METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: КНЯЗЬ ИГОРЬ / LE PRINCE IGOR d’Alexandre BORODINE le 8 MARS 2014 à 19h30 (Dir.mus: Gianandrea NOSEDA ; Ms en scène Dmitri TCHERNIAKOV)

Acte I © The Metropolitan Opera.
Danses polovtsiennes – Acte I © The Metropolitan Opera.

Faire l’exégèse de l’édition du Prince Igor de Borodine, créé au Marinski de Saint Petersbourg le 4 novembre 1890 est une entreprise délicate. Œuvre inachevée, livret du compositeur d’après un scénario du critique Vladimir Stassov,  inspiré du poème Слово о полку Игореве (Le dit de l’Ost d’Igor) qui remonte au XIIème siècle, revendiqué aussi bien par les russes que les ukrainiens (triste actualité…) cette histoire de la Russie de Kiev relate un fait historique, la campagne menée par le Prince de Novhorod-Siverskyï Igor Sviatoslavitch contre les Coumans, peuple turcophone semi-nomade appelés en russe Polovtses qui occupèrent une partie de l’Ukraine actuelle.
C’est Nicolas Rimski-Korsakov et Alexandre Glazounov qui ont terminé la partition. Et c’est cette version plurielle qui est présentée dans les théâtres russes, et enregistrée.
La version présentée au MET est peu comparable à ce qu’on entend dans les disques : elle se veut plus proche de l’original, et donc le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, le chef Gianandrea Noseda et les musicologues moscovites Elena et Tatiana Vereschagina, ont reconstitué une version épurée, débarrassée des volutes korsakoviens et de l’ouverture, signée Glazounov.
En bref, elles rappellent qu’en 1947, le célèbre musicologue Pavel Lamm a entrepris de mieux classer ce qui revient à Borodine et ce qui a été modifié et rajouté par Rimski-Korsakov et par Glazounov : sur un total de 9581 mesures, 1787 mesures de Borodine n’ont pas été retenues par les deux compositeurs tandis qu’ils en ont rajouté de leur cru 1716.
Dans l’article accompagnant le programme, elles expliquent les modifications intervenues dans cette version, dont l’inversion de l’acte polovtsien (devenu ici le premier acte) et de l’acte de Putivl, prévu par Borodine, mais non retenu par Rimski et Glazounov.
La version présentée au MET d’une durée de 4h15, avec deux entractes, fait entendre une musique plus rude, bien plus proche de Moussorsgski que de Rimski, avec de très notables beautés, assez épurées, ce qui évidemment contribue à clarifier les choix de mise en scène. Deux décors :

Prologue © The Metropolitan Opera.
Prologue © The Metropolitan Opera.

à Putivl, la capitale du Prince Igor, une salle qui pourrait être la « Teure Halle » de Tannhäuser, et pour l’espace des polovtses, un immense chant de pavots, une sorte d’espace infini, une image inoubliable.

Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)© The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)© The Metropolitan Opera.

Cette opposition seule suffit à construire la mise en scène, entre deux conceptions du monde, entre rêve et réalité, entre aveuglement et noblesse, entre réalité et idéal.

Car ce qui frappe aussi bien musicalement que scéniquement, c’est l’inversion des schèmes habituels : ces polovtses (ou polovtsiens) qui détruisent tout sur leur passage comme les hordes d’Attila, ont droit aux plus beaux moments musicaux, à la musique la plus suave, mais aussi la plus mondialement célèbre (les fameuses danses) et Igor a droit aux moments les plus apaisés quand il est prisonnier du Khan des Polovtses, Konchak.

Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)

Ce dernier lui propose une paix honorable scellée par le mariage de sa fille et du fils d’Igor, Vladimir,  lui aussi prisonnier, et éperdument amoureux de Konchakovna, la fille du Khan Konchak, qu’il va refuser pour rétablir son honneur.
Cette vision apaisante et apaisée de l’ennemi est évidemment saisie par la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, centrée autour de la guerre inutile (sur scène et en vidéo)et perpétrée malgré tout, malgré les avertissements de son entourage et les présages (une éclipse de soleil), du délitement qui s’en suit, délitement politique puisqu‘en l’absence du Prince Igor tout est aux mains de son beau frère, Galitzki, qui livre le pays au pillage, à l’anarchie et les femmes aux viols, et amène à la destruction totale de la ville par l’ennemi. Tout est à reconstruire.

Alors, Tcherniakov saisit cet acte polovtsien pour en faire une sorte de rêve, d’utopie lointaine où l’on aime, où l’honneur a un sens, où règne la beauté des fleurs et des corps : en repassant dans sa tête l’histoire de sa défaite, due à son obstination et à son désir d’en découdre, Igor voit se dessiner une sorte de pays idéal, d’Orient mythique qui se déroule devant lui et qui se clôt par les fameuses danses polovtsiennes, vues par la chorégraphie comme une sorte de remake de Nelken (Œillets) de Pina Bausch, sauf que les œillets sont des pavots : merveilleuses images où les corps qui chantent ou qui dansent, émergent de cette mer fleurie.
Si ce champ de fleurs (au sens propre) éclaire le zénith, au nadir on trouve Putivl, un état militaire, où les femmes sont opprimées, où la soldatesque règne et où la compromission fait loi, incarnée par Skula et Yeroschka, déserteurs, traitres, opportunistes, qui rappellent en plus inquiétants Varlaam et Missail du Boris de Moussorgski.
Dans la salle immense qui fait l’espace, si on montre au prologue le Prince régner sur un monde certes militaire mais sans dérives et si au 2ème acte, les boyards face à Yaroslavna sont en rangs, bien droits, dernier rempart contre les errances du pouvoir, ce rempart est incapable de défendre les faibles (les femmes).

Final acte I © The Metropolitan Opera.
Final acte I © The Metropolitan Opera.

En effet, le monde de Galitzki aux mains de qui le Prince a laissé la ville, c’est celui des excès, beuveries, violences sans loi.
Ce monde préfigure la destruction finale : les polovtsiens arrivent et détruisent une ville déjà pourrie de l’intérieur, déjà moisie, déjà en miettes, comme s’ils étaient l’instrument du destin et le doigt de Dieu.

Acte III © The Metropolitan Opera.
Acte III © The Metropolitan Opera.

Au 3ème acte, tout est détruit, le peuple laissé à lui-même, sans chef reste seulement capable de se lamenter.
Le décor lui même, dans sa permanence et dans sa transformation, signe grandeur et décadence de la ville de Putivl.

Ainsi ne saura-t-on pas si le Prince Igor a vécu l’acte polovtsien (1er acte) ou l’a rêvé, si ce moment de suspension est en fait un retour sur soi ou une rencontre : l’inversion des actes I et II font que le spectateur connaît déjà la défaite que Yaroslavna va apprendre en fin de 2ème acte, et que le récit est ainsi reconstruit dans une nouvelle perspective temporelle et une nouvelle causalité. C’est l’individu et ses hantises qui portent à la défaite, l’ anti-héros Igor qui dans cette mise en scène en supporte les responsabilités par son désir de guerre et son désir d’espace (Drang nach Osten), il est aussi coupable que Galitzki et ses passions immédiates à assouvir : alcool, femmes, pouvoir. Ainsi se construit à travers deux espaces, l’un clos, l’autre ouvert, deux mondes, l’un mental et utopique et l’autre réel et tragique,  de ce réalisme cru qui porte en soi aussi une certaine médiocrité, y compris celle de Yaroslavna, la femme sans épaisseur incapable de prendre un quelconque relais, perdue dans ses lamentations, et qui au retour du prince, s’efface dans la foule.
Car le Prince qui s’est évadé, revient au 3ème acte et trouve sa cité détruite, par sa faute : il refuse les marques de joie, s’accuse lourdement, et entreprend, dans une image finale puissante de participer de ses propres mains à la reconstruction.
Le MET n’avait pas repris Le Prince Igor depuis 1917, après l’avoir créé en 1915, si l’on excepte une tournée du Marinski en 1997 dans une mise en scène poussiéreuse et dirigé par Valery Gergiev. Peter Gelb en profite pour donner à Dmitri Tcherniakov l’occasion de sa première mise en scène au MET (en coproduction avec De Nederlandse Opera d’Amsterdam). Une mise en scène forte, épique et très intériorisée à la fois de Tcherniakov, univers politique et univers mental, univers historique et histoire d’un individu : dès le premier acte, Igor est accablé de ce qu’il a déclenché, sans vraiment comprendre. L’illusion n’a duré que le temps du prologue.
Ainsi vu, le Prince Igor n’est pas un récit, mais une parabole : l’histoire du Prince qui redevient homme, seul au milieu de tous au départ, il se fond dans les autres, tous les autres à la fin, l’histoire du Prince qui a appris l’homme, et qui peut-être l’a appris de son ennemi.
Une fois de plus la question de l’individu face au pouvoir, et surtout face à sa propre destinée est posée.
Dmitri Tcherniakov propose une fresque puissante, émouvante, prenante.
À la sortie du théâtre, je nourrissais quelques réserves sur l’originalité de cette vision, et il se trouve qu’une semaine après, les images me poursuivent ainsi que l’envie d’écouter cette musique.
Je vérifie en moi l’habituelle double postulation du spectateur : une réaction immédiate, épidermique, et une réaction plus apaisée, plus réfléchie, relativisée quelques jours après.
Une critique ne devrait jamais paraître à la sortie d’un spectacle.

Musicalement, le travail effectué par les forces du MET est exemplaire, et la distribution réunie est très honorable à défaut d’être exceptionnelle.

Gianandrea Noseda
Gianandrea Noseda


On a pu s’étonner de voir à la tête de cette production Gianandrea Noseda, directeur musical du Regio de Turin, qu’on entend habituellement dans le répertoire italien. Mais c’est oublier qu’il fut pendant une dizaine d’années premier chef invité au Marinski et qu’il connaît bien ce répertoire.  Et de fait, il en propose une interprétation fine, d’une grande clarté, en valorisant toutes les originalités, avec un soin tout particulier sur les parties les plus lyriques, même si les moments épiques sont parfaitement dominés et équilibrés : la disposition des chœurs pour les danses polovtsiennes, dans les loges de côté des premier et deuxième balcons, donne une force extraordinaire à ce passage rebattu, et un volume sonore impressionnant, mais le début de l’acte I est tout au contraire d’une incroyable légèreté et subtilité. Une lecture qui montre que Noseda est un chef avec qui il faut compter, un chef rigoureux, à l’approche intelligente et ouverte : les parties chorales (avec un chœur du MET dirigé par Donald Palumbo particulièrement bien préparé) sont imposantes, menées avec une grande précision et on apprécie particulièrement l’approche très lyrique du troisième acte,  notamment dans les dernières minutes. Jamais Noseda ne laisse les chanteurs à vau l’eau, même s’il a du mal à ne pas les couvrir, non parce que l’orchestre est trop fort, mais parce que souvent les voix masculines ont un volume un peu faible.
La distribution réunie compte parmi les chanteurs les plus en vue du répertoire russe aujourd’hui, ce qui ne signifie pas qu’elle soit complètement convaincante vocalement. Certes, le travail de précision mené par Dmitri Tcherniakov rend la plupart des chanteurs très crédibles dans leur jeu et leur donne une incontestable présence scénique. Du point de vue vocal, il en va autrement.

Igor (Ildar Abdrazakov)© The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov)© The Metropolitan Opera.

Ildar Abdrazakov est plus fréquemment interpellé sur le répertoire italien (Mefistofele, ou Banquo dans Macbeth) ou français (Escamillo, les quatre méchants des Contes d’Hoffmann). On l’a vu par exemple au MET être l’Attila de Muti.  C’est plutôt une basse chantante, un peu barytonnante qu’une basse profonde. Si le chant est élégant et surtout le personnage très présent (sur scène comme en vidéo où il est particulièrement mis en relief), la voix ne réussit pas toujours à s’imposer. On peut le justifier par l’histoire même. Igor n’a rien du héros pathétique à la Boris, il n’a rien d’une basse triomphante, mais plutôt d’un personnage en doute permanent, écrasé dès le premier acte par le remords et cette voix un peu en retrait est aussi une manière de poser le personnage.

Yaroslavna (Oksana Dyka) et Galitzki (Mikhail Petrenko) © The Metropolitan Opera.
Yaroslavna (Oksana Dyka) et Galitzki (Mikhail Petrenko) © The Metropolitan Opera.

Cela ne devrait pas être le cas de Mikhail Petrenko. Et malheureusement, ça l’est aussi. Les performances de ce chanteur restent contradictoires : un chant intelligent, sans conteste, un jeu et une présence affirmées, mais une voix qui ne décolle pas, qui ne s’affirme pas, et qui disparaît dès qu’orchestre ou chœur interviennent. C’est très notable, voire gênant dans son second acte où la voix ne suit pas les tribulations et les excès du personnage . Assez décevant.
Štefan Kocán en Khan Konchak a en revanche les qualités vocales requises, une voix profonde, bien modulée, assez douce pour ce rôle de barbare modéré et honorable, ainsi que le ténor Sergey Semishkur, membre de la troupe du Marinski, très lyrique, à la voix bien contrôlée, assez puissante pour aborder des rôles comme Enée ou Benvenuto Cellini : une heureuse surprise.
Quant à Vladimir Ognovenko, il a aujourd’hui une voix de basse un peu voilée mais un timbre profond qui marque encore dans ses interventions : il a commencé sa carrière en 1970 : il a de très beaux restes, en tous cas sa voix s’impose étrangement plus que celle de Petrenko…
Du côté féminin, la Konchakovna d’Anna Rachvelishvili s’impose totalement par la beauté du timbre, la puissance, l’intelligence du chant et l’art de moduler et de colorer. Puissance et subtilité, lyrisme et rondeur, chaleur du timbre, elle emporte l’adhésion voire l’enthousiasme : ses différentes interventions et notamment son premier acte sont anthologiques. Elle remporte un triomphe mérité.

J’espérais que la Yaroslavna d’Oksana Dyka, dans son répertoire d’origine, me permettrait de juger de qualités vocales non perçues dans les Tosca et Aida dont elle inonde les scènes européennes. Certes, le personnage un peu engoncé dans le conformisme et la lamentation ne contribue pas à mettre en valeur des qualités d’actrices qu’elle n’a pas vraiment par ailleurs, mais on pourrait s’attendre au moins à un chant varié, à une certaine expressivité.
Rien.
Rien qu’une voix forte, aussi forte qu’acide, aux aigus presque criés et désagréables, sans aucun signe de coloration, de modulation, avec une totale incapacité à adoucir ou à varier, un son fixe, inexpressif, sans âme, indifférent. Tout l’opposé de sa collègue mezzo à côté de laquelle sa prestation pâlit encore un peu plus.

Malgré cette ultime réserve, c’est incontestablement un grand spectacle qu’il nous a été donné de voir, et qu’on pourra retrouver à Amsterdam lorsqu’il sera programmé. Je vous engage au voyage, car cela en vaut la peine. Dmitri Tcherniakov, dont on pourrait craindre une inflation en ce moment (New York avec Prince Igor, Milan avec la Fiancée du Tsar, Barcelone avec La légende de la cité invisible de Kitège) montre un travail approfondi, sensible intelligent, qui marque le spectateur. Ce travail et la découverte de la musique de Borodine, grâce à la lecture passionnante de Gianandrea Noseda, nous font avoir envie de voir et revoir ce merveilleux champ de pavots…
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Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchaakovna (Anna Rachvelishvili) Acte I © The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchakovna (Anna Rachvelishvili) Acte I © The Metropolitan Opera.

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, GÖTTERDÄMMERUNG (concertant) de Richard WAGNER le 4 SEPTEMBRE 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

Immolation © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Cet été  aura été celui des Ring tronqués, après Munich où j’ai vu Siegfried, mais pas le reste, Bayreuth où je n’ai vu que Götterdämmerung, mais pas le reste, cette fois-ci je rate Siegfried, (mais pas le reste) même si je me suis laissé dire que la soirée n’était pas de celles qui restent dans les mémoires. Les obligations laborieuses contraignent quelquefois à choisir le reste du monde plutôt que Wagner.

Et même après un Ring tronqué, on est toujours ému au moment du Crépuscule, toujours le cœur bat de cette musique tant écoutée, et sans jamais se lasser, même quand l’exécution n’est pas parfaite, même quand les chanteurs ne sont pas exactement là où on les voudrait, même si le chef n’est pas forcément dans une ligne qu’on aime, il reste que la musique fonctionne toujours, émeut toujours: il y a toujours pour le cœur quelque chose à prendre. Et ce dernier jour du Ring à Lucerne ne fait pas exception, d’autant que la curiosité d’un nouveau Siegfried peu connu, Andreas Schager, remplaçant Torsten Kerl malade, donnait quelque piment à la soirée et créait une attente.
Par ailleurs, les représentations concertantes obligent par leur forme à se concentrer sur le texte, et permettent à l’esprit non de vagabonder, mais d’approfondir certaines ambiguïtés, certains points complexes du livret,  sans que l’on ait à réfléchir sur le sens d’une mise en scène: l’esprit n’est pas plus libre, mais il est occupé différemment, il est concentré sur l’orchestre, sur certaines phrases musicales, sur le chant, sur le texte.
Pour les artistes aussi les enjeux sont différents: ils sont plus « observés », on les sent pour quelques uns désireux de jeu, pour d’autres plutôt installés confortablement derrière la sécurité de la partition (bien peu la lisent, ou l’ont en main tout en s’en libérant) quant à l’orchestre, c’est incontestablement lui la vedette, mis en relief par sa position, par l’acoustique très favorable de la salle, par la disposition de certains pupitres, dissimulés en hauteur. Seul le chef est gêné, ne voyant pas les chanteurs (dans Siegfried, il paraît que cela a créé des petits problèmes), même si eux avaient sous les yeux des écrans qui renvoyaient son image. En bref, les sources d’intérêt et d’émotion sont certes différentes, mais elles contribuent à faire de la soirée, même imparfaite, et elle le fut, une belle soirée.

Acte III © Priska Ketterer/Lucerne Festival

C’était une jolie idée que de faire en cette année Wagner un Ring à Lucerne, avec un public qui peut-être n’a pas l’habitude d’en voir un. Profitant de la forme concertante, peut-être aurait-il gagné à être plus concentré (comme à Budapest, dans une salle similaire, où il y a quatre jours consécutifs) avec  des distributions différentes chaque jour (comme à Munich en janvier), ce qui évite la fatigue des chanteurs dans les rôles lourds comme Brünnhilde, Wotan ou Siegfried, tel que, il est difficile pour quelqu’un qui habite loin d’être présent 6 jours consécutifs à Lucerne: je me suis laissé dire que la salle était plus clairsemée pour Siegfried.
Néanmoins le profil général de l’opération reste très positif et satisfaisant. Il n’y a jamais un Wagner de plus, ou un Wagner de trop: une fois de plus, nous avons pu faire des découvertes, avoir des surprises, et même songer à des possibles d’une mise en scène, à partir des difficultés du livret, Götterdämmerung étant à mon avis faussement linéaire, à cause du statut de « l’oubli » de Siegfried, et de l’attitude de Brünnhilde en conséquence: je me demande toujours pourquoi Brünnhilde ne reconnaît pas Siegfried quand il revient en Gunther (car c’est quand même une sorte de « super » Gunther qui lui ressemble singulièrement – beaucoup de mises en scène en marquent l’ambiguïté ) et l’affaire de l’anneau surpris à son doigt laisse toujours perplexe et rêveur: Siegfried ne répond pas, il balbutie presque, Gunther avoue ne pas avoir donné l’anneau à Siegfried, et tout se passe comme si finalement chacun se contentait de la situation sans qu’elle se résolve. Un metteur en scène devait y instiller une part de doute, une part de possible reconnaissance, une part de résolution, bref, dans tout le deuxième acte, rien n’est de l’ordre de la vérité, mais rien n’est de l’ordre du mensonge non plus.
Et dites moi au fait, pourquoi  Siegfried en super Gunther reprend-il l’anneau à Brünnhilde?..Bref, le spectateur, le lecteur du livret a de quoi méditer.
J’ai dit beaucoup de bien du Bamberger Symphoniker dans mon compte rendu de Rheingold. Au bout du parcours, il convient de nuancer, il convient aussi de mieux appréhender le sens donné à sa direction par Jonathan Nott . D’un point de vue strictement technique, cet orchestre a des cordes superbes, ductiles, pleines, charnues (et dans le Götterdämmerung, les cordes ont la part belle), de bons bois, mais le problème réside dans des cuivres irréguliers et donc peu sûrs. Si les cors ont été meilleurs cette fois-ci (avec l’emploi bien mis en valeur d’une sorte de cor naturel à la forme allongée à plusieurs moments), le reste des cuivres avait de petits accidents, souvent couverts par l’orchestre. Jonathan Nott quant à lui a beaucoup trop négligé les équilibres sonores de la salle, en imposant un volume beaucoup trop important dès que l’orchestre jouait seul, il en résulte des fortissimi qui explosent à l’oreille, une marche funèbre qui écrase par son volume et finalement rate l’effet attendu, un final bruyant (ah! ces coups de cymbales!) moins harmonieux, et dès que les cordes reprennent la mélodie, elles mêmes souvent trop hautes, c’est incontestablement plus dominé.
En fait j’ai eu l’impression d’une volonté de créer des effets, qui ont sans doute plu au public au vu du succès énorme remporté par l’orchestre et le chef, mais la musique de Wagner a-t-elle besoin d’effets? Et surtout de ces effets-là qui finissent par perturber l’audition. Au total, si Jonathan Nott est un chef précis et de bonne réputation, il donne l’impression ici de ne pas tenir de vrai discours, de ne pas avoir de ligne, mais de rester superficiel, voire de se concentrer sur l’orchestre sans toujours prendre garde aux chanteurs (Filles du Rhin), ni même au choeur, car sa direction du choeur du deuxième acte ne m’a pas paru maîtriser les masses mais plutôt   laisser  le choeur un peu seul, d’où des impressions de décalage et de petite confusions dans les attaques.

Siegfried et les filles du Rhin © Priska Ketterer/Lucerne Festival

La distribution est plutôt honorable, avec des chanteurs splendides, et d’autres moins à l’aise. Les filles du Rhin m’ont moins plu que dans Rheingold: elles chantent fort, trop fort dans un moment qui devrait au contraire être plus lyrique, plus léger. Au début du troisième acte, leur chant est plutôt poétique, un peu mélancolique : rien de cela ici, déjà à cause de l’orchestre, qu’elles doivent dominer, et qui joue un peu au dessus de la ligne. D’où un effort trop marqué et un chant trop présent, même si les deux mezzos sont , comme dans Rheingold, plus en place que la soprano Martina Welschenbach (Woglinde) On les retrouve aussi comme Nornes (concentration de la distribution oblige), où elles donnent la réplique à Meagan Miller, c’est correct, mais sans vrai relief ni mystère.
Peter Sidhom est Alberich. Décidément, je n’arrive pas à accrocher à ce chanteur, il y a bien dans ce chant une volonté de donner de la couleur,  de dire le texte de manière acceptable, mais  la qualité intrinsèque de la voix n’est pas remarquable, le style reste un peu négligé, et le volume peu marqué: c’est bien pâle. Ainsi, le début de l’acte II n’a pas cette tension qu’on devrait noter. Thomas Johannes Kränzle dans Rheingold, avec une voix fatiguée, avait bien plus de relief et de maîtrise du personnage. Hagen, son fils (Schläfst du Hagen mein Sohn?), est Mikhail Petrenko. Cette fois-ci et surtout au premier acte, il domine beaucoup plus le rôle qu’il a interprété sur bien des scènes (Aix et Salzbourg par exemple), dans lequel on remarquait une voix jeune, assez claire qui tranche avec les Hagen habituels. Mais si le premier acte passe bien, les actes suivants suscitent plus de difficultés, qu’il résout un peu comme il le faisait avec Hunding, en appuyant sur certaines notes, en criant, et en négligeant la diction. Dans l’appel du choeur au deuxième acte, et dans l’ensemble qui conclut l’acte (avec Gunther et Brünnhilde) ce n’est pas la voix qui domine (Nagy s’impose plus dans Gunther). Mais là aussi, les effets des rugissements (qui remplacent le simple chant), portent sur le public qui lui fait un authentique triomphe. Je persiste à penser que Petrenko doit abandonner ces rôles qui ne conviennent pas à sa vocalité, sinon il ne durera pas longtemps à mon avis. Il était en effet vraiment fatigué à la fin.

Scène de Waltraute (Petra Lang – Elisabeth Kulman) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Une fois de plus, comme dans Fricka, Elisabeth Kulman fait la démonstration dans Waltraute d’un chant maîtrisé, intelligent, d’un texte mâché avec soin. Elle tient la partition, mais  finalement ne s’en sert pas, et réussit en peu de temps à capter l’attention du public, exceptionnellement silencieux par ses seules paroles, sans gestes superflus (alors que dans Fricka elle jouait). Sa Waltraute est captivante et tendue, complètement incarnée: personnellement, je trouve qu’elle est encore supérieure à Waltraud Meier dans la tension née du dire du texte. La seule référence qu’elle me rappelle, et elle est déjà lointaine, c’est Brigitte Fassbaender. Nous sommes à un très haut niveau de technique, d’intelligence, de chant: un moment d’exception. J’ai pensé à ce qu’elle fera un jour dans la Clytemnestre d’Elektra…Elle provoque d’ailleurs lorsqu’elle vient saluer une immense clameur, méritée.

Gutrune (Anna Gabler) Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Anna Gabler est Gutrune. À personnage inexistant chanteuse pâlichonne. l’impression des Meistersinger de Salzbourg où elle chantait Eva il y a quelques jours se confirme, une voix agréable, un physique avantageux, mais une expression assez absente; elle se réveille un peu au troisième acte et son intervention a un impact plus dramatique, plus présent, moins évaporé. Cette chanteuse devrait vraiment travailler l’expressivité et l’engagement.

Siegfried (Andreas Schager) Gunther (Michael Nagy) Acte I © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Tout différent est le Gunther de Michael Nagy (le très beau Wolfram de Bayreuth) qui a remporté un succès seulement ordinaire, là où j’avais envie de hurler mon enthousiasme. Mais c’est vrai, Gunther ne déchaine pas l’enthousiasme. Le personnage est pâle, falot, lâche, sans relief. D’abord, Nagy en dessine un personnage en peu de gestes: mains qui se tordent, petit gestes nerveux, presque des tics, regards en dessous, ne s’imposant jamais vraiment, et il chante le rôle comme il vit le personnage, sans excès, rien de trop, μηδὲν ἄγαν, même si on sent la voix volontairement retenue, notamment dans les ensembles au deuxième acte. En plus, le chant est vraiment intéressant, relief du texte, intelligence de la diction, joli timbre, un vrai ton et pourtant en scène une extraordinaire modestie, il est seulement juste, terriblement juste. Une vraie performance. Superbe.

Brünnhilde (Petra Lang)-Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

La Brünnhilde de Petra Lang est sans doute plus à l’aise que dans Walküre, d’abord, elle connaît mieux le rôle, mais cela ne veut pas dire qu’elle l’incarne: la scène avec Waltraute est terrible sous ce rapport: chanteuse honnête face à incarnation; théâtralement, elle n’existe pas. C’est un vrai mystère pour moi qui l’ai vue en  Ortrud qui brûlait les planches. J’en viens à penser que Brünnhilde pour elle est une erreur de casting (même si elle le chante sur bien des scènes). D’abord, la voix a des problèmes. Ayant sans doute cultivé les aigus ébouriffants qu’elle avait dans Ortrud, et ayant sans doute travaillé ce registre si important pour Brünnhilde, elle qui était mezzo, voire contralto, elle n’a plus de grave. Le son  ne sort pas dans le registre grave. c’est comme si elle avait une voix clignotante, à éclipses, tantôt du son, tantôt du vide, dès que dans une même phrase on a une alternance aigu/grave. De plus, l’aigu existe évidemment, mais il reste banal, il n’a pas de vraie chaleur, pas de vrai développement (Catherine Foster à Bayreuth avait le même problème avec les graves, mais elle avait un registre aigu superbe, large, chaud). Elle se sort honorablement de la scène de l’immolation, mais sans rien de particulier, ni vécu et vivant, ni incarné et charnel. Je parlais de ton juste à propos de Michael Nagy, je parle ici d’une Brünnhilde qui est quelquefois musicalement et vocalement inexistante qui n’a justement pas de ton. On attend de Brünnhilde une vibration,  et ici il n’y en a pas, et cela reste plat. J’attendais une bête de scène, et je trouve seulement une chanteuse appliquée, sans cette petite lumière qui porte à l’incandescence public et plateau. Une Brünnhilde de série pour un rôle qui ne supporte pas la série. Surprenant et décevant, mais pas indigne.

Jonathan Nott-Siegfried (Andreas Schager-Hagen (Mikhail Petrenko) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Et Siegfried? Siegfried, c’est Andreas Schager, qui a chanté aussi Siegfried ce printemps avec Barenboim, qu’on a entendu à Rome dans Rienzi. Il connaît parfaitement le rôle, il le joue, avec engagement, et même un soupçon d’excès. Il joue un ado attardé, naïf, sans distance par rapport aux choses, il bouge beaucoup, s’assoit, se couche, bref, autant la Brünnhilde de Petra Lang est figée, autant lui virevolte. Il est agréable, a peu le profil du Heldentenor (il est filiforme) et il n’en a pas la voix non plus, mais il a une vraie voix, un timbre assez agréable, et son chant est vraiment expressif. C’est évidemment supérieur à Lance Ryan,  et aussi à Torsten Kerl même quand il est en forme. Son troisième acte (aussi bien la scène des filles du Rhin que celle de la mort) est tendu, vraiment en place et même assez impressionnant dans le contrôle vocal et la manière de ménager des effets calculés. Il a eu un ou deux menus accidents, dont une attaque (à aigus…) ratée et passée par profits et pertes avec un sourire et une certaine désinvolture élégante qui ne m’a pas déplu. Voilà une très agréable surprise, qui a bien éclairé le premier acte car ce Siegfried au pied levé a immédiatement démontré une grande maîtrise. Apparu assez tard sur le marché des Siegfried internationaux (il a 42 ans), c’est un chanteur qu’on va sans doute voir assez fréquemment sur les scènes wagnériennes. Jay Hunter Morris, Torsten Kerl, Stephen Gould, Lance Ryan et maintenant Schager, on a plus de Siegfried en ordre de marche (ou à peu près) que de Manrico pour Il Trovatore…

Mort de Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Je disais mon émotion à la fin de ce Götterdämmerung, et peut-être après ce compte rendu assez tatillon y voit-on une contradiction. Je maintiens qu’il y a plusieurs  niveaux de lecture et de jouissance wagnériennes: il y a l’audition pure de l’oeuvre qui de toute manière produit son effet, il y a aussi l’attention et la chaleur du public qui est communicative (et Wagner génère tension et attention), il y a enfin quand on en écoute souvent sur les scènes, les inévitables comparaisons: Le Götterdämmerung de Munich en janvier reste insurpassable. Celui de Lucerne nous a permis de (re)découvrir des artistes vraiment exceptionnels (Kulman, Nagy, Vogt) et de découvrir (par le hasard des grippes)  un nouveau Siegfried, et a constitué malgré les réserves un moment de plaisir, puisqu’à l’accord final, on avait déjà envie de remettre ça, comme dans toute pratique addictive…car je vous le rappelle, dans les drogues, il y a le cannabis, l’héroïne, la cocaïne et Wagner.
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Saluts

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, DIE WALKÜRE (concertant) de Richard WAGNER le 31 AOÛT 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

Les Walkyries ©Peter Fischli / Lucerne Festival

C’est toujours quand le prologue est passé qu’un Ring commence vraiment à se dessiner. avec Die Walküre, c’est l’entrée en scène de Brünnhilde, c’est la présence des personnages les plus sympathiques de la Tétralogie, Siegmund et Sieglinde: tout prend corps et forme, et c’est musicalement surtout la pièce la plus populaire.
Il faut dire que la Walküre de ce soir laisse un brin perplexe: après un Rheingold la veille plutôt homogène, nous avons une Walküre plutôt contrastée, avec du très remarquable, et du passable. Ce n’est jamais mauvais, mais cela n’enthousiasme pas toujours. Grand succès auprès du public (standing ovation) qui (au moins pour les gens de Lucerne) ne peut voir un Ring dans le théâtre local, bien trop petit.
L’orchestre confirme les qualités des cordes entendues la veille, c’est même encore accentué, tant on a l’impression qu’elles emportent tout et qu’elles dictent toute la couleur (dans le Lucerne Festival Orchestra, ce sont les bois qui ont ce rôle moteur), des cordes engagées, soyeuses, vigoureuses. En revanche, les cuivres confirment leurs faiblesses, avec plusieurs accidents (les trompettes! les cors!), et les bois sont plutôt de qualité. Mais la direction de Jonathan Nott manque d’homogénéité et de ligne. C’est une direction attentive, précise la plupart du temps parce qu’à quelques moments, on a l’impression que les choses sont suspendues et sans rênes, et très soucieuse des chanteurs, comme la veille: mais dès que les chanteurs disparaissent, alors le volume augmente fortement, et cela devient trop fort, voire bien trop fort (la Chevauchée des Walkyries). Avec des exagérations dans la mise en valeur de certains instruments, les percussions notamment, dont le volume sonore est disproportionné et finit par fausser tout l’équilibre (fin du prélude, début du second acte). Il y a des moments trop forts, écrasants et bien trop marqués et d’autres vraiment réussis, voire magnifiques, singulièrement dans les moments de retenue, dans les moments lyriques, comme tout le premier acte, plutôt très réussi dans son ensemble, ou le monologue de Wotan au deuxième acte, magnifique à l’orchestre, ou dans l’annonce de la mort: je dis bien à l’orchestre, car pour les voix, c’est autre chose. On n’arrive pas encore à vraiment nommer ou identifier ce style de direction, à moins qu’il n’y en ait pas, et qu’elle s’adapte aux opportunités laissées par la partition, et qu’elle se réduise au seul souci de faire sonner l’orchestre et finisse par le faire trop sonner, et que cela sonne au total superficiel et incolore, alors que les grandes qualités de précision et de couleur se lisent plutôt dans les passages plus retenus et moins spectaculaires.

Du point de vue vocal, c’est tout aussi contrasté et déséquilibré, bien qu’au total, cela passe assez bien comme on dit. Un tel plateau dans le répertoire italien aurait fini pour certains chanteurs dans le sang ou la tomate pourrie: chez Wagner, parce que Wagner demande autre chose que de la simple performance (les italiens aussi demandent plus, mais la performance compte beaucoup), le défaut de performance vocale peut être compensé par le style, la diction, telle ou telle couleur.
Prenons le Wotan d’Albert Dohmen. Un timbre voilé, peu d’aigus, une voix vieillie prématurément, voire usée mais une présence (sans grands gestes, sans expression du corps ou du regard particulière, avec un air éternellement las), mais du style, mais une jolie diction, ou plutôt un joli dire. Car le monologue du deuxième acte, qui passe très bien la rampe grâce à un bel orchestre notamment et grâce à la manière de dire le texte, est plutôt une sorte de Sprechgesang, tant l’effort de modulation et de contraste est écrasé par l’impossibilité de monter à l’aigu, voire de simplement chanter . Il en est de même au troisième acte, où les aigus disparaissent totalement à la fin. Est-ce à dire que la prestation est insuffisante: non, parce que malgré tout, et même fatigué, voire usé, le personnage est là (on peut imaginer un Wotan fatigué dès le départ) et Dohmen a un reste de style encore bien en place et intelligemment mis en valeur. C’est un vieux renard (il a la partition, mais la regarde de loin, sans y toucher…).
Le Hunding de Mikhail Petrenko pose un autre type de problème. La voix est jeune, joliment colorée, le timbre intéressant, mais – et son Hagen d’Aix nous l’avait fait remarquer – insuffisamment puissant pour les grandes basses wagnériennes. Cela peut être intéressant pour un postulat de mise en scène, mais pas pour une représentation concertante. Je crains que Petrenko ne se gâche dans ce type de rôle. Outre quelques problèmes de diction (comme dans Rheingold, certains moments sont peu compréhensibles), il rencontre de vrais problèmes techniques qu’il masque de la manière la plus agressive et vulgaire qui soit, en accentuant jusqu’au cri certains mots, « faisant » le méchant, cela passe pour une volonté d’acteur, pour une trouvaille de jeu, alors c’est un trucage qui masque une insuffisance technique. C’est très désagréable et ne rajoute rien à l’ensemble. Depuis plusieurs soirées Petrenko montre des limites (voir Elektra à Aix), il faudrait peut-être revoir le répertoire, il y bien d’autres rôles de basse. Et Mikhail Petrenko n’est pas une basse profonde wagnérienne.

Petra Lang ©Peter Fischli / Lucerne Festival

La Brünnhilde de Petra Lang est d’abord très décevante: dans un Festival de haut niveau comme Lucerne, on ne se présente pas dans  Walküre le nez plongé dans la partition, tenue à la main, empêchant ainsi tout mouvement, toute liberté des gestes. Mais pas seulement, empêchant aussi la liberté du chant, l’expression, l’engagement: son deuxième acte est d’une singulière platitude. Elle qui sait être si sauvage en scène, elle est inexistante: inexistante face à Wotan, inexistante face à un merveilleux Klaus Florian Vogt dans l’annonce de la mort où elle est totalement inexpressive, voire éteinte. Quand on pense à ses Ortrud extraordinaires, on se demande pourquoi alors elle se fourvoie dans Brünnhilde. Elle se réveille tant soit peu au dernier acte, car, même toujours esclave de sa partition, elle réussit à libérer sa voix et donner un peu d’intensité. Mais cela reste tout de même bien peu passionnant.

Meagan Miller (Sieglinde) ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Meagan Miller en Sieglinde n’a pas non plus la voix attendue, bien que la prestation soit honnête, comme souvent chez les chanteurs américains: il y a de la technique, c’est juste, c’est bien conduit, mais en revanche, si peu d’intensité et si peu de capacité à développer du volume! On l’avait noté la veille dans Freia, où elle était très peu marquante, et c’est une Sieglinde sans vraie tension, aux aigus qui sortent sans s’épanouir, c’est donc insuffisant pour le rôle. La voix sort vraiment au troisième acte (c’est bien le minimum, vu les exigences du troisième acte en matière de volume pour Sieglinde), mais elle reste en deçà de ce qu’il faut attendre d’une Sieglinde et au premier, et au deuxième acte. Honnête, sans plus mais pas pour un festival et sûrement pas encore pour la scène.
Les huit Walkyries en version concertante m’ont permis de noter un détail qui a son importance: vu qu’elles sont en robes de soirée chacune différentes, et non en uniforme casqué et ailé comme dans les bonnes mises en scène, on voit les individualités, alors qu’en scène, elles apparaissent comme un groupe compact et indistinct, et même si on peut distinguer les voix, c’est toujours l’ensemble qui prime: ici elles arrivent en scène les unes après les autres et chantent chacune de manière bien identifiée leurs répliques: le résultat c’est qu’on distingue très bien les bonnes et moins bonnes, voire des pires. Cela donne même des idées de mise en scène pour individualiser les Walkyries…Comme je suis d’une gentillesse coupable, je ne dirai pas qui, mais il y a vraiment des voix dures à entendre, alors qu’une fois de plus (comme hier dans Wellgunde) se distingue Ulrike Helzel, Waltraute au beau volume sonore, à la technique maîtrisée, à la ligne de chant impeccable. Elle devrait vite être remarquée par des théâtres pour des rôles plus importants.
À ce point du compte-rendu, sans doute le lecteur va-t-il se demander ce qu’il y a de sauvable dans la soirée, mais qu’il se détrompe: malgré les défauts des uns et des autres, ça passe, et ça passe même plutôt bien auprès du public, tout simplement parce que cela reste d’un niveau acceptable sans être ni remarquable, ni scandaleux, et puis, c’est de la si belle musique.
Mais je vous rassure, le remarquable vient enfin.

Elisabeth Kulman, impériale Fricka ©Peter Fischli / Lucerne Festival

D’abord, honneur aux dames, par la Fricka exceptionnelle d’Elisabeth Kulman, déjà remarquée dans la Walküre de Munich en janvier dernier et hier dans Rheingold. D’abord, il y a un style et une diction modèles, ensuite, il y a une intelligence du texte telle qu’on a l’impression que madame Kulman chante avec le ton, elle est ironique, sarcastique, faussement naïve, à la fois chatte et lionne: quelle superbe incarnation – car c’est le seul mot qui vient pour qualifier ce travail tout à fait extraordinaire: à côté, le Wotan de Dohmen fait pataud: on comprend qu’il renonce bien vite à son dessein de soutenir Siegmund:  face à un tel feu nourri d’artifices féminins, face à cette superbe Fricka, il n’y a qu’une chose à faire, céder. Impérial. Mes voisins et moi nous nous regardions à sa sortie de scène, éberlués.

Meagan Miller (Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Et puis il y a Klaus Florian Vogt, l’autre ténor allemand. Inoubliable Walther, inoubliable Lohengrin. J’avoue que j’avais un peu de doutes sur son Siegmund. Eh bien, tout est vite dissipé tant le ténor arrive dès le début à dessiner un personnage autre, juvénile, tendre, naïf, rêveur, un Siegmund complètement « deshéroïsé », poète, le regard perdu, épuisé, un Siegmund qui aurait pris quelque chose de Parsifal. Et à accompagner cela d’un chant complètement habité, qui impose son tempo et sa respiration, qui impose son volume aussi et son timbre si particulier. Chaque parole est inspirée, chaque mot est pesé, chaque phrase fait sens et couleur et émotion. Même ses « Wälse » sont tendres, presque retenus et fragiles. Et dans l’annonce de la mort au deuxième acte, face à une Petra Lang en creux, il est proprement bouleversant de simplicité, et de justesse, de modération. Comme il demande s’il pourra serrer Sieglinde au Walhalla, l’air ailleurs, le ton absent et la voix néanmoins décidée, je ne l’ai jamais entendu chez aucun ténor – c’est unique et c’est bouleversant : avec ses moyens propres il m’a fait penser à Jon Vickers, car Vickers , avec certes un tout autre volume, avait cette capacité à émouvoir dans la simplicité, avec son timbre si singulier et procurait le même type d’impression dans les rôles déchirants. Vogt devrait s’essayer un jour à Peter Grimes…
Kulman et Vogt ont fait vibrer et vivre le texte, ils étaient à eux seuls théâtre.
Alors pour Elisabeth Kulman et Klaus Florian Vogt, oui, cette Walküre valait le voyage. Ils ont fait de certains moments de la soirée des moments d’exception, de ces moments qui valent la peine d’être vécus, et qu’on ne peut vivre qu’à l’opéra.
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Jonathan Nott ©Peter Fischli / Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, DAS RHEINGOLD (concertant) de Richard WAGNER le 30 AOÛT 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

L’ensemble des artistes ©Priska Ketterer / Lucerne Festival


Enfin!
Enfin on va pouvoir se concentrer sur la musique de Wagner. Une musique qui ne sera pas perturbée, pervertie, pourrie par des élucubrations de metteurs en scène qui osent faire de l’ombre à la divinité. Et pourtant, une exécution concertante du Ring a quelque chose d’antiwagnérien, parce qu’elle efface le théâtre que Wagner a voulu toute sa vie remettre au premier rang, jusqu’à en construire un spécifique pour ses œuvres. Le théâtre est intrinsèque chez Wagner.
Mais si le théâtre est absent, le théâtral lui, est bien présent dans l’oeuvre et donc un Ring concertant peut avoir une couleur théâtrale, sans qu’il y ait forcément une mise en scène. Le théâtre apparaît souvent là où on ne l’attend pas.
Le prologue de l’Anneau du Nibelungen est sans doute en l’occurrence le moment le plus théâtral du Ring,  pas de longs monologues, des dialogues et des débats continus, des personnages très construits et différenciés, une palette de voix très large, y compris avec des couleurs différentes dans la même tessiture (les basses!) et des performances d’acteur nécessaires (Mime, Alberich, Loge). Les femmes y sont plutôt secondaires, victimes (Freia), épouses-au-côté-du-mari (Fricka), gentilles écervelées (Filles du Rhin): seule Erda, si son apparition est bien conduite, peut constituer un moment fort et asseoir le personnage. Chez les hommes, une belle brochette de voleurs (Wotan, Loge, Alberich), une victime (Mime), deux brutes (les géants) dont une au coeur tendre (Fasolt) et deux bouches inutiles (Froh et Donner): bref un raccourci d’humanité.
Dramaturgiquement, le prologue doit se dérouler en continu, parce qu’il est prologue,  et dans une fluidité totale voulue par la musique que le metteur en scène doit aménager: si possible tout à rideau ouvert, avec des transformations à vue; c’était d’ailleurs le seul problème à mon avis du Rheingold de Chéreau, où à chaque scène (descente au Nibelheim notamment), le rideau se fermait, laissant cependant se déployer la musique.
Dans la salle toute blanche du KKL, ce Rheingold a fière allure, avec un accompagnement scénique minimaliste, mais enrichi de ce que les chanteurs n’ont pas de partition et peuvent s’échanger des regards, et faire quelques mouvements, sans qu’on puisse dire qu’il s’agit d’une version semi-scénique (ou semi-concertante), il y a quelques éclairages très discrets (filles du Rhin, apparition d’Erda, apparition du Walhalla), bref, une concession minimaliste au théâtral.
Mais la représentation concertante exige un certain nombre de conditions: d’abord, n’ayant pas à gérer une mise en scène, les chanteurs sont beaucoup plus concentrés sur le texte et soignent particulièrement sa diction: c’est le cas, et il faut saluer la performance de tout le plateau pour une émission particulièrement claire du texte, dans ses moindres inflexions: Alberich (Thomas Johannes Kränzle) en est le meilleur exemple, avec Loge (Adrian Eröd), Fricka (Elisabeth Kulman) et Wotan (Albert Dohmen). Une excellente diction chez Wagner peut compenser certains problèmes vocaux (c’est notable chez Dohmen). Car diction veut aussi dire couleur, modulation sur telle ou telle parole, insistance ou allègement, le tout dans une compréhension parfaite du texte, qui apparaît par ailleurs en surtitrage.
Un autre problème est le rapport orchestre/voix, essentiel chez Wagner. La voix doit être entendue et clairement entendue (ah, le théâtre, toujours le théâtre) et à Bayreuth, c’est d’abord la voix qui est favorisée, et le spectateur qui est dans la salle pour la première fois est toujours surpris de la relative discrétion de l’orchestre. Dans une représentation concertante, où le chanteur doit affronter l’orchestre qui est immédiatement derrière lui avec sa centaine de musiciens, trouver des équilibres acoustiques est plus délicat, et l’on a déjà entendu des représentations concertantes où les voix sont englouties dans la vague orchestrale. Pour essayer d’équilibrer ici, quelques solutions techniques: orchestre et chanteurs sont sur le même niveau: sur le plateau pas de niveaux différents pour les musiciens, sauf un petit rehaussement minime pour les cuivres, ensuite, quand les chanteurs interviennent (c’est très notable dans toute la première partie , l’orchestre est très retenu, se fait assez discret, pour laisser au dialogue et aux paroles tout l’espace. On a rarement entendu une scène des filles du Rhin aussi claire au niveau vocal, et la scène des Dieux laisse  la conversation s’épanouir. Dès qu’il y a un intermède symphonique en revanche, l’orchestre reprend ses droits, de manière très marquée, et le volume sonore grossit, s’élargit, jusqu’à devenir presque explosif (bien trop quelquefois, par contraste). Ainsi donc, la primauté des voix est respectée, scrupuleusement, ce qui n’est pas si facile dans une salle très réverbérante, et pas toujours favorable aux chanteurs. Il faudrait encore vérifier l’acoustique à d’autres places, notamment vers les galeries.
Ce qui impressionne d’abord, c’est le son de l’orchestre et sa qualité.
Les Bamberger Symphoniker sont une formation de tradition, mais relativement récente, fondée en 1946, par des ex musiciens du Deutsches Philharmonisches Orchester Prag  (l’orchestre Philharmonique allemand de Prague) que dirigeait Joseph Keilberth et des musiciens qui avaient dû fuir l’Allemagne pendant le nazisme. Il prit d’abord le nom de Bamberger Tonkünstlerorchester. Il est profondément lié à Joseph Keilberth, qui le dirigea de 1950 à 1968. Immédiatement, il fut considéré comme l’un des meilleurs orchestres allemands et il a été dirigé par les plus grands chefs (Hans Knappertsbusch, Rudolf Kempe, Clemens Krauss, Sir Georg Solti, Christoph von Dohnanyi, Günter Wand, Giuseppe Sinopoli) et plus récemment Gustavo Dudamel – vainqueur du premier concours de direction d’orchestre Gustav Mahler (2004), qui a lieu à Bamberg – et Ingo Metzmacher. Il est dirigé depuis 2000 par le chef britannique Jonathan Nott, et depuis 2003, l’orchestre a la qualification de Bayerische Staatsphilharmonie (Philharmonie d’Etat de Bavière). C’est la formation emblématique de la petite ville de Bamberg (70000 habitants et presque 10% de la population abonnée à l’orchestre) , connue par sa cathédrale et notamment la statue gothique du Cavalier de Bamberg. La ville est située au Nord de la Bavière, à égale distance entre Nuremberg et Würzburg, à 65 km à l’ouest de Bayreuth. L’orchestre dispose d’un vaste auditorium moderne. Formation de tradition à cause de ce son très stable, très plein, aux cordes merveilleuses (elle furent dans Rheingold vraiment étourdissantes), un ensemble très singulier, charnu, très « symphonique » au sens fort du terme: les musiciens à l’évidence s’écoutent, et illustrent à merveille cette école allemande qui semble disparaître hors Leipzig et Dresde, et qui reste ici profondément enracinée. Évidemment, la musique de Wagner est ici chez elle, géographiquement, historiquement, viscéralement: on connaît les Wagner que Keilberth a dirigés à Bayreuth, mais aussi Eugen Jochum (qui fut « Ehrendirigent » et qui joua un grand rôle à la mort de Keilberth pour continuer la tradition) et Horst Stein, le chef suisse qu’on connaissait bien à Paris du temps de Rolf Liebermann, très grand wagnérien  qui fut directeur musical des Bamberger Symphoniker de 1985 à 1996.
C’est donc une grande chance d’écouter cette phalange très respectée en Allemagne, qui ne fait pas grand bruit, mais qui continue de porter une tradition musicale riche; je renvoie le lecteur au site de l’orchestre pour qu’il se rende compte de ce que peut être l’apport d’un tel orchestre pour une petite ville (http://www.bamberger-symphoniker.de). Et ce Rheingold laisse espérer un Ring d’une très grande qualité à l’orchestre, tant c’est lui qui est le véritable triomphateur de la soirée, pas un pupitre ne fait défaut (très bons bois, cuivres un peu plus faibles mais globalement d’assez bon niveau, cordes phénoménales d’homogénéité, de rythme, d’engagement).

Jonathan Nott ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

À sa tête, Jonathan Nott, qui en a perdu sa baguette. Direction somptueuse, énergique, veillant scrupuleusement aux équilibres sonores, au geste précis. Son interprétation n’a pas l’originalité qu’on lit chez d’autres chefs, mais c’est un Wagner de grande tradition, très engagé, très sonore, et en même temps très modulé pour laisser la place aux voix qu’on entend.

La distribution est de haut niveau, et très homogène, avec des chanteurs connus pour leurs prestations dans les grands rôles wagnériens.

Thomas Blondelle, Elisabeth Kulman, Mikhail Petrenko, Christoph Stephinger, Adrian Eröd ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Albert Dohmen est Wotan, il l’a aussi été à Bayreuth, c’est une des grandes basses wagnériennes des 15 dernières années, avec une diction, un jeu sur les paroles, un art de la coloration exemplaires. La voix a beaucoup perdu de son éclat et de sa force, le timbre n’est plus non plus ce qu’il était: un organe  vieilli, mais il reste un style, il reste une émission, il reste une technique, il reste une personnalité  et cette capacité qu’ont les grands de savoir compenser les problèmes de volume par exemple, par des artifices techniques qui les masquent habilement : c’est toujours possible chez Wagner, moins chez Verdi…

Adrian Eröd et Thomas Johannes Kränzle ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

À ses côtés Thomas Johannes Kränzle, l’un des meilleurs Alberich d’aujourd’hui. La voix n’est pas d’une qualité intrinsèque particulière, ni le timbre, ni même le volume et semble un peu usée. Mais il a l’expressivité, l’intelligence du texte, le sens de l’interprétation et de la couleur; la prestation est supérieure de présence et de tension avec une capacité  remarquable à masquer les insuffisances. Beau travail

Thomas Laske Thomas Blondelle Meagan Miller Adrian Eröd ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Remarquable aussi le Loge d’Adrian Eröd; Eröd est un baryton, Loge est écrit pour un ténor de caractère. Il a déjà interprété Loge avec grand succès à Vienne. On l’a entendu à Bayreuth (et Amsterdam) dans Beckmesser. La qualité de ce chanteur, c’est d’abord la ductilité de la voix, l’expressivité, le sens du texte (il a étudié à Vienne avec Walter Berry), l’intelligence qui sort par tous les pores, la construction immédiate d’un personnage. Alors il joue avec une voix qui n’est pas tout à fait celle du rôle, mais il est aussi un baryton au timbre très clair, aux frontières du baryténor, ce qui rend cohérent ce choix. Le personnage lui même, petit, mobile, aux gestes rapides renforce la présence scénique incontestable.

Adrian Eröd

Pour ceux qui ne le connaîtraient pas,  il ressemble beaucoup (par l’allure) à notre ancien président Nicolas Sarkozy: après tout, Sarkozy en Loge, intelligent, roublard, et plein d’idées, et pas trop regardant, cela colle, non?
Les deux géants sont vocalement très différenciés, deux voix de basse qui évoluent dans deux univers opposés. Fasolt (Christoph Stephinger) à la voix imposante, large, un peu brute, très soucieuse de l’expressivité et de la diction, et qui correspond bien à un personnage un peu fruste, mais avec un coeur, et Fafner (Mikhail Petrenko) au timbre jeune, velouté, plus éduqué, et par là même pas toujours vraiment au rendez-vous de la force et de la projection nécessaires, avec de vrais problèmes de diction quand le discours s’accélère. Petrenko sera Hunding dans Walküre et Hagen dans Götterdämmerung, une autre paire de manches . On connaît (Aix et Salzbourg) son Hagen juvénile et subtil et même un peu léger pour mon goût: il est ici un Fafner pas tout à fait dans le rôle, un peu vocalement « border line ». Mime est le ténor suisse Peter Galliard, ténor de caractère qui s’en sort avec les honneurs, sans avoir un timbre particulièrement séduisant. On revoit avec plaisir le ténor Thomas Blondelle (David dans les Meistersinger à Amsterdam), mais Froh est vraiment un rôle de complément, et le Donner de Thomas Laske est très honorable notamment dans ses « Heda Hedo », sans marquer particulièrement.

Les Filles du Rhin ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Du côté des rôles féminins, je m’arrête sur les excellentes filles du Rhin, que la version concertante met en valeur, avec une note toute particulière pour la magnifique Wellgunde de Ulrike Helzel, sens du contrôle vocal, volume notable, timbre séduisant mais les trois, avec la Flosshilde de Viktoria Vizin et la Woglinde de Martina Welschenbach (un peu plus en retrait) composent un ensemble notable. La Freia de Meagan Miller est assez fraîche mais ne m’a pas particulièrement impressionné, elle chante Sieglinde ce soir aux côtés de Klaus Florian Vogt, ce sera une épreuve de vérité. En revanche, la Fricka d’Elisabeth Kulman est vraiment intéressante (plus qu’à Munich cet hiver dans Rheingold). Rôle ingrat que celui de Fricka dans Rheingold, seulement insérée dans des dialogues, sans vraiment un moment qui soit concentré sur elle (dans ce sens, c’est bien plus intéressant dans Walküre où elle n’a qu’une scène, mais quelle scène!). Mais la version concertante nous fait nous concentrer de manière plus systématique sur les qualités d’émission, de diction, sur l’expressivité et la Fricka d’Elisabeth Kulman à ce titre un vrai modèle de chant intelligent, modulé, coloré, presque même un peu maniériste. Beau personnage, bien dessiné, magnifiquement interprété.
Reste enfin la Erda de Christa Mayer, en troupe au Semperoper de Dresde, vue il y a peu à Bayreuth dans Mary du Fliegende Holländer, rôle épisodique qui permet de voir les défauts mais non les qualités d’une voix. S’il manque ici la mise en scène pour mettre en valeur le personnage et son mystère (on ne peut pas dire que Christa Mayer apparaisse vraiment mystérieuse…), la voix est ici bien isolée et mise en valeur, une voix sonore, aux riches harmoniques, bien posée: une très agréable surprise qu’il faudrait revoir en Erda à la scène, mais déjà, l’impression est favorable.
Ainsi donc ce Rheingold, sans être une référence, fait honneur et aux 75 ans du Festival, et au bicentenaire de Richard Wagner, dans cette ville où il a séjourné (Tribschen est à quelques centaines de mètres): c’est pour moi l’orchestre qui emporte la conviction (c’est lui d’ailleurs qui provoque la standing ovation) et cela laisse augurer de beaux moments pour la suite des trois autres journées. [wpsr_facebook]

Salut final

 

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2013: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 19 JUILLET 2013 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN, Ms en scène: Patrice CHEREAU)

L’accueil délirant de la presse à cette production me faisait bien penser que l’on allait voir un travail exceptionnel. Et il en fut ainsi. Soyons clair, même si çà et là on peut faire une remarque ou l’autre, il s’agit d’une des plus grandes productions d’Elektra des vingt dernières années, qui allie un travail théâtral d’orfèvre et un travail musical souverain, qui va explorer d’autres possibles pour cette oeuvre, traditionnellement toute violence et tension, et qui cette fois fouille du côté de l’intimité et de l’intériorité, en laissant s’épanouir les coeurs et les âmes et en travaillant même la tendresse et le lyrisme, ce qui pour Elektra n’est pas vraiment habituel.
Un espace clos signé Richard Peduzzi, de hauts murs gris, une porte monumentale au fond, comme une sorte de nef d’église byzantine des portes latérales dont une lourde porte métallique coulissante à gauche, cadenassée, qu’on va ouvrir ou fermer pour Oreste et son vieux serviteur (Franz Mazura) ou plus tard pour Egisthe. Une cour intérieure un peu confinée dans laquelle vit Elektra, SDF dans les murs, et qui va apparaître dès les premières mesures, recroquevillée, dissimulée sous un auvent, objet des sarcasmes des servantes. Elle ne quittera plus la scène jusqu’à la conclusion. Dans le groupe de servantes, Chéreau a voulu des femmes de couleur, et il a voulu aussi que la cinquième servante soit une servante âgée, comme une vieille nourrice (l’extraordinaire et émouvante Roberta Alexander).
Cela commence dans le silence, dans le silence des balais qui époussettent en rythme, de l’eau dont on parsème la cour (le groupe est chargé depuis l’assassinat d’Agamemnon de nettoyer le sang), un long silence qui finit par peser, comme une sorte d’évocation d’un rite quotidien qui va être bientôt interrompu par l’irruption des premiers accords, très violents, rupture qui ouvre sur la crise tragique ultime, le dernier jour d’une histoire qui va se dérouler en 1h40 sous nos yeux. Dans les mises en scène habituelles et oserais-je dire, ordinaires d‘Elektra, le groupe des servantes et serviteurs n’apparaît que de manière parcellaire, lorsque la crise avance, scène initiale, arrivée de Clytemnestre, arrivée d’Oreste, meurtre de Clytemnestre et d’Egisthe, scène finale. On laisse les protagonistes entre eux régler leurs problèmes. Et ainsi la plupart des scènes laissent deux personnages dialoguer. Chez Chéreau, il y a une présence muette presque systématique, comme un choeur qui observe la tragédie avancer vers son dénouement, servantes restées dans un coin dans la scène entre Elektra et Clytemnestre, présence fréquente du vieux serviteur (Donald Mc Intyre, émouvant). Il y a d’ailleurs une volonté de valoriser les deux vieux compères du Ring de Bayreuth, Donald Mc Intyre, son Wotan, et Franz Mazura, son Günther qui sera plus tard son Dr.Schön de Lulu. La silhouette de Mazura, accompagnant Oreste comme son ombre dès son rentrée en scène, leur présence sur le banc au fond, observant Elektra en silence et surtout l’idée de faire tuer Egisthe non par Oreste, à qui seule est réservée Clytemnestre,  mais par le vieux serviteur, en un geste qui rappelle que Mazura fut Jack l’éventreur dans cette Lulu mythique qui éclaira le monde de l’opéra pour 9 représentations à Paris et deux à Milan. Mazura, 88 ou 89 ans, un mythe vivant.
Ce n’est pas l’un des moindres caractères de ce spectacle que de mêler le mythe raconté (les Atrides) aux mythes vivants de l’opéra (Meier, Mc Intyre, Mazura) qui sont aussi des traces de l’histoire de Patrice Chéreau, traces de rencontres qui ont jalonné son parcours, et tellement marqué son cheminement à l’opéra. Pour un spectateur comme moi qui ai vécu et le Ring (5 fois et quelques générales) et Lulu (les 9 représentations parisiennes)et bien sûr tous les spectacles mis en scène par Chéreau depuis La Dispute, ce n’est pas indifférent pour faire naître une émotion aux multiples facettes et aux multiples niveaux. Quand on pense à la polémique qui accompagna les débuts du Ring à Bayreuth et quand on voit, à distance de 37 ans l’impression d’extraordinaire classicisme de ce travail (au sens noble du terme: à étudier dans les classes), on mesure le chemin ouvert par Chéreau dans la scène lyrique mondiale, mais aussi ce que peut être une travail complètement épuré, concentré sur le texte, sur l’acteur, sur le geste, et débarrassé de tous les tics technologiques du jour (vidéos etc…): théâtre de texte et d’acteur, retour à l’essentiel pour une pièce qui se réfère à une histoire immémoriale. On est aux antipodes d’un Cassiers ou d’un Warlikowski. Avec même une sorte de maniérisme dans le geste auquel Chéreau ne nous avait pas habitués (présence de Thierry Thieû Niang?). Notons enfin les éclairages changeants et discrets (nuit et jour en alternance) de Dominique Bruguière, qui scandent avec douceur les différents moments de la tragédie.

Elektra (Evelyn Herlitzius) et Chrysothemis (Adrianne Pieczonka) ©Festival d’Aix

Ce qui frappe aussi dans ce spectacle c’est son extraordinaire humanité. Un paradoxe quand on pense à ces monstres qui s’entretuent. Ce que fait voir Chéreau, c’est ce qu’il y a derrière les yeux et derrière les monstres. En Elektra il y a une enfant perdue éperdue d’amour qui se love dans les bras de sa mère, chez Chrysothémis une soif de vie qui s’aspire qu’à sortir de cette cour étouffante où elle se vit prisonnière, chez Clytemnestre une soif d’échapper à son passé, à se faire reconnaître de sa fille, à lui caresser les cheveux (scène extraordinaire), à s’attendrir. Tendresse entre Clytemnestre et Elektra,voilà un élément qu’on attendait pas, voilà une des trouvailles de ce travail. D’ailleurs, la scène  entre Clytemnestre et Elektra, pivot de l’oeuvre, est sans doute la plus travaillée (beaucoup plus que celle avec Chrysothémis, plutôt banale, et qui en tous cas ne fait plus ou moins que reproduire ce qu’on voit ailleurs). Le jeu du rapprochement/éloignement des deux femmes, la tendresse: Clytemnestre caresse maternellement la tête de sa fille, qui enlace ses genoux, puis son corps, comme en position de suppliant, mais en même temps un jeu de distance de corps qui se tournent le dos ( sur le siège), tout cela est millimétré et incroyable de tension et d’émotion. Il faut souligner aussi la Clytemnestre grandiose de Waltraud Meier, une femme dans la force de l’âge, au port altier, sûre de son corps, loin de la vieille sorcière qu’on voit quelquefois (je me souviens de Varnay, dans la mise en scène d’Everding avec Böhm à Garnier en 1975, couverte d’amulettes, avec des béquilles qu’Elektra faisait sauter pour la faire tomber), à la voix naturelle là où souvent les voix (de chanteuses déjà âgées) sont maquillées, colorées à l’excès. Avec des aigus triomphants, avec une diction à se damner, avec une simplicité du chant qui lui donne justement cette extraordinaire humanité qu’on n’avait jamais vraiment vue sur une scène: une Clytemnestre qui émeut et qui n’a rien d’un repoussoir.

Magnifique aussi la scène avec Oreste, avec une fusion des deux corps quasi incestueuse. L’Oreste de Mikhail Petrenko, magnifique au départ avec sa somptueuse voix de basse qui se perd dans les aigus à la fin a une forte présence scénique, il est très jeune, dans cette force de la jeunesse un peu sauvage et le couple frère/soeur est un vrai couple: car l’un des caractères de ce travail est aussi la forte sexualisation des rapports, l’extraordinaire présence des corps, mis en valeur par les costumes (très belle robe noire de Clytemnestre) de Caroline de Vivaise: pour la première fois, on ose montrer à la scène les deux meurtres, leur violence et leur crudité: Oreste et Clytemnestre font irruption sur le plateau et l’on n’est pas loin de penser à un viol. Quant au vieux serviteur d’Oreste et Egisthe, c’est l’extraordinaire violence rentrée du vieillard, qui a attendu lui aussi la vengeance, fixe et raide pendant plusieurs scènes, et qui là laisse éclater sa hargne et sa soif, comme il laisse éclater sa tendresse peu avant la reconnaissance d’Oreste par Elektra, lorsqu’il est reconnu par le vieux serviteur et la cinquième servante, (Roberta Alexander et Donald Mc Intyre, comme un vieux couple) en une étreinte bouleversante.
Cette présence des « anciens », sur scène et à la ville, des anciens dont la tenue en scène fait qu’on ne cesse de les regarder, tant leur rayonnement est grand, est une des idées les plus fortes de Chéreau.

Il faut aussi faire un sort à la scène finale, à ce départ furtif d’Oreste laissant sur place deux cadavres, et un monde qui se fige (Elektra ne s’écroule pas, elle se fige, ailleurs, comme une statue, après une transe époustouflante qui accompagne le paroxysme musical) et qui reste avec ses cadavres, bien visibles, avec d’un côté le serviteur d’Oreste (Mazura) tourné vers le mur, et l’autre (Mc Intyre) qui éteint une bougie, comme un monde qui se brise, qui n’a plus de but, qui ne sait comment avancer. Le départ d’Oreste, tel qu’il est proposé, peut aussi être un départ vers un monde plus respirable, le devoir accompli, et le refus d’adhérer d’une manière ou d’une autre à ce monde et à et espace délétère qui sentent la décomposition.

À une entreprise théâtrale d’une telle grandeur, correspond évidemment une distribution complètement et visiblement convaincue, dans les mains de Chéreau et pleinement disponible. Les trois femmes protagonistes se hissent à un niveau musical proprement hallucinant. Peut-on d’ailleurs parler de chant ou de musique sans y mêler le théâtre, tant sont imbriqués tous les éléments: ce chant là n’est possible que parce que ce théâtre-là existe. Les chanteurs sont habités parce que d’abord, la mise en scène les habite, et bien sûr les options particulières et tellement novatrices du chef. Adrianne Pieczonka prenait le rôle de Chrysothémis. Elle réussit des aigus fulgurants avec une voix très différente de celle d’Evelyn Herlitzius, plus lisse, plus charnelle. Même si pour moi elle est un tout petit peu en dessous des exigences du rôle (mais je suis marqué à jamais par Leonie Rysanek), elle réussit une performance émotionnelle tout particulière. Pour Chrysothémis, je vois plutôt une Nina Stemme (elle va chanter pourtant le rôle d’Elektra au MET dans cette mise en scène), qui a pour moi exactement la voix du rôle: un volume égal à celui d’Elektra, des aigus triomphants et ravageurs, mais une chair vocale et une rondeur qui conviennent à cette enfant ravagée par la soif d’en sortir et de vivre.

J’ai dit plus haut tout le bien que je pensais de la belle Clytemnestre de Waltraud Meier, dont la tenue en scène, dont le port, dont la voix et la diction sont celles d’une femme dans la force de l’âge consciente de son corps: c’est bien cette femme volontaire, désireuse de vivre qui me frappe ici: une vision « positive » de Clytemnestre que Waltraud Meier réussit à imposer: même chez les Atrides, on ne peut être tout à fait mauvais. J’ai parlé plus haut de simplicité et de naturel: c’est aussi ce qui frappe chez Meier, aucune afféterie, aucun maniérisme, l’humanité dans sa complexité, mais dans sa simplicité. Grand.
Et puis il y a Evelyn Herlitzius.
Une vedette en Allemagne, quasi inconnue en France (à lire la presse, on la découvrait…) qui chante depuis une quinzaine d’années tous les grands rôles du répertoire, Ortrud, Brünnhilde, Kundry mais aussi Turandot. Une voix puissante, un engagement dans le jeu extraordinaire, Chéreau ou pas. L’exemple même de la chanteuse intelligente, fine, qui connaît sa voix, ses qualités (puissance, souffle, appui) et ses limites (instabilité, justesse quelquefois). Ici c’est la perfection et la stupéfaction. Elle semble d’une fraîcheur confondante au bout de cet opéra où elle est en scène du début à la fin . Elle a exactement la voix du rôle, claire, tranchante, mais en même temps celle d’une enfant tendre et têtue. Avec des aigus d’une puissance et d’une sûreté qui laissent pantois. J’ai entendu là dedans Birgit Nilsson, Eva Marton, Gwyneth Jones, Hildegard Behrens qui ne sont pas les premières venues: depuis Birgit Nilsson, qui reste mon Elektra de coeur et d’âme (comme Rysanek reste ma Chrysothémis) je n’ai rien entendu de tel. Sans doute aussi faut-il faire la part d’une acoustique de salle très réverbérante, mais tout de même, tout de même! On  tient là l’Elektra phénoménale du moment. Chers lecteurs, ce spectacle va voyager, avec Herlitzius, à la Scala, à la Staatsoper de Berlin, au Liceo de Barcelone, à Helsinki. Guettez les programmations et allez-y, cela en vaut la peine.
Les problèmes à l’aigu de Mikhail Petrenko n’empêchent pas de saluer la présence physique forte et les magnifiques premières paroles de son dialogue avec Elektra. Nous avons dit tout le bien et toute l’émotion de voir sur scène Mc Intyre et Mazura, si Mazura n’a vraiment plus beaucoup de volume, la petite réplique de Mc Intyre laisse encore deviner la couleur particulière de cette belle voix de basse…L’Egisthe de Tom Randle est moins caricatural que les Egisthe habituels, Chéreau ne veut pas de caricature, il veut des humains, et Egisthe, avec son allure de propriétaire terrien est d’abord un humain. Je suis moins convaincu par le jeune serviteur de Florian Hoffmann, mais très ému par la vieille servante de la grande Roberta Alexander,  mozartienne devant l’éternel. Bref, une distribution tirée au cordeau, faite pour un moment mythique.
Mais dans Elektra, que serait une mise en scène et une distribution sans un chef. J’ai ma référence (absolue), c’est Karl Böhm qui a fait irruption dans mon tout jeune monde lyrique en 1974 puis en 1975, dans une Elektra que les vieux spectateurs de Garnier ont tous dans leur coeur (Voir l’article dans ce blog). Il y avait dans ce travail une urgence, une violence, un dynamisme stupéfiants que d’autres chefs entendus et même les plus grands (Sawallisch, Solti, Abbado) n’ont pas réussi à détrôner. Salonen ne joue pas dans la même cour. Il prend un autre chemin, en cohérence avec la mise en scène, et en cohérence avec cette lecture très humaine de la légende. À des monstres correspond une direction monstrueuse, volume, violence, urgence. À des humains correspond une direction « humaine », très colorée, d’une très grande précision et d’une très grande clarté, ne privilégiant pas les moments paroxystiques, qui néanmoins sont là, mais les moments plus lyriques, les moments intimes, avec un son qui apparaîtrait presque chambriste. L’orchestre n’impose rien, mais accompagne et éclaire la lecture globale de l’oeuvre. Au travail d’orfèvre de Chéreau correspond celui de joaillier de Salonen. L’un ne va pas sans l’autre. Ainsi les voix sont très rarement couvertes (il faut dire qu’avec de telles voix…), toujours les personnages sont mis en relief, et sans être lente, la direction est disons, mesurée. C’est un travail à la fois étonnant et unique, qui donne une Elektra tellement différente, tellement inhabituelle, que certains spectateurs peuvent en être déstabilisés. C’est pour moi une direction phénoménale, qui m’ouvre un autre univers, un univers de tendresse là où l’on n’avait que violence et horreur. Et il faut aussi souligner la performance de l’Orchestre de Paris. Dire qu’il était méconnaissable ne serait pas sympathique et laisserait supposer qu’il n’était pas comme d’habitude. L’orchestre était comme il sait l’être lorsqu’il est conscient des enjeux et quand il a à sa tête un grand chef. Des cordes à se damner, des bois magnifiques, pas une scorie. Du grand art dans la fosse.
Evidemment, on n’attend plus qu’une chose, c’est de revoir très vite ce spectacle, d’en approfondir l’approche, de se laisser une fois de plus emporter et émouvoir. Ce soir Aix a rempli avec éclat sa fonction de Festival: nous avons vu une chose unique.

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Elektra (Evelyn Herlitzius) et Egisthe (Tom Randle) ©Festival d’Aix

DE NEDERLANDSE OPERA AMSTERDAM 2010-2011: EUGENE ONEGUINE, de P.I.TCHAIKOVSKY le 18 juin 2011 (Dir.mus: Mariss JANSONS,Ms en scène: Stefan HERHEIM)


Foto Forster

 

Lors de l’Eugène Onéguine du festival de Lucerne, ce printemps, j’avais crié mon enthousiasme devant l’impressionnante direction de Mariss Jansons, la très belle distribution réunie et la prestation tout à fait extraordinaire de l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Je terminais mon compte rendu par ces mots: « Alors c’est dire quelle hâte j’ai de voir la production d’Amsterdam, avec le merveilleux Concertgebouw et dans la mise en scène de Stefan Herheim, c’est dire avec quelle chaleur je vous suggère de faire le voyage d’Amsterdam entre mi juin et le 10 juillet… »
Je ne peux que persévérer dans ma suggestion: Amsterdam est à 3h18 de Paris en Thalys et ce spectacle vaut vraiment le voyage.
Il faut d’abord saluer à nouveau la performance tout à fait extraordinaire de Mariss Jansons et d’un Orchestre du Concertgebouw en état de grâce. On ne sait que louer: la rondeur du son, la chaleur de l’interprétation, la précision des instruments solistes, les bois superlatifs, les notes émises sur un fil de son, la clarté de l’espace sonore. L’extraordinaire cohérence de cette approche, qui sait rendre palpable la poésie de certains moments (les monologues de Lenski par exemple, où l’orchestre  accompagnant le merveilleux chanteur qu’est Andrej Dunaev est absolument magnifique) mais aussi le tragique (scène finale) et tous les moments attendus, comme la Polonaise du 3ème acte, prise avec un tempo plus lent, mais avec un sens du rythme et des équilibres sonores époustouflants. Un travail mémorable, anthologique, qui  me fait placer définitivement Onéguine au-dessus des autres grands chefs d’oeuvres lyriques de Tchaïkovski:  à Pâques, et ce soir, j’ai découvert toute l’épaisseur, toute la profondeur de cette œuvre à laquelle pendant longtemps j’ai préféré La Dame de Pique.
A cette interprétation fulgurante, répond une mise en scène d’une intelligence exceptionnelle et d’une complexité tout à fait inattendue pour une œuvre au livret apparemment linéaire. Stefan Herheim a habituellement 100 idées à la minute. Il en a eu cette fois 200 au bas mot. Il y a eu des critiques allemands (Der Tagesspiegel, de Berlin) qui lui ont reproché ce trop plein, et une complexité qui finit par gêner les chanteurs. Je ne partage pas ce point de vue. Herheim qui « contextualise » à l’extrême les œuvres qu’il met en scène, et qui s’appuie souvent sur de grandes références historiques dans lesquelles les œuvres s’insèrent (comme Parsifal à Bayreuth, par exemple) a choisi ici de placer l’action dans le contexte de la Russie éternelle, et d’une Russie grande mais amère, tout en plaçant  l’échec de tous les protagonistes au centre du drame: Onéguine perd ami, amour et gloire, Lenski perd la vie, Tatiana refuse l’amour et vivra dans la médiocrité de luxe représentée par un Grémine jeune, oligarque probablement poutinien de son état.
Le spectacle commence par l’arrivée inopinée, à salle encore éclairée, du chef, qui attend. Le rideau s’ouvre, et dans le silence arrivent des invités dans un hôtel de très grand luxe de la Russie d’aujourd’hui, puis on entend au fond la musique du troisième acte. Les ascenseurs (photo de Tchaïkovski à l’intérieur) déversent des invités très chics de la haute société, puis arrive enfin Onéguine, un peu déphasé,  et le couple Grémine/Tatiana, échange de regards, intenses, et l’opéra commence…

Acte I, Foto Forster

Le dispositif scénique de Philipp Fürhofer comprend au centre une sorte de cage de verre, aux cloisons mobiles, qui abrite un espace qui sera souvent l’espace du passé, où les protagonistes vont projeter leurs souvenirs et leur fantasmes: car tout le propos est là, Onéguine désormais  amoureux de Tatiana et Tatiana encore amoureuse d’Onéguine vont revivre, ensemble ou non, les épisodes des actes précédents (ils revivent « les choses de leur vie »), et à la Tatiana  folle amoureuse d’hier répond l’Onéguine dévoré par la passion d’aujourd’hui. Ainsi se construit un jeu complexe où se mélangent hier et aujourd’hui, dans une Russie d’hier pleine de clichés, et celle d’aujourd’hui, où dominent violence des rapports et médiocrité. L’évocation commence par une séparation du chœur en deux, à droite, les russes d’aujourd’hui dans leur comédie sociale, à gauche, des paysans en costume folklorique, comme dans des opérettes, qui entament le chœur de la première scène, pendant que Madame Larina et Filipjevna font des confitures. La Tatiana mûre repense à sa jeunesse et se dédouble, se regarde faire, et va bientôt se confondre avec son double jeune. Lenski et Onéguine sont vêtus en costume vaguement cosaque, bottes, pantalons larges, tuniques: on est dans une Russie  tchékhovienne , un bon vieux temps mythique, et Herheim a eu de très belles idées, comme celle de faire chanter Lenski (dans son air fameux « Ia tebe Lioubliou », « je t’aime ») face à Olga, en présence d’Onéguine et de Tatiana, qui par un jeu de regards et quelques gestes, semble répéter silencieusement à un Onéguine indifférent ce que Lenski chante à Olga. Moment très émouvant et d’une grande délicatesse.


Foto Forster

Le jeu du passé et du présent culmine au moment de la scène de la lettre. Tatiana est avec Grémine, qui dort dans un luxueux lit, elle revoit sa chambre de jeune fille, elle se revoit écrire cette lettre et se réinstalle sur un bureau, mais bientôt apparaît Onéguine, – on ne sait si c’est en parallèle ou dans le fantasme de Tatiana- qui se met à écrire une lettre à Tatiana, sans doute la lettre qu’elle lui écrivit jadis, puisqu’à un moment elle semble la lui dicter. A la fin de la scène, se lève du lit non plus Grémine, mais Onéguine lui-même, rejoignant ensuite Tatiana dans le petit lit de sa jeunesse, à l’intérieur de l’espace des fantasmes. Évidemment, on devine ce que cela nécessite comme mouvements, apparitions disparitions, dédoublements, changements rapides de costumes (de Gesine Völlm, très beaux). Il faut aussi bien dominer le livret pour pouvoir suivre les méandres de l’intrigue, revue par le regard de Herheim, mais les trouvailles m’apparaissent vraiment pleines de sens, comme ce petit livre rouge, symbole de tous ces personnages romantiques du XIXème, symbolisés notamment par le Childe Harold pilgrimage de Byron par exemple, dont le dramaturge de Herheim, Alexander Meier-Dörzenbach parle beaucoup dans le programme.

Autre moment étonnant: la colère de Lenski lors de l’anniversaire de Tatiana (invités goulus, buffet somptueux, Monsieur Triquet enflammant sa perruque lorsque monte au ciel une gigantesque étoile enflammée, voir photo ci-dessous) qui se meut en colère révolutionnaire dont Lenski se fait le porte parole dans sa colère contre Onéguine: c’est la fin de la Russie du folklore, l’apparition d’une Russie grise, et glacée. Et à cette guerre là, il est tué par Onéguine qui du même coup devient un paria.
Ainsi, on voit que toute l’intrigue « amoureuse », toute l’histoire se déroulent sur fond d’histoire russe, de la Russie fin de siècle de Tchékhov à la révolution et à la Russie soviétique et post soviétique dans un schéma qui pourrait être :
– un premier acte qui est celui des souvenirs et des regrets , c’est un monde à la Tchékhov, complètement fantasmé, qui s’oppose au monde du présent (le luxe superficiel et facile), c’est l’acte de la découverte des amours, des premières déceptions, et des retours rêvés sur ces moments par les personnages qui désormais ont vieilli ou perdu leurs illusions.
– un deuxième acte qui s’inscrit comme la fin de ce monde, irruption de la révolution russe dans un monde aristocratique en fin de course. La colère de Lenski contre Onéguine est presque idéologique, et se retourne sur la société entière, dont Onéguine semble être le symbole honni.
-un troisième acte fortement partagé en deux parties bien distinctes, la Polonaise initiale est une vision totalement fantasmée de la Russie éternelle et des clichés qui y sont rattachés: moujiks, archevêques orthodoxes, paysans folkloriques, tsar, soldats révolutionnaires, cosmonautes, athlètes olympiques,  ballets russes (un danseur entre un cygne noir et un cygne blanc, autre œuvre de Tchaïkovski symbolique de l’âme russe) et un ours!


Foto Forster

Cette vision se clôt sur un Grémine tsarisé, en beau prince charmant tout chamarré et tout de blanc vêtu, et une Tatiana alle aussi tout en blanc, comme dans un conte de fées. C’est dans ce contexte que l’air de Grémine est magnifiquement chanté par Mikhail Petrenko: Grémine n’est plus un vieillard noble, mais un homme jeune et vigoureux, un Prince Charmant qui présente sa femme à un Onéguine transfiguré. On passe cependant aussitôt après au présent, au réel, qui,  après tous ces moments rêvés, fantasmés, regrettés, qui ont parcouru les deux autres actes, se relie aux premiers moments du lever de rideau, écrin de l’échange dramatique entre Tatiana et Onéguine, interrompu par un Grémine qui lance ses gardes du corps contre un Onéguine, paria, chassé, refusé, désespéré, à qui il tend un pistolet qu’il a déchargé (roulette russe?): quand Onéguine se pointe son pistolet contre sa tempe, il tire et il n’y pas de balle:  il rate même son suicide. Il a tout raté. Tatiana toujours amoureuse l’a rejeté, Lenski son meilleur ami est mort. Tout est vain, tout est inutile, reste en scène une Russie de parvenus, mondaine et superficielle dans un luxe vulgaire dont la reine est…Tatiana.
On a peine a rappeler toutes les idées de mise en scène qui illustrent le livret et qui bien sûr vont bien au-delà: la vision d’un Lenski révolutionnaire est sans doute extrême, mais en même temps, sanctionne une fin: la fin des jeux, la fin de l’aristocratie, la fin des Onéguine. Seulement, Herheim nous montre qu’en passant des Onéguine aux Oligarques, cette Russie là n’y gagne pas. Cette lecture est particulièrement cruelle car loin d’impliquer seulement le personnage d’Onéguine, elle implique toute une vision d’une destinée russe, une lecture d’un Tchaïkovski qui se rêverait Moussorgski.
Dans une telle complexité, dans un tel écheveau de niveaux de lectures, très stimulantes pour le spectateur, et se traduisant évidemment par des effets scéniques spectaculaires, surprenants, multiples,


Foto Forster

jeux de reflets qui se superposent, jeux d’ombres, jeux d’éclairages, le travail des chanteurs est évidemment rendu lui aussi complexe, puisqu’ils doivent sans cesse passer d’un monde réel à un monde rêvé, passer dans le monde de la mémoire, tout en étant « dans l’aujourd’hui ». Ils s’en sortent remarquablement, à commencer par Bo Skhovus, qui promène un personnage qui ressemble un peu au Don Giovanni de Tcherniakov à Aix, complètement défait dès le départ, et dont la voix un peu voilée fait merveille, notamment lorsqu’au troisième acte explose une violence désespérée tout à fait extraordinaire. Si au concert son premier acte semblait un peu en deçà de ce qu’on pouvait attendre , ici tout apparaît en cohérence. Un Onéguine à la fois vaincu et pathétique, une composition phénoménale.
La Tatiana de Krassimira Stoyanova n’a pas la fraîcheur, la spontanéité juvénile et bouleversante de la jeune Veronika Dzhioeva à Lucerne. Dans le contexte d’une Tatiana plus mûre revoyant sa jeunesse perdue, et chantant en femme mûre l’ensemble de l’oeuvre dans ce va et vient exigé par le metteur en scène, cela se comprend mieux: ou alors il eût fallu deux Tatiana (il y en a quelquefois  deux mais l’une mime et l’autre chante…). Mais si elle n’a pas la fraîcheur, elle a le dramatisme et la voix tragique, elle a la puissance et compose elle aussi un beau personnage. J’ai quand même préféré la jeune  Dzhioeva, vraiment touchante.
Le Grémine de Mikhail Petrenko est  totalement en cohérence avec le rôle voulu par Herheim. Habituellement distribué à des basses en fin de carrière (Ghiaurov fulgurant dans les années 90 avec une bouleversante Freni),  Grémine est ici dans la force de l’âge, avec une voix claire, jeune, d’une intensité rare: il confirme,  ce que nous avions compris depuis quelque temps, qu’il est l’une des grandes basses d’aujourd’hui, doué d’une intelligence du texte et du chant exceptionnelle.
Lenski est confié au ténor Andrej Dunaiev, qui chante avec intensité, intelligence, poésie: voix claire, émission modèle, diction parfaite, projection, technique, subtilité, mais aussi une véritable prise de risque dans son rôle de révolutionnaire: là aussi, c’est magnifique notamment dans l’air du second acte « Kuda, Kuda », rarement chanté avec cette intensité..
Les autres rôles sont défendus de manière exemplaire, à commencer par la Olga d’Elena Maximova, toute  fraîcheur et jeunesse, mais surtout toute  justesse de ton, n’oublions ni Olga Savova (Madame Larina) ni surtout la très belle et très émouvante Filipjevna de Nina Romanova.
Notons enfin la composition  cocasse et si juste de


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Gilles de Mey en Monsieur Triquet, et le chœur magnifique dirigé par Martin Wright, qui se prête à toutes les fantaisies du metteur en scène, avec un engagement, une justesse et  une précision remarquables (mais depuis Moïse et Aaron dans la mise en scène de Peter Stein avec Boulez, on sait de quoi ce choeur est capable…).
Vous aurez compris que je suis totalement séduit par ce spectacle, qui peut désarçonner, mais dont on doit reconnaître l’intelligence: travail sur l’histoire et l’imaginaire, sur la psyché des individus et d’une société, il fait d’Eugène Onéguine une œuvre non plus mélancolique, mais authentiquement tragique, aidé en cela par un orchestre et un chef de rêve…Allez, encore une fois, c’est jusqu’au 10 juillet, à 3h18 de Paris par le Thalys. Qu’attendez-vous pour vous précipiter? A défaut, ou en guise de hors d’oeuvre, regardez la retransmission sur MEZZO le 23 juin à 20h ( sans doute préannonciatrice d’un futur DVD). Et regardez toujours en tous cas la programmation toujours stimulante d’Amsterdam.

PS: Dernière nouvelle, La Monnaie de Bruxelles  reprend la saison prochaine l’extraordinaire Rusalka de Dvorak, mise en scène du même Stefan Herheim et dirigée par Adam Fischer. A ne manquer sous aucun prétexte.