Faire l’exégèse de l’édition du Prince Igor de Borodine, créé au Marinski de Saint Petersbourg le 4 novembre 1890 est une entreprise délicate. Œuvre inachevée, livret du compositeur d’après un scénario du critique Vladimir Stassov, inspiré du poème Слово о полку Игореве (Le dit de l’Ost d’Igor) qui remonte au XIIème siècle, revendiqué aussi bien par les russes que les ukrainiens (triste actualité…) cette histoire de la Russie de Kiev relate un fait historique, la campagne menée par le Prince de Novhorod-Siverskyï Igor Sviatoslavitch contre les Coumans, peuple turcophone semi-nomade appelés en russe Polovtses qui occupèrent une partie de l’Ukraine actuelle.
C’est Nicolas Rimski-Korsakov et Alexandre Glazounov qui ont terminé la partition. Et c’est cette version plurielle qui est présentée dans les théâtres russes, et enregistrée.
La version présentée au MET est peu comparable à ce qu’on entend dans les disques : elle se veut plus proche de l’original, et donc le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, le chef Gianandrea Noseda et les musicologues moscovites Elena et Tatiana Vereschagina, ont reconstitué une version épurée, débarrassée des volutes korsakoviens et de l’ouverture, signée Glazounov.
En bref, elles rappellent qu’en 1947, le célèbre musicologue Pavel Lamm a entrepris de mieux classer ce qui revient à Borodine et ce qui a été modifié et rajouté par Rimski-Korsakov et par Glazounov : sur un total de 9581 mesures, 1787 mesures de Borodine n’ont pas été retenues par les deux compositeurs tandis qu’ils en ont rajouté de leur cru 1716.
Dans l’article accompagnant le programme, elles expliquent les modifications intervenues dans cette version, dont l’inversion de l’acte polovtsien (devenu ici le premier acte) et de l’acte de Putivl, prévu par Borodine, mais non retenu par Rimski et Glazounov.
La version présentée au MET d’une durée de 4h15, avec deux entractes, fait entendre une musique plus rude, bien plus proche de Moussorsgski que de Rimski, avec de très notables beautés, assez épurées, ce qui évidemment contribue à clarifier les choix de mise en scène. Deux décors :
à Putivl, la capitale du Prince Igor, une salle qui pourrait être la « Teure Halle » de Tannhäuser, et pour l’espace des polovtses, un immense chant de pavots, une sorte d’espace infini, une image inoubliable.
Cette opposition seule suffit à construire la mise en scène, entre deux conceptions du monde, entre rêve et réalité, entre aveuglement et noblesse, entre réalité et idéal.
Car ce qui frappe aussi bien musicalement que scéniquement, c’est l’inversion des schèmes habituels : ces polovtses (ou polovtsiens) qui détruisent tout sur leur passage comme les hordes d’Attila, ont droit aux plus beaux moments musicaux, à la musique la plus suave, mais aussi la plus mondialement célèbre (les fameuses danses) et Igor a droit aux moments les plus apaisés quand il est prisonnier du Khan des Polovtses, Konchak.
Ce dernier lui propose une paix honorable scellée par le mariage de sa fille et du fils d’Igor, Vladimir, lui aussi prisonnier, et éperdument amoureux de Konchakovna, la fille du Khan Konchak, qu’il va refuser pour rétablir son honneur.
Cette vision apaisante et apaisée de l’ennemi est évidemment saisie par la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, centrée autour de la guerre inutile (sur scène et en vidéo)et perpétrée malgré tout, malgré les avertissements de son entourage et les présages (une éclipse de soleil), du délitement qui s’en suit, délitement politique puisqu‘en l’absence du Prince Igor tout est aux mains de son beau frère, Galitzki, qui livre le pays au pillage, à l’anarchie et les femmes aux viols, et amène à la destruction totale de la ville par l’ennemi. Tout est à reconstruire.
Alors, Tcherniakov saisit cet acte polovtsien pour en faire une sorte de rêve, d’utopie lointaine où l’on aime, où l’honneur a un sens, où règne la beauté des fleurs et des corps : en repassant dans sa tête l’histoire de sa défaite, due à son obstination et à son désir d’en découdre, Igor voit se dessiner une sorte de pays idéal, d’Orient mythique qui se déroule devant lui et qui se clôt par les fameuses danses polovtsiennes, vues par la chorégraphie comme une sorte de remake de Nelken (Œillets) de Pina Bausch, sauf que les œillets sont des pavots : merveilleuses images où les corps qui chantent ou qui dansent, émergent de cette mer fleurie.
Si ce champ de fleurs (au sens propre) éclaire le zénith, au nadir on trouve Putivl, un état militaire, où les femmes sont opprimées, où la soldatesque règne et où la compromission fait loi, incarnée par Skula et Yeroschka, déserteurs, traitres, opportunistes, qui rappellent en plus inquiétants Varlaam et Missail du Boris de Moussorgski.
Dans la salle immense qui fait l’espace, si on montre au prologue le Prince régner sur un monde certes militaire mais sans dérives et si au 2ème acte, les boyards face à Yaroslavna sont en rangs, bien droits, dernier rempart contre les errances du pouvoir, ce rempart est incapable de défendre les faibles (les femmes).
En effet, le monde de Galitzki aux mains de qui le Prince a laissé la ville, c’est celui des excès, beuveries, violences sans loi.
Ce monde préfigure la destruction finale : les polovtsiens arrivent et détruisent une ville déjà pourrie de l’intérieur, déjà moisie, déjà en miettes, comme s’ils étaient l’instrument du destin et le doigt de Dieu.
Au 3ème acte, tout est détruit, le peuple laissé à lui-même, sans chef reste seulement capable de se lamenter.
Le décor lui même, dans sa permanence et dans sa transformation, signe grandeur et décadence de la ville de Putivl.
Ainsi ne saura-t-on pas si le Prince Igor a vécu l’acte polovtsien (1er acte) ou l’a rêvé, si ce moment de suspension est en fait un retour sur soi ou une rencontre : l’inversion des actes I et II font que le spectateur connaît déjà la défaite que Yaroslavna va apprendre en fin de 2ème acte, et que le récit est ainsi reconstruit dans une nouvelle perspective temporelle et une nouvelle causalité. C’est l’individu et ses hantises qui portent à la défaite, l’ anti-héros Igor qui dans cette mise en scène en supporte les responsabilités par son désir de guerre et son désir d’espace (Drang nach Osten), il est aussi coupable que Galitzki et ses passions immédiates à assouvir : alcool, femmes, pouvoir. Ainsi se construit à travers deux espaces, l’un clos, l’autre ouvert, deux mondes, l’un mental et utopique et l’autre réel et tragique, de ce réalisme cru qui porte en soi aussi une certaine médiocrité, y compris celle de Yaroslavna, la femme sans épaisseur incapable de prendre un quelconque relais, perdue dans ses lamentations, et qui au retour du prince, s’efface dans la foule.
Car le Prince qui s’est évadé, revient au 3ème acte et trouve sa cité détruite, par sa faute : il refuse les marques de joie, s’accuse lourdement, et entreprend, dans une image finale puissante de participer de ses propres mains à la reconstruction.
Le MET n’avait pas repris Le Prince Igor depuis 1917, après l’avoir créé en 1915, si l’on excepte une tournée du Marinski en 1997 dans une mise en scène poussiéreuse et dirigé par Valery Gergiev. Peter Gelb en profite pour donner à Dmitri Tcherniakov l’occasion de sa première mise en scène au MET (en coproduction avec De Nederlandse Opera d’Amsterdam). Une mise en scène forte, épique et très intériorisée à la fois de Tcherniakov, univers politique et univers mental, univers historique et histoire d’un individu : dès le premier acte, Igor est accablé de ce qu’il a déclenché, sans vraiment comprendre. L’illusion n’a duré que le temps du prologue.
Ainsi vu, le Prince Igor n’est pas un récit, mais une parabole : l’histoire du Prince qui redevient homme, seul au milieu de tous au départ, il se fond dans les autres, tous les autres à la fin, l’histoire du Prince qui a appris l’homme, et qui peut-être l’a appris de son ennemi.
Une fois de plus la question de l’individu face au pouvoir, et surtout face à sa propre destinée est posée.
Dmitri Tcherniakov propose une fresque puissante, émouvante, prenante.
À la sortie du théâtre, je nourrissais quelques réserves sur l’originalité de cette vision, et il se trouve qu’une semaine après, les images me poursuivent ainsi que l’envie d’écouter cette musique.
Je vérifie en moi l’habituelle double postulation du spectateur : une réaction immédiate, épidermique, et une réaction plus apaisée, plus réfléchie, relativisée quelques jours après.
Une critique ne devrait jamais paraître à la sortie d’un spectacle.
Musicalement, le travail effectué par les forces du MET est exemplaire, et la distribution réunie est très honorable à défaut d’être exceptionnelle.
On a pu s’étonner de voir à la tête de cette production Gianandrea Noseda, directeur musical du Regio de Turin, qu’on entend habituellement dans le répertoire italien. Mais c’est oublier qu’il fut pendant une dizaine d’années premier chef invité au Marinski et qu’il connaît bien ce répertoire. Et de fait, il en propose une interprétation fine, d’une grande clarté, en valorisant toutes les originalités, avec un soin tout particulier sur les parties les plus lyriques, même si les moments épiques sont parfaitement dominés et équilibrés : la disposition des chœurs pour les danses polovtsiennes, dans les loges de côté des premier et deuxième balcons, donne une force extraordinaire à ce passage rebattu, et un volume sonore impressionnant, mais le début de l’acte I est tout au contraire d’une incroyable légèreté et subtilité. Une lecture qui montre que Noseda est un chef avec qui il faut compter, un chef rigoureux, à l’approche intelligente et ouverte : les parties chorales (avec un chœur du MET dirigé par Donald Palumbo particulièrement bien préparé) sont imposantes, menées avec une grande précision et on apprécie particulièrement l’approche très lyrique du troisième acte, notamment dans les dernières minutes. Jamais Noseda ne laisse les chanteurs à vau l’eau, même s’il a du mal à ne pas les couvrir, non parce que l’orchestre est trop fort, mais parce que souvent les voix masculines ont un volume un peu faible.
La distribution réunie compte parmi les chanteurs les plus en vue du répertoire russe aujourd’hui, ce qui ne signifie pas qu’elle soit complètement convaincante vocalement. Certes, le travail de précision mené par Dmitri Tcherniakov rend la plupart des chanteurs très crédibles dans leur jeu et leur donne une incontestable présence scénique. Du point de vue vocal, il en va autrement.
Ildar Abdrazakov est plus fréquemment interpellé sur le répertoire italien (Mefistofele, ou Banquo dans Macbeth) ou français (Escamillo, les quatre méchants des Contes d’Hoffmann). On l’a vu par exemple au MET être l’Attila de Muti. C’est plutôt une basse chantante, un peu barytonnante qu’une basse profonde. Si le chant est élégant et surtout le personnage très présent (sur scène comme en vidéo où il est particulièrement mis en relief), la voix ne réussit pas toujours à s’imposer. On peut le justifier par l’histoire même. Igor n’a rien du héros pathétique à la Boris, il n’a rien d’une basse triomphante, mais plutôt d’un personnage en doute permanent, écrasé dès le premier acte par le remords et cette voix un peu en retrait est aussi une manière de poser le personnage.
Cela ne devrait pas être le cas de Mikhail Petrenko. Et malheureusement, ça l’est aussi. Les performances de ce chanteur restent contradictoires : un chant intelligent, sans conteste, un jeu et une présence affirmées, mais une voix qui ne décolle pas, qui ne s’affirme pas, et qui disparaît dès qu’orchestre ou chœur interviennent. C’est très notable, voire gênant dans son second acte où la voix ne suit pas les tribulations et les excès du personnage . Assez décevant.
Štefan Kocán en Khan Konchak a en revanche les qualités vocales requises, une voix profonde, bien modulée, assez douce pour ce rôle de barbare modéré et honorable, ainsi que le ténor Sergey Semishkur, membre de la troupe du Marinski, très lyrique, à la voix bien contrôlée, assez puissante pour aborder des rôles comme Enée ou Benvenuto Cellini : une heureuse surprise.
Quant à Vladimir Ognovenko, il a aujourd’hui une voix de basse un peu voilée mais un timbre profond qui marque encore dans ses interventions : il a commencé sa carrière en 1970 : il a de très beaux restes, en tous cas sa voix s’impose étrangement plus que celle de Petrenko…
Du côté féminin, la Konchakovna d’Anna Rachvelishvili s’impose totalement par la beauté du timbre, la puissance, l’intelligence du chant et l’art de moduler et de colorer. Puissance et subtilité, lyrisme et rondeur, chaleur du timbre, elle emporte l’adhésion voire l’enthousiasme : ses différentes interventions et notamment son premier acte sont anthologiques. Elle remporte un triomphe mérité.
J’espérais que la Yaroslavna d’Oksana Dyka, dans son répertoire d’origine, me permettrait de juger de qualités vocales non perçues dans les Tosca et Aida dont elle inonde les scènes européennes. Certes, le personnage un peu engoncé dans le conformisme et la lamentation ne contribue pas à mettre en valeur des qualités d’actrices qu’elle n’a pas vraiment par ailleurs, mais on pourrait s’attendre au moins à un chant varié, à une certaine expressivité.
Rien.
Rien qu’une voix forte, aussi forte qu’acide, aux aigus presque criés et désagréables, sans aucun signe de coloration, de modulation, avec une totale incapacité à adoucir ou à varier, un son fixe, inexpressif, sans âme, indifférent. Tout l’opposé de sa collègue mezzo à côté de laquelle sa prestation pâlit encore un peu plus.
Malgré cette ultime réserve, c’est incontestablement un grand spectacle qu’il nous a été donné de voir, et qu’on pourra retrouver à Amsterdam lorsqu’il sera programmé. Je vous engage au voyage, car cela en vaut la peine. Dmitri Tcherniakov, dont on pourrait craindre une inflation en ce moment (New York avec Prince Igor, Milan avec la Fiancée du Tsar, Barcelone avec La légende de la cité invisible de Kitège) montre un travail approfondi, sensible intelligent, qui marque le spectateur. Ce travail et la découverte de la musique de Borodine, grâce à la lecture passionnante de Gianandrea Noseda, nous font avoir envie de voir et revoir ce merveilleux champ de pavots…
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