comme émergé d’un quelconque sabbat) et tout le temps, une clarté, une fluidité, une finesse inouïes : comment expliquer que je n’avais jamais perçu cette œuvre avec cette profondeur, jusqu’à des phrases de contrebasses jamais entendues, jusqu’aux percussions qui vivent, qui dansent et qui ne « frappent » pas. Petrenko nous montre une construction, une composition, une œuvre enfin, qui ne laisse pas de nous étonner. Oui, cette ouverture est phénoménale, il n’y pas d’autre mot…tout comme tout le final du second acte, et notamment la polka, emmenée à un rythme infernal, oui infernal, étourdissant comme jamais, une incroyable fête musicale qui donne le tournis et qui laisse cloué sur place.
Mais ce ne sont pas seulement ces moments attendus qui ravissent: il y a la délicatesse inouïe de l’accompagnement, le lyrisme de certains ensembles, le rendu cristallin de certains passages plus retenus, plus poétiques, et aussi l’évocation d’autres moments très donizettiens (eh oui), ou certains lointains souvenirs de Rossini (encore et toujours lui). La manière dont Petrenko dirige cela fait émerger toute une tradition et toute une culture musicales, certes viennoises, mais qui transcende les identités traditionnelles (Rossini était fort populaire à Vienne dans les années 1850), toute une épaisseur sensible à laquelle cette musique universellement connue ne nous avait pas habitués, ou que nous n’étions pas habitués à entendre ; les ensembles, scandés comme dans l’opéra italien (il m’a rappelé la manière enivrante dont il a emporté l’ensemble final du premier acte de Lucia di Lammermoor), le dynamisme explosif, et communicatif  ont montré avec quelle virtuosité il  a réussi à tout faire tenir ensemble, avec quel fabuleux entrain il a emporté  l’orchestre, et surtout quelle joie très détendue il affichait au pupitre. Je vais peut-être un peu étonner mais jamais comme ce soir l’évidence d’entendre un des plus grands chefs du jour ne m’avait à ce point ébloui, aveuglé, assailli, et les conversations à l’entracte confirmaient la stupéfaction de tous : on s’attendait bien sûr à une magnifique performance, mais on a eu plus : le ciel s’est ouvert.
Comment s’étonner alors que toute la presse a évoqué Carlos Kleiber dans la manière dont il a entraîné l’orchestre et dont il a rendu à cette œuvre profondeur musicale et authentique noblesse, en en gardant toute la saveur, toute la gaieté, toute l’émotion aussi, et surtout tout le naturel!
Alors, c’est vrai, la production est bancale. Il est vrai aussi que la distribution, de bon niveau, n’était peut-être pas celle qu’une telle direction musicale exigeait . Ce soir le Verbe était dans la fosse, la verve était dans la fosse, la magie était dans la fosse, la folie était dans la fosse, et nous, nous étions collés au fauteuil, bouleversés par ce moment aux intenses vibrations, et tourneboulés par ce qu’on entendait, que dis-je entendait, découvrait. [wpsr_facebook]

Acte II, final ©Wilfried Hösl
Acte II, final ©Wilfried Hösl

 

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2015: DIE EROBERUNG VON MEXICO, de Wolfgang RIHM le 10 AOÛT 2015 (Dir.mus: Ingo METZMACHER;Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

Le dispositif général ©Monika Rittershaus
Le dispositif général ©Monika Rittershaus

Il y a une tradition à Salzbourg de création contemporaine ou du moins d’une production contemporaine par saison, ce fut Al gran sole carico d’amore de Nono en 2009 (Metzmacher, Mitchell), Dionysus de Wolfgang Rihm (création mondiale) en 2010, aussi dirigé par Ingo Metzmacher à la Haus für Mozart, puis Die Soldaten de Zimmermann en 2012 (Metzmacher, Hermanis), puis Gawain de Harrison Birtswistle (Metzmacher, Hermanis) en 2013, l’an dernier ce fut Charlotte Salomon, de Marc-André Dalbavie (Dalbavie, Bondy) en première mondiale, et cette année une nouvelle production de Die Eroberung von Mexico (la conquête du Mexique) de Rihm (Metzmacher, Konwitschny) qui est une production Pereira puisque l’intendant a été poussé dehors l’an dernier lorsqu’il a repris la Scala, pour cause de dépassements budgétaires et de conflit avec le Conseil d’administration du Festival conduit depuis 1995 et jusque 2017 par Helga Rabl-Stadler passée par la politique et par la Chambre de Commerce de Salzbourg , un parcours qui conduit tout naturellement à la présidence du festival. Les intendants passent (entre intendants et interims, il y a eu Mortier, Ruzicka, Flimm, Hinterhäuser, Pereira, Bechtolfchtoolf) et madame Rabl-Stadler reste. Metzmacher aussi d’ailleurs qui semble être ici le chef plus ou moins attitré des ouvrages du dernier XXème siècle. Nous ne nous en plaindrons pas.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
intime/virtuel/épique ©Monika Rittershaus

Cette production comme quelques autres bénéficie du cadre unique de la Felsenreitschule: vu la beauté du lieu, il est assez rare de rater totalement une production (La Fura dels Baus y avait raté sa Damnation de Faust du temps de Mortier, Hermanis n’y a pas réussi son Gawain malgré un décor somptueux mais ses Soldaten furent considérés comme une réussite avant les productions Bieito (Zurich-Berlin) et Kriegenburg (Munich) qui ont tout remis en question et en perspective.
Salle pleine et gros succès pour cet opéra plus spectaculaire encore musicalement que scéniquement. Il s’est reconstitué pour cette production une équipe Metzmacher/Konwistchny qui avait très bien fonctionné quand Metzmacher était GMD à Hambourg où ils ont fait ensemble Lulu, Meistersinger, Moses und Aron qui furent d’énormes succès.
Peter Konwitschny (né en 1945) est l’un des grands de la scène allemande, fils du chef Franz Konwitschny, il a grandi à Leipzig et a commencé sa carrière à l’Est, il est l’un des assistants de Ruth Berghaus au Berliner Ensemble : comme Castorf, comme Berghaus, comme Friedrich, comme Kupfer, il fait partie de cette génération d’hommes de théâtre solidement formés à l’Est à l’école brechtienne, et devenus naturellement des références culturelles essentielles après la chute du mur dans l’Allemagne réunifiée, mais Konwitschny n’a jamais porté en drapeau comme Castorf son « Ossitude » (Ossis , ainsi a-t-on appelé très vite les habitants de l’ex DDR). Comme tous les grands hommes de théâtre allemands, c’est un désosseur de textes : on comprend que cet opéra de Rihm construit sur des textes d’Artaud et d’Octavio Paz l’ait fasciné.
Quant à Ingo Metzmacher, c’est le créateur de l’œuvre à l’Opéra de Hambourg en 1992 avec le Philharmonisches Staatsorchester Hamburg dans la mise en scène de Peter Mussbach. Autant dire qu’il est chez lui dans ce répertoire.
De conquête du Mexique il est peu question dans cette œuvre et en même temps, elle en est vraiment à la fois le prétexte mais aussi le centre. Rappelons rapidement les éléments historiques : Hernan Cortez arrive avec ses hommes dans la ville aztèque de Tenochtitlan en 1519 et guidé par l’empereur Montezuma il en découvre éberlué les merveilles : il dit lui même « Il prit ma main et il me montra les merveilles de sa ville : des marchés grouillants, de somptueux palais en pierre blanche, d’immenses jardins, des œuvres de génie jamais vues. » . Un peu moins de deux ans après, Cortez conquit la ville dont il ne resta rien.
La conquête du Mexique est un des grands drames de l’histoire et la rencontre Cortez-Montezuma l’une de ces rencontres ironiquement tragiques où se jouent les regards sur l’autre, les émerveillements, les jalousies, les peurs.
Artaud connaît le Mexique. Il y est parti en 1936 chez les Tarahumaras pour essayer de comprendre la culture des indiens et de se faire initier au culte du soleil et au Peyotl, un cactus utilisé depuis des siècles chez les amérindiens, contenant une substance hallucinogène sous l’influence de laquelle Artaud comme d’autres a écrit.
L’expérience du Mexique est un basculement chez Artaud qui déclare « ce n’est pas Jésus Christ que je suis allé chercher chez les Taharumaras mais moi-même hors d’un utérus que je n’avais que faire » . Selon J.Paul Gavard-Perret , près de la montagne Tahamura il pense s’approcher au plus près de son pur être débarrassé (enfin) des forces masculines et féminines par ce coït tellurique au sein « non d’une mère mais de la MÈRE ».
La question du masculin/féminin est centrale dans l’œuvre d’Artaud, et centrale dans le travail de Rihm sur le texte d’Artaud. Dans son œuvre, Montezuma est chanté par un soprano dramatique : part féminine, part masculine, homme-femme, l’échange est tout à la fois violent et indispensable.

B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus
B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus

La question de la parole chez Artaud est essentielle également : une parole qui est voix avant d’être parole, qui est d’abord expression physique avant que d’être sens, l’importance de la perception physique et de la prise de conscience corporelle dans tous ses éléments est centrale chez Artaud, mais est aussi déterminante à l’opéra puisque la parole chantée est d’abord exercice physique avant d’être vecteur de sens. Et d’ailleurs, le spectateur ne comprend pas toujours ce qui est chanté, mais perçoit le chant physiquement. C’était, par une hardie simplification, l’effet qu’Artaud voulait produire dans son théâtre. En s’intéressant à Artaud, Rihm essaie évidemment de travailler sur les limites : il flanque des deux personnages principaux (et seuls personnages au sens théâtral du terme) de personnages-voix, notamment un mezzosoprano et un soprano colorature suraigu aux aigus si extrêmes qu’ils sont à la limite de la souffrance pour l’auditeur, expérience purement issue du théâtre de la cruauté, à voir, à subir, à entendre, à vivre dans son corps.

Mariage ©Monika Rittershaus
Mariage ©Monika Rittershaus

Konwitschny propose donc un travail sur le masculin/féminin comme expérience de l’étranger dans tous les possibles où l’étrange relation entre Montezuma et Cortez et devient emblématique de tout ce que recouvre le couple moi/autrui, masculin/féminin, tendresse violence, sexe, où la Conquête du Mexique devient théâtre de la cruauté. Mais plus encore que l’altérité vécue comme combat : c’est la question générale de l’autre et de l’étranger qui est posée, sa découverte, sa séduction, ses similitudes, ses différences, et les inévitables conflits qui dégénèrent : le couple n’est qu’alors que la rencontre de deux « étrangers » irréductibles qui ne peuvent fusionner. La conquête du Mexique démonte ces mécanismes-là, en suivant parfaitement les 4 moments de l’opéra, Die Vorzeichen (les premiers signes, les signes avant-coureurs), Bekenntnis (confession), Die Umwälzungen (les bouleversements), Die Abdankung (l’abdication). Et l’œuvre joue sans cesse entre le général et l’intime, et la mise en scène entre l’énorme volume de la Felsenreitschule, les vidéos qui montrent soit le monde soit les représentations du monde dans les films ou les images, et l’intime de cette pièce unique où se retrouve le couple et où quelquefois le chœur et tous les participants se serrent.

Un des moments les plus cyniques et en même temps les plus amusants, mais pas forcément le plus original est l’accouchement de Montezuma, dont l’enfant est en fait une succession de tablettes et d’Ipad, sur lesquels se précipite Cortez pour s’abstraire dans une communication qui désormais ne passe que par l’outil numérique : c’est drôle parce que le public est interloqué de cette venue au monde des Ipad (gloussements divers), c’est terrible car cela décuple les blocages de la communication, et en même temps on a déjà vu ça dans d’autres mises en scène avec ou sans Ipad, mais avec les téléphones mobiles etc…Il reste que cet élément pour Konwitschny concourt à l’âpreté des relations humaines : on préfère l’autre quand il est lointain et virtuel et on s’enferme dans une sorte d’autisme. Tous les éléments qui dessinent des tics de notre société (jeux vidéos, notamment les plus violents, tablettes, automobiles de luxe) sont à un moment des outils de consommation pour séduire ou combattre.(l’image de la Porsche rutilante en première partie et épave en seconde partie est assez parlante).
Konwitschny travaille aussi en profondeur les relation interpersonnelles, les attitudes, la violence de chaque petit détail, le tout sous le regard central d’un tableau de Frida Kahlo, mexicaine, qui a connu les vicissitudes agitées du couple avec son mari Diego Rivera (dont elle divorcera et qu’elle réépousera).

Frida Kahlo: The wounded (little) deer
Frida Kahlo: The wounded (little) deer

Ce tableau, de 1946, à la fin de sa carrière (la fin de sa vie sera marquée par des problèmes de santé plus lourds encore que ceux qu’elle a connus toute sa vie), s’appelle The little deer ou The wounded deer et représente un cerf à visage féminin blessé par des flèches : une image terrible de la relation de l’homme à la femme qui ne se résout que par le supplice ou le martyre (Saint Sébastien) et la mort.
Les deux personnages ne se parlent jamais, chaque parole proférée l’est dans le vide de la salle, chaque parole est proférée mais pas adressée. Il en résulte une sorte de ballet, de chorégraphie d’une relation à la fois intimiste et presque épique, c’est à dire prise entre un espace du moi et un espace sidéral qu’Artaud cherchait.
Pour installer cette relation dialectique sans dialogue, Konwitschny et son décorateur Johannes Leiacker avec l’aide les éclairages du légendaire Manfred Voss auteur des éclairages du Ring de Chéreau à Bayreuth ont conçu dans l’espace de la Felsenreitschule, déjà en lui-même imposant un dispositif où un salon blanc assez clos (genre salon d’expo IKEA ou maison de poupée grandeur nature) repose sur un cimetière de voitures sombre, embourbé, déjà en voie de fossilisation.

Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus
Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus

Les voitures, mortes, devenues matières après avoir été symboles sont là, phares allumés comme des yeux énormes assistant au drame. La Porsche rouge rutilante avec laquelle Cortez entre à un moment (tous les artifices de séduction sont bons) devient elle même épave dans la deuxième partie, complètement méconnaissable.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
Jeu vidéo ©Monika Rittershaus

Les vidéos, tantôt circonscrites à la pièce aux murs d’une blancheur aveuglante, tantôt embrassant tout l’espace, les lumières jouant sur la scène et la salle, tout concourt à spatialiser le drame au maximum et à le concentrer sur les deux personnages dans un dedans/dehors permanent, dans un scène/salle permanent, dans un téléobjectif /grand angle panoramique permanent et ainsi se dessine aussi une sorte d’épique de l’intimité, rejoignant la grande histoire des massacres espagnols au Mexique, et celles des hommes assoiffés de sexe et de violence : la scène où Montezuma livre en pâture des créatures de rêve (dans la mise en scène des sortes de danseuses de Moulin Rouge) et où les hommes deviennent des bêtes en proie au désir, la scène de l’orgie où le chœur se tord de désir pendant que Montezuma se tord de douleur sont des moments magnifiques de composition scénique.

Désir et douleur ©Monika Rittershaus
Désir et douleur ©Monika Rittershaus

Osons le mot, au théâtre ou à l’opéra  nous avons très rarement un sentiment de Gesamtkunswerk, d’œuvre d’art totale: Die Soldaten dans cette même salle séparait presque violemment la vie et la vue du spectateur et celle de la scène. Ici, scène et salle sont mêlées, des moments très forts se déroulent dans la salle où le chœur dispersé prend place parmi les spectateurs les obligeant à se lever pour passer, où Montezuma parcourt avec la mezzo soprano et la soprano les travées, en dérangeant les spectateurs, les prenant à partie ( une habitude très « années 70 ») où l’orchestre est éclaté en quatre éléments, où les violons solos sont sur scène et les voix des récitants et du soprano et mezzo soprano en fosse, puis les violons vont en fosse et les voix vont sur scène, deviennent non plus des voix mais des personnages, comme des projections des sentiments des personnages, comme des ombres qui les accompagnent (un peu le principe du Rheingold de Cassiers à Berlin et à la Scala), et nous sommes aussi en plein dans les problématiques d’Artaud, car tout le corps est sollicité, l’audition est quelquefois très douloureuse tellement elle est forte, et aussitôt elle devient à peine perceptible : cette œuvre est pour le spectateur une expérience physique.
Metzmacher fait un travail magnifique, fantastique même avec l’ORF Symphonieorchester : le début avec les percussions qui ont déjà commencé à jouer avant l’arrivée du chef, qui se poursuivent ensuite de manière inquiétante, obsessionnelle, répétitive et menaçante en une sorte de crescendo, avec une précision d’horloge. Comme beaucoup de spectateurs, je n’ai pas l’habitude de cette musique, mais je l’ai trouvé prenante, cohérente, et surtout j’ai trouvé l’œuvre vraiment dramaturgiquement achevée, ce qui est très rare dans l’opéra contemporain (enfin, créé il y a 23 ans quand même…). Artaud fonctionne mieux à l’opéra qu’à la scène (les rares fois où on le joue encore) car le chanter est un exercice physique qui fait de la voix l’instrument, qui fait souffrir, pousser, s’efforcer, projeter. Il faut évidemment des voix toujours au bord de l’extrême pour pareil travail : les voix avec le soprano ahurissant de Susanna Anderson avec des aigus à déchirer le tympan, le mezzo profond de Marie-Ange Todorovitch, qu’on est très heureux de retrouver ici, et les récitants, dont la litanie est à elle seule un exercice impossible, litanie avec des ruptures de volume et de rythme, avec des respirations où à l’extrême du souffle.

Bo Skhovus ©Monika Rittershaus
Bo Skhovus ©Monika Rittershaus

Evidemment Bo Skhovus n’est jamais aussi bon que dans ces personnages border line, violents, tendres, démonstratifs, enfermés en eux mêmes, qui sont tout et son contraire. La voix est suffisamment opaque, avec sa manière de forcer, d’éructer quelquefois pour réussir la performance, et quel personnage en scène ! C’est un rôle qu’il n’interprète pas, où il est dans une profonde vérité physique.

 

 

 

 

 

En entendant Angela Denoke (qui chantait déjà Montezuma à Ulm en 1993) , je me disais qu’elle aurait dû être à Bayreuth pour Brünnhilde et qu’elle avait eu raison de renoncer. Ce n’est pas un rôle pour elle. Mais en revanche Montezuma est fait pour cette voix ductile, quelquefois au bord de la rupture, au bord de la justesse, juste au bord, et pourtant toujours en phase avec la musique et capable d’incroyables acrobaties vocales tout en gardant un jeu d’une vérité et d’une rigueur phénoménales. Elle réussit des moments d’une lyrisme étonnant, avec une voix adoucie, ronde, jamais agressive ou métallique et puis sans transition des cris rauques, menaçants, des sons terribles et presque inouïs (au sens propre, jamais entendus) : ses premières entrées sont stupéfiantes.

Elle a à la fois une figure de jeunesse (c’est en scène une jeune fille proprette) et d’innocence, de fraîcheur même, et aussi de maturité, la première scène où elle prépare sa maison, ajuste les objets pendant que Cortez frappe à la porte est d’une vérité et d’une simplicité presque touchantes. Mais les scènes se suivent et les situations se succèdent, chacune emblématique des moments clés d’une relation de couple, et même de toute relation humaine, avec ses tendresses, ses excès et ses violences comme le jeu de la mariée et du mannequin que Cortez déchire.

Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus
Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus

Enfin quand l’un et l’autre, abordent ensemble le final d’une retenue, d’une poésie impensable à peine 30 minutes auparavant, un final qui renvoie à la tradition de Bach et aux grandes œuvres aériennes de la littérature religieuse, un duo éthéré, un duo de deux personnages déjà morts, déjà en suspension, c’est un moment inoubliable.
Du très grand art, et pour l’un et pour l’autre.
Du très grand art aussi pour ce chœur mobile époustouflant, qui n’est pas un chœur constitué apparemment puisque les participants sont tous nommés dans la distribution, un jeu d’une variété et d’une précision rares (notamment lorsqu’ils se rassemblent sur scène en un mouvement presque pictural), un chant puissant y compris dans les gradins, une mobilité étonnante, des sauts, des escaliers dévalés : jamais vu pour ma part quelque chose de tel (le chœur enregistré est celui du Teatro Real en 1993).
Enfin, l’orchestre dirigé par un Ingo Metzmacher extraordinaire, un orchestre de fosse, essentiellement des percussions des bois et des vents, et trois petites formations, deux latérales et l’une en haut des gradins : la musique arrive de tous les côtés, avec une netteté et une précision incroyables, mais aussi une fluidité et une clarté étonnantes, ce qui est indispensable vu la concentration nécessaire. Le geste du chef a tantôt l’élégance du volute ionien, aérien, céleste, tantôt la brutalité terrienne. Tantôt des moments de rêve à peine audibles, à écouter le silence, et tantôt un déchaînement tellurique de toutes ces masses. Pas une scorie, pas une attaque approximative : un travail métronomique d’un côté et d’une vie, d’une agilité, d’une ductilité indicible. Dans cette production, toute la salle est orchestre, toute la salle est chœur, et les solistes se baladent au milieu. Tout bouge tout le temps avec en même temps et paradoxalement une impression de fixité monumentale.
Ce fut une expérience passionnante dont je suis sorti enthousiasmé : on sait que Wolfgang Rihm est l’un des plus grands compositeurs de notre époque. Et c’est un opéra qui n’aurait aucun mal à être inscrit au répertoire de tous les théâtres susceptibles d’accueillir un tel gigantisme, tant livret, situation, disposition orchestrale, systèmes d’écho, images sonores et espaces sonores et tant full immersion dans la musique, électronique ou non, et dans une musique toujours en tension mettent le spectateur au centre de l’exécution et en disponibilité totale pour voir et entendre. Pour moi, c’est la plus grande réussite du Festival 2015 et c’est une production qui devrait intéresser les grands théâtres capables de monter ça, bien plus réussie que Die Soldaten d’Hermanis.
Allez Paris, du courage ![wpsr_facebook]

Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus
Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LULU d’Alban BERG le 29 MAI 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Dr. Schön (Bo Skhovus) et Lulu (Marlis Petersen) © Wilfried Hösl
Dr. Schön (Bo Skhovus) et Lulu (Marlis Petersen) © Wilfried Hösl

Cette production de Lulu, alliant Dmitri Tcherniakov et Kirill Petrenko, était très attendue. Se demander si elle a tenu ses promesses, c’est déjà répondre…alors mieux vaut ne pas se le demander et se laisser porter vers l’ailleurs que cette production propose…
Au lendemain du spectacle, il trotte en tête. Beaucoup de spectateurs autour de moi sont sortis tendus. La dernière image et la fin «en suspension » saisit de surprise le public. Il est vrai que Lulu n’est pas si fréquent sur les scènes, même si ces dernières années on l’a vu en Europe dans plusieurs grandes salles, comme la Scala (mise en scène Peter Stein, en coproduction avec Lyon) ou à Bruxelles (dans le prodigieux travail de Warlikowski), voire à Oslo (dans la mise en scène circassienne de Stefan Herheim). L’œuvre est difficile musicalement et théâtralement. Depuis 1979, création de la version en trois actes par Pierre Boulez dans la production de Patrice Chéreau, il est clair que l’œuvre a conquis les scènes, alors que les productions restaient rares auparavant.
Il est d’ailleurs intéressant de voir comment Lulu est devenu, comme par exemple Die Frau ohne Schatten, un des must de notre temps lyrique, alors qu’il n’en a pas toujours été ainsi loin de là.
Lulu est un témoignage extraordinaire de la vitalité et de la liberté de création qui a marqué le début du XXème siècle. Si l’œuvre de Berg remonte à 1935, l’original théâtral de Frank Wedekind est de 1913, l’œuvre se présente comme une tragédie en 5 actes réunissant L’esprit de la terre (« Erdgeist ») et La Boite de Pandore (« Die Büchste von Pandora »), une « Monstretragödie » : la tragédie, comme on le sait, aime les monstres, de Phèdre à Médée, et Lulu s’en veut un avatar de ces héroïnes tragiques qui font les légendes et nos rêves ou nos cauchemars
Avec le volontaire double sens érotique de l’expression « La Boite de Pandore », l’allusion à un vagin « puits sans fond » qui ne demande qu’à être rempli sans jamais être rassasié, le sexe est ce qui fonde l’histoire de Lulu. Wedekind s’est intéressé très tôt à la sexualité, notamment dans sa première œuvre, l’éveil du Printemps, (1891) sur la sexualité adolescente.
L’autre composante de Lulu, à laquelle on pense moins, est la composante clownesque, ou circassienne, dont on a dans l’œuvre de Berg une trace au premier acte dans la présentation de la « ménagerie », qui rappelle non sans étonner le prologue de I Pagliacci, ou chez des personnages comme l’athlète. Wedekind a travaillé pour un cirque, le cirque Herzog, et a fréquenté le milieu parisien lié au Grand Guignol et à la Pantomime, héritée de l’univers de la Foire au XVIIIème, dont Lulu est tirée puisque le sujet est celui d’une Pantomime de Félicien Champsaur, « Lulu, roman clownesque » (1888).
Lulu « bête de foire » se rapprocherait alors d’œuvres littéraires ou cinématographiques qui ont pour thème l’univers forain. Lulu d’ailleurs a très tôt inspiré le cinéma (1929, Lulu de Papst) qui a marqué pour toujours le physique du personnage (la mythique Louise Brooks).
Mais là où l’on pense « univers des années 30 », c’est bien plutôt celui du « décadentisme » fin de siècle dans laquelle cette histoire prend ses racines.
Aussi faut-il lire et la mise en scène de Tcherniakov, et l’approche de Petrenko à ce prisme-là. Lulu, ou la tragédie décadente d’une bête de foire.

Palais de glaces et ménagerie © Wilfried Hösl
Palais de glaces et ménagerie © Wilfried Hösl

Je ne suis pas loin de penser que le décor (unique) conçu par Dmitri Tcherniakov lui-même soit une allusion claire à cette attraction de foire qu’on appelle le palais des mirages ou le palais des glaces, sorte de labyrinthe de verre dans lequel on se perd, et où l’on voit à l’infini les reflets des gens qui s’y perdent et des chemins (im)possibles pour en sortir. Et la ménagerie, c’est justement cette humanité perdue dans le labyrinthe, dont le sexe est la seule issue, un sexe ciment du couple vécu dans la violence, la possession, la bestialité et jamais la tendresse.

Violence © Wilfried Hösl
Violence © Wilfried Hösl

Dmitri Tcherniakov, travaille volontiers sur les destins, les figures, les individus ; on l’a vu dans son Macbeth, on l’a vu aussi dans sa Traviata, voire dans son Parsifal où il isole trois destins centraux (Amfortas, Parsifal, Kundry) .Il a résolument décidé de travailler Lulu en dehors de tout contexte historique ou temporel, au contraire de ce que faisait Peter Stein ou même Patrice Chéreau : il concentre le propos sur la manière dont Lulu met les hommes à genoux et à nu, et sur la bête dont on va observer les mœurs et le parcours, Lulu, dont les noms changent pendant la pièce, elle est Eva, elle est Mignon, elle est Nelly, elle est une « namenlose » (comme Kundry) une figure, une idée (l’idée de la femme, comme l’évoque son portrait, non pas un vrai portrait monumental comme on le voit la plupart du temps, mais une silhouette peinte sur le plexiglas qu’on efface facilement, dans laquelle les uns ou les autres (à commencer par le peintre et à finir par Geschwitz) sont vus en transparence et qui va rester tout au long présente de manière obsessionnelle. Car Lulu n’existe pas, elle est ce que les autres projettent en elle, elle est les autres, et n’est que trace, que silhouette, que trait effaçable.

Lulu, son portrait,  et (dissimulé) der Gymnasiast (Acte II) © Wilfried Hösl
Lulu, son portrait, et Schön,et au fond, la fiancée de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl

Toute l’action va se concentrer sur un espace scénique réduit, conséquence de la présence envahissante du « palais des glaces » qui sert d’arrière plan pendant les scènes, et revient au premier plan pendant les intermèdes, où les autres, la ménagerie présentée au départ (des couples d’une banalité très étudiée), vont tour à tour s’aimer, danser, se heurter, se battre aussi, se détruire pour finir au troisième acte presque fossilisés, en sous-vêtements, hommes et femmes à terre ou debout, des vivants-morts au milieu desquels Lulu cherche ses clients.
Il ne faut pas chercher dans ce travail un quelconque spectaculaire ou des moments qui seraient esthétiquement séduisants, pas de clair de lune bouleversant ou d’escalier monumental comme chez Chéreau, mais un espace vide, et transparent ces cloisons de plexiglas, et des reflets, reflets des gens, reflets de l’orchestre, reflets du chef, reflets de la salle travaillés selon les éclairages, qui seuls, changent. Le monde comme un reflet, et non plus comme une réalité, le monde sans épaisseur, réduit à des images vacillantes.

Lulu et Schön © Wilfried Hösl
Lulu et Schön © Wilfried Hösl

Au premier plan, sur un espace réduit : le jeu, les personnages, les conflits, le sexe et la violence. Avec une Lulu qui va être pendant l’essentiel de l’opéra de blanc vêtue (costumes volontairement neutres d’Elena Zaytseva, qui mettent par contraste en valeur ce que porte Lulu) : blanc de pureté ? Certes non, mais de ce blanc dont on voit souvent les vedettes du cirque qui attirent la lumière ; elle finit d’ailleurs (comme Kundry) en combinaison légère et tout le costume du troisième acte oscille entre le mythe (avec sa toque, au lever de rideau de l’acte III, elle m’a fait penser à Marlene Dietrich) et le cirque (la même toque pourrait faire partie d’un costume de cirque). Mais quelle que soit la situation, que Lulu soit en majesté ou qu’elle soit en déréliction, ceux qui en ont fait le centre de leur cercle et de leur univers continuent de la suivre.

Lulu et ses disciples © Wilfried Hösl
Lulu et ses disciples © Wilfried Hösl

Tcherniakov a d’ailleurs composé une magnifique image de cette dépendance, de cette addiction de tous ceux qui ne peuvent s’en passer regroupés autour d’elle et cherchant à la toucher, comme en un tableau religieux.

Tcherniakov a insisté sur les rapports entre les différents personnages, empreints de violence et de tension, la mort du peintre, égorgé et christique derrière le portrait en transparence de Lulu qu’il a lui même peint en est un exemple, mais bien entendu aussi la mort de Schön, qui survient presque par hasard, mais qui est amenée par la dégradation des rapports entre Schön et Lulu après leur mariage.

Mort de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl
Mort de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl

Schön passe du statut de père/souteneur, de sugardaddy à celui de mari : le couple tue la relation, faite désormais de soubresauts de violence et de sexe, et d’une féroce jalousie qui voit surgir de partout des amants potentiels, avec des scènes de vaudeville, comme lorsque le Gymnasiast sort de sa cachette sous les chaises, ou de tragédie, comme lorsque Schön découvre son fils Alwa avec Lulu, qu’il l’entraîne en arrière scène et qu’il le frappe violemment (les cloisons de plexiglas permettent de tout voir) . Le travail sur l’évolution de cette relation, sur le personnage de Schön, même, magnifiquement incarné par Bo Skovhus, à qui ce type de rôle convient particulièrement, est d’une très grande crudité et en même temps d’une très grande précision.
Le personnage de Geschwitz est aussi très étudié, une Geschwitz jeune, ce n’est pas si habituel, à la voix triomphante et claire (une Daniela Sindram exceptionnelle), à la fois acceptée et rejetée, errante et présente.
Chaque personnage est caractérisé de manière éminente, précise, si le Medizinalrat est vite éliminé, le peintre est merveilleusement dessiné, assoiffé d’amour, assoiffé de Lulu, mais aussi bien l’Athlète, un personnage vieilli, aux muscles défraichis (excellent Martin Winkler), que l’étrange Schigolch (donné cette fois à un chanteur mur mais pas âgé comme souvent – à la Scala c’était Franz Mazura), sorte de vagabond, de voyageur qui surgit avec ses lunettes de voiture sur le front (Pavlo Hunka): tous composent une véritable ménagerie, c’est à dire des typologies presque animalières qui apparaissent et disparaissent dans ce palais de verre qui semble quelquefois une cage d’où ces animaux dénaturés ne sortent pas.
Il semble d’ailleurs que si le deuxième acte m’est apparu musicalement le plus impressionnant, c’est le troisième acte qui du point de vue scénique est peut-être le plus convaincant.
La scène initiale, le salon parisien, semble être une sorte de fantasme de Lulu, au premier plan assise, pendant que les autres personnages au second plan en rang d’oignon conversent ou du moins lancent leurs répliques, comme si Lulu se souvenait, ou qu’elle rêvait. En tous cas elle est absente, elle est ailleurs, elle a dépassé ce moment, elle est déjà au-delà : du coup, tout ce qui pourrait être anecdotique, romanesque ou même vaudevillesque comme le changement de costume, ou les réactions des personnages à l’annonce que les actions de la société de la Jungfrau se sont écroulées, voire les menaces mêmes du marquis (excellent Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), tout cela semble laisser Lulu indifférente.

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Tout ce beau monde, pendant l’intermède musical qui suit entre les deux scènes, se déshabille pour composer une humanité (?) figée, seul décor des bas fonds de Londres, au milieu de laquelle Lulu va chercher ses clients.
Ses compagnons, Schigolch, Alwa, Geschwitz errent pendant que Lulu cherche ses clients, comme des sortes de fantômes, encore une fois d’animaux assoiffés. Tcherniakov fait défiler les clients, et la violence s’accroît (le premier fuit, le second, le nègre, tue Alwa) sans que la scène change de nature ou qu’il se passe vraiment quelque chose. La meurtre d’Alwa par exemple semble être un moment ordinaire…tout passe et Tcherniakov réussit parfaitement à marquer le refus de l’événementiel comme si tout valait tout, ou plutôt que toute valeur avait délaissé ce monde.
La rencontre avec Jack l’Eventreur cependant n’est pas traitée selon l’habitude. Ici, Lulu trouve le poignard dans la poche de son client, le regarde et se tue, un peu comme Tristan avec Melot. Elle reconquiert ainsi sa mort, plutôt que d’accepter celle anonyme des prostituées de Whitechapel. Elle reconquiert en même temps, dans la déchéance la plus totale, sa grandeur d ‘héroïne tragique et son propre destin. Celle qui au contraire tombe, c’est Geschwitz, qui a tout donné, argent, liberté, amour, qui n’a rien reçu sinon le coup de poignard de Jack l’Eventreur et qui en une ultime image aussi déchirante que vaine, s’approprie le corps sans vie de Lulu dans une étreinte ultime, pendant que les dernières notes s’égrènent, presque en suspension, interrompues par le silence et le noir final qui surprennent visiblement le public.

Voilà un travail surprenant, dispositif unique, espace réduit, motifs récurrents : il n’y a plus rien des ambiances différentes, l’atelier du peintre, le salon de Lulu, la maison de Schön, le salon parisien, les bas fonds de Londres. Plus de lieux sinon un seul qui est le lieu tragique, cet espace permanent rempli par quelques chaises, disposées autant que de besoin, et dans lequel tout se passe. Tcherniakov a opté pour la concentration, il a opté aussi pour le théâtre, en s’appuyant visiblement sur les sources théâtrales. Il bâtit plus une pièce de théâtre musicale une tragédie avec musique qu’un opéra. La précision du jeu, les trouvailles dans les relations entre les personnages, la caractérisation de chacun, tout montre un vrai travail sur le texte, très attentif, millimétré et en même temps inattendu.
J’ai lu plusieurs fois que ce travail était raté, fait à la va vite, voire bâclé. On peut ne pas partager cette option au total assez minimaliste (à l’opposé d’un Py à Genève par exemple) mais tellement forte, tellement concentrée, tellement tendue et préférer d’autres travaux de Tcherniakov, mais qu’on ne dise pas qu’il a bâclé son travail.
Un metteur en scène digne de ce nom – comme l’est Tcherniakov, ne peut bâcler une Lulu, même s’il peut la rater. Mais ce n’est pas le cas : au lieu de faire une fresque une parabole mythique, il a travaillé là au millimètre, en respectant le livret sans jamais s’en écarter. C’est loin de tout ce qu’on a pu voir jusque là, et surtout ce n’est pas forcément à la mode. Ça gène forcément le consommateur…

Avec ce travail très hiératique en somme, sans complaisance et sans lustre, avec cette vision sèche, noire, désespérante pour l’humanité ambiante, Kirill Petrenko lui aussi surprend. On retrouve bien sûr ses qualités habituelles de précision et de netteté. On entend tout, chaque moment est accompagné, contrôlé, dominé. Et d’abord le volume, très contenu, très maîtrisé, qui fait de bien des moments un opéra de chambre. Il y a quelque chose du concerto à la mémoire d’un Ange dans cette manière d’aborder le son et de l’      adoucir à l’extrême. Malgré ce concerto à la mémoire de Lulu, plus intimiste, plus contenu, Petrenko ne renonce pas à souligner l’extraordinaire variété des couleurs de cette musique. Il choisit les intermèdes musicaux, plus spectaculaires (y compris scéniquement) pour mettre en valeur l’orchestre et les aspects les plus symphoniques, mais aussi les sources et les échos de cette musique, qu’il souligne en dirigeant à dessein ici comme Strauss, là comme Wagner. Jamais on avait entendu Lulu sonner comme les grands anciens ou les grands modèles, il y a des moments où les violons tremblent et vacillent comme dans certains instants straussiens, il y a des moments où cela sonne comme dans Salomé, il y en a d’autres où l’on se dit que Wagner est là, tutélaire. Et cette diversité d’ambiances, elle se conjugue avec les moments plus habituels chez Berg, plus « seconde école de Vienne », comme si défilaient en une symphonie de couleurs diverses, de reflets scintillants, cinquante ans de musique et d’ombres portées.

Car ce qui m’a frappé dans cette direction, c’est qu’elle est très diverse, très miroitante de couleurs, de différences de volumes, d’accents, d’insistance sur certaines phrases, de refus du lyrisme là où l’on s’y attend, d’une froideur glaçante par moments, d’un lyrisme époustouflant inattendu à d’autres : Kirill Petrenko a su rendre justice à l’ensemble d’une partition incroyablement riche (certains soutiennent, et peut-être n’ont-ils pas tort que Lulu est supérieur à Wozzeck), d’une très grande complexité, et c’est cette diversité et cette complexité qu’on entend ici, comme rarement on les a entendues.
Bien entendu, Petrenko triomphe, comment pourrait-il en être autrement, mais il triomphe parce qu’il a su par la tension insufflée à la musique correspondre à la tension scénique, il a su rendre ce qu’il y a de grand, ce qu’il y a de pittoresque, ce qu’il y a de petit et médiocre sur scène, en faisant de l’orchestre à la fois un protagoniste et un accompagnateur, il a su donner une incroyable variété à sa lecture, qui est tout sauf monolithique ou unidirectionnelle. Il est suivi par un orchestre comme souvent impeccable, aucune scorie ce soir avec des cordes incroyables de précision, des bois presque électriques, et un ensemble parfaitement au point mais aussi et cela s’entend, parfaitement habité, qui dessine un paysage, une ambiance, un univers. C’est grandiose, et en même temps comme toujours avec Petrenko d’une unité étonnante avec ce que l’on voit : ce qu’on voit sur scène, on l’entend en fosse. L’oeil écoute et l’oreille voit.
Mais Petrenko est un vrai directeur d’opéra et il accompagne avec une attention presque tatillonne chaque chanteur et un plateau complètement soumis à la fosse : il dispose de chanteurs acteurs exceptionnels qui se donnent en scène d’une manière définitive, et doit, pour leur permettre de jouer en toute liberté, d’être d’une attention totale pour qu’ils se sentent en pleine sécurité.

Matthias Klink (Alba) et Daniela Sindram (Geschwitz) et en reflet, Schön agonisant © Wilfried Hösl
Matthias Klink (Alba) et Daniela Sindram (Geschwitz) et en reflet, Schön agonisant © Wilfried Hösl

Il n’y a pas grand chose à redire sur le plateau réuni, fait comme souvent à Munich de nombreux membres de l’excellente troupe : Christian Rieger (Medizinalrat, Bankier, Professor) Heike Grötzinger, Christof Stephinger, ou Rachael Wilson, belle figure du Gymnasiast ou du Groom : on retrouve même dans les petits rôles Cornelia Wulkopf, qui fut de la troupe de Munich, mais surtout du Ring de Chéreau depuis 1977.
Rainer Trost dans le peintre (et le nègre) rappelle qu’il fut un temps l’un des ténors mozartiens les plus en vus, l’un des espoirs du chant mozartien. La voix est claire, l’émission parfaite, la diction exemplaire; l’Alwa de Matthias Klink, très sollicité scéniquement, n’a pas tout à fait la même suavité vocale, mais une sorte de force qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. Je me souviens d’Alwa plus « caractérisés », ténors de caractère à la Kenneth Riegel : l’Alwa de Klink est plus naturel, plus présent aussi et très engagé dans le jeu. C’est vraiment une belle performance.

Lulu & Schön © Wilfried Hösl
Lulu & Schön © Wilfried Hösl

J’ai déjà évoqué Bo Skovhus, avec sa voix irrégulière, quelquefois triomphante, et des aigus tenus, avec un certain éclat même, et des trous, des moments où cette voix disparaît. Mais au-delà de la technique, il y a une interprétation. Skhovus sait habiter ses rôles et il n’est jamais aussi bon que dans les personnages tiraillés, contradictoires, étranges. La performance est à la hauteur, il incarne un Schön nerveux, affectueux quelquefois, un Schön plus engagé que certains interprètes qui soignent plutôt le parallèle avec Jack au troisième acte, que Tcherniakov refuse (alors que Chéreau le marquait). Franz Mazura avec Chéreau a marqué le rôle, distant, froid, élégant, tout de violence rentrée. Skhovus ici est plutôt extraverti, plutôt démonstratif, et surtout très humain.
J’ai entendu rarement Daniela Sindram, et elle m’avait marqué dans le Rienzi de Bayreuth en 2013, où elle chantait Adriano. Elle est une Geschwitz jeune, passionnée et désespérée. Là aussi s’impose la comparaison avec une Yvonne Minton, chez Chéreau, une Geschwitz plus mûre, plus intérieure  (on verra ce que fait dans Geschwitz Jennifer Larmore, magnifique choix, dans la Lulu d’Amsterdam en juin): je me souviens, j’ai encore dans l’oreille sa dernière réplique, sorte de lamento désespéré « Ich bin dir nah, bleib dir nah, in Ewigkeit »: comme Minton disait « Ewigkeit », jamais aucune Geschwitz que j’ai pu voir depuis ne l’a dit. Pas plus Daniela Sindram. Mais elle a d’autres qualités, de jeunesse, d’engagement, avec une voix fraiche et triomphante et des aigus incroyables de puissance. Geschwitz n’est pas un rôle de travesti et ne peut être joué comme un travesti, même si elle s’habille en homme, c’est un rôle de femme qui doit garder quelque chose de la féminité. C’est pourquoi je préfère que les metteurs en scène habillent Geschwitz en femme, et non en homme comme c’est le cas ici ; je trouve que cela complexifie l’interprétation et distancie un peu trop. C’est en tous cas un rôle passionnant, et sûrement le plus douloureux de l’opéra. Peut-être Sindram, qui du point de vue vocal est excellente, gagnerait à faire mûrir le rôle en elle, même si son dernier geste est sublime d’émotion et de justesse.
J’avais écouté Marlis Petersen au début de la saison en Susanna avec Levine à New York, elle y était délicieuse, et surtout elle laissait voir l’ambiguïté du personnage sa fraicheur et sa rouerie. Dans Lulu, c’est encore mieux. C’est un rôle qu’elle sculpte et qu’elle habite. Ce n’est pas la première fois qu’elle le chante, mais on sent le travail qu’elle a mené avec Tcherniakov, par l’engagement et la conviction qu’elle y met. Comme Kampe dans Kundry (on aura compris par mes lourdes allusions que je trace des ponts entre les visions de ces deux rôles par Tcherniakov…), elle se jette à corps perdu dans le rôle, tout à tour élégante, distante, terrible, livrée à toutes les addictions, et notamment sexuelles, bestiale aussi. Magnifique bête de cirque, jusqu’au bout, elle délivre une interprétation de très haut niveau, étonnante à bien des points de vue.

Lulu & Schön © Wilfried Hösl
Lulu & Schön © Wilfried Hösl

La qualité des moments parlés et la justesse du ton montrent qu’elle fait du théâtre, qu’elle dit son texte comme au théâtre. Il y a là une vérité, des accents, des couleurs, des partis pris qui frappent. Vocalement, c’est un peu plus irrégulier, mais le rôle est terrible, à cheval entre le soprano colorature (Dessay y a pensé, sans jamais avoir le courage ou l’audace de s’y jeter) et le soprano lyrique. Marlis Petersen est un colorature, elle en a le répertoire, mais la voix a plus de corps que chez certains colorature : elle peut chanter Donna Anna, toutes ne le peuvent pas. Il faut avoir une voix suffisamment corsée pour dominer l’orchestre, même si Petrenko retient le son. Marlis Petersen a les qualités et elle tient ses aigus d’une manière étonnante, même si certains notamment au troisième acte semblent être à la limite et même si les réserves semblent quelquefois épuisées : mais ce n’est jamais crié, c’est toujours chanté, avec un vrai contrôle du chant. Marlis Petersen, originaire de Souabe, a découvert l’opéra à Pforzheim : un lieu comparable en France est improbable, mais c’est la vertu de la province allemande d’avoir des théâtres dans les villes improbables. En France, dans les villes comparables, on étrangle les théâtres comme à Chambéry, parce qu’apporter la culture à la population, c’est, n’est-ce pas, inconcevable, que dis-je, pornographique !

Début de l'acte III © Wilfried Hösl
Début de l’acte III © Wilfried Hösl

Or donc, revenons à Marlis Petersen pour affirmer qu’elle dépasse de loin les Lulu actuelles, même si Patricia Petibon est aussi une Lulu qui compte aujourd’hui. Et même physiquement, grande, bien plantée, avec une vraie silhouette, elle change de l’image de petit oiseau fragile qu’on a pu avoir quelquefois (que Stratas, la géniale Stratas avait su développer, ou même Christine Schäfer, autre magnifique interprète du rôle). Cette Lulu là comptera et ce n’est pas un hasard si le public munichois rappelle sans fin et Kirill Petrenko et Marlis Petersen, ce sont les piliers de la soirée.
Une soirée qui m’a séduit musicalement et marqué scéniquement, plus que je ne le pensais en sortant du théâtre: c’est le signe que quelque chose fonctionne et que ce qu’on y voit marque de manière presque subliminale. Dmitri Tcherniakov a résolument opté pour un travail plus épuré et à la fois plus « théâtral », très fouillé et intelligent et très différent de ce que j’ai pu voir ces dernières années (Py, Herheim, Stein) , avec moins de profusion, moins de spectaculaire, moins de contexte, mais peut-être plus de profondeur, plus de cruauté, plus de lacération. C’est vraiment une très grande réussite dans la conduite des acteurs, qui par sa rigueur mène à l’émotion et il est étonnant que deux mois après avoir travaillé sur Parsifal et de quelle manière, il nous emmène à la fois ailleurs, dans un style radicalement autre, tout en faisant sentir quelles lointaines parentés il trouve entre les deux personnages féminins sur lesquels il a travaillé et avec quelle maestria : Kundry et Lulu…

Rendez-vous sur Staatsoper.tv (le streaming du Bayerische Staatsoper : https://www.staatsoper.de/tv.html) le 6 juin prochain, mais aussi prochainement sur ARTE.
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Lulu, être et transparence © Wilfried Hösl
Lulu, être, portrait et transparence © Wilfried Hösl

 

OPÉRA DE PARIS 2011-2012 : DIE LUSTIGE WITWE/LA VEUVE JOYEUSE de Franz LEHAR le 14 mars 2012 (Dir.mus : Asher FISCH, Ms en scène : Jorge LAVELLI)

Une scène d'ensemble ©Ch.Leiber

Lors de ma première lecture de la saison 2011-2012, La Veuve Joyeuse avec Susan Graham et Bo Skhovus dans la production de Jorge Lavelli était le seul titre qui avait fait tilt dans ma tête, à cause de Lavelli, et à cause de Graham. Susan Graham a été remplacée dans des représentations précédentes, mais elle est là ce soir, avec Bo Skhovus et toute la distribution.
Je ne peux m’empêcher d’être un peu déçu, malgré un beau plateau, qui comprend outre Graham et Skhovus,  deux pures légendes: Harald Serafin, 81 ans,  le  Danilo des années 70, qu’il a chanté 1700 fois, le chanteur d’opérette le plus connu d’Autriche, une immense vedette qui ce soir chante Mirko Zeta, et Franz Mazura, 88 ans, dans le rôle parlé du Majordome Njegus qui est toujours incroyable de mobilité et de bonne humeur en scène.
Je vais essayer d’analyser le sentiment qui m’a pris à la sortie du Palais Garnier d’être resté sur ma faim.
Il y a deux manières possibles d’aborder aujourd’hui l’opérette:
– on joue le jeu du 1er degré, couleurs, décors somptueux, foule en scène et surtout pas trop de questions sur le livret
– on aborde l’œuvre selon un point de vue décalé et on la questionne, c’est ce qu’a fait Christoph Marthaler avec La Grande Duchesse de Gerolstein, et surtout avec La Vie Parisienne, qui est un inoubliable chef d’œuvre  (Vollsbühne Berlin, 1997) changeant radicalement le regard: un de ces spectacles pour lesquels il y a un avant et un après.
En 1997 aussi, Lavelli met en scène cette Veuve Joyeuse , très bien accueillie à l’époque, déjà avec Bo Skhovus (avec 15 ans de moins…), mais aussi avec Karita Mattila et surtout Armin Jordan dans la fosse, un vrai grand chef, c’est Jordan qui fit le succès.
Lavelli est attiré par le monde de l’opérette, surtout par ce que ce monde nous indique du Monde,  autour de ce genre ou de son exploitation,  j’ai vu au théâtre « Opérette » de Gombrowicz, à la Colline, et Orphée aux Enfers à l’Espace Cardin (un bon spectacle et donc un bon souvenir), deux production qui l’une travaille sur une vision de l’opérette, et l’autre sur un regard très ironique sur le Monde.
Sa Veuve Joyeuse s’achève par un Cancan échevelé (et prodigieux!) et l’apparition surprenante d’Anges noirs qui envahissent l’espace horizontal et vertical, sans doute annonciateurs des malheurs qui éclatent sur ce monde Austro-hongrois du début du siècle, mais pas seulement: on sait que Lehàr lui-même fut inquiété pendant la seconde guerre mondiale (sa femme était juive), mais par chance, Hitler adorait sa musique…La trame de l’opérette elle-même part de la faillite d’un Etat (le Pontévédro, sans doute allusion à la faillite du Montenegro) à la recherche des millions de la veuve pour se renflouer (chaque allusion à la dette d’un Etat est dans la salle suivie de ricanements, allez savoir pourquoi…!). Le politique n’est donc pas absent et Lavelli produit un spectacle où, final mis à part, on a l’impression que la fête n’est jamais tout à fait gaie, jamais tout à fait échevelée, et qu’il bride les choses en les mettant à distance: la scène des grisettes chantée par des dames mûres au physique abondant pour la plupart en est aussi un indice.
Le décor de Antonio Lagarto, une construction de type vaguement Bauhaus, en tous cas d’une architecture moderne des années 20, délimite un espace unique quelquefois scandé par des rideaux de théâtre de velours rouge, principe que Lavelli avait déjà utilisé dans son Faust: la structure circulaire y fait irrésistiblement penser, on a simplement changé d’époque et d’architecture, pas de scansion de l’espace.
Sans doute aussi le fait de diviser le spectacle en deux parties très inégales, 1h30/25min accentue l’impression que les choses sont un peu longuettes. De fait le public ne semble pas enthousiaste. On pouvait jouer la folie débridée, suicidaire, on joue tantôt cette folie, tantôt le romantisme, tantôt le vaudeville, tantôt l’ironie: bref, on a l’impression qu’on ne choisit pas de ligne.
Je pense que l’impression de longueur ou de platitude vient aussi en grande partie d’une direction musicale d’Asher Fisch (le chef du fameux Don Carlo munichois de janvier dernier) en place mais sans plus, sans relief, et surtout sans finesse, qui a tendance à  couvrir souvent les voix et qui oblige Skhovus à s’égosiller. Pour que ce type de répertoire produise à l’opéra ses effets, il faut un grand chef qui sache à la fois avoir l’énergie, l’élegance, le rythme et surtout l’envie, pour entraîner le public et le plateau derrière lui. Asher Fisch met les choses en place, mais ne propose aucune piste d’interprétation, et surtout ne soigne pas vraiment l’équilibre fosse/plateau.

Susan Graham/Bo Skhovus

Et le plateau souffre, il faut bien attendre 1/4 d’heure pour que Susan Graham trouve ses marques, ajuste le volume, et donc qu’on l’entende. Bo Skhovus dont la voix n’est plus ce qu’elle était, doit souvent pousser le volume au point qu’il finit par se fatiguer. Même constatation pour le couple Valencienne (Ana Maria Labin) Camille de Rosillon (Daniel Behle). Il reste qu’on a un plateau de bon niveau: Ana Maria Labin et Daniel Behle forment un couple particulièrement séduisant vocalement, notamment pour Daniel Behle, très belle voix de ténor, mais aussi pour Ana Maria Labin, très vive en scène, à l’aigu facile. Signalons parmi les nombreux  rôles secondaires le bon Cascada de Edwin Crossley-Mercer.
Bo Skhovus a désormais cette voix voilée, et une émission forcée, quelquefois poussive, dont on a toujours l’impression qu’elle ne sortira pas (alors que les aigus finissent par sortir et faire émerger un timbre chaleureux) mais en même temps des qualités de diction et d’interprétation phénoménales. Mais ce qui frappe surtout, c’est la composition du personnage, très rodée, un de ses personnages d’homme un peu désabusé qui noie son ennui dans l’alcool (comme il l’était dans Don Giovanni à Aix, ou en Onéguine à Amsterdam) dont il est familier, mais là, il est proprement extraordinaire, il chante, il danse, il saute, mais aussi il joue, et de manière très fine, bien plus fine que l’orchestre.
Susan Graham est mezzo, ce qui peut surprendre pour Hanna Glawari, et elle a du mal au début à se faire entendre, la voix est trop grave, couverte par l’orchestre, mais après quelques minutes, les choses se mettent en place notamment dans les ensemble, puis dans les parties solistes: on peut alors admirer la pureté du timbre, la technique d’appui qui fait qu’elle domine en volume, impressionnant, en contrôle du son (elle sait faire des notes filées, chanter piano, passer de manière homogène du piano au fortissimo) et en abattage, au fur et à mesure qu’on avance dans l’intrigue. Nous savions qu’elle était une chanteuse magnifique (Sa Charlotte à Bastille m’avait beaucoup impressionné), nous en avons la confirmation.
Ballet et chœur épousent parfaitement les intentions du metteur en scène, et il faut saluer la belle performance du ballet et de la chorégraphie de Laurence Fanon, notamment le Cancan final, qui emporte la salle.

Sans ce troisième acte ramassé et vif, il faut reconnaître un certain défaut de vitalité.
Au total l’impression qui domine dans cette déception légère est celle d’une responsabilité nette du chef, qui n’a pas su cueillir cette touche de raffinement sans laquelle l’opérette viennoise est un produit banal et un peu gnan gnan. Il faut écouter les enregistrement de Lovro’ von Matacic ou Otto Ackermann avec Schwarzkopf et Gedda ou celui de Karajan (avec une Elisabeth Harwood pâlotte) pour comprendre ce qu’un chef peut faire de cette musique. Une fois de plus les choix de chef à l’Opéra de Paris posent problème.
Mais on sort en fredonnant Weib!Weib!Weib! c’est donc que malgré tout un courant est passé, même si beaucoup exprimaient en sortant leur relative déception. Suivons donc ce courant, mais il est l’heure(exquise) d’aller dormir.

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DE NEDERLANDSE OPERA AMSTERDAM 2010-2011: EUGENE ONEGUINE, de P.I.TCHAIKOVSKY le 18 juin 2011 (Dir.mus: Mariss JANSONS,Ms en scène: Stefan HERHEIM)


Foto Forster

 

Lors de l’Eugène Onéguine du festival de Lucerne, ce printemps, j’avais crié mon enthousiasme devant l’impressionnante direction de Mariss Jansons, la très belle distribution réunie et la prestation tout à fait extraordinaire de l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Je terminais mon compte rendu par ces mots: « Alors c’est dire quelle hâte j’ai de voir la production d’Amsterdam, avec le merveilleux Concertgebouw et dans la mise en scène de Stefan Herheim, c’est dire avec quelle chaleur je vous suggère de faire le voyage d’Amsterdam entre mi juin et le 10 juillet… »
Je ne peux que persévérer dans ma suggestion: Amsterdam est à 3h18 de Paris en Thalys et ce spectacle vaut vraiment le voyage.
Il faut d’abord saluer à nouveau la performance tout à fait extraordinaire de Mariss Jansons et d’un Orchestre du Concertgebouw en état de grâce. On ne sait que louer: la rondeur du son, la chaleur de l’interprétation, la précision des instruments solistes, les bois superlatifs, les notes émises sur un fil de son, la clarté de l’espace sonore. L’extraordinaire cohérence de cette approche, qui sait rendre palpable la poésie de certains moments (les monologues de Lenski par exemple, où l’orchestre  accompagnant le merveilleux chanteur qu’est Andrej Dunaev est absolument magnifique) mais aussi le tragique (scène finale) et tous les moments attendus, comme la Polonaise du 3ème acte, prise avec un tempo plus lent, mais avec un sens du rythme et des équilibres sonores époustouflants. Un travail mémorable, anthologique, qui  me fait placer définitivement Onéguine au-dessus des autres grands chefs d’oeuvres lyriques de Tchaïkovski:  à Pâques, et ce soir, j’ai découvert toute l’épaisseur, toute la profondeur de cette œuvre à laquelle pendant longtemps j’ai préféré La Dame de Pique.
A cette interprétation fulgurante, répond une mise en scène d’une intelligence exceptionnelle et d’une complexité tout à fait inattendue pour une œuvre au livret apparemment linéaire. Stefan Herheim a habituellement 100 idées à la minute. Il en a eu cette fois 200 au bas mot. Il y a eu des critiques allemands (Der Tagesspiegel, de Berlin) qui lui ont reproché ce trop plein, et une complexité qui finit par gêner les chanteurs. Je ne partage pas ce point de vue. Herheim qui « contextualise » à l’extrême les œuvres qu’il met en scène, et qui s’appuie souvent sur de grandes références historiques dans lesquelles les œuvres s’insèrent (comme Parsifal à Bayreuth, par exemple) a choisi ici de placer l’action dans le contexte de la Russie éternelle, et d’une Russie grande mais amère, tout en plaçant  l’échec de tous les protagonistes au centre du drame: Onéguine perd ami, amour et gloire, Lenski perd la vie, Tatiana refuse l’amour et vivra dans la médiocrité de luxe représentée par un Grémine jeune, oligarque probablement poutinien de son état.
Le spectacle commence par l’arrivée inopinée, à salle encore éclairée, du chef, qui attend. Le rideau s’ouvre, et dans le silence arrivent des invités dans un hôtel de très grand luxe de la Russie d’aujourd’hui, puis on entend au fond la musique du troisième acte. Les ascenseurs (photo de Tchaïkovski à l’intérieur) déversent des invités très chics de la haute société, puis arrive enfin Onéguine, un peu déphasé,  et le couple Grémine/Tatiana, échange de regards, intenses, et l’opéra commence…

Acte I, Foto Forster

Le dispositif scénique de Philipp Fürhofer comprend au centre une sorte de cage de verre, aux cloisons mobiles, qui abrite un espace qui sera souvent l’espace du passé, où les protagonistes vont projeter leurs souvenirs et leur fantasmes: car tout le propos est là, Onéguine désormais  amoureux de Tatiana et Tatiana encore amoureuse d’Onéguine vont revivre, ensemble ou non, les épisodes des actes précédents (ils revivent « les choses de leur vie »), et à la Tatiana  folle amoureuse d’hier répond l’Onéguine dévoré par la passion d’aujourd’hui. Ainsi se construit un jeu complexe où se mélangent hier et aujourd’hui, dans une Russie d’hier pleine de clichés, et celle d’aujourd’hui, où dominent violence des rapports et médiocrité. L’évocation commence par une séparation du chœur en deux, à droite, les russes d’aujourd’hui dans leur comédie sociale, à gauche, des paysans en costume folklorique, comme dans des opérettes, qui entament le chœur de la première scène, pendant que Madame Larina et Filipjevna font des confitures. La Tatiana mûre repense à sa jeunesse et se dédouble, se regarde faire, et va bientôt se confondre avec son double jeune. Lenski et Onéguine sont vêtus en costume vaguement cosaque, bottes, pantalons larges, tuniques: on est dans une Russie  tchékhovienne , un bon vieux temps mythique, et Herheim a eu de très belles idées, comme celle de faire chanter Lenski (dans son air fameux « Ia tebe Lioubliou », « je t’aime ») face à Olga, en présence d’Onéguine et de Tatiana, qui par un jeu de regards et quelques gestes, semble répéter silencieusement à un Onéguine indifférent ce que Lenski chante à Olga. Moment très émouvant et d’une grande délicatesse.


Foto Forster

Le jeu du passé et du présent culmine au moment de la scène de la lettre. Tatiana est avec Grémine, qui dort dans un luxueux lit, elle revoit sa chambre de jeune fille, elle se revoit écrire cette lettre et se réinstalle sur un bureau, mais bientôt apparaît Onéguine, – on ne sait si c’est en parallèle ou dans le fantasme de Tatiana- qui se met à écrire une lettre à Tatiana, sans doute la lettre qu’elle lui écrivit jadis, puisqu’à un moment elle semble la lui dicter. A la fin de la scène, se lève du lit non plus Grémine, mais Onéguine lui-même, rejoignant ensuite Tatiana dans le petit lit de sa jeunesse, à l’intérieur de l’espace des fantasmes. Évidemment, on devine ce que cela nécessite comme mouvements, apparitions disparitions, dédoublements, changements rapides de costumes (de Gesine Völlm, très beaux). Il faut aussi bien dominer le livret pour pouvoir suivre les méandres de l’intrigue, revue par le regard de Herheim, mais les trouvailles m’apparaissent vraiment pleines de sens, comme ce petit livre rouge, symbole de tous ces personnages romantiques du XIXème, symbolisés notamment par le Childe Harold pilgrimage de Byron par exemple, dont le dramaturge de Herheim, Alexander Meier-Dörzenbach parle beaucoup dans le programme.

Autre moment étonnant: la colère de Lenski lors de l’anniversaire de Tatiana (invités goulus, buffet somptueux, Monsieur Triquet enflammant sa perruque lorsque monte au ciel une gigantesque étoile enflammée, voir photo ci-dessous) qui se meut en colère révolutionnaire dont Lenski se fait le porte parole dans sa colère contre Onéguine: c’est la fin de la Russie du folklore, l’apparition d’une Russie grise, et glacée. Et à cette guerre là, il est tué par Onéguine qui du même coup devient un paria.
Ainsi, on voit que toute l’intrigue « amoureuse », toute l’histoire se déroulent sur fond d’histoire russe, de la Russie fin de siècle de Tchékhov à la révolution et à la Russie soviétique et post soviétique dans un schéma qui pourrait être :
– un premier acte qui est celui des souvenirs et des regrets , c’est un monde à la Tchékhov, complètement fantasmé, qui s’oppose au monde du présent (le luxe superficiel et facile), c’est l’acte de la découverte des amours, des premières déceptions, et des retours rêvés sur ces moments par les personnages qui désormais ont vieilli ou perdu leurs illusions.
– un deuxième acte qui s’inscrit comme la fin de ce monde, irruption de la révolution russe dans un monde aristocratique en fin de course. La colère de Lenski contre Onéguine est presque idéologique, et se retourne sur la société entière, dont Onéguine semble être le symbole honni.
-un troisième acte fortement partagé en deux parties bien distinctes, la Polonaise initiale est une vision totalement fantasmée de la Russie éternelle et des clichés qui y sont rattachés: moujiks, archevêques orthodoxes, paysans folkloriques, tsar, soldats révolutionnaires, cosmonautes, athlètes olympiques,  ballets russes (un danseur entre un cygne noir et un cygne blanc, autre œuvre de Tchaïkovski symbolique de l’âme russe) et un ours!


Foto Forster

Cette vision se clôt sur un Grémine tsarisé, en beau prince charmant tout chamarré et tout de blanc vêtu, et une Tatiana alle aussi tout en blanc, comme dans un conte de fées. C’est dans ce contexte que l’air de Grémine est magnifiquement chanté par Mikhail Petrenko: Grémine n’est plus un vieillard noble, mais un homme jeune et vigoureux, un Prince Charmant qui présente sa femme à un Onéguine transfiguré. On passe cependant aussitôt après au présent, au réel, qui,  après tous ces moments rêvés, fantasmés, regrettés, qui ont parcouru les deux autres actes, se relie aux premiers moments du lever de rideau, écrin de l’échange dramatique entre Tatiana et Onéguine, interrompu par un Grémine qui lance ses gardes du corps contre un Onéguine, paria, chassé, refusé, désespéré, à qui il tend un pistolet qu’il a déchargé (roulette russe?): quand Onéguine se pointe son pistolet contre sa tempe, il tire et il n’y pas de balle:  il rate même son suicide. Il a tout raté. Tatiana toujours amoureuse l’a rejeté, Lenski son meilleur ami est mort. Tout est vain, tout est inutile, reste en scène une Russie de parvenus, mondaine et superficielle dans un luxe vulgaire dont la reine est…Tatiana.
On a peine a rappeler toutes les idées de mise en scène qui illustrent le livret et qui bien sûr vont bien au-delà: la vision d’un Lenski révolutionnaire est sans doute extrême, mais en même temps, sanctionne une fin: la fin des jeux, la fin de l’aristocratie, la fin des Onéguine. Seulement, Herheim nous montre qu’en passant des Onéguine aux Oligarques, cette Russie là n’y gagne pas. Cette lecture est particulièrement cruelle car loin d’impliquer seulement le personnage d’Onéguine, elle implique toute une vision d’une destinée russe, une lecture d’un Tchaïkovski qui se rêverait Moussorgski.
Dans une telle complexité, dans un tel écheveau de niveaux de lectures, très stimulantes pour le spectateur, et se traduisant évidemment par des effets scéniques spectaculaires, surprenants, multiples,


Foto Forster

jeux de reflets qui se superposent, jeux d’ombres, jeux d’éclairages, le travail des chanteurs est évidemment rendu lui aussi complexe, puisqu’ils doivent sans cesse passer d’un monde réel à un monde rêvé, passer dans le monde de la mémoire, tout en étant « dans l’aujourd’hui ». Ils s’en sortent remarquablement, à commencer par Bo Skhovus, qui promène un personnage qui ressemble un peu au Don Giovanni de Tcherniakov à Aix, complètement défait dès le départ, et dont la voix un peu voilée fait merveille, notamment lorsqu’au troisième acte explose une violence désespérée tout à fait extraordinaire. Si au concert son premier acte semblait un peu en deçà de ce qu’on pouvait attendre , ici tout apparaît en cohérence. Un Onéguine à la fois vaincu et pathétique, une composition phénoménale.
La Tatiana de Krassimira Stoyanova n’a pas la fraîcheur, la spontanéité juvénile et bouleversante de la jeune Veronika Dzhioeva à Lucerne. Dans le contexte d’une Tatiana plus mûre revoyant sa jeunesse perdue, et chantant en femme mûre l’ensemble de l’oeuvre dans ce va et vient exigé par le metteur en scène, cela se comprend mieux: ou alors il eût fallu deux Tatiana (il y en a quelquefois  deux mais l’une mime et l’autre chante…). Mais si elle n’a pas la fraîcheur, elle a le dramatisme et la voix tragique, elle a la puissance et compose elle aussi un beau personnage. J’ai quand même préféré la jeune  Dzhioeva, vraiment touchante.
Le Grémine de Mikhail Petrenko est  totalement en cohérence avec le rôle voulu par Herheim. Habituellement distribué à des basses en fin de carrière (Ghiaurov fulgurant dans les années 90 avec une bouleversante Freni),  Grémine est ici dans la force de l’âge, avec une voix claire, jeune, d’une intensité rare: il confirme,  ce que nous avions compris depuis quelque temps, qu’il est l’une des grandes basses d’aujourd’hui, doué d’une intelligence du texte et du chant exceptionnelle.
Lenski est confié au ténor Andrej Dunaiev, qui chante avec intensité, intelligence, poésie: voix claire, émission modèle, diction parfaite, projection, technique, subtilité, mais aussi une véritable prise de risque dans son rôle de révolutionnaire: là aussi, c’est magnifique notamment dans l’air du second acte « Kuda, Kuda », rarement chanté avec cette intensité..
Les autres rôles sont défendus de manière exemplaire, à commencer par la Olga d’Elena Maximova, toute  fraîcheur et jeunesse, mais surtout toute  justesse de ton, n’oublions ni Olga Savova (Madame Larina) ni surtout la très belle et très émouvante Filipjevna de Nina Romanova.
Notons enfin la composition  cocasse et si juste de


Foto Forster

Gilles de Mey en Monsieur Triquet, et le chœur magnifique dirigé par Martin Wright, qui se prête à toutes les fantaisies du metteur en scène, avec un engagement, une justesse et  une précision remarquables (mais depuis Moïse et Aaron dans la mise en scène de Peter Stein avec Boulez, on sait de quoi ce choeur est capable…).
Vous aurez compris que je suis totalement séduit par ce spectacle, qui peut désarçonner, mais dont on doit reconnaître l’intelligence: travail sur l’histoire et l’imaginaire, sur la psyché des individus et d’une société, il fait d’Eugène Onéguine une œuvre non plus mélancolique, mais authentiquement tragique, aidé en cela par un orchestre et un chef de rêve…Allez, encore une fois, c’est jusqu’au 10 juillet, à 3h18 de Paris par le Thalys. Qu’attendez-vous pour vous précipiter? A défaut, ou en guise de hors d’oeuvre, regardez la retransmission sur MEZZO le 23 juin à 20h ( sans doute préannonciatrice d’un futur DVD). Et regardez toujours en tous cas la programmation toujours stimulante d’Amsterdam.

PS: Dernière nouvelle, La Monnaie de Bruxelles  reprend la saison prochaine l’extraordinaire Rusalka de Dvorak, mise en scène du même Stefan Herheim et dirigée par Adam Fischer. A ne manquer sous aucun prétexte.

LUCERNE FESTIVAL 2011 (PÂQUES): EUGENE ONEGUINE, de P.I.TCHAIKOVSKI, dirigé par Mariss JANSONS (16 mars 2011)

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Le Festival de Lucerne n’est pas seulement un Festival d’été, mais aussi d’automne (Piano) et de Printemps (Pâques): il s’agit de varier les propositions, de faire fonctionner la salle, de construire une offre continue. Cette année à Pâques, outre Mariss Jansons et l’orchestre de la Radio Bavaroise, on pouvait assister à une master class de direction d’orchestre de Bernard Haitink, qui par ailleurs dirigeait le Chamber Orchestra of Europe dans deux soirées Brahms (dont le Deutsches Requiem), à des concerts d’Hélène Grimaud, de Kolja Blacher (le violoniste soliste premier violon du Lucerne Festival Orchestra), du Concentus Musicus de Vienne dirigé par Nikolaus Harnoncourt (Haendel, Resurrezione), du Concert des Nations et de la Capella Reial de Catalunya avec Jordi Savall dans le « Vespro della Beata Vergine » de Monteverdi. En une semaine, il y en a pour tous les goûts.

Etrangement il restait des places pour le concert que l’Orchestre de la Radio Bavaroise et le choeur de la Radio Bavaroise donnaient ce samedi 16 avril sous la direction de Mariss Jansons, une version concertante de Eugène Onéguine, que Mariss Jansons dirigera à l’opéra d’Amsterdam en juin et juillet prochains (avec le Concertgebouw) avec une distribution une peu différente et dans une mise en scène de Stefan Herheim. Il restait même des places à 60 CHF (50€ environ), ce qui est très étonnant: d’autant plus étonnant que nous avons assisté à une de ces soirées mémorables qui vous clouent sur place.
Le jeu de l’opéra en version de concert est quelquefois difficile: jouer? ne pas jouer?se mouvoir? Abbado préfère les versions semi-concertantes, avec une mise en espace. Ici, quelques mouvements, quelques regards, un jeu minimal, mais sans partition, ce qui permet tout de même une sorte d’accroche scénique et laisse dire aux mauvaises langues que cela fonctionne très bien sans mise en scène, ce qui montre que la mise en scène est inutile!
Eugène Onéguine n’est (n’était) pas a priori mon préféré des opéras pouchkiniens de Tchaïkovski, mais il me semble avoir redécouvert cette musique d’une incroyable finesse, cette alternance, ce mélange même de tension haletante et de respiration, là où je voyais quelquefois un peu de facilité. De fait on se souviendra longtemps de ce final diaboliquement tendu, qui s’achève par un noir total, surprenant, immédiatement suivi d’une explosion du public hurlant son enthousiasme.

On se souviendra de tout d’ailleurs, et tout d’abord d’un orchestre vibrant, techniquement impeccable, suivant tous les mouvements du chef (qui bouge beaucoup, qui exprime la musique par son corps d’une manière étonnante de vivacité), des cordes somptueuses (les violons allégés au maximum, les violoncelles et les contrebasses au son plein, le violoncelle solo magnifique), des bois et des cuivres à faire rêver, jusqu’aux timbales de Raymond Curfs, qui officie aussi au Lucerne Festival Orchestra. On se souviendra aussi du choeur de la Radio Bavaroise, tout à fait extraordinaire préparé par Martin Wright. Sa prestation au début de l’oeuvre, dont certains moments renvoient aux chants des liturgies orthodoxes et ne sont pas sans évoquer certains grands moments choraux de Moussorgski, impressionne et bouleverse.
Ce qui frappe c’est à la fois un son très plein, très charnu , favorisé par l’acoustique très réverbérante de l’auditorium de Lucerne, qui installe quelque chose de somptueux, mais qui est capable de s’alléger jusqu’à l’inaudible, et qui reste d’une absolue clarté. Pas un pupitre n’échappe à l’oreille, ce ne sont que contrastes savamment ménagés entre des morceaux de bravoure (valse du second acte, et surtout étourdissante et brillantissime Polonaise du 3ème acte qui fait éclater l’enthousiasme du public), et les moments de pur lyrisme (les airs de Lenski par exemple) ou pur tragédie, non exempts de recueillement (le duel) ou les dramatiques échanges du final, qui tendent l’ambiance à l’extrême. Voilà un travail spectaculaire en tous les sens du terme, spectaculaire parce qu’il donne à voir, regards, mouvements légers, engagement des musiciens et des chanteurs, subtiles variations des éclairages entre les scènes,  parce qu’il donne à s’émouvoir, parce qu’il étonne et qu’il surprend, et simplement parce que la musique donne à entendre tant de couleurs, tant d’ambiances, tant de rythmes, tant de finesse rassemblés qu’on a l’impression de redécouvrir l’oeuvre.
Au service de ce magnifique travail, une distribution engagée et parfaitement choisie. On retrouve avec plaisir Stefania Toczyska qui a encore ses impressionnants graves dans Madame Larina, Marina Prudenskaia en Olga confirme ce que j’écrivais l’an dernier à propos du Requiem de Verdi de Salzbourg à la même période « mezzo irréprochable », avec en plus une personnalité affirmée qu’on sentait moins alors. Voix chaude, présente, puissante, qui fait d’Olga un personnage moins pâle que d’habitude. Notons aussi la jolie mezzo Nona Javakhidze, qui remplace Nina Romanova, souffrante en Filipewna.

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Se confirme enfin une vraie perle, la jeune soprano géorgienne Veronika Dzhioeva, remarquée il y a deux ans à Baden-Baden dans Aleko avec Gergiev, qui se révèle une Tatiana à la fois juvénile, mais aussi mature, décidée, à la voix très expressive et aux accents bouleversants: l’air de la lettre est un très grand moment, et la scène finale incroyable de tension dans le duo avec Bo Skovhus. Du côté des hommes, on est un peu déçu au premier acte par Bo Skovhus, qui a toujours ses grandes qualités d’interprète, qui dit le texte avec une clarté et une attention peu communes, mais dont la voix semble un peu voilée, notamment dans les graves, qu’il a beaucoup perdus. Mais son deuxième acte est bien meilleur et surtout son troisième acte, totalement bouleversant, où il transcende littéralement le personnage, ce qui donne une scène finale d’un dramatisme incroyable . Face à lui, le magnifique Lensky de Marius Brenciu, dont j’avais vu un bon Don Carlos à Bâle il ya quelques années: c’est une voix claire, bien posée, très contrôlée, qui rappelle avec un peu plus d’épaisseur Veriano Lucchetti, avec ses sons très ouverts, mais aussi des murmures et des mezze voci parfaits, et au total un Lensky qui distille une très grande émotion. Quant au Gremine de Mikhail Petrenko, un Gremine juvénile, à la voix de basse plus claire que d’ordinaire (comme son Hagen d’Aix), il est tout simplement étonnant. On a tout: la voix, au timbre assez clair (quel Don Giovanni il doit être!), mais à l’étendue impressionnante, dans les aigus comme les graves, la couleur, la technique et le contrôle et un sens exceptionnel du texte (on s’en rendait compte à Aix aussi) qu’il rend d’une incroyable clarté. Les autres chanteurs, et notamment le très bon Triquet de Gilles de Mey, qui en cinq minutes réussit avec son air du second acte à captiver le public, sont sans reproches (Carsten Wittmoser, Benedikt Göbel).
Artisan de ce triomphe, Mariss Jansons, l’élève de Karajan, mais aussi, comme Abbado, comme Mehta, de Hans Swarowsky, assistant de Evgueni Mravinsky, et donc dépositaire d’une double filiation, riche de la tradition germanique et de la grande tradition russe (il sort du conservatoire de Saint Petersbourg): un chef qui aujourd’hui est inévitable, dans ce répertoire bien sûr, mais aussi on l’a vu, dans Mahler ou même dans Verdi. On est toujours surpris de le voir diriger avec cette énergie, avec cette précision du geste, un geste à la fois net qui travaille l’aérchitecture de la partition, mais qui dessine aussi la musique, et qui accompagne l’orchestre et le choeur, mais aussi les chanteurs avec une attention et une précision rares: il est là tout près du chanteur et semble chanter avec lui: un tel engagement, une telle performance provoquent même à la fois un brin d’anxiété (il a des problèmes cardiaques depuis longtemps) et en tous cas l’enthousiasme du public debout scandant ses applaudissements, et celui de tous les participants: Veronika Dzhioeva était rayonnante au moment des saluts et on sentait une véritable osmose dans toute la compagnie, autour de ce chef miraculeux. Alors c’est dire quelle hâte j’ai de voir la production d’Amsterdam, avec le merveilleux Concertgebouw et dans la mise en scène de Stefan Herheim, c’est dire avec quelle chaleur je vous suggère de faire le voyage d’Amsterdam entre mi juin et le 10 juillet…

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Photo Michel Neumeister

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2010: DON GIOVANNI de MOZART (Louis LANGREE &Dimitri TCHERNIAKOV)(14 juillet 2010)

150720102173b.1279358108.jpgUne fois de plus, voilà ,un spectacle qui pose le problème de la « fidélité » à un livret, à une histoire, et même à une musique conçue comme un continuum et qui se voit interrompue scène à scène. Don Giovanni, dans l’optique de Mozart et Da Ponte, est l’histoire d’une chute, au terme d’une course effrénée qui va crescendo. Rien de tout cela ici, où Don Giovanni est un looser à la Brando dans « Dernier tango à Paris ». Les mises en scènes du Don Giovanni se succèdent, les plus grands s’y sont confrontés, et au total a-t-on une référence théâtrale absolue, comme pourrait l’être le Ring de Chéreau ou le Nozze di Figaro de Strehler? Ni Chéreau à Salzbourg avec Barenboim, ni Brook à Aix en 1998, ni Strehler à la Scala avec Muti, ni Ronconi à Bologne, ni Karajan à Salzbourg,  ni Zeffirelli à Vienne il y a déjà bien longtemps n’ont vraiment convaincu, même si la plupart de ces spectacles avaient de grandes qualités dramatiques ou esthétiques. Celui de Solti à Paris en 1975 était, souvenez-vous, assez piteux, avec en finale la ville de Séville brinquebalante qui engloutissait Don Giovanni (production à oublier de August Everding) mais Roger Soyer, mais José Van Dam, mais Kiri te Kanawa, mais Margaret Price, mais Stuart Burrows, mais Jane Berbié.

Les seuls qui m’aient assez convaincu sont celui, dans une esthétique un peu discutable,  de Luc Bondy au Theater an der Wien avec Abbado au début des années 1990, celui de Haneke à Paris il y a quelques années, et évidemment celui de Peter Sellars: comment oublier cette magnifique proposition très décoiffante, proposée à la Maison de la Culture de Bobigny (A l’époque, Sellars n’était pas le chéri des opéras officiels…) ?

150720102173b.1279358108.jpgC’est bien le rôle d’un Festival que d’ouvrir le public à des visions nouvelles d’une oeuvre, à des expériences à tenter, à des parcours possibles à suivre, sinon Aix pouvait conserver ad vitam aeternam les décors du Don Giovanni de Cassandre et proposer la production historique des années 60. C’est une autre option, celle de la mémoire et du conservatoire.
Bernard Foccroule a fait appel à Christof Loy pour Alceste, Robert Lepage pour Le Rossignol et Dimitri Tcherniakov pour Don Giovanni, trois styles, trois approches qui vont apporter au public des éclairages nouveaux et c’est bien là le moins pour un Festival de l’importance d’Aix en Provence.

Avant d’aborder la mise en scène, force est de reconnaître dans l’approche musicale une excellence et un relief qu’on n’avait pas mesurés dans Alceste avec le même orchestre et le même choeur. La musique, au moins à l’orchestre traversait Gluck d’une manière un peu indifférente: elle est bien présente dans Don Giovanni, et Louis Langrée joue le jeu de la mise en scène. Sa direction est à la fois vive et raffinée, elle a une épaisseur étonnante, et le chef joue des sonorités sèches qui s’accordent magnifiquement avec ce qu’on voit; il explique dans le programme de salle comment il a fait travailler l’orchestre avec des partitions non annotées, pour redonner de la fraîcheur et de la liberté à l’approche des musiciens; le résultat est qu’il y a longtemps que je n’avais pas entendu un Don Giovanni aussi intéressant, vivant, subtil, précis: voilà un travail magnifique qui fera date.

Le plateau en revanche n’est pas de ceux qui restent gravés dans la mémoire du mélomane: les trois dames sont hystériques à souhait mais leurs voix m’ont laissé complètement indifférent. Rien de mauvais, mais rien d’exceptionnel. Marlis Petersen (Donna Anna) a une personnalité vocale affirmée, mais les aigus sont un peu criés, et la voix est très froide. La Zerline de Kerstin Avemo est certes mignonne, mais vocalement quelconque, et l’Elvire de Kristine Opolais acceptable, mais c’est la performance d’actrice qu’on applaudit plus que le miracle vocal. Quand on se souvient d’autre Elvira, Te Kanawa bien sûr, mais aussi Ann Murray qui fut éblouissante dans ce rôle, miezux vaut ne pas entamer de comparaisons: nous avons là des chanteuses honnêtes, sans plus: de ce point de vue, le Festival d’Aix ne devrait pas oublier qu’il est justement un Festival, et qu’on est en droit d’attendre des voix qui sortent un peu des routines des saisons des théâtres. Du côté des hommes c’est un peu mieux: Bo Skovhus est totalement engagé dans le rôle, il en fait une composition extraordinaire, mais la voix manque de projection, elle est souvent couverte, et le timbre velouté de ce chanteur se reconnaît à peine, une vraie déception vocale. Il en va tout autrement de Kyle Ketelsen, exceptionnel à tous points de vue (c’est lui qui emporte les suffrages du public): le jeu est prodigieux, Leporello en mauvais garçon de la famille, c’est une trouvaille que Ketelsen soutient parfaitement, le chant est impeccable de style, de prononciation, de clarté, on tient là un très grand chanteur. On sait que Anatoli Kotscherga est encore aujourd’hui une basse d’immense envergure, il le prouve, tant la voix, notamment à la fin, est d’une hallucinante présence: un Commendatore magnifique. David Bizic et Colin Balzer complètent la distribution: ils font de Masetto pour l’un (une sorte de loubard parvenu) et d’Ottavio pour l’autre (un mafieux russe reconverti et un peu coincé – il se décoince sous le masque!-) des personnages très crédibles scéniquement, au chant très correct sans être là non plus exceptionnels. Au total une distribution plutôt ordinaire qui tient la route et qui surtout, est totalement au service de la mise en scène: c’est par leur jeu et leur engagement qu’ils rendent la prestation phénoménale, sûrement pas par leur chant.

Scéniquement phénoménaux, c’est bien la marque du travail d’orfèvre que Dimitri Tcherniakov a effectué avec les chanteurs, qui sont complètement engagés dans l’affaire et qui défendent avec ardeur le travail effectué. Le public d’ailleurs a accueilli l’ensemble avec chaleur. Tcherniakov a effectué un travail d’analyse et de théâtre proprement époustouflant, d’une précision rarement atteinte à l’opéra. Chaque scène est proprement sculptée, avec une virtuosité inouïe, chaque geste est juste, et l’ensemble des chanteurs est visiblement entré dans cette logique avec gourmandise.
Mais quelle logique? Tcherniakov a des références cinématographiques fortes, d’une part les films qui parlent de déconstruction sociale, civile et politique comme « Les Damnés » de Visconti, de relations familiales dans la grande bourgeoisie, comme la « Décade prodigieuse » de Chabrol où ceux qui parlent du sexe comme dernier rempart au désespoir métaphysique, comme le « Dernier Tango à Paris ». Don Giovanni porte d’ailleurs la redingote de Brando dans le film de Bertolucci. Je rajouterai « Théorème » de Pasolini, mais un Théorème où Don Giovanni serait une sorte d’ange exterminateur de cette famille aux fissures béantes.  On a vu dans cette reconstitution familiale des avatars dostoïevskiens, et c’est évident, mais j’y vois aussi un univers à la Elfriede Jelinek, qui est un écho encore plus proche de nous. Car Tcherniakov répond à la question simple: que nous dit aujourd’hui Don Giovanni, qui est il dans notre société en décomposition? Il est le révélateur d’un univers qui s’effrite. le rideau s’ouvre sur un conseil de famille présidé par le patriarche (il Commendatore) et se conclut par un conseil de famille qui condamne Don Giovanni, mais qui, aussitôt le héros à terre, se retrouve sans armure, sans protection dans la solitude la plus absolue (ce que dit d’ailleurs le livret: la mort de Don Giovanni n’arrange rien ni ne résout rien!). Tcherniakov a construit une histoire dans l’histoire, comme une sorte de film familial: chaque scène est une séquence, séparée de l’autre par un baisser de rideau, sur lequel sont projetées des diapos donnant la sanction temporelle (le lendemain…trois mois plus tard…trois jours après), comme dans les films muets, faisant s’étendre l’action sur plusieurs mois. Une diapo initiale explique les relations familiales: Donna Anna est la fille du Commendatore, fiancée à Don Ottavio à l’allure d’un apparatchik soviétique, Zerline est sa fille, fiancée à Masetto, sorte de mauvais garçon un peu vulgaire, Donna Elvira, mariée à Don Giovanni, est la cousine de Donna Anna et la nièce du Commendatore, et Leporello une sorte de jeune parasite déjanté, sans doute ami de la famille. Donna Anna est mangée par le désir, tout comme sa fille Zerline, et la première scène est transformée: elle insulte Don Giovanni parce qu’il la quitte et non parce qu’il cherche à abuser d’elle. En ce sens, Tcherniakov rejoint Haneke dans la lecture de l’ambiguïté évidente du personnage et de sa relation complexe à Don Giovanni et Don Ottavio. Une des scènes les plus marquantes est celle des masques où c’est Don Giovanni qui distribue des masques à tous, et qui libère ainsi tous les instincts (y compris Ottavio qui embrasse goulûment Masetto). Les relations entre Elvira et Don Giovanni sont vues d’une manière beaucoup plus complexe: Elvira, qui a Don Giovanni dans la peau, est à la fois l’Elvira traditionnelle, mais aussi celle qui joue avec Don Giovanni au chat et à la souris, tantôt complice, tantôt ennemie, tantôt les deux à la fois. Le couple Leporello et Don Giovanni n’a plus rien d’un jeu de maître et de valet, d’une certaine manière Leporello est une âme damnée assez méphistophélique, d’un cynisme qui en fait presque lui le grand seigneur méchant homme, alors que ce qui marque Don Giovanni c’est le désespoir total et destructeur: Don Giovanni bouscule l’ordre établi (que représente le Commendatore), mais plus il le bouscule plus il s’enfonce: voilà encore un Don Giovanni affaibli (en ce sens la voix un peu éteinte de Bo Skovhus fait merveille), comme chez Claus Guth dans la vision très intéressante qu’il a proposée récemment à Salzbourg.
On ne saurait citer toutes les idées  de ce travail (le personnage de Don Ottavio est beaucoup plus fouillé que dans la vision traditionnelle, celui de Donna Anna à la fois grande bourgeoise le jour et nymphomane la nuit, celui de Zerlina, qui est Donna Anna en version rock). Le Commendatore, patriarche gardien des valeurs perdues, devient à la fin de l’oeuvre un comédien payé par Ottavio pour détruire Don Giovanni: Ottavio le paie, le comédien ôte son faux bouc et ses habits de commandeur et s’en va pendant que Don Giovanni est à terre terrassé par une crise cardiaque.

150720102173.1279357691.jpgRien de métaphysique dans le travail de Tcherniakov,  mais une lecture sociale et psychique d’une famille en décomposition dont Don Giovanni n’est que le révélateur (là aussi,on n’est pas loin de la signification du livret de Da Ponte, ou même du Don Juan de Molière), et celle d’un Don Giovanni désabusé, autodestructeur, suicidaire, qui à mesure qu’on avance dans le drame se délite, s’isole, et ne trouve de justification que dans la violence charnelle (voir la dernière scène avec Elvire!): il n’y a plus de punition du ciel, mais rien qu’un épuisement qui conduit à l’explosion du personnage.

Au total, on ne peut nier les difficultés qu’une telle vision peut avoir à coller parfaitement au livret (on ne peut sans cesse construire les scènes sur l’ironie ou l’antiphrase) et il y a des moments    très « forcés », je dirais vulgairement « tirés par les cheveux ». On pourra discuter à l’infini l’intérêt de tourner le dos à des principes musicaux (le continuum) ou théâtraux (c’est la dernière journée de Don Giovanni, celle de la crise ultime) assis depuis des siècles, et la transformation des personnages en membres d’une même famille, mais on ne peut nier la qualité et la profondeur du travail d’analyse dramaturgique qui a été mené, et l’extrême précision du travail théâtral. Contrairement à ce qui a été écrit çà et là, ce n’est absolument pas un ratage, c’est une proposition radicale, qui a sa logique, qui ne trahit pas l’esprit de l’oeuvre même si elle peut en trahir la lettre, et qui a prise sur le public, tant le spectacle captive par son inventivité et sa modernité. Je ne peux qu’encourager les éventuels lecteurs à aller sur le site d’Arte où le spectacle est encore proposé en « streaming ». Et pourquoi pas, à se précipiter à Aix pour voir les dernières représentations, ou faire dans le futur le voyage de Madrid (on aurait été étonné que Mortier ne s’associe pas à l’entreprise…), de Moscou (au Bolchoï) ou de Toronto.[wpsr_facebook]