DE NEDERLANDSE OPERA 2012-2013: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 7 JUIN 2013 (Dir.mus Marc ALBRECHT; Ms en scène David ALDEN)

Festwiese © DNO

Die Meistersinger von Nürnberg n’est pas l’opéra le plus joué sur les scènes internationales; c’est pourtant une comédie, et donc a priori plus accessible à un large public, plus accessible en tous cas que Parsifal ou que Tristan. Mais voilà, c’est une œuvre qui requiert des forces importantes en termes de chœur, en termes de distribution (16 rôles) et qui pour le protagoniste (Hans Sachs) est épuisante et donc les théâtres hésitent à la programmer. A l’Opéra de Paris, depuis l’ouverture de Bastille, une seule présentation en version de concert à l’automne 2003, et la dernière production scénique remonte au  règne de Jean-Louis Martinoty, pendant la saison 1988-1989, dans une production de Herbert Wernicke venue de Hambourg.
L’œuvre est longue, aussi longue sinon plus que Götterdämmerung (4h30 minutes environ), et la plupart des wagnériens n’entrent dans cette partition foisonnante que plus tard, après Parsifal, Tristan ou le Ring. En Allemagne en revanche elle reste très populaire, et je me souviens qu’à Bayreuth, le public des Meistersinger est souvent différent, plus ouvert, plus populaire, en tous cas pendant très longtemps, il fut plus difficile d’obtenir des billets pour Meistersinger que pour d’autres titres.
Symboliquement, c’est aussi une œuvre plus complexe, puisque c’est la seule qui fut autorisée par les nazis jusqu’à la fin de la guerre et en tous cas la seule qui fut jouée jusqu’au bout à Bayreuth. C’est certes une comédie bon enfant, mais qui bascule à la toute fin par le discours de Hans Sachs  se terminant par une célébration de l’art allemand:
zerging’ im Dunst                                         S’en irait en fumée
Das heil’ge röm’sche Reich                          Le Saint Empire Romain Germanique
uns bliebe gleich,                                          Nous resterait encore
die heil’ge deutsche Kunst                           Le saint art allemand
C’est aussi une œuvre sur le chant et sa technique, une belle leçon que donne Wagner aux chanteurs puisque l’on nous montre d’acte en acte l’évolution de l’air de Walther, avec les corrections suggérées, jusqu’à la parfaite exécution finale. C’est enfin une méditation sur l’amour, ou sur la renonciation à l’amour par un Sachs déjà trop âgé. Plusieurs niveaux de lecture qui engagent les metteurs en scène à en embrasser telle ou telle.
J’ai plusieurs fois rendu compte de la dernière production  à Bayreuth de Katharina Wagner , très critiquée, qui reste un effort authentique pour lever l’ambiguïté sur le rapport du Festival de Bayreuth à cette œuvre et éclairer les aspects idéologiques de cet opéra; on attend avec intérêt celle de Stephan Herheim à Salzbourg. La production de David Alden, présentée par l’Opéra d’Amsterdam en ouverture du Festival de Hollande se place plutôt dans le sillon de celle de Katharina Wagner, même si elle est très différente et moins idéologique. Dans une interview, David Alden affirme qu’il ne faut pas toujours prendre Wagner au sérieux et que sa mise en scène travaille sur l’humour. Certes…mais un humour assez cauchemardesque dans sa représentation des bourgeois de Nuremberg, aux visages couverts de masques inquiétants, un Nachtwächter qui est en réalité la faucheuse. La Nuremberg d’Alden est une société fossilisée qui au premier acte ne cesse de se heurter à Walther à qui elle présente de manière agressive les Bibles, ou les livres contenant psaumes ou cantiques qu’on entonne,  et qu’elle vient d’utiliser à la messe. Ce thème du Livre et des règles est central dans le décor du premier acte où, après avoir descendu le Christ monumental de l’église du premier tableau et l’avoir glissé au fond,  l’on ouvre des caisses contenants bibles et manuscrits et différents objets rituels, ainsi qu’un tableau représentant Adam et Eve qui fait penser de loin à un Cranach .

Final Acte 2 © DNO

Malgré tout, les espaces relativement métalliques du décorateur Gideon Davey contiennent peu d’objets, et l’ensemble de l’opéra se déroule dans une boite blanche qui s’ouvre quelquefois vers le fond, sur plusieurs espaces plutôt distribués verticalement: un pont qui se lève des dessous fait apparaître l’espace des Maîtres au premier acte, le deuxième acte se déroule aussi sur deux niveaux, maison de Pogner au dessous, la rue au dessus avec l’étal du cordonnier et en un troisième niveau un escalier avec un pot de fleur sur lequel se dissimulent Walther et Eva, le troisième acte donnant au premier tableau la salle du cordonnier avec ses rayons remplis de boites de chaussures, et au second tableau une sorte de Biergarten avec une scène au fond où apparaîtront successivement les Maîtres, Sachs, puis le peuple, et sur lequel Beckmesser chantera son air.
David Alden propose le croisement de plusieurs regards sur l’œuvre. Tout d’abord, un discours sur les relations entre musique et scène, comme dans une comédie musicale où la chorégraphie joue un grand rôle: ici les étudiants apparaissent toujours selon une chorégraphie précise, avec des mouvements qui rappellent la comédie musicale. De même les ensembles ou même les chanteurs chantent le plus souvent de face. Ainsi, Alden souligne-t-il le rôle de la musique, qui souvent accompagne ou même décrit le mouvement, un peu comme au cinéma. Les techniques ou mouvement de cinéma d’animation l’ont visiblement beaucoup inspiré.

Acte 1: les règles inscrites dans la pierre, et les Maîtres en musiciens d’orchestre…© DNO

Tout ce travail est centré sur les groupes ou les ensembles, car les personnages principaux ne sont pas caricaturaux, ils sont au contraire presque “normaux”, avec quelques signes extérieurs, Sachs porte une redingote verte, qui le distingue des costumes noirs ambiants, Pogner un col de fourrure et des signes extérieurs de richesse comme un bourgeois parvenu, Beckmesser est un dandy, cheveux longs genre petit marquis du XVIIème, costumes voyants, allure un peu féminine, les autres maîtres portent quelque peu l’habit qui correspond à leur nom, avec des objets qui leur correspondent ou des instruments de musique stylisés qui en font une sorte d’orchestre de dessin animé: au-delà des personnages principaux, les Maîtres se distinguent des autres bourgeois de Nuremberg, mais comme des sortes de caricatures, ce que ne sont ni Eva, ni Walther (encore que son armure soit bien voyante), ni Sachs.

Sachs et Beckmesser © DNO

Des mouvements sont souvent dictés  par les indications de la musique et  cherchent à mimer quelque chose de la comédie musicale sans tomber dans le cliché mais avec quelques éléments de décalage qui déclenchent les rires par la répétition (les bibles sous le nez de Walther, par exemple): la deuxième ligne de force de ce travail est bien la caricature, et notamment la caricature des groupes, groupe des maîtres, groupe des bourgeois  de Nuremberg, groupe des étudiants, ce qui contraint d’ailleurs l’excellent David (Thomas Blondelle) à des mouvements et des contorsions singulières. Des bourgeois, on l’a dit plutôt  inquiétants et fantomatiques, comme dans la scène finale du deuxième acte, scandée par l’apparition d’un Nachwächter “faucheuse” qui sont rejetés toujours vers le fond de scène, qui observent, qui commentent, qui n’interviennent jamais, mais qui sont toujours là et semblent conditionner l’action. Dans ce tableau qui semble un peu fixé, quelques éléments qui marquent les différences sociales: le chevalier Walther (partiellement en armure) face au parvenu Pogner, le dandy Beckmesser qui a quelque chose d’aristocratique (usurpé?) dans le comportement.
Ce sont les scènes de foule qui ont visiblement intéressé Alden, les scènes plus intimistes n’étant pas réglées de manière plus originale que dans une mise en scène classique.
La Festwiese va nous fournir le troisième axe de lecture: la fête de la Saint Jean (Johannistag, comme nous le souligne un écrit géant en fond de scène)  nous donne l’impression d’une fête populaire villageoise, avec Biergarten, et défilé de figures géantes en carton pâte représentant divers acteurs de la société du temps, l’ultime étant brûlée sur scène comme pour les feux de la Saint Jean: je dirais, avec la distance voulue que cela commence comme une sorte de fête à la Breughel. Mais sur la scène, fixée comme élément de spectacle avec un rideau qui s’ouvre et se ferme, d’abord les Maîtres, avec devant, étendue sur une table, Eva comme l’offrande (voir photo ci-dessus).

la “performance” finale de Beckmesser © DNO

Puis Beckmesser qui, comme chez Katharina Wagner, présente une performance, couché sur un lit,  il chante, et plus il chante et plus le public rit, il se déglingue et s’offre enfin dans sa vérité, celui d’un travesti,  il s’offre en combinaison, il est enfin lui même: c’est la vérité de la scène qui devient vérité de la vie.
Enfin, Sachs en costume rouge de Monsieur Loyal, prononce son discours final devant un pupitre et c’est le final “politique” qui entre en scène et bouscule toute la bonhomie  de la fête; derrière Sachs, les maîtres et tous les bourgeois inquiétants montés sur scène comme s’ils représentaient désormais une force presque menaçante que Beckmesser dans la dernière image s’empressera de repousser vers le fond.
Walther ne monte pas sur scène, il ne se prête pas à la représentation, il reste chanter parmi le peuple au pied de l’estrade, à distance de Sachs, des Maîtres, et de tout ce qui se profile sur la scène avec un Pogner dépité qui tient en main un collier de Maître inutile, pauvre breloque que refuse Walther, et qui finit par emmener Eva hors de scène laissant seul Beckmesser. Cette fin, on l’avait déjà vue chez Pierre Strosser, à Genève, plus violente encore avec une Eva prête à partir, valise en main et suivre Walther, et la politisation du discours de Sachs, devenu meneur d’hommes, elle allait encore plus loin chez Katharina Wagner qui en faisait une image de Hitler. Il reste que ces bourgeois fossilisés vus sur scène sont dans le programme de salle inscrits en photo sur fond de Stadion de Nuremberg, où avaient lieu les grandes fêtes nazies et que ce cube géométrique blanc qui encadre l’espace scénique pourrait en être une vague allusion.
On le voit, des points de vue se croisent, et il faut aussi le dire, pas toujours très clairement: on met du temps à vraiment entrer dans la logique de ce regard à facettes multiples, distancié, mais pas toujours, sarcastique, mais pas toujours, rarement humoristique, et pas vraiment souriant. Cela reflète toute l’ambiguïté de cette œuvre qui se dérobe à l’auditeur sous des allures simples et bon enfant. Il reste cette extraordinaire musique, très complexe, qui porte en elle bien des trouvailles symphoniques des décennies suivantes, qui invente une musique qui est authentique musique de scène, accompagnant les mouvements des chanteurs (Beckmesser, au troisième acte!), commentant les actions, jamais mise à distance, tantôt rutilante, tantôt flamboyante, tantôt intimiste, un immense chef d’œuvre qu’il faut écouter avec attention: après avoir écouté l’ouverture, écoutez donc le prélude du troisième acte, vous aurez la quintessence de la variété miroitante qui préside à ce chef d’œuvre.
Marc Albrecht réussit à rendre justice à cette complexité, dans une direction énergique, assez sonore et pleine de relief et à laquelle le Nederlands Philharmonisch Orkest rend bien justice si l’on oublie quelques menues scories aux cuivres (trombones). Les cordes d’abord un peu couvertes (mais c’est peut-être l’acoustique du théâtre, plutôt généreuse pour les instruments très sonores), finissent par apparaître vraiment bien travaillées, subtiles, et équilibrées. Le troisième acte est particulièrement réussi, avec une nette réserve sur le quintette où les cinq voix manquent d’équilibre et n’arrivent jamais à se fondre entre elles, le ténor est trop haut et met mal à l’aise (justesse!), Sachs s’entend peu, David et Magdalena sont trop en retrait, seule Eva est vraiment merveilleuse, mais cela ne fait pas un quintette.
Le chœur de l’opéra d’Amsterdam est toujours stupéfiant de ductilité et d’engagement scénique, ses interventions sont souvent exemplaires, et éblouissantes au dernier acte: la première partie de la Festwiese est vraiment exceptionnelle.
Quant aux solistes, il faut bien reconnaître que la distribution a connu des modifications qui pouvaient atténuer les envies de voyage: on attendait Thomas Johannes Mayer dans Hans Sachs et celui-ci a tout annulé depuis mars;

Hans Sachs (James Johnson) © DNO

c’est James Johnson qui assume le rôle, avec une voix un peu vieillie, un peu voilée, et quelques menus problèmes de justesse, mais qui s’en sort dans l’ensemble avec honneur, en dominant bien son troisième acte. Il est bien engagé dans la mise en scène avec un faux air ( involontaire) de Gérard Depardieu à s’y méprendre, il dégage une distance de bon aloi et une certaine émotion notamment dans sa manière d’aborder le deuxième acte sans se départir d’une certaine mesure ni jamais de vulgarité. J’ai cru voir notamment au premier acte une volonté du metteur en scène de lui donner des attitudes des postures qui rappelleraient Wagner, mais par petites touches; mais je suis bien en peine d’en avoir une réelle preuve, même si Alden dans une interview suppose que Sachs pourrait être une vision idéalisée de lui-même.
Le Pogner d’Alister Miles est vraiment convaincant, l’artiste est valeureux et montre encore une belle présence vocale, outre qu’il incarne un vrai personnage  de parvenu, dans son volumineux costume de nouveau riche à col de fourrure et des billets plein les poches.
La Eva de Agneta Eichenholz (qui a chanté Traviata à Genève récemment) est la très belle surprise de la soirée. Eva n’est pas toujours un personnage incarné sur scène, et pour ma part, depuis Lucia Popp il y a longtemps à Munich, je n’ai entendu qu’une Eva convaincante, Anja Harteros à Genève il y a déjà bien sept ou huit ans -rappelons au passage ces Meistersinger de Genève avec Klaus-Florian Vogt, Anja Harteros et Albert Dohmen (aujourd’hui on tomberait à genoux pour pareille distribution…)-. Eh bien Agneta Eichenholz est la troisième Eva marquante: elle est jeune, jolie, très naturelle dans son jeu et dans son chant, un chant au volume étonnant, à la présence chaleureuse, un chant très contrôlé (dans le quintette du 3ème acte, elle est vraiment magnifique) et surtout une vraie présence scénique. Cette jeune chanteuse a de l’avenir: je ne me souviens pas d’Eva à Bayreuth qui aient eu cette aura.
Le Walther de Roberto Saccà, chanteur germano-italien a une voix forte, bien projetée, qui fait un Walther tirant plus vers le Heldentenor que vers le lyrique. Il manque quelquefois de legato, a quelques petits problèmes de justesse (quintette!), mais dans l’ensemble compose un Walther honorable. Il m’avait beaucoup plus séduit dans le même rôle à Zürich avec Daniele Gatti au pupitre: il m’est apparu ici plus fatigué et un peu moins intéressant, même si dans l’ensemble son Walther passe la rampe, mais sans brio.
Adrian Eröd, Beckmesser, est l’un de ces chanteurs polymorphes, capables de composer un personnage, avec un chant particulièrement raffiné et contrôlé. Déjà son Beckmesser à Bayreuth où il a repris le rôle du fabuleux Michael Volle marquait d’une manière toute différente de Volle, tout en subtilité, tout en couleur, tout en diction. Voilà ici un chanteur dandy, élégant, jamais vulgaire, sachant donner cette touche d’humour qui le rend plutôt pathétique qu’antipathique; trouvaille magnifique de mise en scène, il entre chez Sachs avec une cape et un chapeau qui en font presque un des personnages de la “Ronde de Nuit” de Rembrandt, ce qui à Amsterdam, peut se justifier. Bon chanteur, acteur de composition remarquable, Adrian Eröd (en troupe à Vienne) est l’un des grands Beckmesser d’aujourd’hui, sans moyens exceptionnels, mais par la seule force de son intelligence de son jeu et de sa manière d’utiliser sa voix.

David, Walther, Eva, Magdalene © DNO

Bonne note aussi pour la Magdalene de Sarah Castle, qui réussit elle aussi à composer un joli personnage, avec une voix malheureusement un peu anonyme qui ne réussit pas à s’imposer (quintette) rousse, en costume marron, version tristounette d’une élégante Eva (qui échange son costume avec elle au deuxième acte) et l’échange des costumes ne change pas la nature des personnages: même dans le costume de Magdalene, Eva est resplendissante.
Enfin, le David de Thomas Blondelle a remporté tous les suffrages, ce jeune ténor belge de 31 ans membre de la troupe du Deutsche Oper Berlin a un joli timbre, et un très bon contrôle sur la voix et le souffle, le rôle de David dans Meistersinger n’est pas vocalement insignifiant, il faut une voix assez large, qui sache monter à l’aigu, qui sache aussi émettre des notes filées, et qui au total demande une variété dans l’émission et une diction exemplaires. Un bon David de Meistersinger, c’est un futur Tamino, ou un Mime ou un Loge ou même un Ottavio. Une vraie découverte, avec un vrai pouvoir sur le public car son jeu est très engagé, il bouge bien, il danse et en plus, il chante!
On le voit, ces Meistersinger dans cette mise en scène complexe à l’image de l’oeuvre, sont conformes à l’univers habituel des productions d’Amsterdam, jamais médiocres musicalement, et proposant toujours des visions scéniques intéressantes qui interrogent sans jamais vraiment décevoir. Une soirée à Amsterdam garantit presque toujours un vrai moment d’opéra: le public, qui ne remplissait malheureusement pas toute la salle, et pas les places les moins chères, spontanément debout, a fait très bon accueil à ce spectacle, qui sans être un miracle, est solide et rend justice à l’œuvre.
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OPERAS EN EUROPE 2011-2012 (1): SPECTACLES A RETENIR – BRUXELLES, AMSTERDAM, STRASBOURG, ZÜRICH, BÂLE, MUNICH

Si l’offre locale ne vous suffit (satisfait)  pas, si vous en avez la possibilité, ou si vous prévoyez un seul voyage en Europe pour voir l’opéra de vos rêves, ce petit résumé des spectacles qui m’apparaissent intéressants peut vous aider, ou même simplement nous faire tous rêver. J’ai évidemment mes préférences, Berlin, Munich, Amsterdam, Bruxelles…mais si le blog n’est pas une affaire de goût, alors inutile d’en créer un!!
Se reporter aux articles sur les saisons pour la Scala, Paris, Lyon.

1) Les spectacles qui m’attirent

BRUXELLES

Le Théâtre de la Monnaie a été élu Maison d’opéra de l’année par Opernwelt dans son édition annuelle “Jahrbuch 2011”.
Les curieux peuvent aller voir le très rare Oedipe, de Georges Enescu, (22 octobre- 6 novembre) dir.mus Leo Hussain et mise en scène Alex Ollé de la Fura dels Baus. Mais comme c’est une coproduction avec l’Opéra de Paris, on va bientôt le voir sur les rives de la Seine.
Deux spectacles m’attirent tout particulièrement pour des raisons différentes,

Rusalka, mise en scène Stefan Herheim, dir.mus Adam Fischer, l’une des plus belles productions de ces dernières années en Europe, à voir absolument (et à revoir ) encore plus si vous ne connaissez pas Stefan Herheim. J’irai pour sûr la revoir. C’est  du 6 au 13 mars, avec deux distributions en alternance et c’est A NE PAS MANQUER.

Il Trovatore, mise en scène, Dimitri Tcherniakov, dir.mus. Marc Minkowski. Certes, je ne suis pas loin de là un fan de Minkowski, certes, la distribution ne m’enthousiasme pas (Poplavskaia…), mais il y a Tcherniakov, et surtout, Il Trovatore, qu’on ne voit presque plus sur les grandes scènes tant c’est difficile à réussir, c’est mon opéra chéri de Verdi. Toute nouvelle production de Trovatore est bonne à prendre, et celle-là offre au moins une mise en scène qui devrait être intéressante.

A signaler aussi dans la saison, en décembre, une Cendrillon de Massenet mise en scène par Laurent Pelly et dirigée par Alain Altinoglu

AMSTERDAM

Comme d’habitude une belle saison à l’Opéra d’Amsterdam avec des titres alléchants (Elektra, Don Carlo (avec M.Petrenko en Philippe II) , Deidamia, Il turco in Italia et d’autres. J’en retiens un que je veux absolument voir , c’est

Kitège (La Légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Fevronia, et soyons pédants  “Сказание о невидимом граде Китеже и деве Февронии”) de Rimski Korsakov. On ne donne pas suffisamment d’œuvres de Rimski Korsakov en Europe occidentale, j’ai vu il y a longtemps à Reggio Emilia “Le conte du tsar Saltan” (d’où est extrait le très fameux Vol du Bourdon), ce fut un enchantement, dans une mise en scène sublime de Luca Ronconi. On appelle Kitège quelquefois le Parsifal russe, l’oeuvre est très poétique, et mérite vraiment d’être connue. Puisque c’est l’occasion, j’irai pour sûr, d’autant que la mise en scène est de Dimitri Tcherniakov (encore lui!) et la direction du nouveau directeur musical du lieu, Marc Albrecht. (8 février-1er mars)

A signaler en outre un Parsifal intéressant en fin de saison, bien distribué (Christopher Ventris, Petra Lang) dans une mise en scène de Pierre Audi, dirigé par Ivan Fischer (12 juin-8 juillet)

STRASBOURG

L’Opéra du Rhin présente des saisons toujours intéressantes ces dernières années (rappelons le Ring mis en scène par David McVicar) et cette année, je retiens deux spectacles:

Les Huguenots, de Meyerbeer, mise en scène, Olivier Py, dir.mus, Daniele Callegari avec une belle distribution (Mireille Delunsch, Laura Aikin, Karine Deshayes). Cette production présentée l’an dernier à Bruxelles a fait exploser les Thalys du dimanche, gageons qu’elle fera exploser cette fois les TGV-Est. Oeuvre très rare désormais, difficile et lourde à monter et à distribuer. Meyerbeer ne fait plus recette, et c’est un peu dommage. (14-28 mars à Strasbourg et 13-15 avril à Mulhouse)

Farnace, d’Antonio Vivaldi . je ne suis pas un fou de répertoire baroque, mais j’aime beaucoup Vivaldi, et surtout qu’à Strasbourg, c’est Diego Fasolis qui dirigera et Lucinda Childs qui assurera chorégraphie et mise en scène. Diego Fasolis est un chef suisse (organiste) de plus en plus réclamé notamment pour ce type de répertoire . Quant à Lucinda Childs, inutile de la présenter. Belle opération en perspective. (18-28 mai à Strasbourg et 8-10 juin à Mulhouse)

ZÜRICH

L’Opernhaus Zürich change de mains, puisque Alexander Pereira part à Salzbourg et qu’arrive de Berlin Andreas Homoki. Les saisons de Zürich sont toujours très variées allant vers tous les répertoires, et tous types de mise en scène, avec des productions souvent soignées, les productions wagnériennes de ces dernières années furent souvent des références. Aussi, ne sera-t-on pas étonné si j’ai choisi de voir à Zürich:

Die Meistersinger von Nürnberg (22 janvier-18 février), mise en scène: Harry Kupfer, dir.mus. Daniele Gatti. De Kupfer le dernier Tannhäuser (à Zürich justement) ne m’a vait pas déplu, et je suis curieux d’entendre Gatti après son très beau Parsifal (à Bayreuth, mais aussi à Zürich dont il est directeur musical). Mais ce qui m’intéresse au plus haut point c’est une belle distribution dominée par Michael Volle, que je tiens comme le plus grand baryton-basse wagnérien actuel, qui avait fait à Bayreuth un extraordinaire Beckmesser et à Zürich un Wolfram anthologique, qui laisse loin derrière tous ceux que j’ai entendus avant et depuis. Rien que pour lui je ferais le voyage, alors si on ajoute Salminen, et Juliane  Banse, voilà d’excellentes raisons de se précipiter à Zürich.

Mais il y en a au moins quatre autres (parmi un vaste choix):

Palestrina, de Pfitzner, populaire en Allemagne, mais rarissime en France, en décembre 2011-janvier 2012 (10 décembre-12 janvier), dirigé par l’excellent Ingo Metzmacher -un des grands chefs allemands qu’on ne voit jamais en France…)- dans une mise en scène de Jens-Daniel herzog, dont j’avais vu il y a quelques années Königskinder de Humperdink avec Jonas Kaufmann (et Metzmacher aussi) toujours à Zürich. Belle distribution, et donc spectacle à ne pas rater.

Otello ossia il Moro di Venezia de Rossini, l’autre Otello, une occasion d’entendre Cecilia Bartoli dans un théâtre dont la salle est adapté à sa voix, et les excellents John Osborn dans le rôle titre et Javier Camerana dans Rodrigo, dans une mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser et une direction musicale  de Muhai Tang, l’ex-chef du Zürcher Kammerorchester. On pourra aussi voir la Bartoli dans une reprise du Comte Ory, même équipe pour la mise en scène et la direction (fin décembre 2011).

Don Carlo, en mars, dirigé par Zubin Mehta et mis en scène par Sven Eric Bechtolf (le metteur en scène du Ring viennois (4 mars-9 avril), avec Anja Harteros, Vesselina Kassarova, Matti Salminen et Fabio Sartori ce qui n’est pas une mauvaise distribution, loin de là: Salminen est encore un très grand chanteur. On ne dédaigne pas un Don Carlo, mais il y a une forte concurrence pas bien loin de Zürich

Le Prince Igor, de Borodine. Encore une œuvre peu donnée qui bénéficie de la direction de Vladimir Fedosseyev et d’une mise en scène de David Pountney (15 avril 2012-29 avril 2012), avec une distribution de bon niveau (Egils Silins, Olga Guryakova), une raerté à ne pas manquer.

Comme on le voit, le voyage à Zürich pourrait devenir une habitude tant le répertoire et varié et les productions attirantes.

BÂLE

Le Theater Basel  n’est pas à négliger (il fut lui aussi désigné récemment Théâtre de l’année par Opernwelt)  si vous êtes ouverts aux mises en scènes décoiffantes et au regietheater, la plupart des productions sont faites avec la troupe locale, de qualité en général avec quelques invités. On y voit souvent de très intéressantes productions de Christoph Marthaler (on se rappelle de la Grande Duchesse de Gerolstein). Cette année je vais sans doute faire le déplacement pour une Carmen qui promet.

Carmen: mise en scène Calixto Bieito, dir.mus. Gabriel Feltz (du 18 décembre 2011 au 10 juin 2012) avec Tanja Ariane Baumgartner, Svetlana Ignatovich, Solenn’ Lavanant-Linke, Agata Wilewska, Karl-Heinz Brandt, Eung Kwang Lee. J’avais vu dans ce même théâtre un Don Carlos en français du même Calixto Bieito qui m’avait impressionné par sa logique et sa justesse malgré son aspect particulièrement provocateur.

Signalons pour les fans de Marthaler un spectacle de théâtre musical (Première le 25 novembre 2011, dernière le 9 avril) Lo Stimolatore Cardiaco Una soluzione transitoria…mise en scène Christoph Marthaler, dir.mus Bendix Dethleffsen/Giuliano Betta.

MUNICH

L’Opéra de Munich est à n’en pas douter l’une des institutions lyriques qui affichent en Europe un des plus hauts niveaux en permanence. C’est là que Kleiber dirigeait le plus souvent, c’est là que l’on a vu les plus belles productions wagnériennes ou straussiennes (un héritage de Wolfgang Sawallisch, qui fut l’âme de cette maison durant des décennies). Aujourd’hui, le directeur musical sortant est Kent Nagano, le futur directeur est Kirill Petrenko, un chef excellent qui devrait diriger le Ring du bicentenaire Wagner à Bayreuth.
Dans les nouvelles productions, c’est incontestablement Der Ring des Nibelungen, dirigé par Kent Nagano qui attire, dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg, metteur en scène né à l’est en 1963 (Magdeburg), ex directeur du Thalia Theater de Hambourg et actuel directeur du Deutsches Theater de Berlin, qui compte parmi les grands d’aujourd’hui. Une distribution comprenant des wagnériens désormais éprouvés (on retrouvera Katharina Dalayman en Brünnhilde, Juha Uusitalo en Wotan, Sophie Koch en Fricka) mais aussi  des nouveaux venus ou des prises de rôle (Anja Kampe en Sieglinde, Klaus Florian Vogt en Siegmund, Johan Reuter en Wotan de Rheingold); A suivre sans nul doute! (début en février, puis Walkyrie en mars, puis Siegfried en mai et Götterdämmerung en ouverture du festival de Munich fin juin).

Signalons aussi

Turandot, mise en scène de Carlos Padrissa (La Fura dels Baus) et dir.mus. Zubin Mehta, l’équipe du Ring de Valence/Florence se retrouve avec sa Brünnhilde, la magnifique Jennifer Wilson aborde cette fois la glaciale princesse Turandot. En décembre avec Zubin Mehta, en avril dirigé par Dan Ettinger.

Mais trois reprises m’attirent dont une m’électrise rien qu’à la lecture de la distribution pour lesquelles je vais faire sans doute les 800 km qui me séparent de Munich:

– Don Carlo en janvier (15 janvier 2012-29 janvier 2012) avec la meilleure distribution dont on puisse aujourd’hui rêver: Anja Harteros (Elisabetta), Jonas Kaufmann (Don Carlo), René Pape (Philippe II), Marius Kwiecen (Posa), Anna Smirnova (Eboli). Pour les parisiens, Marius Kwiecien fut le Roi Roger dans la belle production de l’opéra de Szymanowski mise en scène par Warlikowski . C’est un magnifique baryton qui vient de triompher dans Don Giovanni au MET. Les autres on les présente pas…  Direction Asher Fisch (qui fera la Veuve Joyeuse à paris le mois suivant), qu’importe alors que la production soit une reprise de la mise en scène de Jürgen Rose qui ne brille pas par l’imagination, mais qui garantit quelques images. A NE MANQUER SOUS AUCUN PRETEXTE

Roberto Devereux de Donizetti, pour l’encore si grande et inusable Edita Gruberova, dirigé par Friedrich Haider, dans une mise en scène de Christof Loy (que je n’aime pas beaucoup, voir les Vêpres Siciliennes de Genève) avec Joseph Calleja, très bon ténor qu’on voit plus au MET qu’en Europe. A voir absolument, pour l’œuvre rare et pour la dame…

Parsifal, en avril, pour Pâques comme il se doit  dans une reprise de la mise en scène de Peter Konwitschny (celui qui a fait aussi le Tristan vu en juillet dernier dans cette salle), dirigé par Kent Nagano avec une distribution très alléchante: Waltraud Meier (Kundry), Christopher Ventris (Parsifal), Michael Volle (Amfortas), Stephen Milling (Gurnemanz) Gerd Grochowski (Klingsor)…rien que des très bons…

En bref, entre Munich et Zürich, cela promet de belles virées!

A suivre…Berlin, Vienne, Londres, New York, Florence, Rome etc…

 

2) Le spectacle à ne pas manquer dans cette série à mon avis:

DON CARLO A MUNICH évidemment, en janvier,  si on aime le beau chant!

DE NEDERLANDSE OPERA AMSTERDAM 2010-2011: EUGENE ONEGUINE, de P.I.TCHAIKOVSKY le 18 juin 2011 (Dir.mus: Mariss JANSONS,Ms en scène: Stefan HERHEIM)


Foto Forster

 

Lors de l’Eugène Onéguine du festival de Lucerne, ce printemps, j’avais crié mon enthousiasme devant l’impressionnante direction de Mariss Jansons, la très belle distribution réunie et la prestation tout à fait extraordinaire de l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Je terminais mon compte rendu par ces mots: “Alors c’est dire quelle hâte j’ai de voir la production d’Amsterdam, avec le merveilleux Concertgebouw et dans la mise en scène de Stefan Herheim, c’est dire avec quelle chaleur je vous suggère de faire le voyage d’Amsterdam entre mi juin et le 10 juillet…”
Je ne peux que persévérer dans ma suggestion: Amsterdam est à 3h18 de Paris en Thalys et ce spectacle vaut vraiment le voyage.
Il faut d’abord saluer à nouveau la performance tout à fait extraordinaire de Mariss Jansons et d’un Orchestre du Concertgebouw en état de grâce. On ne sait que louer: la rondeur du son, la chaleur de l’interprétation, la précision des instruments solistes, les bois superlatifs, les notes émises sur un fil de son, la clarté de l’espace sonore. L’extraordinaire cohérence de cette approche, qui sait rendre palpable la poésie de certains moments (les monologues de Lenski par exemple, où l’orchestre  accompagnant le merveilleux chanteur qu’est Andrej Dunaev est absolument magnifique) mais aussi le tragique (scène finale) et tous les moments attendus, comme la Polonaise du 3ème acte, prise avec un tempo plus lent, mais avec un sens du rythme et des équilibres sonores époustouflants. Un travail mémorable, anthologique, qui  me fait placer définitivement Onéguine au-dessus des autres grands chefs d’oeuvres lyriques de Tchaïkovski:  à Pâques, et ce soir, j’ai découvert toute l’épaisseur, toute la profondeur de cette œuvre à laquelle pendant longtemps j’ai préféré La Dame de Pique.
A cette interprétation fulgurante, répond une mise en scène d’une intelligence exceptionnelle et d’une complexité tout à fait inattendue pour une œuvre au livret apparemment linéaire. Stefan Herheim a habituellement 100 idées à la minute. Il en a eu cette fois 200 au bas mot. Il y a eu des critiques allemands (Der Tagesspiegel, de Berlin) qui lui ont reproché ce trop plein, et une complexité qui finit par gêner les chanteurs. Je ne partage pas ce point de vue. Herheim qui “contextualise” à l’extrême les œuvres qu’il met en scène, et qui s’appuie souvent sur de grandes références historiques dans lesquelles les œuvres s’insèrent (comme Parsifal à Bayreuth, par exemple) a choisi ici de placer l’action dans le contexte de la Russie éternelle, et d’une Russie grande mais amère, tout en plaçant  l’échec de tous les protagonistes au centre du drame: Onéguine perd ami, amour et gloire, Lenski perd la vie, Tatiana refuse l’amour et vivra dans la médiocrité de luxe représentée par un Grémine jeune, oligarque probablement poutinien de son état.
Le spectacle commence par l’arrivée inopinée, à salle encore éclairée, du chef, qui attend. Le rideau s’ouvre, et dans le silence arrivent des invités dans un hôtel de très grand luxe de la Russie d’aujourd’hui, puis on entend au fond la musique du troisième acte. Les ascenseurs (photo de Tchaïkovski à l’intérieur) déversent des invités très chics de la haute société, puis arrive enfin Onéguine, un peu déphasé,  et le couple Grémine/Tatiana, échange de regards, intenses, et l’opéra commence…

Acte I, Foto Forster

Le dispositif scénique de Philipp Fürhofer comprend au centre une sorte de cage de verre, aux cloisons mobiles, qui abrite un espace qui sera souvent l’espace du passé, où les protagonistes vont projeter leurs souvenirs et leur fantasmes: car tout le propos est là, Onéguine désormais  amoureux de Tatiana et Tatiana encore amoureuse d’Onéguine vont revivre, ensemble ou non, les épisodes des actes précédents (ils revivent “les choses de leur vie”), et à la Tatiana  folle amoureuse d’hier répond l’Onéguine dévoré par la passion d’aujourd’hui. Ainsi se construit un jeu complexe où se mélangent hier et aujourd’hui, dans une Russie d’hier pleine de clichés, et celle d’aujourd’hui, où dominent violence des rapports et médiocrité. L’évocation commence par une séparation du chœur en deux, à droite, les russes d’aujourd’hui dans leur comédie sociale, à gauche, des paysans en costume folklorique, comme dans des opérettes, qui entament le chœur de la première scène, pendant que Madame Larina et Filipjevna font des confitures. La Tatiana mûre repense à sa jeunesse et se dédouble, se regarde faire, et va bientôt se confondre avec son double jeune. Lenski et Onéguine sont vêtus en costume vaguement cosaque, bottes, pantalons larges, tuniques: on est dans une Russie  tchékhovienne , un bon vieux temps mythique, et Herheim a eu de très belles idées, comme celle de faire chanter Lenski (dans son air fameux “Ia tebe Lioubliou”, “je t’aime”) face à Olga, en présence d’Onéguine et de Tatiana, qui par un jeu de regards et quelques gestes, semble répéter silencieusement à un Onéguine indifférent ce que Lenski chante à Olga. Moment très émouvant et d’une grande délicatesse.


Foto Forster

Le jeu du passé et du présent culmine au moment de la scène de la lettre. Tatiana est avec Grémine, qui dort dans un luxueux lit, elle revoit sa chambre de jeune fille, elle se revoit écrire cette lettre et se réinstalle sur un bureau, mais bientôt apparaît Onéguine, – on ne sait si c’est en parallèle ou dans le fantasme de Tatiana- qui se met à écrire une lettre à Tatiana, sans doute la lettre qu’elle lui écrivit jadis, puisqu’à un moment elle semble la lui dicter. A la fin de la scène, se lève du lit non plus Grémine, mais Onéguine lui-même, rejoignant ensuite Tatiana dans le petit lit de sa jeunesse, à l’intérieur de l’espace des fantasmes. Évidemment, on devine ce que cela nécessite comme mouvements, apparitions disparitions, dédoublements, changements rapides de costumes (de Gesine Völlm, très beaux). Il faut aussi bien dominer le livret pour pouvoir suivre les méandres de l’intrigue, revue par le regard de Herheim, mais les trouvailles m’apparaissent vraiment pleines de sens, comme ce petit livre rouge, symbole de tous ces personnages romantiques du XIXème, symbolisés notamment par le Childe Harold pilgrimage de Byron par exemple, dont le dramaturge de Herheim, Alexander Meier-Dörzenbach parle beaucoup dans le programme.

Autre moment étonnant: la colère de Lenski lors de l’anniversaire de Tatiana (invités goulus, buffet somptueux, Monsieur Triquet enflammant sa perruque lorsque monte au ciel une gigantesque étoile enflammée, voir photo ci-dessous) qui se meut en colère révolutionnaire dont Lenski se fait le porte parole dans sa colère contre Onéguine: c’est la fin de la Russie du folklore, l’apparition d’une Russie grise, et glacée. Et à cette guerre là, il est tué par Onéguine qui du même coup devient un paria.
Ainsi, on voit que toute l’intrigue “amoureuse”, toute l’histoire se déroulent sur fond d’histoire russe, de la Russie fin de siècle de Tchékhov à la révolution et à la Russie soviétique et post soviétique dans un schéma qui pourrait être :
– un premier acte qui est celui des souvenirs et des regrets , c’est un monde à la Tchékhov, complètement fantasmé, qui s’oppose au monde du présent (le luxe superficiel et facile), c’est l’acte de la découverte des amours, des premières déceptions, et des retours rêvés sur ces moments par les personnages qui désormais ont vieilli ou perdu leurs illusions.
– un deuxième acte qui s’inscrit comme la fin de ce monde, irruption de la révolution russe dans un monde aristocratique en fin de course. La colère de Lenski contre Onéguine est presque idéologique, et se retourne sur la société entière, dont Onéguine semble être le symbole honni.
-un troisième acte fortement partagé en deux parties bien distinctes, la Polonaise initiale est une vision totalement fantasmée de la Russie éternelle et des clichés qui y sont rattachés: moujiks, archevêques orthodoxes, paysans folkloriques, tsar, soldats révolutionnaires, cosmonautes, athlètes olympiques,  ballets russes (un danseur entre un cygne noir et un cygne blanc, autre œuvre de Tchaïkovski symbolique de l’âme russe) et un ours!


Foto Forster

Cette vision se clôt sur un Grémine tsarisé, en beau prince charmant tout chamarré et tout de blanc vêtu, et une Tatiana alle aussi tout en blanc, comme dans un conte de fées. C’est dans ce contexte que l’air de Grémine est magnifiquement chanté par Mikhail Petrenko: Grémine n’est plus un vieillard noble, mais un homme jeune et vigoureux, un Prince Charmant qui présente sa femme à un Onéguine transfiguré. On passe cependant aussitôt après au présent, au réel, qui,  après tous ces moments rêvés, fantasmés, regrettés, qui ont parcouru les deux autres actes, se relie aux premiers moments du lever de rideau, écrin de l’échange dramatique entre Tatiana et Onéguine, interrompu par un Grémine qui lance ses gardes du corps contre un Onéguine, paria, chassé, refusé, désespéré, à qui il tend un pistolet qu’il a déchargé (roulette russe?): quand Onéguine se pointe son pistolet contre sa tempe, il tire et il n’y pas de balle:  il rate même son suicide. Il a tout raté. Tatiana toujours amoureuse l’a rejeté, Lenski son meilleur ami est mort. Tout est vain, tout est inutile, reste en scène une Russie de parvenus, mondaine et superficielle dans un luxe vulgaire dont la reine est…Tatiana.
On a peine a rappeler toutes les idées de mise en scène qui illustrent le livret et qui bien sûr vont bien au-delà: la vision d’un Lenski révolutionnaire est sans doute extrême, mais en même temps, sanctionne une fin: la fin des jeux, la fin de l’aristocratie, la fin des Onéguine. Seulement, Herheim nous montre qu’en passant des Onéguine aux Oligarques, cette Russie là n’y gagne pas. Cette lecture est particulièrement cruelle car loin d’impliquer seulement le personnage d’Onéguine, elle implique toute une vision d’une destinée russe, une lecture d’un Tchaïkovski qui se rêverait Moussorgski.
Dans une telle complexité, dans un tel écheveau de niveaux de lectures, très stimulantes pour le spectateur, et se traduisant évidemment par des effets scéniques spectaculaires, surprenants, multiples,


Foto Forster

jeux de reflets qui se superposent, jeux d’ombres, jeux d’éclairages, le travail des chanteurs est évidemment rendu lui aussi complexe, puisqu’ils doivent sans cesse passer d’un monde réel à un monde rêvé, passer dans le monde de la mémoire, tout en étant “dans l’aujourd’hui”. Ils s’en sortent remarquablement, à commencer par Bo Skhovus, qui promène un personnage qui ressemble un peu au Don Giovanni de Tcherniakov à Aix, complètement défait dès le départ, et dont la voix un peu voilée fait merveille, notamment lorsqu’au troisième acte explose une violence désespérée tout à fait extraordinaire. Si au concert son premier acte semblait un peu en deçà de ce qu’on pouvait attendre , ici tout apparaît en cohérence. Un Onéguine à la fois vaincu et pathétique, une composition phénoménale.
La Tatiana de Krassimira Stoyanova n’a pas la fraîcheur, la spontanéité juvénile et bouleversante de la jeune Veronika Dzhioeva à Lucerne. Dans le contexte d’une Tatiana plus mûre revoyant sa jeunesse perdue, et chantant en femme mûre l’ensemble de l’oeuvre dans ce va et vient exigé par le metteur en scène, cela se comprend mieux: ou alors il eût fallu deux Tatiana (il y en a quelquefois  deux mais l’une mime et l’autre chante…). Mais si elle n’a pas la fraîcheur, elle a le dramatisme et la voix tragique, elle a la puissance et compose elle aussi un beau personnage. J’ai quand même préféré la jeune  Dzhioeva, vraiment touchante.
Le Grémine de Mikhail Petrenko est  totalement en cohérence avec le rôle voulu par Herheim. Habituellement distribué à des basses en fin de carrière (Ghiaurov fulgurant dans les années 90 avec une bouleversante Freni),  Grémine est ici dans la force de l’âge, avec une voix claire, jeune, d’une intensité rare: il confirme,  ce que nous avions compris depuis quelque temps, qu’il est l’une des grandes basses d’aujourd’hui, doué d’une intelligence du texte et du chant exceptionnelle.
Lenski est confié au ténor Andrej Dunaiev, qui chante avec intensité, intelligence, poésie: voix claire, émission modèle, diction parfaite, projection, technique, subtilité, mais aussi une véritable prise de risque dans son rôle de révolutionnaire: là aussi, c’est magnifique notamment dans l’air du second acte “Kuda, Kuda”, rarement chanté avec cette intensité..
Les autres rôles sont défendus de manière exemplaire, à commencer par la Olga d’Elena Maximova, toute  fraîcheur et jeunesse, mais surtout toute  justesse de ton, n’oublions ni Olga Savova (Madame Larina) ni surtout la très belle et très émouvante Filipjevna de Nina Romanova.
Notons enfin la composition  cocasse et si juste de


Foto Forster

Gilles de Mey en Monsieur Triquet, et le chœur magnifique dirigé par Martin Wright, qui se prête à toutes les fantaisies du metteur en scène, avec un engagement, une justesse et  une précision remarquables (mais depuis Moïse et Aaron dans la mise en scène de Peter Stein avec Boulez, on sait de quoi ce choeur est capable…).
Vous aurez compris que je suis totalement séduit par ce spectacle, qui peut désarçonner, mais dont on doit reconnaître l’intelligence: travail sur l’histoire et l’imaginaire, sur la psyché des individus et d’une société, il fait d’Eugène Onéguine une œuvre non plus mélancolique, mais authentiquement tragique, aidé en cela par un orchestre et un chef de rêve…Allez, encore une fois, c’est jusqu’au 10 juillet, à 3h18 de Paris par le Thalys. Qu’attendez-vous pour vous précipiter? A défaut, ou en guise de hors d’oeuvre, regardez la retransmission sur MEZZO le 23 juin à 20h ( sans doute préannonciatrice d’un futur DVD). Et regardez toujours en tous cas la programmation toujours stimulante d’Amsterdam.

PS: Dernière nouvelle, La Monnaie de Bruxelles  reprend la saison prochaine l’extraordinaire Rusalka de Dvorak, mise en scène du même Stefan Herheim et dirigée par Adam Fischer. A ne manquer sous aucun prétexte.

DE NEDERLANDSE OPERA 2009-2010: LES TROYENS d’Hector BERLIOZ avec Eva-Maria WESTBROEK et Yvonne NAEF, direction John NELSON (16 avril 2010)

A quelque chose malheur est bon. Bloqué depuis maintenant deux jours à Amsterdam en transit, en attendant le passage du nuage volcanique fatal et la réouverture hypothétique de l’aéroport de Schiphol et de celui où je devais me rendre en Scandinavie, j’ai repéré bien vite  que ce 16 avril au DNO (De Nederlandse Opera), Les Troyens étaient à l’affiche avec une distribution féminine alléchante et John Nelson au pupitre, garantie de qualité pour ce spécialiste reconnu de Berlioz. Aussitôt vu, aussitôt fait. De retour de l’aéroport fantômatique où chaque passager se fait plaindre par le personnel très sympathique, où errent des touristes asiatiques, des passagers solitaires, des hôtesses sans avion, et après avoir persuadé mon chauffeur de taxi que non décidément, je ne voulais pas qu’il me conduise en Scandinavie, mais simplement à l’Hôtel, je me suis ensuite précipité dans le tram pour arriver à l’Opéra à l’heure (le spectacle commençant à 17h30 pour se terminer à 23h).
L’Opéra d’Amsterdam est l’un des plus sympathiques que je connaisse. J’aime beaucoup y aller: le quartier est très vivant (Quais de l’Amstel, Waterlooplein, Rembrandtplein) le public est très détendu, habillé de manière très diversifiée (du costume sombre au short, du tee shirt au noeud papillon), le personnel toujours affable et souriant, et last but not least les spectacles sont toujours de qualité. Ce soir encore, Les Troyens n’ont pas fait faillir l’excellente réputation du lieu. La mise en scène remonte à 2003, c’est Pierre Audi, le directeur artistique qui l’a signée, décors de George Tsypin, costumes de Andrea Schmidt-Futterer. Comme souvent avec Pierre Audi, c’est une belle mise en image, très propre, très “professionnelle” au sens où les choeurs savent se mouvoir, où les éclairages sont soignés, où l’ensemble se laisse voir de manière très fluide et souvent agréable, sans être exceptionnel et sans idées extraordinaires. Un spectacle solide, fondé sur des oppositions de couleurs (le noir pour les Troyens, le blanc pour les Carthaginois), sur des lumières vives, et souvent chaudes (jaune, rouge sang,  bleu profond), et sur des oppositions de style de décor, horizontal pour Troie, vertical en contruction pour Carthage ( Berlioz et Audi connaissent leur Virgile) et à la fin, le décor tombe en ruines, non terminé, l’amour de Didon pour Enée provoquant l’arrêt de toute la construction de la ville, Didon passant son temps à s’occuper de son hôte plutôt que de gérer.
L’amour c’est comme la guerre, là ou il passe, le reste trépasse.
En fait, à la fin de l’Opéra, on en revient presque à l’image du début, le blanc de Carthage ayant viré au noir, et Didon s’immolant comme Cassandre au premier acte. Autre point un peu décevant la direction d’acteurs n’est pas vraiment précise: quand c’est Westbroek qui chante, pas de problème, elle vit son rôle avec une intensité rare, quand c’est Naef, c’est moins “vécu” de l’intérieur, et cette passion ravageuse pour Enée est quand même un peu “plan plan”. Il reste que cela reste très acceptable globalement. La chorégraphie de Amir Hosseinpour et Jonathan Lunn m’a laissé un peu plus dubitatif: un parti pris ironique, qui ne va pas forcément avec l’ensemble et qui finit par gêner, notamment pendant les musiques de ballet du magnifique quatrième acte, l’île heureuse de l’opéra.

Il en va tout autrement au niveau musical, où l’on atteint très souvent l’excellence. D’abord, la direction de John Nelson est très précise, très attentive, toute en subtilité. L’orchestre n’est jamais fort, ne couvre jamais les voix, les équilibres sont très soignés et la poésie est souvent au rendez-vous. Sa direction me semble encore plus convaincante qu’à Genève il y a quelques années: le quatrième acte, qui commence par la chasse royale et orage et qui se clôt par le sublime duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” est un moment de grâce, enthousiasmant, émouvant, bouleversant. L’orchestre (le Nederlands Philharmonisch Orkest) est vraiment de très bon niveau. A part le Concertgebouw, les Pays-Bas ont une réserve très respectable d’orchestres , et de grande qualité, même s’ils sont moins connus. Puisque l’Opéra n’a pas d’orchestre fixe mais des orchestres différents attachés à une ou deux productions, quand on vient souvent à Amsterdam, on a l’occasion de les entendre tous, avec beaucoup de plaisir. C’est qu’il y a aux Pays Bas une grande tradition musicale, comme souvent en pays protestant, et que la tradition lyrique en revanche est très jeune (20 ans): il n’y a pas de tradition d’opéra aux Pays-Bas, et le public est très ouvert et très disponible. Le chœur (qui lui est attaché à l’Opéra) est remarquable, je l’ai découvert à l’occasion du Moïse et Aaron de Schönberg (dirigé par Boulez, mise en scène de Peter Stein) et non seulement c’est un chœur qui chante bien , mais aussi très ductile, qui joue et demeure toujours très engagé.
Comme encore souvent à Amsterdam, les voix ne sont pas forcément des stars, mais l’ensemble est toujours très homogène: je n’y ai jamais pour l’instant entendu de distribution bancale. Ce soir bien sûr, il y a une vedette c’est l’enfant du pays Eva-Maria Westbroek, très engagée, à la voix puissante, mais pas forcément à l’aise dans le registre plus grave que réclame notamment le deuxième acte de “La prise de Troie”. Il reste que la chanteuse est impressionnante.
Je savais Yvonne Naef une excellente mezzo (je me souviens de sa Brangäne remarquable à Paris), mais là, il y a le soin extrême accordé à la prononciation, une voix homogène sur tout le registre (même si au début, les aigus étaient très légèrement tirés avec de légers problèmes de justesse): la fin est magnifiquement chantée: si Westbroek a reçu des fleurs, Naef a eu droit à la standing ovation. Avec un peu plus d’engagement scénique, elle pourrait sans doute prétendre être la Didon du moment, la voix est saine, volumineuse, techniquement impeccable. Une grande prestation.
Enée est un jeune ténor américain, Bryan Hymel “qui a tout d’un grand”: il a la puissance, la résistance, le velouté et la prononciation. Lui aussi pourrait s’engager un peu plus, mais c’est vraiment un Enée de haute volée, qui vaut Jon Villars, largement. Son air final “Inutiles regrets, je dois quitter Carthage” avec ses notes très hautes et sa vaillance, est vraiment remarquable.
On voit les théâtres de qualité non aux grands rôles, mais à l’excellence de l’ensemble de la distribution: pas un des chanteurs n’est pris en défaut, ils servent tous la partition de manière exemplaire. Il faut au moins trois ténors de qualité dans les Troyens, pour Enée, pour Iopas, et pour Hylas: ils sont tous excellents. Certes, le Iopas de Greg Warren n’a pas forcément encore le style de chant “français” qu’exige le rôle, mais il se tire fort bien de son air élégiaque, Hylas quant à lui ouvre le cinquième acte et la chanson d’Hylas interprétée par Sébastien Droy est très remarquée par le public, et de fait remarquable.

Anna devait être chantée par Charlotte Hellekant, bloquée à Helsinki par le fameux nuage. Elle est remplacée au pied levée par Ceri Williams, qui chante sur le côté, le rôle étant tenu par une assistante, et même si le dispositif gêne un peu, la prestation est tellement bonne (magnifique duo avec Didon “vous aimerez ma soeur”) qu’on l’oublie très vite. Les barytons et les basses sont tout aussi impeccables, le Chorèbe magnifique de Jean-François Lapointe (il promène son Chorèbe, modèle du genre, dans le monde entier), le Narbal d’Alistair Miles, le Panthée de Nicolas Testé, le Priam émouvant – une sorte de Roi Lear- de Christian Tréguier, et le spectre d’Hector, sonore et impressionnant, de Philippe Fourcade. Une distribution soignée, sans failles, avec du style et une prononciation française  excellente pour tous sans exception.

Au total, une soirée de référence, une interprétation de haut niveau, un spectacle encore réussi de l’Opéra d’Amsterdam, une des rares salles d’Europe qui vaille toujours le voyage.
L’an prochain, Vêpres Siciliennes de Verdi en français, Rosenkavalier dirigé par Sir Simon Rattle et surtout, surtout, Eugène Onéguine dirigé par Mariss Jansons avec le Concertgebouw, vous n’allez pas manquer ça, le Thalys vous attend!