BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: DIE GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 3 AOÛT 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; MeS: Frank CASTORF)

Acte III © Enrico Nawrath

 

Nos rappels sur le Blog du Wanderer

Götterdämmerung 2013
Götterdämmerung 2014

Götterdämmerung 2014(2)
Götterdämmerung 2015
Götterdämmerung 2016
Abécédaire

Acte II © Enrico Nawrath

La fin de la belle histoire de la naissance et de la fin d’un monde. Une fin dans les flammes qui dévorent et dans la lumière de l’or qui repose de nouveau au fond du Rhin. Une fin que marque le retour à l’ordre éternel…
Telle est l’attente du spectateur au terme de la plus longue et sans doute plus spectaculaire des journées du Ring, celle où pour la première fois, apparaît le chœur, c’est à dire le peuple, c’est à dire les autres, ceux qui ne font pas partie du jeu ouvert à Rheingold. Ce peuple mené par Hagen apparaît pour montrer, pour la première fois dans cette histoire que Hagen est d’abord un politique, il utilise son pouvoir populaire pour réaliser ses desseins et donc cet appel au peuple est l’intrusion du politique dans le mythique.

Le monde comme il va (mal)

 Castorf évite le mythe, au moins celui qui nous fait rêver ou qui entraîne des mécanismes d’identité ou de catharsis. Il distancie, analyse, et fait en sorte que le prosaïque le plus cru (ici Patric Seibert au milieu des légumes et des mayonnaises, Gutrune bouffant des boites de chocolat, ou Brünnhilde lisant le Spiegel, voire Siegfried tué au milieu des cageots) mais c’est évidemment un prosaïque choisi, qui vise à montrer que le mythe est ce que nous vivons au quotidien, qu’il n’y pas un monde des Dieux et des héros, mais qu’il y a notre monde, au quotidien, celui que nous avons bâti ou que l’Histoire nous a livré, même s’il insiste sur des survivances profondes des mondes païens comme le Vaudou, dont il fait des trois Nornes des sortes d’officiantes (en habits composant le drapeau allemand…).

Acte I © Enrico Nawrath

En ce sens l’entreprise de Castorf est évidemment la plus forte à Bayreuth depuis Patrice Chéreau, et sans diminuer les qualités de celle de Kupfer, sans doute la troisième du trio (les autres mises en scène du Ring, Hall, Kirchner, Flimm, Dorst n’ayant pas apporté de regard fondamentalement novateur, au-delà d’images et au-delà d’idées çà ou là intéressantes).
C’est pourquoi ceux qui estiment Frank Castorf dépassé, dernier avatar de la génération du Regietheater se rassurent sans doute parce qu’ils sont culturellement hermétiques à son univers hyper-référencé dont l’abécédaire du site Wanderer n’est qu’un aperçu, tant le monde de Castorf, à l’image du nôtre, est foisonnant : c’est bien parce qu’il nous parle trop crûment que certains détournent les yeux, voire le cerveau.
Et dans ce Götterdämmerung, il serait trop simple de penser qu’une fois transformé le Walhalla en Wall Street, la messe est dite. La messe serait trop simple. D’ailleurs Castorf ici ne fait que reprendre une idée de Wieland Wagner, mort il y a 51 ans, peu suspect de crime de Regietheater…
Le final de Götterdämmerung nous concentre sur un feu réduit à l’embrasement d’un baril de pétrole que tous regardent fascinés, pendant que tourne le monde. Il est évident que cette tournette sur laquelle est installé le monumental décor d’Aleksandar Denić c’est aussi le temps qui passe, l’heure qui tourne, l’idée même d’une permanence et d’un changement dans une continuité, comme la présence de l’horloge universelle Urania le rappelait dans Siegfried. On ne peut s’étonner alors que ce Ring n’ait pas de fin, que Brünnhilde s’en aille comme vers de nouvelles aventures après qu’elle eut renoncé à allumer le brasier, après que les filles du Rhin eurent aussi éteint les briquets, et que ceux qui restent (filles du Rhin et Hagen) regardent fascinés un petit baril qui brûle. Castorf nous annonce simplement que rien ne se termine, et que le Ring de Wagner pointe des mécanismes de désir, de pouvoir, d’ambition qui avec des instruments divers selon l’époque, Or ou Or noir hier, nucléaire ou numérique demain, installent un monde dont les caractères permanents sont la désillusion et l’oppression.
Nous avons évoqué ailleurs l’apparition de personnages « castorfiens » dans notre monde d’aujourd’hui, Ceaucescu et son Walhalla délirant de Bucarest, Trump, Berlusconi, Kim-Jong-Un ou un Poutine tout en muscles siegfriedesques, quant à moi je trouve à Teresa May un air de Fricka – de Rheingold– au petit pied… tout simplement parce que notre monde tel qu’il est, est exactement ce que Castorf en lit. Ce n’est pas notre monde qui est castorfien, c’est simplement Castorf qui est notre monde…Et Castorf nous en dit la permanente absence de sens. Pas de cycle cyclique, où l’on reviendrait sans cesse aux origines, mais un Ring en continu, aux épisodes semblables et différents, le soap-opera éternel qu’annonçait Rheingold.
C’est sans doute la plus amère et la plus pessimiste des visions, qui ne laisse aucun espoir et c’est sans doute ce qui crée chez le spectateur des tiraillements, pris entre cette mise en scène très dure et distanciée et une musique qui semble au contraire favoriser nos délires cathartiques..
Dans ce cadre général, quelques points cette année ont focalisé mon attention.

Hagen
Dans cette vision que sanctionne un Götterdämmerung virtuose (la mise en scène du 2ème acte simplement étourdissante), un personnage surnage, c’est Hagen, qui tire les fils de l’histoire : un personnage qui chez Castorf acquiert une profondeur inhabituelle, différente en tous cas des Hagen noirs tout d’une pièce qu’on voit souvent.
Hagen est un personnage hybride, qu’Alberich a eu avec Grimhilde : l’importance de la mère est grande chez Hagen, on en parle dès les premières répliques de l’acte I puisque c’est aussi la mère de Gunther et Gutrune. Il y a chez Hagen le regret que sa mère l’ait livrée à Alberich, et donc ne lui ait pas donné de repos, Hagen ne sait ni aimer ni prendre le plaisir et il en éprouve une sorte d’amertume éternelle. Il est probable que cet anneau recherché par Alberich, Hagen ait l’idée de le garder pour lui : Alberich est toujours pris au piège par plus malin…Hagen, héros terrestre et politique, utilise sa bande, sa horde ou son peuple pour célébrer les noces de Siegfried et Gutrune et ne cesse de manœuvrer chacun, comme le ferait un Wotan terrestre, et tout comme Wotan Hagen ne dédaigne pas l’inceste. Castorf introduit le désir de Hagen vers Gutrune, sans doute réciproque, parce que le désir n’a pas de frontières dans le monde sans aventure de Gibichungen, mais aussi dans le monde plus général du Ring.
Ainsi Hagen est à Alberich ce que Siegmund est à Wotan, le fils conçu pour récupérer Or, Anneau et puissance, mais si à Siegmund le temps a manqué, Hagen a développé une intelligence (que Gunther appelle sagesse) qui en fait un personnage particulier dans le Ring, notamment en opposition aux Gibichungen écervelés, un personnage qui a plus que d’autres, une psychologie, notamment au deuxième acte et qui après la visite de son père qui lui demande de reconquérir l’anneau pour eux deux, décide sans doute de le reconquérir pour lui-même.

Plusieurs scènes au troisième acte semblent poser des questions irrésolues à propos de Hagen, essentiellement dans l’image qu’en renvoient les projections.
L’écran est utilisé ici comme les morceaux d’un film de cinéma pas encore terminé qui constitueraient une histoire autonome, une sorte d’histoire du Ring telle qu’on la veut, avec sa nature, sa forêt, son vrai Grane (dans Siegfried).
À peine Hagen a-t-il tué Siegfried, qu’on le voit à l’écran marcher dans une forêt, une image d’une insigne poésie : rentre-t-il au bercail pour annoncer la nouvelle ? profite-il de ce répit pour à son tour jouir de l’instant, une fois la tâche terminée, pour vivre un peu en harmonie avec la nature, pour être un peu lui-même ? Cet Hagen-là est en tous cas inhabituel, dans une sorte de solitude apaisante.

Car autour de lui, un père honni (Alberich), qui part avec sa valise vers un ailleurs indéfini (comme Brünnhilde à la fin) et qui même dans l’histoire de Wagner, ne meurt pas (Kupfer l’avait bien souligné), deux Gibichungen, l’un, Gunther, une frappe lâche, l’autre, Gutrune, une petite vertu, qui se laisse tripoter par Hagen, mais aussi par les compagnons de Hagen au deuxième acte, pas plus recommandable que les autres, une sorte de ravissante idiote. Pas de quoi être stimulé…
La dernière image du Ring est aussi d’une grande poésie : pendant qu’au bord du baril qui brûle (avec l’anneau dedans) filles du Rhin et Hagen sont plongés dans une sorte de désarroi comme s’il n’y avait plus qu’à rester dans cette fixité interrogative en un « et après ? » terrible, sur l’écran défile la fin qu’on aime et qu’on a envie de voir, la fin pour la galerie : les filles du Rhin observant le cadavre d’Hagen avec sa crête originelle, Hagen de cinéma glissant et s’éloignant sur l’eau. La fin de théâtre est moins optimiste.
Les deux fins sont contradictoires et disent chacun l’opposé de l’autre. Il y a une fin de cinéma « pour le cinéma ». Et une fin de théâtre,  et seul le théâtre ne raconte pas d’histoire mais l’Histoire.

Siegfried
Siegfried, arrivé avec ses breloques, Notung, c’est à dire une Kalachnikov enveloppée comme pour un cadeau à donner à Gunther, qui s’en amuse comme un gosse (comme Siegfried dans Siegfried), un Tarnhelm dont il ne sait pas l’usage et que Hagen va lui apprendre, mais sans anneau qu’il reprendra à Brünnhilde en fin d’acte, comme s’il devait reconquérir les breloques du dragon, comme si la mémoire de Brünnhilde lui faisant défaut, il lui fallait retrouver le statu quo ante, celui qu’il avait avant de la connaître et de connaître la peur.
Le Siegfried du Götterdämmerung, ce n’est pas le Siegfried qui a été un peu éduqué par Brünnhilde (les runes), mais celui d’avant : la brute-qui-tue-tout-le-monde. L’effet du philtre de Hagen est de redonner à Siegfried son identité de petite frappe, et ainsi la boucle est bouclée : ils sont tous les mêmes ! D’ailleurs le combat de Hagen et Siegfried au deuxième acte (avec leurs planches) les met exactement au même niveau.

Acte II © Enrico Nawrath

Jusqu’au troisième acte Siegfried reste le même mauvais garçon, il bat le pauvre type qui dort avec une jeune femme, et avec les filles du Rhin, il se comporte comme avec l’Oiseau dans Siegfried, il est vrai qu’elles usent de tous leurs moyens appétissants pour lui prendre l’anneau.  Siegfried n’est ni bon ni mauvais, il est ce que le monde a fait de lui, il n’a pas de distance, pas d’intelligence des rapports humains ni d’ailleurs des rapports avec les femmes qui ne servent qu’à …ça…

Dans ce Götterdämmerung, aucun personnage ne se sauve, ils sont presque tous méprisables à des degrés divers, les seuls à posséder une épaisseur sont Hagen et Brünnhilde, parce que chacun ont une mission et d’ailleurs la même mission. Terrible constat.

Pour Castorf, pareil jeu de massacre (où seul le personnage de Brünnhilde reste un tant soit peu proche de la vision traditionnelle) n’est rendu possible que par le cadre où se déroule l’histoire, nous sommes au moment agité de la Berlin du mur, au moment du pont aérien, et nous passons indifféremment de l’est (Schkopau, Buna et les conglomérats pétroliers de l’Est ) à l’Ouest de l’autre côté du mur (que les personnages allègrement traversent) vu sous l’angle d’un kiosque à Döner berlino-turc (les deux drapeaux y trônent) et d’un magasin de fruits et légumes, ce qui manque à l’Est, comme le montre le personnage incarné par Patric Seibert qui mange une banane en secret, que les allemands de l’Est devaient se procurer à prix d’or ( voir notre article banane de l’abécédaire à ce propos).
La Berlin d’après-guerre cristallise les enjeux de pouvoir et les luttes idéologiques : le fait que l’immense bâche qui croit-on recouvre le Reichstag (allusion à Christo) recouvre en réalité Wall Street, montre pour Castorf en même temps et le vrai pouvoir, et l’inféodation d’une certaine Allemagne, à l’Est Schkopau et à l’ouest Wall Street. Tout cela est d’ailleurs désormais connu et analysé.
Ce qu’ajoute Götterdämmerung, ce n’est pas tant la manière dont les foules sont toujours manœuvrées (Acte II), ou que les idéologies aient toutes les mêmes intérêts (Le pétrole…), c’est que toute cette histoire du Ring passionnante et si agitée finisse dans un néant presque shadockien. Ces Shadocks qui pompent (le pétrole ?) sans jamais construire, c’est ce qui se déroule devant nous : Castorf (qui ne connaît probablement pas cette série culte de la culture médiatique française) arrive au même vide, au même gouffre. Chez Castorf, Siegfried est mort, tout comme Siegmund et Hunding, comme Mime, comme Gunther. Restent vivants à l’ombre de Wall Street Alberich, Brünnhilde, Hagen, les filles du Rhin et Gutrune…bonjour la reconstruction !
Le Ring wagnérien dans son mouvement semblait pourtant proposer quelque chose de plus optimiste, d’ailleurs Chéreau laissait les hommes présents sur scène comme pour dire « au boulot », laissant une trace d’espoir, Kriegenburg à Munich arrive à une vision optimiste de solidarité (Gutrune accueillie par le groupe qui ouvrait Rheingold). Chez Frank Castorf, qui lit notre monde comme soi-disant post idéologique, voire post historique, on conclut par le vide, comme image de notre chute, et de notre désespérante impéritie.

Sans doute cette frustration d’une absence de lendemain possible, de lever de soleil sur une vie éventuelle d’après est-elle totalement anti cathartique et rend un certain public qui a soif d’identification terriblement colère. Mais on ne va pas à Bayreuth pour voir du Walt Disney…

Il faut à cette vision qui évidemment secoue, une musique qui se déploie d’une manière plus singulière. Parce que devant les scènes finales telles que les voit Castorf, la musique sonne évidemment plus creux, et accentue le malaise : trop plein de beauté devant l’image du vide…Comme dans le final de Siegfried mais pas avec le même discours: le final de Siegfried nous disait qu’il n’y avait rien à croire de l’histoire du couple Brünnhilde-Siegfried et que la musique ne disait pas ce qu’on croyait, le final de Götterdämmerung doit musicalement laisser une place au doute, devrait nous laisser aussi un peu insatisfait, comme lorsqu’on disait de Petrenko qu’il n’était pas assez « spectaculaire ».
Mais Petrenko regardait attentivement ce qui se passait sur scène.
Avec Marek Janowski, pas de surprise, pas de frustration, pas de second degré. C’est très bien dirigé, très bien mené, avec des tempi larges, avec de la respiration, avec des cordes sublimes, sauf que la musique ne dit pas vraiment ce qui se passe en scène. On peut écouter avec un masque de sommeil, comme certains idiots patentés l’ont fait, on aura le Wagner qu’on attend, le Wagner pour toujours, le Wagner qui fait plaisir à l’oreille sans trop se poser de questions, mais pas le Wagner qui accompagne cette production-là, l’œuvre d’art non totale, mais partielle, Janus qui dit deux choses contradictoires. Je le répète : il n’y a rien à reprocher à l’exécution technique de l’œuvre, en concert cela ferait un effet garanti, mais sans doute aussi si la mise en scène offrait casques vikings et heaumes rutilants.
Mais là, ça coince et ça gêne, parce que les accents ne correspondent pas vraiment entre scène et fosse, sauf peut-être au deuxième acte, dont l’ensemble est très réussi et scéniquement et musicalement, et dont le trio final est enthousiasmant à tous niveaux.
Il ne s’agit pas de crier haro sur le baudet, et de déplorer le départ de Petrenko remplacé par un Janowski non concerné. Mais dans un travail où musique et mise en scène ont été travaillées jusqu’au plus infime détail dès l’origine, on remarque bien trop les deux chemins qui se séparent ou qui quelquefois se rencontrent par hasard.
Autant Rheingold, trop théâtral, n’a pas bien fonctionné dans son rapport scène-fosse,autant Walküre a mieux fonctionné, et Siegfried partiellement. Il en est de même pour ce Götterdämmerung avec ses moments d’ivresse musicale (Acte II, mort de Siegfried et marche funèbre) et ses moments contradictoires où la scène et la musique ne vont pas au même pas. Il n’importe : on sent quand même un travail mieux maîtrisé, plus accompli que l’an dernier, et on sent les chanteurs bien plus à leur aise.

Ce Ring a d’ailleurs été mieux dominé du point de vue vocal, et ce Götterdämmerung le confirme : des Nornes superbes (Christiane Kohl toujours un peu acide cependant, mais Wiebke Lehmkuhl et Stephanie Houtzeel magnifiques), des filles du Rhin toujours aussi fraiches et justes (Stephanie Houtzeel et Weibke Lehmkuhl encore, mais aussi Alexandra Steiner), le chœur impressionnant du deuxième acte, avec une mise en scène si fluide dans un espace si réduit, renforcée par une prise vidéo virtuose, impose sa puissance étonnante, écrasante même, sous la direction d ‘Eberhard Friedrich.
Marina Prudenskaia en Waltraute va au bout du récit de manière honorable, mais elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, ni par l’engagement vocal, ni par l’énergie.
Albert Dohmen est en revanche plus à l’aise dans Alberich : la voix a repris de l’éclat, la diction est toujours d’une clarté impeccable, il impose un profil de Wotan déchu qui va très bien avec la mise en scène.
Markus Eiche, plus à l’aise dans Gunther que dans Donner, fait entre son timbre chaud, avec une belle projection et une magnifique intelligence du texte, la prestation est tout à fait remarquable.
Remarquable comme toujours aussi Allison Oakes dans son personnage de Gutrune ravissante idiote, la voix est bien projetée, bien assise, et elle acquiert dans la scène finale une véritable dimension tragique, une grande Gutrune, probablement une des meilleures sur le marché, pour un rôle difficile à incarner.
Stephen Milling est peut-être encore plus impressionnant cette année que les années précédentes, la voix est magnifiquement projetée, avec une carure vocale (et physique) bluffante. Même sans sa crête (portée par Attila jun, son prédécesseur dans le rôle), il impose sa présence, à la voix rude et retenue, terrible et réservée. Une très grande incarnation.
Stefan Vinke dans Siegfried payait sans doute les efforts déployés dans Siegfried. Le Siegfried de Götterdämmerung est différent du Siegfried de Siegfried, demande moins de force et plus de subtilité et un peu plus de lyrisme, et Stefan Vinke chante avec une émission très nasale qui est indice de fatigue (Lance Ryan avait aussi cette nasalité fréquente). Il reste néanmoins un très grand Siegfried, convaincant. Moins mauvais garçon que Lance Ryan il est un ado poupin et souriant qui ne comprend rien à rien, et qui joue sans cesse à Siegfried, c’est bien vu. Vinke reste le Siegfried du moment.
Catherine Foster vient à bout du rôle avec cran et grandeur, sans fatigue apparente, particulièrement intense et émouvante. Ne l’ayant jamais entendue ailleurs qu’à Bayreuth, je ne sais comment la voix sonne dans une autre salle (Bayreuth reste une salle tellement favorable aux voix !), mais ici, elle est l’une des Brünnhilde les plus vocalement convaincantes qu’on ait vue depuis très longtemps, sans une note ratée, toujours impressionnante par la justesse et surtout, ce qui est plus rare, toujours claire dans sa diction : on entend et on comprend tout. Grandiose prestation.
On quitte ce Ring avec le sentiment d’un spectacle d’exception de très grand niveau musical malgré les réserves exprimées, avec des chanteurs de très haut niveau. Que nous réservera 2020… ?

 

 

MÉMOIRE D’ABBADO 1: PHILHARMONIE BERLIN 2001-2002: PARSIFAL de Richard WAGNER les 29 novembre et 1er décembre 2001 (dir.mus: Claudio ABBADO)

Avant d’ouvrir le Blog, j’écrivais dans le site des Abbadiani itineranti des textes sous le titre générique « Chroniques du Wanderer », en italien ou en français, tous consacrés aux concerts de Claudio Abbado. J’ai ainsi quelques traces de quelques concerts. Leur relecture m’a fait simplement revivre ces moments qui n’ont pas eu d’équivalent depuis. J’ai décidé d’en republier quelques uns, en français ou en italien, selon ce qui se présente.
Je commence par ce long article sur Parsifal, celui de Berlin en 2001, (qui sera suivi de plusieurs à Pâques avec les Berlinois et l’été suivant  avec le GMJO). J’en rappelle les circonstances. Claudio Abbado était enfin sorti des premières conséquences de sa maladie (survenue en 2000) et avait complètement repris son activité. Je rappelle que depuis sa reprise après son opération le 3 octobre 2000, qu’il n’annula qu’un seul concert, à Athènes, pendant la tournée d’hiver 2001 (Intégrale Beethoven) des Berlinois,  et qu’il effectua, très fatigué, une tournée au Japon fin 2000 avec Tristan und Isolde.   En relisant ces lignes, très ému, je me suis dit que Claudio m’accompagnait encore et que je pouvais ainsi en témoigner.
Et du coup, je me suis mis à réécouter l’enregistrement radio de ce Parsifal. En écoutant l’orchestre…le monde s’est réenchanté.

 

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Parsifal, premières impressions


Rappelons: c’est une longue recherche, musicale, philosophique et humaine qui a mené Claudio Abbado à Parsifal, qui passe par Lohengrin et Tristan. C’est aussi une période qui s’ouvre, puisque Parsifal dominera la saison jusqu’en septembre 2002: on l’entendra à Salzbourg au printemps, puis successivement, avec l’Orchestre des jeunes Gustav Mahler à Bolzano, Edimbourg, Lucerne. C’est dire le prix attaché au projet. Parsifal a aussi été l’objet d’une très longue préparation, à peine interrompue par la maladie. Il est évident que c’est là une pierre miliaire dans le parcours de Claudio Abbado. Comment s’en étonner: Parsifal est une de ces oeuvres par lesquelles il faut un jour passer, une de ces oeuvres qui n’ont jamais fini de dire quelque chose, une de ces oeuvres qui gardent un mystère qui les rend incontournables, pour l’auditeur comme pour l’artiste.Faut-il sacraliser Parsifal ? Il est difficile de répondre. L’appellation « Festival scénique sacré » devrait nous induire à le penser. Dans le parcours wagnérien, nul doute que l’on est au-delà de l’opéra et du spectacle: on est à un point d’aboutissement qui a commencé au Fliegende Holländer, qui est passé par Tristan, par le Ring. Comme Tannhäuser et comme le Vaisseau Fantôme c’est une oeuvre sur la rédemption possible, qui passe obligatoirement par l’amour, la souffrance et la mort. Comme Lohengrin – avec quelle filiation ! – c’est une oeuvre sur l’impossible dialogue entre l’homme et l’ordre du mystique et du divin, et sur l’arrivée du sauveur inconnu; comme Tristan, c’est une oeuvre sur Eros et Thanatos, comme Meistersinger, Parsifal est une oeuvre sur l’initiation; comme Ie Ring, Parsifal est le récit d’une aventure individuelle qui passe par l’amour, la divinité, la société, et qui se clôt sur sur une fin et une renaissance. Les tentatives de lecture de l’oeuvre hésitent entre l’ésotérisme, la religion à laquelle elle emprunte de nombreuses formes et de nombreux thèmes, on a même pu parler de fatras mystique. Certains enfin nous demandent de prendre garde au danger que l’oeuvre peut représenter pour l’individu (Nietzsche)!

Sang, blessure, castration, chasteté, amour, sensualité, connaissance, passion (au sens religieux et christique), initiation, pouvoir et pouvoirs, société, armée, mère, innocence – comme l’innocent de Boris -, mort. Voilà quelques uns des mots et des concepts qu’il faut avoir en mémoire pour suivre l’oeuvre sans vraiment toujours la saisir. Parsifal, un de ces héros sans origine, parti voir le monde comme Siegfried, sans mère et pourtant complètement soumis à l’image maternelle et au manque, comme Siegmund et Siegfried, arrive dans une société de chevaliers régie par un rite unique qui lui garantit survie et pouvoir: le rite du Graal.

Dans cette société, le pouvoir chevaleresque est détenu par un « roi », Amfortas, déchu par la faute. Le Graal, vase contenant le sang du Christ, qui a coulé sur la croix par la lance du soldat romain est la source du pouvoir vital des chevaliers. La Sainte Lance (qui perça le Christ) est garante de la survie de ce pouvoir. Amfortas, en fautant, se l’est fait dérober . Aux mains de l’ ennemi, le magicien Klingsor, qui a l’en a transpercé , son pouvoir s’exerce désormais seulement pour faire lui faire éprouver l’atroce souffrance, à chaque fois qu’il exécute le rite, la blessure s’ouvre et le sang coule, sans possibilité de rédemption. Détruit par l’horreur de la souffrance, Amfortas refuse de plus en plus d’exécuter le rite. Au premier acte, il l’exécute pourtant, pour permettre à son père Titurel de reprendre force et survivre. C’est à ce récit et à ce rite que nous assistons.

Parsifal, entré en scène après avoir tué un cygne, comme Siegfried entrait accompagné d’un ours (Parsifal ignore toute règle sociale, Siegfried ignore la peur), assiste au rite et à la torture d’Amfortas, qu’il ne comprend pas: il est chassé du domaine du Graal.

Le personnage central de ce premier acte est Gurnemanz, compagnon et ami d’Amfortas, c’est d’une certaine manière la mémoire vivante de cette société particulière: le garant de l’histoire, des rites, et celui qui transmet. C’est une sorte de Pimen.
Il transmet aux nouvelles générations l’histoire du Graal, et c’est pourquoi en ce premier acte, il raconte son récit à de très jeunes chevaliers (ils peuvent avoir entre 10 et 15 ans). Dans cette version, les jeunes chevaliers sont chantés par des enfants et adolescents…Toute l’approche sonore en est bouleversée. Chaque épisode en est accompagné dans la fosse par l’exposé des leitmotive, qui se suivent et s’enchaînent, répondant à la progression de l’histoire.

Si Amfortas choisit de raconter ce récit à ce moment là, c’est que les jeunes se sont attaqués à une femme: la seule femme que nous verrons dans le domaine du Graal, qui, venue de partout et du nulle part parcourt le monde à la recherche de baumes salvateurs pour apaiser les souffrances d’Amfortas…Qui est-elle ? d’où vient-elle? nul ne le sait, et surtout pas Gurnemanz. Elle est seulement là par intermittences, pour servir, et dépositaire d’un étrange savoir: elle sait que la mère de Parsifal est morte, elle le lui lance au visage, mais au moment où Parsifal va assister au rite du Graal, elle tombe dans une étrange léthargie qu’elle refuse, mais à laquelle elle ne peut résister.

Voilà le premier acte de Parsifal, tel qu’on peut en saisir les quelques implications: un jeune innocent tombe au milieu d’une société au bord du gouffre, dont les lois sociales et morales sont menacées par des forces obscures. Seul un sauveur la sortira de la mort lente: « durch Mitleid wissend, der reine Tor, harre sein, denn ich erkor » (« la pitié instruit le pur, l’innocent, attends celui que j’ai choisi ») Parsifal ne sait pas ce qu’il voit. Il est chassé: le royaume du Graal a laissé partir son sauveur sans le reconnaître. En somme au terme de ce premier acte, nous savons que nous ne savons rien: nous avons assisté, pétrifiés par la grandeur, au rite du Graal, mais nous ne connaissons aucune clé de l’oeuvre. Mais si nous ne savons rien, nous avons appris quelque chose: nous pouvons donc poursuivre le chemin.

Jeudi 30 novembre

Inutile aussi de décrire l’attente dans laquelle était le public de Berlin. Et celle du Wanderer, pour lequel Parsifal est l’oeuvre chérie entre toutes, liée à toute son éducation musicale et à toute l’histoire de sa relation à l’opéra et en particulier à Richard Wagner. Première oeuvre entendue à l’opéra, première oeuvre de Wagner entendue intégralement, première oeuvre entendue à Bayreuth, premier disque d’opéra acheté (celui de Solti..). Eh bien, que dire après cette audition: le lecteur sera surpris de ne pas trouver les superlatifs habituels dans ce site et dans ces lignes pour qualifier ce que nous avons entendu hier…Mais qu’il ne se méprenne pas: il n’y a pas de déception. Il y a stupéfaction. Une stupéfaction qui empêche une réflexion rationnelle et une distance de bon aloi lorsqu’il s’agit de rendre compte. Une stupéfaction qui attend la deuxième audition pour s’assurer avoir vraiment compris les intentions et la volonté du chef.

On a l’habitude d’entendre un Parsifal de cathédrale, grandiose comme un Te Deum, recueilli comme un Requiem, une musique charnue, lente et cérémonielle, éclatante et tout à la fois émouvante, un Parsifal « gothique flamboyant ». Nous nous trouvons devant une rigueur franciscaine, une simplicité et un hiératisme à la limite rugueux, comme dans une cérémonie toute de grandeur simple. Rugueux, le son de ces cloches fondues tout exprès pour cette représentation, que Wagner lui-même voulait et n’avait pu obtenir, rugueuses, ces voix blanches là où habituellement on entend des voix féminines. Là où le son est fini, rond, parfaitement délimité, on a un son aux limites, quelquefois hésitant, mais incroyablement puissant, incroyablement parlant, incroyablement juste. Ce Parsifal est pour moi rupestre, comme ces peintures des chapelles des premiers chrétiens, et par là-même originel. En ce sens, le premier acte doit être grandiose, mais d’une grandeur froide, comme cette distance mise entre ce qui se voit et ce qui se sent, comme cette distance qui sépare Parsifal de la compréhension, de cette Mit-leid, de cette souffrance-avec, de cette passion qui doit être physiquement ressentie pour devenir action. D’où un premier acte parfait dans sa réalisation, mais distant et étranger, impressionnant mais lointain. Comme si il y avait quelque chose qui séparait encore de la lumière et du sublime: c’est beau, certes, c’est impressionnant certes, mais les surprises sont telles qu’elles finissent par déranger l’audition. Et quelques hésitations à l’orchestre. Mais critiques de journaux allemands sont toutes sans aucune exception enthousiastes

Lundi 3 décembre

Samedi 1er décembre: Le miracle. Dès les premières mesures du prélude, quelque chose de différent se passe dans la relation du chef et de l’orchestre. Une fluidité et une précision dont nous nous étions rendu compte jeudi, mais qui cette fois-ci est devenue fusionnelle. Tous sont en place: les voix d’enfants n’ont plus aucune hésitation et les chanteurs sont en forme (Alfred Dohmen le jeudi avait eu quelques difficultés dans Amfortas, il domine ce samedi sa partie de manière impressionnante), le vétéran Kurt Moll, qu’on peut sans crainte qualifier de Gurnemanz de ces trente dernières années donne une leçon de phrasé, un véritable cours d’interprétation, tout pétri d’humanité et de rigueur: son récit est dit, compris, mot à mot et entendu, car l’orchestre ne couvre jamais les chanteurs: comment Claudio Abbado a-t-il réussi à obtenir ce son légèrement amorti qu’on entend seulement dans la salle de Bayreuth? Jamais l’orchestre n’est envahissant quand les chanteurs sont en scène, il n’est qu’un personnage parmi d’autres, mais il ne reprend ses droits – avec un éclairage particulier – que lors de l’extraordinaire Verwandlungsmusik, là où « le temps devient espace »: certains spectateurs ont été gênés par le son des cloches, à la fois envahissant et obsédant, et qui donne à ce qui se passe une allure décidement cérémonielle et religieuse: il n’y a plus de théâtre, plus de distance, nous sommes de plain pied avec l’action scénique . Les choeurs alors se mettent à dialoguer: le Tölzer Knabenchor, tout en haut de la salle, près de la voute céleste… tient allègrement le la bémol(!), le Rundfunkchor Berlin sur le podium n’est pas en reste, on se souviendra longtemps du son du « letzten » dans les premières mesures du choeur « Zum letzten Liebesmahle » à la fois adouci et attendri dans un choeur habituellement chanté comme une entrée vaguement martiale, et lorsque la voix du ciel descend vers le spectateur et sonne les dernières mesures après une heure et quarante cinq minutes de musique, le silence est pesant dans la salle frappée d’obscurité, même si de courts applaudissements éclatent lorsque les lumières se rallument.

Ce samedi, nous avons retrouvé cette clarté, cette simplicité franciscaine dont je parlais plus haut, mais cette fois-ci, tout nous a semblé encore plus fluide, encore plus essentiel: loin des grosses machines lourdes que nous avions pu entendre à Bayreuth et ailleurs, loin de ce ton cérémoniel d’une lenteur insupportable que certains chefs prennent pour du recueillement, loin aussi de l’action au sens théâtral du terme: tout l’acte est construit autour de la Verwandlung, de la transformation à vue de la scène, entre le court moment où Parsifal entre en scène et le rite qui va avoir lieu , seul moment de théâtre et d’action construit volontairement au centre de l’acte qui crée un moment de trouble, qui va infléchir notre regard sur le recueillement des chevaliers , mais qui par ce trouble même montre qu’il est l’élément perturbateur cher aux contes, et donc casse un rythme de la représentation auquel nous nous étions habitués dans tout un acte dont l’objet est d’apprendre, et apprendre à sentir: Parsifal est en scène, il faut sentir que quelque chose se passe.

Le deuxième acte est l’acte de la péripétie, cher au schéma narratif traditionnel: nous retournons à l’action et au théâtre: Klingsor le magicien est en réalité un chevalier déchu: incapable de se soumettre au voeu de chasteté, il s’est châtré. Il a été chassé du royaume du Graal et pour se venger a fondé un royaume magique qui en est le symétrique, cet affreux soleil noir dont parle Hugo. Là où le Graal cultive la chasteté et la connaissance mystique, Klingsor organise une société construite autour du plaisir sensuel, une sorte de Venusberg exclusivement dédié à la chasse aux chevaliers pécheurs. Parmi ces chevaliers, Amfortas qu’il a piégé, à qui il dérobé la Sainte Lance, et au moyen de laquelle il l’a castré à son tour, telle est la blessure qui ne se referme jamais. Son arme: des filles fleurs d’un jardin enchanté et une femme, Kundry, qu’il emploie pour les missions délicates en la sortant d’un sommeil léthargique, devenue pour la circonstance un parangon de beauté et de sensualité sauvages, omnisciente (on l’avait constaté au premier acte). Ainsi donc le mystère de Kundry est – quelque peu – dévoilé: lorsque Klingsor ne la rappelle pas, elle court le monde pour expier, et notamment pour soigner Amfortas, qu’elle avait elle-même attiré dans ses filets et séduit, elle est pécheresse suprème (Klingsor l’appelle Höllenrose, Urteufelin – Rose infernale – archidiablesse) et recherche tout à la fois la rédemption . Elle est appelée par Klingsor parce que le cas Parsifal est le plus ardu: c’est un innocent….Après une résistance désespérée, elle cède dans un rire sardonique.

Parsifal passe, amusé au milieu des filles fleurs, scène légère et colorée, mais aussi mystérieuse comme la sensualité, et entend un appel venu du fond des âges: « Parsifal, weile.. ».(« Parsifal, reste ») Parsifal, ainsi le nommait sa mère en rêve. Il reste donc et se retrouve devant Kundry, dans un dialogue étrange où Kundry entreprend un jeu de séduction qui est en même temps la première pierre de la construction du savoir de Parsifal. Elle lui raconte l’amour maternel, une vie toute tournée vers le fils chéri. Elle lui raconte la fuite du fils et la mort de la mère. Cet amour perdu parce que tué, quelque part, par le fils, elle va, elle Kundry, le transmuer en amour, tout simplement, par un dernier baiser de mère et un premier baiser d’amour. Parsifal, à qui vient d’etre révélé la première grande vérité de la vie, qui perd, déjà, son innocence, se laisse aller au baiser.

Mais, justement parce que Kundry vient de le faire passer en un instant à l’état d’adulte,qu’ il éprouve la sensualité, et la connaissant, identifie immédiatement la douleur d’Amfortas: il repousse Kundry: il sait désormais, parce qu’il a souffert (« Durch Mitleid wissend » « la pitié instruit le pur… »; cette pitié il faut bien la prendre au sens littéral allemand « souffrance avec »): c’est parce qu’il vit une passion, une souffrance qu’il partage, que Parsifal comprend: lui seul peut donc comprendre le sens du Graal, et du sang versé pour la rédemption du monde. Dès cet instant, Parsifal est ailleurs et Kundry argumente dans le vide. Pire, Kundry comprend le rôle de son baiser (« So war es mein Kuss der welthellsichtig dich machte »/ »ainsi c’est mon baiser qui t’a donné la clairvoyance universelle »). La dernière partie de l’acte est vraiment l’effort désespéré de Kundry de récupérer Parsifal, pour elle-même, et elle seule? pour Klingsor? Tout cela reste ambigu: tente-t-elle le tout pour le tout ou bien use t-elle de toutes les stratégies pour piéger et séduire Parsifal ? Est-elle d’abord une femme amoureuse, désire-t-elle Parsifal pour sa propore rédemption ? ou bien n’est-elle qu’une esclave de Klingsor? Est-ce là sa suprème souffrance, à elle, qui vit une recherche tragique d’expiation ou bien est-ce un piège de la stratégie de Klingsor? Elle raconte en tous cas son histoire, son destin face à Klingsor, face à Amfortas, son existence dédiée au mal et à son expiation: sincérité de femme perdue et souffrante ? Nous sommes au coeur même du débat. Parsifal n’entend rien, il sait sa mission, sa vie a une direction, le piège ne peut se refermer sur lui et le royaume de Klingsor est détruit par un signe de croix fait par la Sainte Lance récupérée, reste en scène Kundry: « du weiss, wo du mich wiederfinden kannst » / « tu sais où tu peux me retrouver »: Invitation à la rédemption au sein du royaume du Graal, lorsque – et parce que – la mission aura été accomplie.

Comment rendre la péripétie ? Comment rendre la sauvagerie? comment rendre la souffrance des êtres ? Dans cet acte qui est celui de l’impossible dialogue, mais aussi du théâtre retrouvé et de l’action, Claudio Abbado opte pour la course à l’abîme. Un rythme haletant, qui commence par la peur et le refus, une peur indiscible se lit dans le rythme avec lequel il emmène son orchestre (remarquons au passage les ressemblances dans la situation comme dans la musique avec le début du IIIème acte de Siegfried, mais là la rédemption et la victoire se lisent par l’amour humain, non par la mission mystique…Mais cette Kundry qui surgit du sommeil et qui refuse d’obéir est bien proche d’Erda….Quant à Klingsor et à la lance qu’il va perdre….) Parsifal traverse le monde de Klingsor sans danger car sans savoir. Le savoir commence lorsque Kundry l’appelle, et l’orchestre à ce moment change. Nous avions eu la peur extrème, et le jardin des plaisirs légers, nous retombons dans la souffrance, le mystère, l’obscurité: scène paroxystique s’il en est la scène Parsifal / Kundry est à la fois un récit dans sa première partie, et une seule action dans sa deuxième partie (le baiser) qui fait tout basculer dans le dialogue de la troisième partie: il s’agit désormais de convaincre Parsifal et non plus de le séduire: adieu magie, le discours reprend ses droits, puisque Parsifal est désormais en état de comprendre. Mais puisque la magie a disparu, il faut que le discours soit aussi urgent que le malheur essentiel de Kundry, d’où ces déchirures, ces contrastes saisissants, cette impossible quête qu’Abbado nous fait toucher par un orchestre époustouflant de ductilité, tantôt allégé à l’extrème, tantôt fortissimo, tantôt effleurant les mots des protagonistes, rivalisant bientôt dans l’excès. A cet orchestre il fallait peut-être une autre voix que celle de Linda Watson dans Kundry: elle s’en sort avec les honneurs, mais reste en deçà du nécessaire: face au déchaînement, il fallait une Meyer, ou sans doute une Urmana. Robert Gambill en revanche est assez surprenant, avec une voix qui n’est pas si puissante, il réussit à faire exister le personnage. Tout ici est déchirant, tout est souffrance, lutte, tragédie: nous sommes chez les hommes.

« Du weiss, wo du mich wiederfinden kannst » / « tu sais où tu peux me retrouver », au roulement de timbale final succède le noir total, puis une explosion du public.

Les personnages sont en place, le troisième acte n’est dès lors que conséquence de ce qui précède: le royaume du Graal s’enfonce dans la déchéance depuis qu’Amfortas refuse de célébrer le rite, Titurel est mort, et le rite funèbre devrait s’accomplir, pour la dernière fois. C’est en même temps le Vendredi Saint, jour de deuil, mais la nature se réveille, c’est aussi la renaissance du Printemps…Comme on le voit, aux thèmes chrétiens s’associent dans le monde wagnérien une vision assez païenne de la nature, mais cette vision est en même temps une anticipation dramaturgique de la renaissance finale, signe du retour de Parsifal. Kundry est en scène, reconnue par un Gurnemanz bien vieilli, elle ne prononce qu’une seule parole « dienen ». Dans ce troisième acte, la parole est en même temps acte, c’est sa seule nécessité, il n’y a plus de récit, les personnages n’ont plus à dialoguer, il faut agir. Gurnemanz rappelle rapidement ce qui se passe, après quelques hésitations reconnaît Parsifal mais ne saisit pas encore ce qu’est l’enjeu de ce retour, signe qu’on reprend l’histoire exactement à la fin du premier acte: rien n’a évolué, tout s’est au contraire dissous. C’est la vision de la Lance indiquée par Parsifal qui lui donne enfin la lumière: tout s’enchaîne alors, mais de nouveau la priorité est donnée au rite: Gurnemanz, gardien des traditions, baptise et indique comment baptiser: Parsifal le sauveur a besoin de ce signe tangible pour faire partie de la communauté, pour y faire entrer à son tour Kundry. La nature participe par sa renaissance à l’événement et anticipe la dernière scène, qui commence par une formidable Verwandlungsmusik.

De ce dernier acte, Abbado fait une cérémonie funèbre: c’est ce rythme funèbre qui marquera l’ensemble de l’acte, avec un climax lors de la Verwandlungsmusik. A cette cérémonie funèbre est attachée une infinie tristesse. Même la scène finale, qui apporte la paix, reste plongée dans cette tristesse existentielle. L’enchantement du Vendredi Saint est plein de cette beauté triste, ce « Beau, ardent et triste », cher à Baudelaire – cet admirateur de Wagner -, qui rend bouleversant l’atmosphère de l’ensemble de l’acte. Dans ce contexte, comme on l’a dit plus haut, la Verwandlungsmusik prend une allure d’apocalypse, et les cloches déchaînées s’allient aux coups de timbale, très secs, la vie et la mort, la communauté face à son destin, le reste de chaleur contre le froid absolu. Cette vision de l’absolu wagnérien est sans doute unique, réalisée de cette manière, dans les annales de l’oeuvre: Jamais on n’a entendu ça, comme ça. Comment faire désormais un Parsifal sans les cloches!?

L’atmosphère apaisée de la scène finale et sa relative rapidité laissent tout en une sorte de suspens. L’extraordinaire manière dont Abbado révèle le tissu orchestral, l’enchevêtrement des motifs et des instruments et sa paradoxale impression d’harmonie absolue donnent une impression d’ordre céleste. Si l’on se réfèreà la théorie des trois ordres pascaliens, l’ordre des corps (Kundry), l’ordre des esprits (Gurnemanz), c’est la Musique qui assume le troisième ordre du divin, aidée en celà par les voix du Tölzer Knabenchor, ces enfants qui chantent comme des Anges du Paradis: comme les anges musiciens des tableaux de Giovanni Bellini, les enfants donnent ici l’impression définitive, la projection sur un futur possible, l’ouverture, car le reste a été et reste si triste.

Noir absolu, très long silence, trente minutes de délire d’un public bouleversé.

On aura compris que ce Parsifal là ne ressemble à aucun autre, il a l’harmonie de la tristesse et la violence de la souffrance, la rugosité de la simplicité et le grandiose des cathédrales primitives. Aucune facilité, aucun laisser aller à l’esthétisme gratuit: chez Abbado, la forme est toujours au service d’une substance. Alors, les amoureux de la beauté ardente et triste, courez à Salzbourg pour Pâques, à Edimbourg, Bolzano et Lucerne cet été, mais vous, simples amateurs d’opéra, amants du faux grandiose et de la flamboyance gratuite et théâtrale, passez votre chemin, ce Parsifal n’est pas pour vous.

Berlin, Philharmonie, 29/11 – 01/12/2001RICHARD WAGNER
1813-1883ParsifalBühnenweihfestspiel in drei Aufzügen
Dichtung von Komponisten

Amfortas: Albert Dohmen
Gurnemanz:Kurt Moll
Parsifal: Robert Gambill
Klingsor: Richard Paul Fink
Kundry: Linda Watson
Titurel: Hans Tschammer
Zwei Gralsritter: Franz Supper, Markus Hollop
Blumenmädchen: Caroline Stein, Christine Buffle, Heidi Zehnder, Gesa Hoppe, Karin Süß, Elena Zhidkova
Stimme aus der Höhe: Elena Zhidkova
Vier Knappen: Solisten der Tölzer Knabenchores, Philip Mosch/Peter Mair (alternierend), Tom Amir, Christian Fleigner, Simon Schnorr

Rundfunkchor Berlin
Tölzer Knabenchor

Berliner Philharmonisches Orchester

Claudio Abbado, Dirigent

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER les 31 JUILLET et 12 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

Walhalla? Acte III ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Walhalla? Acte III ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Götterdämmerung à Bayreuth est toujours un moment émouvant. C’est la dernière journée du Ring, et souvent la dernière journée du séjour, qui laisse toujours derrière un peu de nostalgie : c’est l’heure des bilans, c’est aussi le moment très sensible de la fanfare du troisième acte, exécutée selon les années d’une manière différente, modulée ou non. Je me souviens de cette fanfare dans cette couleur de crépuscule entre chien et loup, qui prenait immédiatement pour moi un relief particulier au temps de Chéreau: c’était là où disparaîtrait jusqu’à l’année suivante la merveilleuse image du rocher inspirée de Böcklin. Rarement image théâtrale ne m’a plus marqué. Difficile de ne pas s’en souvenir, difficile de ne pas aimer Götterdämmerung, indépendamment même de la qualité de la représentation. C’est toujours un adieu.
Beaucoup s’étonnent que même si les représentations ne sont pas toujours légendaires, on revienne sans cesse à Bayreuth. Pour ma part, ce lieu est tellement lié à ma vie que j’y reviens pour des motifs qui vont bien au-delà de la consommation contingente de cette représentation ou d’une autre. Tout prend à Bayreuth un relief particulier, en bien comme en mal. Je lisais des communications d’amis qui se désolaient de l’accueil houleux de la belle mise en scène du Siegfried de Frank Castorf hier (Ring III). Les fameux crocodiles ont fait leur œuvre, Siegfried est la production qui est systématiquement huée. Peut-être hier plus que d’habitude parce que une partie du public du Ring III est considérée plus conservatrice. Huer est toujours une manifestation de bêtise. Laissons les idiots à leurs certitudes : ce sont eux qui huaient Chéreau même pendant le déroulement de la représentation en 1976 ou 1977 ; on n’a pas idée de la violence des réactions d’alors. On voit aujourd’hui le résultat : l’histoire a parlé, et Chéreau est devenu un mythe. Frank Castorf a pris le lointain relais comme tête de turc.
On peut certes discuter l’entreprise de Frank Castorf, et sa lecture mais la discuter sur pièces, en argumentant, et surtout pas en affirmant que « Wagner n’est pas respecté » car le respect pour Wagner se lit non sur les crocodiles, un épiphénomène, mais sur un travail d’analyse et de mise en scène qui n’a pas aujourd’hui d’égal en profondeur ni en réflexion, dans les détails comme sur la ligne globale : Castorf a construit son Ring musicalement, avec ses leitmotives en écho avec ceux de Wagner, il a construit l’histoire d’un crépuscule, très ambiguë, ni optimiste ni pessimiste, pour la première fois sans réponse, sans option finale, comme en suspens. La profondeur du travail produit est la première marque de respect pour l’œuvre de Richard Wagner.
Résumons ce que nous avons vu: l’aventure des Dieux a été réglée dans Rheingold : une bande de gnoufs, de petits malfrats, une famille Ewing au petit pied. Celle des hommes est en train d’être réglée, elle suit dans les cent cinquante dernières années celle du pétrole, celle des aventures de pétrole et pouvoir. On l’a vue commencer en Azerbaïdjan (Walküre), continuer sous l’égide des dieux tutélaires du communisme puis à Berlin-Est, l’étrange caverne de Fafner pleine de menaces (Siegfried). Siegfried a brisé la lance sur laquelle les runes étaient gravées. Et cette brisure provoque immédiatement  de l’agitation dans la mise en scène de Castorf : vitrines de l’Est changées, Champagne à la place de verroterie, expression du désir et même de la luxure, comme si la rupture de la lance et la Wende quelque part correspondaient, comme si la dictature wotanesque prenait fin, qu’on se libérait, comme si ces crocodiles étaient déjà post-communistes.
Quelles que soient les péripéties qui précèdent, Götterdämmerung est autre, c’est un monde post. Souvenons-nous du travail d’Andreas Kriegenburg à Munich, si riche d’images, si abstrait et mythique dans les trois premiers épisodes, et au contraire l’univers si concret, si inscrit dans notre monde, du dernier jour dans un vulgaire centre commercial, verre et acier.
Ici, le décor  d’Aleksandar Denić, monumental comme pour les autres épisodes, est à la fois très historié et évocatoire ; très historié parce qu’il se réfère à des réalités, publicité gigantesque pour le complexe pétrochimique de Schkopau, bout de mur de Berlin coincé dans le décor, façade de bâtiment  qui renvoie à l’emballage de Christo du Reichstag, empilement de barils qui renvoient eux aussi à Christo, c’est-à-dire à l’art dans la cité, comme valeur éthique puis dans le dernier tableau valeur économique (à la fin entre les colonnes de Wall Street, les filles du Rhin sortent un Picasso).
Mais la mise en scène nous renvoie aussi à tout un monde de realia : le rôle de la banane en Allemagne de l’Est, qui fut une véritable affaire d’état (quand Seibert mange fiévreusement une banane entre le duo Siegfried Brünnhilde et la scène des Gibichungen), la présence turque et le kiosque à Kebab (Döner Box), l’Isetta et la Mercedes décapotable. Mais aussi des allusions à des films (Le cuirassé Potemkine) ou à des événements historiques (le blocus de Berlin). C’est-à-dire à la fois des références que chaque allemand qu’il soit originaire de l’Est ou de l’Ouest peut reconnaître, qui ont fait partie du vécu personnel ou familial et aussi des symboles plus larges lisibles par tous les publics un peu informés…
Pour comprendre la démarche de Castorf, sinon l’approuver, il faut avoir en tête le statut de Wagner en Allemagne, celui de Bayreuth, et l’occasion même de ce Ring qui est le bicentenaire de Richard Wagner. Wagner fait partie des masses de granit de la culture germanique (et mondiale, bien évidemment), qu’on se positionne pour ou contre d’ailleurs parce que Wagner fait clivage ; le statut de Bayreuth est aussi hautement signifiant dans le monde de la culture et notamment celui du théâtre, genre qui est en Allemagne un fondamental sinon un fondement. Rien à voir avec le statut du théâtre en France ou en Italie, même si les choses ont tendance à évoluer. Et le théâtre en Allemagne est d’abord théâtre public, financé par les collectivités locales: Bayreuth est depuis un peu plus de quarante ans un bien national. Ce qui se passe sur la scène de Bayreuth est toujours regardé et disséqué, qu’on soit wagnérien ou non, qu’on aime le théâtre ou non. Et ce n’est pas la musique de Wagner qui est interpellée -personne ne la met en doute- c’est la représentation wagnérienne, qui historiquement, a donné le ton de la représentation théâtrale en général.
Les mouvements commencés à Bayreuth ont été fondamentaux pour l’histoire de la mise en scène d’opéra, mais aussi pour la représentation théâtrale et son histoire. Castorf à Bayreuth c’est, comme pour Götz Friedrich (1972), Harry Kupfer (1978) et ou pour Heiner Müller (1993) en leur temps, une fois de plus la tradition du théâtre de l’Est, brechtien, didactique, épique, faisant irruption sur la scène emblématique de l’Allemagne.
Le théâtre de Castorf est profondément didactique : il ne cesse d’expliquer de justifier, de multiplier les références pour éclairer les questions posées par les textes, pour les contextualiser.  Il est à la fois le théâtre et sa glose. Ce n’est pas un hasard si par contrat il ne devait rien rajouter au texte de Wagner : la direction du festival craignait des aventures qui n’auraient pas manqué de provoquer bien plus que les huées pour cinq crocodiles. Le théâtre de Castorf est aussi profondément allemand pour un public qui a évolué, qui s’est largement internationalisé et qui n’a pas les mêmes références théâtrales : il est intéressant par exemple de lire et d’écouter les représentants d’autres publics ou d’autres cultures,  là où la tradition théâtrale n’est pas fondée sur les mêmes principes, comme la tradition italienne d’ailleurs, malgré un Strehler qui a tant fait pour Brecht, et même si aujourd’hui Romeo Castellucci a fait irruption (mais il doit sa carrière à son succès hors de la Péninsule).
Castorf est de plus un personnage hautement symbolique des déchirures de l’Allemagne du XXème siècle, déchirures dont il ne cesse de parler dans son théâtre, directement ou par allusions. La fin de son règne à la Volksbühne de Berlin d’ailleurs montre le basculement, sans doute nécessaire, vers autre chose. Le théâtre de Castorf, très appuyé sur les fractures idéologiques du XXème siècle, est peut-être déjà un théâtre du passé, mais visiblement son effet sur le public est bien présent: il parle encore au public, il hérisse encore : c’est sans doute aussi que l’idéologie, dans notre monde politiquement si correct, est un non-dit, et doit restée voilée…. Voir le voile de Christo s’écrouler et découvrir non le Reichstag, mais Wall Street comme substitut du Walhalla, c’est évidemment une vision idéologique sur la manière dont l’Allemagne d’aujourd’hui pourrait être considérée.
Que ces débats-là aient à voir avec Wagner, et notamment le Ring, c’est une évidence. Même si certains préfèreraient sans doute les tenues « intemporelles » de Wieland qui -croient-ils- permettraient aujourd’hui de mettre tout ça sous le tapis, mais qui à l’époque de leur création hérissaient tout autant (voir le scandale des Meistersinger).

Wagner était entré dans les débats de son temps du côté des révolutionnaires: l’ami de Bakounine (tiens, un jeu de mots intéressant avec Bakou auquel Castorf a pu penser …) a toujours été à gauche, même s’il a abondamment profité du système et des classes dirigeantes et possédantes.  Le lecteur ou l’auditeur d’aujourd’hui ne peuvent ignorer les ambiguïtés du personnage; il est clair que le Ring n’est pas un conte de fées, mais un ouvrage qui pose le pouvoir au centre du drame, et les moyens pour y parvenir. Les belles histoires d’amour et les légendes sont pliées à l’aune de la soif de pouvoir et sont des outils à son service, comme ceux qui les vivent : Brünnhilde et Siegfried, Siegmund et Sieglinde, Gunther et Gutrune sont des mortels qui le paient de leur ruine ou de leur vie. L’amour dans le Ring, maudit dès le départ, est une machine à tuer. N’oublions jamais que seul Alberich survit, celui-là même qui avait maudit l’amour.
Si Wagner nous disait il y a un siècle et demi que le monde tournait déjà sans espoir, mû par la passion de l’or et du pouvoir (mais Balzac ne disait-il autre chose dans la Comédie Humaine ?), pourquoi serait-il refusé à Castorf de dire la même chose, en soulignant que toute entreprise amoureuse est forcément vouée à l’échec et en cassant systématiquement l’attente du spectateur par un processus de distanciation qui pose une réalité qu’on ne veut pas voir (Siegfried, Brünnhilde, crocodiles). Pourquoi le spectateur, être pensant et réel devrait-il épouser les illusions des personnages? Castorf empêche systématiquement l’identification aux personnages. On ne vient pas voir le Ring à Bayreuth seulement pour rêver. Et surtout pas à Bayreuth construit pour les représentations du Ring. On vient voir le Ring d’abord pour comprendre.
A Bayreuth, on vient voir du Wagner certes, mais surtout du théâtre : un Wagner particulier passé au prisme du regard théâtral. Je le répète si souvent, mais je pense qu’il faut s’en convaincre : Bayreuth est le lieu de l’œuvre d’art totale, où musique et théâtre se tressent de manière indissoluble. Impossible de dire qu’on « n’écoute que la musique », impossible de ne pas tenir compte de la scène dans un théâtre où l’orchestre est masqué. C’est pourquoi ceux que j’ai vu avec un masque de sommeil pour ne pas voir Castorf sont des imbéciles. Il faut quand même savoir pourquoi on est là. Et la mise en scène de Götterdämmerung, riche et foisonnante, qui parcourt le monde d’après-guerre, la Berlin du blocus, celle du mur, celle de l’Est et de l’Ouest (et les personnages passent indifféremment de l’une à l’autre), qui parcourt aussi les croyances et les superstitions, comme la vision chamanique de certains personnages comme Hagen qui erre dans un autel Vaudou qui trône pendant deux actes.
Je ne vais évidemment pas reprendre mes essais d’analyse de 2013 , 2014 (1) ,  2014 (2)  et 2015 , auxquels je renvoie le lecteur patient.
Il me semble néanmoins nécessaire de revenir sur les principes qui régissent ce dernier épisode :

  • L’histoire se poursuit désormais dans le cadre berlinois des années d’après guerre, le décor urbain et monumental identifiant parfaitement le mur, de part et d’autre. D’un côté un kiosque à kebab, la Döner Box (avec le jeu de mots sur Donner/Döner) et un magasin de fruits et légumes rempli de cageots vides, qui est « l’espace Gibichungen » – il en sont les propriétaires, et gèrent une sorte de bande du quartier -, et de l’autre le néon géant « Plaste und Elaste aus Schkopau » qu’on voyait sur les autoroutes d’Allemagne de l’Est, qui glorifiait la firme Buna, celle-là même qui avait construit à Auschwitz une usine de transformation de produits dérivés du pétrole et que les communistes de la DDR ont continué à exploiter. Le néon éclaire un espace sombre (un escalier monumental coincé entre deux tristes murs) réservé aux drames : c’est là que Siegfried est condamné, c’est là que son cadavre est amené, c’est là que Gunther est tué, c’est là enfin que Brünnhilde commence la scène de l’immolation. Un troisième espace, neutre pendant l’essentiel de l’opéra, dominé par une façade enveloppée à la Christo dans laquelle tous croient reconnaître le Reichstag, et devant laquelle stationne la caravane, qui sert de refuge à Brünnhilde (scène de Waltraute), puis à Gutrune, cette fois-ci sertie d’objets hétéroclites formant tête de taureau, allusion possible à Guernica. Et enfin un quatrième, fait d’une pièce occupée d’abord par l’autel vaudou pendant deux actes, puis par quelque SDF sous des affiches d’extrême droite (« L’aide pour ta mémé, par pour les roms ou sinti »)

    Nornes et Vaudou ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
    Nornes et Vaudou ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
  • Cet espace étrange, sorte d’autel vaudou, rempli d’objets consacrés, bougies, téléviseur diffusant des images de sacrifices d’animaux : espace par lequel passent souvent les personnages, les Nornes, Hagen, et par lequel entre Siegfried, l’espace par lequel on passe d’un monde mythologique (celui des épisodes précédents) à un monde des hommes pétris de soif de pouvoir et de superstition en même temps, surmonté d’un escalier métallique magnifiquement éclairé ne montant nulle part.
  • Pierre Boulez appelait la trame de Götterdämmerung une ferblanterie évoquant les trames des opéras romantiques, avec de l’amour, de la trahison, des meurtres, et où la seule héroïne est Brünnhilde qui condamne tout de même Siegfried à mort.
    Mais l’aventure humaine n’est-elle pas une immense ferblanterie ? C’est bien l’image produite par ce décor multiple, par ces objets par centaines qu’on va utiliser ou pas : l’Isetta, symbole de la consommation naissante qui dans la tête d’une Gutrune lutinée par Hagen, fait une sérieuse concurrence à Siegfried, la Döner Box où l’on trouve boissons diverses, Döner Kebab, légumes (on en coupe beaucoup dans ce Ring) mais aussi drapeau turc et allemand, écran TV etc…etc… – et qui sera à vendre à l’acte III, abandonné. Des cageots, des planches qui serviront à se battre, des barils de pétroles, présents à l’Est et à l’Ouest, des meubles (de l’Est) abandonnés sous bâche de plastique. Et chaque objet ne décore pas, mais fait sens, car Götterdämmerung est vraiment la résultante d’éléments qui se sont mis en place précédemment et qui déterminent les événements ou qui font sens pour le spectateur: d’ailleurs, comme jadis Kupfer, Castorf montre que Wotan, grand ordonnateur de la succession des catastrophes, est toujours là à surveiller la situation : on le voit, sur l’écran suivre attentivement la scène entre Waltraute et Brünnhilde. Son œil cette fois est clairement celui d’Alex, le héros d’Orange Mécanique de Kubrick, une des références de la mise en scène de Castorf. Wotan reste comme Alex, depuis Rheingold, chef d’un gang de petits voyous. Mais cette référence montre en même temps quelle société est régie dans Götterdämmerung.
  • Une société ou personne n’écoute personne, les dialogues sont le plus souvent soit interrompus, soit fragmentés, soit deviennent des monologues. On l’a remarqué dans les quatre épisodes. Dans Götterdämmerung, Brünnhilde fait des réussites pendant que Siegfried est impatient de partir, Gutrune n’écoute bientôt plus Siegfried (c’est réciproque) pour n’avoir d’yeux que pour l’Isetta, Waltraute quand Brünnhilde lui parle au début de leur scène s’entraîne à tirer à l’arc, Alberich et Hagen s’écoutent à peine, chacun dans son monde et ses rancœurs ou certitudes. On finit par s’écouter au dernier acte, mais c’est trop tard et Brünnhilde d’ailleurs finit par faire taire tout le monde…
Brünnhilde (Catherine Foster) Siegfried (Stefan Finke) et la caravane-taureau ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde (Catherine Foster) Siegfried (Stefan Finke) et la caravane-taureau ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Il y a par ailleurs une volonté claire chez Castorf de montrer que cette histoire mythique du Ring est quelque part une épopée ridicule, qui est une succession d’échecs, et que les « héros » ne restent que des petits bras. Cette distance prise avec le mythe et notamment l’embrasement final se lit dans cette fin très ambiguë où sur l’écran le cadavre d’Hagen chamane (sa coiffure n’apparaît que sur l’écran) part au fil de l’eau avec des Filles du Rhin rêveuses, et sur la scène où les mêmes personnages contemplent, comme tétanisés, le baril qui brûle dans lequel les filles du Rhin ont fait tomber l’anneau, pendant que Wall Street (qu’on croyait être le Reichstag) triomphe. Ambiguïté d’une fin où il n’y a pas d’embrasement mais seulement des vélléités, des filles du Rhin notamment (comme d’ailleurs dès Rheingold où Loge fait le même geste que les filles du Rhin avec leurs briquets et où finalement rien ne se passe). Brünnhilde disperse l’essence, et prépare les conditions, mais laisse les autres personnages prendre la responsabilité de leurs destins. Elle quitte le ring du Ring. Toute cette histoire « grandiose » pour rien.  L’Histoire passe, et elle relativise l’histoire revue et corrigée de ce Ring.

Des Nornes très allemandes...©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Des Nornes très allemandes…©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Mythes wagnériens et leur vanité, vanités des idéologies, vanité aussi d’un mythe allemand,  réduit ici à des drapeaux ou des couleurs de robe, ou des objets symbole comme Mercedes ou Isetta, tout reste abandonné, et débarrassé de tout sens à la fin. Castorf nous montre de manière très pessimiste une sorte de Crépuscule permanent du monde, et de permanence des pouvoirs qui se sont emparés de nos destins. Voilà une lecture du Ring qui en fait une grande métaphore de notre situation, comme Wagner en son temps en faisait une lecture de la situation de son monde, qui a fini par se noyer dans le sang figé des millions de morts de la première guerre mondiale.
Contre ceux qui hurlent à la provocation ou à la destruction de l’idéalisme wagnérien, Castorf répond par l’affirmation que l’idéalisme qui n’a jamais été l’objet du Ring: ce dernier n’affirme que la vérité des lois du monde, où tout amour est écrasé par le pouvoir et l’argent.

A cette histoire racontée avec une intelligence et une acuité rares, correspond cette année une approche musicale qui pour Götterdämmerung, reste dans le sillon d’un Siegfried plus réussi que Die Walküre et Rheingold . Les raisons en sont à mon avis multiples.
D’abord, au contraire des autres journées, la distribution de Götterdämmerung est restée grosso-modo inchangée (à part Waltraute, le groupe des Nornes et des Filles du Rhin): tous les protagonistes ont travaillé avec Castorf l’année précédente, connaissaient la production et avaient aussi travaillé avec Kirill Petrenko. Catherine Foster et Allison Oakes depuis 2013, Stephan Vinke Stephen Milling et Albert Dohmen depuis 2015, Markus Eiche avait participé au Rheingold de 2014 et donc connaissait la production en ayant travaillé dessus, même s’il n’avait pas participé à Götterdämmerung. Seule nouvelle venue, Marina Prudenskaya en Waltraute, qui a succédé à Claudia Mahnke. Mais Waltraute est un rôle limité à une scène qui chez Castorf est relativement traditionnelle, et Prudenskaya s’en sort avec tous les honneurs. Il y a donc incontestablement une cohérence scénique plus forte, plus lisible qui donne un rythme plus proche de celui des années précédentes.
Ensuite, le style de direction de Marek Janowski, un Wagner plus conforme à la tradition, où la dramaturgie naît de la musique et non de la scène (c’est-à-dire l’inverse de l’approche de Petrenko, qui conditionnait sa lecture à ce qu’il voyait) convient mieux à Götterdämmerung, avec ses grands morceaux symphoniques, avec une musique incontestablement monumentale, avec l’intervention d’un chœur spectaculaire. Je le répète ici : autant Rheingold et Walküre m’ont gêné par leur chemin divergeant avec la scène, autant Siegfried et Götterdämmerung me paraissent moins marqués par l’absence de lien plateau-fosse.
Sous ce rapport, Siegfried m’est apparu sans doute le plus réussi, en dépit des questions que je posais dans l’article précédent.
Il en est de même pour Götterdämmerung, mais là sa direction musicale profite évidemment des aspects plus symphoniques de la partition, de moments musicaux « in se » comme la marche funèbre, les dernières mesures ou le voyage de Siegfried sur le Rhin et donc cela fonctionne plutôt bien. Je regrette évidemment la joaillerie de Petrenko, la ciselure de chaque moment, la découverte de couleurs inconnues de la partition : ici, rien n’est surprenant, rien n’est inattendu, mais reste souvent magnifiquement fait, avec des moments qui frappent et qui satisfont l’oreille. On va encore sans doute penser que je suis bien difficile, mais après avoir entendu dans cette salle et dans cette œuvre, Boulez, Solti, Barenboim, Levine, Sinopoli, Thielemann, Petrenko mais aussi – et c’était aussi intéressant sinon remarquable, Peter Schneider et Adam Fischer, Janowski prend place très dignement dans cette théorie dont mes préférés furent Boulez, Barenboim, Solti et Petrenko pour des raisons très différentes d’ailleurs. Qu’on ne vienne pas me dire que Marek Janowski est  « le phénix des hôtes de ces bois », mais qu’il en soit un hôte très respectable et quelquefois même magnifique, je peux en convenir aisément. Il reste que son regard sur le théâtre et son refus du plateau me paraissent contradictoires avec la nature de ce lieu, fait pour le théâtre, mais ça c’est une question de cohérence de direction artistique, voire d’éthique artistique. L’orchestre l’a bien suivi, compte tenu du nombre de répétitions sans doute limité : à ce titre, le Ring III a dû être (j’espère) plus en place que les deux autres. Il y a eu quelques scories, notamment au niveau des cuivres, mais les cordes sont remarquables, comme il convient à un orchestre qui doit beaucoup à Christian Thielemann dont on connaît l’attention pointilleuse aux cordes.

Acte II Gutrune (Allison Oakes), Siegfried (Stephan Vinke) Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Choeur, Gutrune (Allison Oakes), Siegfried (Stephan Vinke) Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le chœur une fois de plus est phénoménal : le chœur à Bayreuth, à cause de l’acoustique de la salle, paraît toujours impressionnant. C’est une tradition ici, et les disques ont immortalisé le chœur de Bayreuth qu’il soit dirigé par Wilhelm Pitz (1951-1972), Norbert Balatsch(1972-1999), enfin Eberhard Friedrich (depuis 2000). C’est aussi une tradition que le chef de chœur soit sans doute l’artiste de l’équipe le plus longtemps en place et le plus durable : il a à garantir la stabilité de l’effectif, à assurer une continuité artistique et un niveau qui est vraiment une marque de fabrique, peut-être plus que l’orchestre d’ailleurs.
Chacune des interventions du chœur est un événement, et dans Götterdämmerung, il l’est d’autant plus que c’est la seule intervention en 17h de musique : ça marque. Il est parfait, impressionnant, unique.

La distribution est plutôt d’un bon niveau d’ensemble sans être transcendée par l’événement. On ne peut dire qu’un artiste se soit surpassé, on ne peut dire non plus que ce fut problématique.

Marina Prudenskaya (Waltraute) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Marina Prudenskaya (Waltraute) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Sans les mêmes moyens ni la même couleur vocale que Claudia Mahnke, Marina Prudenskaya qu’on n’attendait pas dans ce rôle, est vraiment intéressante, à la fois insinuante et agressive, soignant la couleur, veillant à la diction, même si ce n’est pas toujours entièrement idiomatique, ce qu’on peut comprendre, et surtout cherchant à être expressive et à entrer dans le drame. Il en résulte, face à l’expérience consommée de Catherine Foster, une scène tendue, un moment musicalement et dramatiquement fort. C’est une belle surprise, même si on connaît les grandes qualités de la chanteuse.
Les filles du Rhin sont comme dans Rheingold, remarquables, dans le jeu plus ambigu, plus dramatique que dans Rheingold : bel ensemble et surtout belle fusion vocale d’Alexandra Steiner, Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl .
Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl sont d’ailleurs une première et deuxième norne remarquables de profondeur et de tension, Christiane Kohl (troisième norne) a des stridences et une voix pour mon goût un peu trop acide. Mais l’ensemble est aussi très correct.

Markus Eiche (Gunther) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Markus Eiche (Gunther) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Markus Eiche dans Gunther est vraiment remarquable : son Gunther est à la fois veule, dramatique, volontairement inexistant face à Hagen, et fragile : l’artiste rend toutes ces facettes du personnage avec une voix particulièrement expressive et un chant incroyablement coloré. Il a été il y a quelques mois un Beckmesser époustouflant dans les Meistersinger munichois. Son Gunther est de la même veine, dans un rôle difficile par ses exigences dramaturgiques et une exposition vocale ambiguë.
Allison Oakes dans Gutrune est d’abord une silhouette, un personnage de comédie, une ridicule. Castorf dessine le personnage d’une manière très précise, en opposition à une Brünnhilde qui défend les plus hautes valeurs, Gutrune défend les plus basses. Ainsi, il montre aussi ce qu’est devenu Siegfried fasciné par cette oie. Elle est magnifique de naturel, de vérité, de justesse (la découverte de l’Isetta est un morceau d’anthologie) : j’ai rarement vu Gutrune aussi bien dessinée. Vocalement elle est très présente, la voix est grande, (elle chante Isolde). En l’entendant je me souvenais que chez Chéreau, Sieglinde et Gutrune étaient chantées en 1979 et 1980 par la même chanteuse (Jeanine Altmeyer)…à méditer…car si elle est désopilante dans les deux premiers actes, elle est vraiment tendue et dramatique à souhait dans le dernier.
Hagen a cette fois-ci pour des raisons de santé du titulaire été chanté par Albert Pesendorfer en troupe à Francfort pour Götterdämmerung I et repris par Stephen Milling le titulaire du rôle pour Götterdämmerung II. Albert Pesendorfer a la voix du rôle, et sa tenue, il n’en a pas la noirceur, et surtout son chant manque d’expression : le climax du rôle reste pour moi son monologue du premier acte (qui se termine par Dünkt er euch niedrig /ihr dient ihm doch/des Niblungen Sohn.) Je me souviens en 1977 de Karl Ridderbusch littéralement inoubliable, mais aussi de Philip Kang, de John Tomlinson ou plus récemment de Hans-Peter König, nous n’y sommes pas.
Mais nous n’y sommes pas non plus pour Stephen Milling, au chant beaucoup plus expressif, plus engagé théâtralement, mais à la voix voilée, aux graves un peu trop opaques, même si l’aigu résiste. Il sortait de maladie et peut-être les choses se sont-elles remises en place au Ring III, mais cet Hagen-là plus présent scéniquement mais pâle vocalement, n’était pas plus satisfaisant.
L’Alberich d’Albert Dohmen est d’abord un personnage, ce Wotan bis ( qui fut un Wotan sur cette scène) me plaît bien…la voix fut, mais il en reste une expressivité, une couleur, une science du dire, un souci du détail expressif qui le rend passionnant : sa scène du début de l’acte II est fascinante.  Cette vision d’un « Wanderer » errant avec sa valise et la fille sur cet escalier métallique, est l’une des plus belles images du Ring de Castorf, tellement juste, tellement vraie, tellement marquante. Grandiose.

Mort de Siegfried (Stephan Vinke) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Mort de Siegfried (Stephan Vinke) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Siegfried était Stephan Vinke : aux Ring I et II, il avait plus de vaillance et de justesse dans Siegfried que dans Götterdämmerung. Dans Götterdämmerung Siegfried doit chanter héroïquement (dans le prologue, c’est encore le Siegfried de Siegfried qu’on entend) puis dialoguer, raconter, et le texte est plus suivi, plus théâtral moins monolithique : et ces parties là (Acte I et II) lui conviennent moins, il est très bien intégré dans le jeu, il a pris de l’assurance par rapport à l’an dernier, mais la voix est excessivement nasale, aux limites de la justesse quelquefois et les passages ne sont pas toujours bien négociés (il est vrai que certains aigus sont à la fois attendus et piégeux). Bref, il est plus vocalement plus décevant que l’an dernier, notamment au Ring I ; le Ring II était plus réussi notamment par un troisième acte vraiment magnifique (dans la scène avec les filles du Rhin, il étonne par son naturel), concentré, déchirant (dans la scène du récit à Hagen et ses sbires et de la mort). L’impression est donc un peu modulée sans être vraiment mitigée. Où y a-t-il des Siegfried crédibles aujourd’hui ? Et certains de mes lecteurs (et de mes amis, ou les deux) vont peut-être frémir, mais je regrette quand même  Lance Ryan, dont la présence en scène et dont le personnage étaient tellement vrais dans son côté moche, que la voix avec ses défauts (ou grâce à…) lui allait comme un gant. D’ailleurs, il a été encore récemment un Siegfried exemplaire (à Munich).

Certains ont reproché à Catherine Foster des inflexions anglo-saxonnes, un discours pas suffisamment idiomatique, d’autres des trous dans la voix (le centre, le grave), d’autres un manque de ligne de chant et d’homogénéité. C’est vrai, et oui, et non. C’est vrai à certains moments. Son Götterdämmerung I était vraiment remarquable pour mon goût, son II plus difficile, notamment au deuxième acte, plutôt hésitant au point que je me suis demandé si la météo plutôt fraîche ne l’avait pas  piégée. Un point qui pour moi ne fait pas de doute, c’est qu’elle fut à son sommet en 2015. Un autre point incontestable, c’est qu’elle a corrigé de graves problèmes d’homogénéité entre 2013 et 2014. Un dernier point : elle fut moins convaincante sur la durée en 2016 qu’en 2015.
Il reste que du point de vue de la présence, du point de vue de l’engagement, du point de vue de la tension et de l’attention au texte et à l’expression, du point de vue de la couleur, elle reste une très grande Brünnhilde, très convaincante dans Götterdämmerung : c’est dans ce dernier épisode qu’elle emporte totalement l’adhésion (même si son Siegfried si difficile pour Brünnhilde, est remarquable), avec un deuxième acte supérieur, avec une scène d’immolation (sans immolation dans cette mise en scène) à la présence marquée. Catherine Foster restera la découverte vocale de ce Ring, même si on peut çà et là avoir à redire : mais si l’on fait l’équilibre entre voix, musicalité,  présence scénique et engagement, elle reste convaincante et l’un des atouts de cette production.
Et voilà, un Bayreuth de plus, un (deux) Ring de plus et encore des moments forts, encore des discussions passionnantes et infinies, encore une fois la conviction profonde (et j’espère, argumentée) que cette production est la plus stimulante et la plus intéressante du Festival 2016, comme elle l’était en 2015 malgré le Lohengrin de Neuenfels. Chaque vision fait découvrir de nouvelles questions, aide à approfondir le propos, aide aussi à en préciser les intentions et à en voir la grandeur. C’est une grande fête de l’humain, une grande fête de l’intelligence et je ne vois pas quel plus bel hommage à Richard Wagner que de le traiter avec intelligence et profonde humanité. Bien sûr, les changements musicaux et de distribution provoquent des hésitations, des problèmes de rythme : mais la bête résiste. Et vivent les crocodiles, les Mercédès et les Isetta, mais surtout pas la bêtise…[wpsr_facebook]

Acte III, Siegfried et les filles du Rhin ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte III, Siegfried et les filles du Rhin ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

 

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED de Richard WAGNER les 29 JUILLET et 10 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

Siegfried (Stefan Vinke) Waldvogel (Ana Durlovski) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Stefan Vinke) Waldvogel (Ana Durlovski) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Des quatre opéras du Ring, Siegfried est sans doute le moins populaire, le moins connu et le plus difficile de tous. Plus théâtral au premier acte, plus musical au deuxième, il est plus héroïque au troisième et requiert des qualités très diverses. Pour Siegfried, c’est une partie infernale, très sollicitée à l’aigu, particulièrement héroïque : les Siegfried de Siegfried et de Götterdämmerung sont vocalement suffisamment différents pour que quelquefois, et même à Bayreuth ils aient été chantés par deux chanteurs.

C’est aussi le dernier opéra où Wotan apparaît, en perdant son nom d’ailleurs puisque on l’appelle le Wanderer, le dieu errant sur la terre, attendant patiemment que Siegfried ait grandi. C’est enfin un opéra (presque) sans voix féminines,: Brünnhilde n’apparaît que dans les 45 dernières minutes, et l’oiseau n’intervenant (vocalement) que dans la dernière partie du deuxième acte.

C’est sinon un opéra très équilibré vocalement : deux ténors (Siegfried, ténor héroïque, et Mime, ténor de caractère), deux barytons basses (Wotan et Alberich) une basse (Fafner), deux sopranos (un soprano dramatique et un soprano léger), un mezzosoprano (Erda) : pratiquement toutes les voix sont représentées en huit personnages, et sur les huit personnages quatre vont disparaître définitivement dans Götterdämmerung, dont l’emblématique Wotan qui laisse la place à Siegfried : celui qui a l’universelle connaissance cède devant l’innocent.
Dans l’économie de la mise en scène de Frank Castorf, Siegfried est sans doute celui qui, après une Walküre à la fois pittoresque et historique, plonge directement dans l’idéologie et ses applications : nous sommes à la fin de la deuxième guerre mondiale, le monde est divisé en deux Mount Rushmore, l’un américain, le vrai, et l’autre marxiste, Marx, Lénine Staline, Mao, sous la protection duquel s’est placé Mime et à l’ombre duquel a grandi Siegfried. C’est un décor écrasant tout en hauteur, qui apparaît au lever de rideau : un Mount Rushmore en construction avec des échafaudages. Le décorateur Aleksandar Denić explique d’ailleurs que c’est peut-être un Mount Rushmore en restauration (plusieurs fois les personnages montent soit pour le nettoyer, soit pour lui donner quelques coups de marteau – le nez de Marx en sait quelque chose, l’œil de Staline aussi auquel Siegfried s’attaque (à œil de Staline correspond œil de Wotan…). Mais il précise qu’il peut être en construction, car inachevé, et que les échafaudages sont là pour rajouter un dictateur supplémentaire à la brochette déjà en place…les paris sont ouverts en quelque sorte.
L’autre partie du décor, c’est Berlin, Alexanderplatz. Berlin entre dans l’univers du Ring et ne le quittera plus jusqu’au Götterdämmerung. C’est justement ce qui fait dire à certains que Castorf effectue un travail « narcissique », faisant interférer sa propre histoire et celle du Ring. On sait que Berlin est l’un des éléments centraux de la création de Castorf, mais Castorf est trop rigoureux pour l’insérer gratuitement, au seul motif que Berlin l’intéresse. Bien sûr, Berlin pendant la guerre froide est un enjeu idéologique fort, et le spectateur a beau jeu de l’identifier comme symbole, mais ce qui intéresse Castorf, c’est qu’au centre de l’Alexanderplatz, le centre névralgique de la ville à l’Est, près de tous les monuments

Alexanderplatz, avec au fond la Minol
Alexanderplatz, avec au fond la Minol

symboles : hôtel de ville, cathédrale, palais impérial, musées, trônait le siège de la Minol, la compagnie pétrolière de l’Est, dès le début des années 50. C’est bien là le focus de ce décor, où le symbole de Minol éclairé au néon orange fait frontière entre le Mount Rushmore et l’Alexanderplatz : il n’y a pas de hasard, là où s’affirme l’idéologie s’affirme en même temps le pétrole, c’est à dire l’Or.
C’est ensuite un raccourci de Berlin Est que veulent nous présenter Castorf et Denić : une sorte de décor de spectacle où tout est dit :

  • La poste, dont les employés lisent et contrôlent le courrier (DDR oblige). L’endroit est désert, et y traînent des sacs poubelle anachroniques, mais sis devant la poste, on imagine bien ce qu’ils doivent contenir.
  • Le Biergarten, typique de toute l’Allemagne, est comme ouest.
  • Le restaurant, triste, typique quant à lui de certains restaurants de la DDR
  • Horloge Universelle
    Horloge Universelle

    L’horloge universelle, reproduite à l’échelle, au pied de la tour de télévision, autre symbole de Berlin Est.

  • A l’intérieur du décor, des coulisses de théâtre où Erda achève de se préparer, et des p’tites femmes qui sortent en accompagnant Fafner

Car ce décor, sans aucune concession au hasard, est celui de la grotte de Fafner : sinistre et déserte à l’extérieur, où l’on s’amuse à l’intérieur dans la clandestinité et où Fafner dépense son or en fanfreluches pour gamines faciles, qui ont chacune le même cadeau (une petite culotte), dans une DDR où il n’y a pas beaucoup de choix. Il y a bien aussi un dragon c’est le crocodile unique qui rappelle le Dragon des Nibelungen de Fritz Lang (1924) et qui fait si peur aux gamines.
Comme on le voit, tout est là, les éléments sont en place, réels et symboliques, qui racontent une histoire et une autre, en les reliant dans aucune aberration : Berlin Est, c’est Fafner, c’est le meurtre de Mime, ce sont les crocodiles. C’est un lieu de rupture, et c’est pourtant dans ce cadre que Brünnhilde chante son amour à Siegfried. On sent tout de suite quel avenir leur est réservé…
Nous ne reviendrons pas sur le détail d’une mise en scène qui a peu changé, à part la naissance d’un troisième petit crocodile : la famille s’agrandit, et avec elle les dangers, mais c’est aussi un jeu, qui fait partie intégrante de ce travail. Nous renvoyons donc le lecteur aux revues de 2014, revue 1, et revue 2 et 2015.
La question qui se pose est assez simple : le personnage de Siegfried est l’un des plus ambigus du Ring, mais il ne l’est pas dans cette mise en scène. Incapable d’aimer, incapable de tirer parti d’une éducation idéologique, et plus proche d’un état de nature à la Rousseau, où règne la loi du plus fort, Siegfried apparaît tout au long de ce Ring comme un mauvais garçon, impatient, peu enclin à l’écoute, ne se réalisant que dans l’action violente (meurtre de Fafner et de Mime), un produit dérivé de notre monde, fils de la lutte idéologique. Se pose la question rebattue par ailleurs de « nature et culture », à travers ce personnage qui refuse la culture de Mime pour n’avoir confiance que dans la nature et son spectacle. Il refuse tout autant d’ailleurs les runes enseignées par Brünnhilde : il n’en tient pas compte.
C’est un violent avec Fafner, on l’a vu, l’abattant sans hésitation à la Kalachnikov, c’est un violent avec Mime, qu’il tue avec une rage inouïe, le recouvrant ensuite d’ordures dans une scène difficile à supporter. Signalons d’ailleurs le rôle insistant de ces sacs de plastique ou de ces poubelles dont on sort des ordures, des poubelles et des objets bien anachroniques d’ailleurs, mais tous issus de traitement du pétrole : c’est avec eux qu’il joue pour essayer d’imiter le chant de l’oiseau, laissant le cor à l’orchestre, dans une des scènes les plus désopilantes de la production.

Wanderer (John Lundgren) Erda (Nadine Weissmann) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Wanderer (John Lundgren) Erda (Nadine Weissmann) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Toute la scène de Berlin est d’ailleurs étonnante par l’alternance d’évocation d’une Berlin qui s’amuse dans sa tradition historique de ville ouverte : les revues, abondamment citées et par le costume extraordinaire de l’Oiseau, et par l’apparition d’Erda, qui semble devoir entrer en scène, avec perruque, maquillage, et surtout descente d’escalier, passage obligé de la revue. Nadine Weissmann est extraordinaire dans le personnage, la démarche, la descente ondoyante d’un escalier où traine le chapeau de Wotan.
A la partie berlinoise correspond toute la partie Rushmore, où se déroulent le premier acte dans son ensemble, les trois quarts du deuxième acte et la moitié du troisième. Le décor du Rushmore marxiste est à la fois le produit d’un imaginaire de Castorf et de Denić qui traduit un imaginaire collectif : cette caravane étrange, qu’on revoit pour la première fois après Rheingold, sorte de fil rouge qui désormais va accompagner l’action et notamment le devenir du couple Brünnhilde-Siegfried, est symbole d’errance, mais aussi de malheur : tous les objets appartenant à Alberich et Mime à l’origine (Rheingold)  sont frappés de malédiction. Elle passera de mains en mains jusqu’au final de Götterdämmerung : Alberich, Mime, Brünnhilde-Siegfried, mais aussi Gutrune, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Un objet transactionnel en quelque sorte.
Dans ce paysage désolé en chantier dos à dos avec la Berlin des communistes (on passe de l’un à l’autre par des tunnels…Les vases communicants de l’idéologie en quelque sorte), se déroule un premier acte presque traditionnel, avec un Wanderer tout de noir vêtu, tatouage d’une tête de loup sur la poitrine (Wolf), et lunettes noires (toujours ces problèmes aux yeux…), lunettes noires qu’on reverra sur Siegfried déguisé en Gunther, un Wanderer muni de sa lance et entrant en scène avec des cables semblables à ceux qui rechargent des batteries, munis de pinces-crocodiles (tiens tiens), pour activer la forge ou pour faire tout sauter, selon l’issue de la conversation-examen avec Mime.
Le paysage est singulier : la caravane à tout faire, monceaux de livres sur le sol, suffisamment subversifs pour qu’à l’arrivée de Wotan, Mime cherche à les dissimuler. Du matériel de camping, seul matériel utilisé par les héros, de Wotan à Brünnhilde, matériel léger, transportable, dissimulable, matériel d’errance. Et traînant dans l’ombre au fond à droite, la veste d’Alberich (reconnaissable à sa doublure verte) qui traine au premier acte, trace de sa présence, comme s’il avait comme Wotan, surveillé l’éducation et la croissance de Siegfried :  Alberich-Wotan, monde parallèle. D’ailleurs, au début du deuxième acte, il se repose près de la caravane sur un des lits pliants : il est chez lui.

Notung ou НОТУНГ? pour Siegfried (Stefan Vinke), le choix est fait ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Notung ou НОТУНГ? pour Siegfried (Stefan Vinke), le choix est fait ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

On a déjà souvent disserté sur l’ours, incarné par un homme (l’inévitable Patric Seibert en personnage très beckettien) une sorte de sauvage qui va s’éduquer au contact des livres, un homme-ours à tout faire, qui prépare l’autodafé nécessaire à l’alimentation de la forge : devant l’acier trempé de Notung, inutile d’avoir des livres…la force invincible n’a pas besoin de culture, et l’ours-homme va souffler sur le feu (invisible) des livres qui brûlent pour forger l’épée. Mais Siegfried préfèrera, à choisir, la Kalachnikov trouvée dans deux caisses où est écrit, en russe, НОТУНГ,
Pour en revenir à l’ours, dans tous les Siegfried du monde, l’ours est toujours forcément un homme recouvert d’une peau d’ours. Castorf ici joue la transparence du théâtre, un peu comme le dragon de Chéreau « qui ne faisait pas peur ». Il nous a d’ailleurs montré la peau de l’ours utilisée par Wotan par jeu au troisième acte de Walküre… qui fait le lien comprend que Wotan pilote tout, préparant la journée suivante.
Comme dans les autres épisodes, le jeu est partout, dans toutes les dimensions du plateau, y compris en (grande) hauteur, saluons d’ailleurs la performance des artistes et notamment celle de Siegfried, qui, malgré les efforts notables requis par le chant, ne cesse de grimper et descendre d’échelles ou d’escaliers ; l’effort physique requis est singulier.

Remarquons enfin l’ironie de Frank Castorf, qui place les murmures de la forêt, cet hymne à la nature universellement connu et attendu du public, d’abord au pied d’un Mount Rushmore sans un arbre, puis dans le béton de Berlin Est. Mais ainsi, indépendamment du décor, c’est le monde fantasmatique de Siegfried qui est suggéré, et qui se projette dans cette vision de l’oiseau. Dans la plupart des mises en scène, l’oiseau est un volatile mécanique quand la chanteuse est en coulisse : quelquefois aussi la chanteuse est oiseau (chez Kriegenburg à Munich par exemple). Castorf choisit un oiseau imposant, un oiseau personnage, vision fantasmatique de Siegfried, comme un personnage de ces revues berlinoises de l’Admiral-Palast, mais aussi un oiseau plus oiseau que nature, avec un costume composé de tous les types de plumes possibles, si large qu’il ne passe pas les portes ou les rampes d’escalier étroites (d’où des poursuites désopilantes). Débarrassé de ses plumes à la fin du troisième acte, et revêtu d’une légère robe blanche qui répond alors à celle de Brünnhilde, il se fera d’autant plus facilement avaler par le crocodile de passage. Mais pour Siegfried, pas de doute, l’oiseau est un interlocuteur, le seul avec lequel il va entrer en dialogue et qu’il va écouter, puis honorer…
Deux dernières précisions : deux personnages en vidéo, au sommet du dispositif, l’un Alberich, tend le poing avec une main ouverte :  avec le jeu d’ombres, on dirait une tête de crocodile ouverte (comme dans les jeux d’ombres chinoises), l’autre plie le bras et le point fermé, c’est Mime, deux images fascistoïdes qui disent tout à fait leur nom.
Comme on le voit, on ne peut parler d’errances de Castorf, selon le mot d’un de mes lecteurs, car le travail effectué fait système, découvert peu à peu par capillarité, par liens, par écho : rien de gratuit dans ce monde-là du Ring, qui remplace une mythologie par une autre, dans laquelle les personnages trouvent leur place, une place que le texte justifie ou éclaire.

Du point de vue musical, la distribution m’est apparue assez équilibrée, plus en tous cas que dans les épisodes précédents, même si elle n’est pas la plus éclatante.

Mime (Andreas Conrad) et Wanderer (John Lundgren) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Mime (Andreas Conrad) et Wanderer (John Lundgren) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le Wanderer est peut-être pour John Lundgren le rôle qui correspond le mieux à sa personnalité. Il apparaît distant et froid, avec une diction qui correspond bien à la nature du texte proféré (le jeu de questions avec Mime, par exemple, est particulièrement acéré), bien projeté. Le sommet étant bien entendu la scène avec Alberich, où deux Wotan en quelque sorte s’affrontent. Le sens du texte est peut-être plus évident chez Albert Dohmen, qui malgré une voix qui fut et qui n’est plus, réussit à camper un personnage encore impressionnant. C’est cet aspect Wotan déchu, déjà perceptible dans Rheingold, qui frappe ici dans la scène où il se confronte au Wanderer, et où une fois encore il se fait manœuvrer pour aller réveiller Fafner. Albert Dohmen est un Alberich inhabituel, presque noble, pétri de frustration, qui s’oppose à un Wanderer qui semble être un ex-lui-même. La scène entre les deux est à ce titre un des sommets de la représentation.
Cet Alberich, qui va rester roder pendant tout l’acte, et observer discrètement le meurtre de Mime, est justement présent partout, il est Wanderer lui-aussi, mais un Wanderer qu’on va retrouver dans Götterdämmerung, quand il partira, après avoir averti son fils, muni, lui aussi d’une valise de grand voyageur, avec une jeune beauté. Par quelques touches , Castorf réussit parfaitement à rendre le parallélisme avec Wotan et le caractère du personnage, bien adapté à Dohmen, qui n’était pas celui de Oleg Bryjak.
Plus difficile est le passage de Koch à Lundgren. On en a analysé précédemment les raisons (voir Walküre), vocalement, Lundgren est moins souple, plus raide, a une voix moins modulée et un chant plus fixe. Il aurait sans doute mieux convenu à la mise en scène précédente de Tankred Dorst. Ce qui frappait chez Koch, c’était la complexité psychologique du personnage, particulièrement bien rendue par le système d’écho scène-fosse établi avec Kirill Petrenko, qui faisait de l’orchestre un assistant du personnage et non un commentateur de l’action. Ici, le rapport scène-fosse étant différent, et d’une certaine manière plus attendu avec un orchestre commentateur, accompagnateur plus qu’acteur ou qu’assistant, le personnage est rendu très différemment. Mais dans le premier acte, cela convient et correspond grosso-modo à l’attendu.
Dans la magnifique scène avec Erda, construite ad-hoc pour un Wolfgang Koch plutôt pas très propre, il construit un personnage différent, plus déchu peut-être que Koch qui se vautrait un peu dans sa déchéance, mais plus rageur aussi. Avec les mêmes gestes et la même construction, il est à la limite moins antipathique et plus pitoyable. En tous cas, sans doute aussi grâce à l’exceptionnelle Erda de Nadine Weissmann, la scène fonctionne encore comme l’un des sommets de la soirée.

Siegfried (Stefan Vinke) Wanderer (John Lundgren) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Stefan Vinke) Wanderer (John Lundgren) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

En revanche, la scène avec Siegfried qui suit m’est apparue moins « naturelle », ce peut-être aussi un effet du personnage, déchu et déjà perdant, qui teste jusqu’au bout le petit-fils, dans une dernière tentative non d’empêcher l’irrémédiable, mais de constater que la mécanique imaginée par Brünnhilde fonctionne. Elle fonctionne même au-delà du prévisible puisque la lance des Runes est brisée. Voilà qui justifie ensuite la vanité du cadeau de Brünnhilde qui va transmettre à Siegfried une connaissance forclose, qu’il va d’ailleurs ignorer, voire mépriser. Mais dans cette scène, la voix et la présence de John Lundgren me sont apparues moins fortes. Il reste que je trouve son Wanderer de Siegfried jeune et énergique plus convaincant que son Wotan de Walküre. Mais il ne domine pas encore tout à fait le rôle.
J’ai déjà dit le bien que je pensais d’Albert Dohmen. Autant dans Rheingold il semblait un peu mal à l’aise avec le personnage voulu, notamment face aux filles du Rhin, autant ici il me paraît avoir inventé un type de personnage intéressant, qui sait jouer de l’état actuel de sa voix, avec des moments de forte intensité et surtout un travail sur le texte et les inflexions nécessaires acéré et précis. Certes, la projection et la profondeur ne sont plus ce qu’elles ont pu être, mais ce personnage errant, qui fut puissant, cette figure d’ex-Wotan comme je l’ai appelée pour mieux cibler ce qu’il projette sur scène, m’est apparue convaincante. Le début deuxième acte avec le Wanderer est une scène vraiment réussie et intense. Il reste que cet Alberich n’est pas le méchant menaçant habituel, et la prestation de Dohmen le marque comme plus perdu que méchant.

Siegfried (Stefan Vinke) Mime (Andreas Conrad) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Stefan Vinke) Mime (Andreas Conrad) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Mime est Andreas Conrad, la voix est bien projetée, l’émission impeccable : il faut une voix qui sache colorer pour un Mime qui est un personnage à la fois pitoyable et comique. Castorf lui donne des faux airs de Bertolt Brecht, mais une silhouette qui doit aussi beaucoup à Beckett, avec son usage du parapluie, citation d’un théâtre de l’absurde qui convient tout particulièrement au personnage. Conrad est parfaitement dans le rôle, même si quelquefois on aimerait encore plus d’exagération, encore plus de tragicomique ; bien sûr, depuis 40 ans nul n’a pu arriver à faire oublier Heinz Zednik, l’inoubliable Mime de Chéreau, qui a donné tant d’idées de mise en scène à d’autres (y compris à Castorf). Après Zednik et Chéreau, Mime ne sera plus jamais le même.
Comme on ne vit pas de regrets éternels, (et l’on peut encore se repaître de Zednik en vidéo, courez-y, c’est unique), Conrad est l’un des Mime du moment, l’un des bons interprètes, qui rentre dans le personnage inquiétant, pitoyable et dérisoire, avec une vraie voix, colorée, claire, et doué d’une belle diction du texte, si importante pour ce rôle, aussi bien au premier qu’au deuxième acte : ses dernières répliques , à la fois désespérantes et désopilantes, sont toujours un des moments de Siegfried, Wagner y joue sur les doubles sens, sur la duplicité, sur le vrai et le faux, l’être et l’apparence, dans une scène où se joue exactement l’inverse de ce qui va se jouer avec Siegfried dans Götterdämmerung : ici le sang est révélateur de vérité, Siegfried voit derrière les mots, il lit au travers. Et Wagner prend ici le parti d’inclure le spectateur dans le jeu. Dans Götterdämmerung, cette clairvoyance disparaît, Siegfried oublie, il efface, et devient mimétique de ses ennemis. Il y devient apparence (un Gibichung de plus) et être à la fois (il est toujours aussi méchant). Seul moment, je l’ai dit, où Siegfried écoute quelqu’un (l’oiseau) et obéit à des suggestions, aux dépens d’un Mime d’autant plus pitoyable que son discours est dévoilé : toute sa vie avec Siegfried, Mime a déguisé son être dans le but de sculpter un Siegfried prêt à s’emparer en son nom du pouvoir (Or et Tarnhelm), et on entend ici son être profond et toute la vérité de sa vie, de manière totalement suicidaire, et en même temps mimant (sans jeu de mot) tout ce qui a été une vie de mensonge et d’espoir. Aussi, la mise en scène de Castorf sort de la jolie histoire d’un Siegfried justicier qui tue le méchant gnome : elle inciterait presque à prendre en pitié ce Mime désespérant de nullité, qui court à sa mort. La manière violente et insistante dont Siegfried le transperce, suivie de la manière dont il soulève le cadavre, l’assoit sur une chaise de plastique et le couvre d’immondices incite le spectateur à rejeter ce Siegfried sauvage. Il reste qu’Andreas Conrad constitue, avec une prestation où chant et déclamation où alternent ou se tressent ensemble avec une redoutable précision, est l’un des pilastres de cette distribution.
La scène qui suit est désormais célèbre : c’est la poursuite de l’oiseau, c’est ce jeu marivaudien entre un oiseau qui suit Siegfried (ou qui essaie de le suivre) jusqu’à ce qu’ils se rencontrent et copulent (vögeln en allemand, « oiseler », comme je l’avais signalé dans mes revues précédentes). Siegfried und der Waldvogel vögeln…c’est l’état de nature…
Un oiseau qui n’a plus la voix si bien posée et si claire de Mirella Hagen, mais celle un peu moins séduisante d’Ana Durlowski, plus nerveuse et plus stridente, et donc pour moi un peu moins intéressante.

Karl-Heinz Lehrer (Fafner) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Karl-Heinz Lehrer (Fafner) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Avec une voix moins profonde que d’autres Fafner, Karl-Heinz Lehner, cheveux longs et blanchis par les ans (il reste dans sa caverne à écouter son or dormir), est un homme mur, qui trompe son ennui par le plaisir facile dans sa caverne de Berlin Est bétonnée. Son chant est énergique, assez puissant, plus convaincant peut être dans son quasi unique monologue que dans Rheingold : il est en tout cas un personnage magnifiquement castorfien, tué à la Kalachnikov et secouru par Seibert dissimulé dans la caravane avec sa trousse de premiers secours, inutile. Et sa scène avec Siegfried est pleine de relief
Stefan Vinke est Siegfried pour la deuxième année.
La production a été construite en fonction du personnage époustouflant de Lance Ryan, dont la voix a eu des hauts et des bas. Il faut bien dire que ses Siegfried dans la production de Castorf étaient magnifiques scéniquement mais très pénibles quelquefois vocalement, voix nasale, limite permanente de justesse, et quelques moments extraordinaires ; mais il était tellement le personnage qu’on lui pardonnait (presque) tout. Stefan Vinke l’an dernier était sans conteste plus en voix, plus contrôlé, même si le personnage n’était pas aussi déluré que celui de Ryan : il faut du temps pour entrer dans la mise en scène. Cette année, Vinke montre une joie de jouer et de chanter qui ne fait aucun doute, en particulier dans le Siegfried de Siegfried. La voix accuse cependant une certaine raideur, des sons fixes, dardés, une certaine tendance à pousser sans legato, à s’y reprendre pour assurer les passages et les redoutables aigus : les notes y sont, mais on sent le travail forcé. Autant il est plus naturel en scène, autant il est moins convaincant vocalement que l’an dernier. C’est sensible au troisième acte, où la voix nasale, mal posée, rappelle certains défauts de Lance Ryan. Il ne faudrait pas qu’il chante le rôle trop souvent, même si c’est dans Siegfried que je l’ai trouvé le plus convaincant (notamment le 8 août).

Erda est une voix, la plupart du temps, venue des profondeurs et donc particulièrement grave. Elle est rarement un personnage. Rappelons-nous Chéreau où elle apparaissait comme sortie d’un cocon émergeant du voilage. Rappelons-nous de Kriegenburg où elle sort de la terre pour y rentrer aussitôt après, fixe et hiératique.
Ici, rien de hiératique, tout au contraire : on a dit plus haut combien la descente de l’escalier par Nadine Weissmann émergeant des coulisses avec perruque et fourrure posait le personnage. Le fait même de jouer, et quel jeu, quelle personnalité, quel charme et quelle fascination, oblige à chanter une Erda complètement différente de l’Erda fantôme à laquelle nous sommes accoutumés. Une Erda fantôme n’a qu’à chanter, et à se préoccuper de son chant. Une Erda personnage a ici à chanter, à bouger, monter, descendre, à manger et boire, à s’écrouler et à faire des gâteries à Wotan : le cahier des charges est bien plus écrasant. Elle ne peut chanter comme les Erda habituelles, concentrées sur leur chant. D’où un chant coloré différemment, plus vif, plus amer aussi vu la scène qui se joue (Wotan et Erda jouent la scène de rupture d’un couple qui n’ont plus de commun que leur désir réciproque). C’est une scène exceptionnelle de tension et de vie qui nous est donnée, qui est aussi vérité d’Erda et du Wanderer : ils se déchirent, les parents de cette Brünnhilde qui va s’aventurer au pays des hommes rempli de menaces diverses et ils perdent leur prise sur les événements. De trace d’Erda au Götterdämmerung il ne reste que les Nornes, à qui elle a délégué ses pouvoirs, qui ne réussissent qu’à rompre le fil des destins : dès le prologue, c’est fichu.

Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Brünnhilde était Catherine Foster, la Brünnhilde de cette production du Ring. On sait que la Brünnhilde de Siegfried a l’un des moments les plus difficiles pour une chanteuse : un duo de quarante minutes à froid, se terminant par un aigu redoutable. Beaucoup s’y cassent les dents. La grande Gwyneth Jones elle-même ne donnait pas toujours à y entendre ses meilleurs moments, même si son réveil était le plus beau des réveils.
Le réveil ici, noyé dans une bâche en plastique, n’a pas forcément la fascination qu’il a pu avoir dans d’autres mises en scène, mais c’est évidemment voulu par un Castorf qui refuse sarcastiquement la magie musicale wagnérienne et les fantasmes du public qui l’accompagnent. Globalement dans cette édition Catherine Foster m’est apparue moins convaincante que l’an dernier, qui au contraire m’est apparu un sommet. Vibrato accusé, notes hautes quelquefois criées, difficultés dans les passages, hésitations même dans les rythmes. Néanmoins, elle a cette force en scène et cet engagement qui émanent du travail effectué avec Castorf, et ce n’est pas dans Siegfried qu’elle est forcément plus discutable, même si on peut discuter çà et là tel accent marqué, telle exagération ou telle subtilité absente. J’avais vraiment été frappé par les défauts d’une voix manquant d’homogénéité lorsque je l’avais entendue la première fois : il y a aujourd’hui une telle différence de qualité dans le chant, une telle amélioration, une telle présence que je trouve la prestation toujours convaincante, même si on entend çà et là quelque problème. Il reste que les aigus sont triomphants, qu’il y a de la fluidité, du legato et qu’au troisième acte elle est indiscutablement plus convaincante que le Siegfried de Vinke.
Il faut reconnaître aussi que si la première partie du duo est plutôt classique, rassurante pour un public en attente de romantisme, avec des éclairages projetés en silhouettes de l’ensemble du décor, la seconde partie est une entreprise de destruction en règle de tout romantisme, avec un Siegfried indifférent, une Brünnhilde ridicule dans sa robe de mariée (elle applique maladroitement les runes qu’elle veut transmettre à Siegfried – voir Fricka au deuxième acte de Walküre) qui refroidit définitivement un Siegfried qui n’a visiblement qu’une seule envie, c’est de la posséder (« Sei mein ! »), et des crocodiles (que les habitués comptent pour bien vérifier qu’il y en a un de plus que l’année précédente) qui provoquent des mouvements divers dans la salle dont des rires nombreux. J’imagine ce qui doit se passer dans la tête de Marek Janowski à ce moment…Et de fait le rideau final est systématiquement suivi d’une bordée de huées. Pour des chanteurs, qui doivent ici fournir leur plus gros effort, c’est très difficile, car c’est un grand écart.

Marek Janowski justement m’est apparu donner musicalement le meilleur possible dans ces conditions.
Je voudrais redire clairement ce que j’ai dit précédemment sur cette direction musicale. Loin de moi l’idée de faire penser que cette direction est de piètre qualité. Janowski est un vrai wagnérien, et ce serait n’être pas honnête que de dire que cette direction n’est pas idiomatique : il y a des moments magnifiques, fortement dramatisés, des sons d’une grande beauté (le réveil de Brünnhilde, moment musicalement si attendu, est vraiment splendide par exemple), même si Janowski poursuit une vision dramatique du récit musical wagnérien, mais il n’y va pas chercher un raffinement dans l’exécution qui collait beaucoup plus l’an dernier à la production chez Petrenko et en a fait la singularité (tout en provoquant des critiques du type, « c’est mou », « ce n’est pas Wagner » etc…), une singularité et une nouveauté, une osmose avec le plateau qui m’avait fasciné.
Ce qui me frappe, c’est une fois de plus que les rythmes de la mise en scène et le rythme de la fosse ne suivent pas les mêmes règles : Janowski suit la partition, avec son rythme, indépendamment de ce qu’il voit (et de ce qu’il ne veut pas voir, à ce qu’il dit lui-même). Ce faisant, je crois qu’il met en difficulté les chanteurs tiraillés entre les mouvements de plateau et le tempo de la fosse. Au vu des mouvements, certains tempos, certaines notes peut-être méritaient d’être plus brèves, plus longues, méritaient de donner ici plus de respiration aux chanteurs, là un rythme plus acéré. J’avais évoqué la manière de placer les chanteurs de face, mais ici c’est plus complexe : on a quelquefois l’impression que les volumes ne sont pas toujours adaptés aux voix, que Janowski suit sa route, imposant une vision musicale très respectable, mais sensiblement autre que ce qu’on voit sur le plateau. On n’y joue pas la Gesamtkunstwerk. Alors effectivement si vous fermez les yeux (ce que certains spectateurs recommandent – l’an dernier certains portaient un masque de sommeil), vous entendrez un Wagner AOC, traditionnel, magnifiquement réalisé : est-il utile alors de faire le voyage artistique à Bayreuth où l’expérience est forcément double, scénique et musicale ? Une fois de plus, je doute. On peut évidemment trouver que dans le dessein général de la production, Janowski est celui qui est le plus convaincant. Certes, mais en soi, et en soi seulement. À y repenser, je crois qu’il n’aide pas forcément les chanteurs, qu’il suit sa conception, honorable et sans aucun doute remplie de qualités, mais de qualités qui ne s’accrochent pas forcément aux autres wagons du train. Ce Ring va avec deux écartements différents, et ça, ça n’est pas très Bayreuth. [wpsr_facebook]

Le dragon de Fritz Lang (Die Nibelungen, 1924)
Le dragon de Fritz Lang (Die Nibelungen, 1924)

 

 

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – Das RHEINGOLD de Richard WAGNER les 26 JUILLET et 7 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

Le clan des Dieux (et des géants) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Le clan des Dieux (et des géants) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

J’ai suffisamment rendu compte de ce spectacle hors normes pour n’en pas affliger encore une description. Je renvoie donc le lecteur curieux à mes comptes rendus de 2014 et 2015.
Les conditions sont particulières cette année car la distribution a été profondément modifiée, même dans les dernières semaines : des trois Wotan prévus (Iain Paterson, John Lundgren, Thomas Johannes Mayer), il n’y en a plus que deux puisque Thomas Johannes Mayer a repris le rôle du Hollandais, et la Sieglinde prévue (Jennifer Wilson) a été écartée par le chef parce que sa voix est plutôt celle d’une Brünnhilde. Elle a été remplacée par Heidi Melton (qui sera Brünnhilde à Karlsruhe…). Pour une mise en scène aussi complexe, cela veut dire des répétitions, sans doute prévues, mais en moins grand nombre qu’en 2013 (il y a une nouvelle production, Parsifal, à assurer aussi), cela veut dire aussi une nouvelle approche musicale. Or, Marek Janowski , on le sait, n’aime pas les opéras en version scénique à cause des mises en scènes modernes et y a renoncé depuis des années. Il a accepté de diriger à Bayreuth et donc de passer sous les fourches caudines d’une production qui n’est pas de tout repos, mais il ne l’a pas vue avant la répétition générale, et dit dans une belle interview de Bernard Neuhoff sur BRKlassik qu’il a failli renoncer en voyant Rheingold. Or, ce qui faisait le caractère singulier de la production, c’était l’adéquation, la respiration commune de la scène de Frank Castorf et de la fosse de Kirill Petrenko.

Par ailleurs, est-il besoin de rappeler que le théâtre de Bayreuth a été construit et conçu pour que soient privilégiées les mises en scène et les aspects visuels (puisque la fosse est cachée) à cause du concept de Gesamtkunstwerk.
Voilà donc bien des problèmes initiaux. Je suis même étonné que la direction du Festival ait appellé un chef dont les qualités musicales ne sont pas en cause, mais qui a publiquement depuis longtemps claironné son refus des productions scéniques, qui est donc forcément refus de Bayreuth, dont l’identité est scénique et musicale, et dont l’histoire montre que c’est la scène qui a fait sa gloire.
Il y a à Bayreuth un directeur musical du nom de Christian Thielemann qui en wagnérien AOC (du moins le dit-on) a assumé cette contradiction initiale. Mystère.

Tous les chefs le disent et l’ont répété, de Boulez à Kleiber, et plus récemment Gatti : les conditions de répétition à Bayreuth sont acrobatiques et le temps à disposition est réduit, à cause d’un agenda serré, d’espaces peu nombreux pour préparer cinq à sept productions. Janowski n’a pas dû bénéficier d’un régime spécial, même s’il avait à s’habituer à une fosse qu’il ne connaissait pas et à rentrer dans la mise en scène qu’a priori il refusait. Il y a donc eu des répétitions scéniques d’un côté, musicales de l’autre, en nombre réduit, et sans qu’elles ne se croisent (Janowski a rencontré Castorf, mais ils n’ont pas travaillé ensemble). Même si sans doute il était dubitatif, Boulez a travaillé avec Schlingensief, Petrenko avec Castorf, Gatti avec Herheim. Ceux qui disent que la musique va son train et la scène le sien, et que le chef ne tient pas compte de la scène ignorent les lois du théâtre musical. Surtout à Bayreuth. Mais Bayreuth suit aussi, tout comme Salzbourg d’ailleurs, les lois d’organisation du théâtre de répertoire, sans lesquelles le Festival ne saurait fonctionner, sinon à des coûts stratosphériques. Répétitions longues pour les nouvelles productions, brèves et serrées pour les reprises, quelles qu’en soient les conditions.
S’étonnera-t-on dans ces conditions que Rheingold I (et Ring I) ait été rempli d’approximations, de décalages, d’hésitations et de problèmes de balance, essentiels dans cette fosse où le chef entend tout trop fort et doit tenir compte que ce qui est très fort en fosse arrive en salle très atténué, avec des balances instrumentales particulières et spécifiques à la fosse de Bayreuth. Le chef se familiarise donc en dirigeant, et déjà le Rheingold II sous ce rapport était beaucoup plus en place que le Rheingold I, c’était frappant.
Du point de vue scénique, le metteur en scène (ou son assistant Patric Seibert, le personnage singulier qui traverse le Ring, souffre-douleur, ours, barman) ont maintenu la mise en scène telle quelle à quelques aménagements près, malgré les changements de distribution radicaux qui ont marqué cette édition. Il en résulte évidemment des approximations, selon les personnalités des chanteurs.
Les éditions précédentes, Kirill Petrenko avait travaillé en étroite collaboration avec Frank Castorf et dirigeait en fonction de ce qu’on voyait, avec une précision diabolique. Cette année, Janowski n’ayant pas du tout travaillé avec le metteur en scène, et d’ailleurs s’y refusant, la cohésion de l’ensemble en souffre. Un seul signe le marque, l’exigence de Janowski d’avoir les chanteurs à vue, et en évitant des mouvements intempestifs de mise en scène qui nuiraient au chant. Il en résulte des modifications qui diminuent l’impact théâtral, même si on a essayé de résoudre la question en truquant un peu. Pourtant, Wagner lui-même s’insurgeait contre les chanteurs face au chef et au public et fut le premier à demander de se regarder quand ils dialoguaient, ce qui fut une révolution.

Enfin il y a de nouveaux chanteurs un peu rétifs aux personnages qu’on veut leur faire jouer : l’exemple typique est le Wotan de Iain Peterson, visiblement mal à l’aide avec le personnage de Wotan créé par (et pour) Wolfgang Koch. Il n’arrive pas à s’y plier, d’où un jeu mi-figue mi-raisin, d’où un chant un peu moins expressif, bien plus pâle que Koch, pour un personnage qui n’a pas été vraiment retravaillé en fonction de sa personnalité, plus en retrait et plus raffinée que ce que la mise en scène demande. Le résultat est immédiat : ce Wotan n’existe pratiquement pas dans Rheingold.
Si par ailleurs il y a une faiblesse continue qui ne s’est pas démentie dans cette édition de Rheingold, c’est le personnage de Loge, dans son costume rouge et avec son briquet qu’il n’arrête pas d’allumer. Créé par Norbert Ernst, voix certes petite, mais jolie personnalité scénique, avec sa perruque crépue de levantin roublard, il a été changé dès l’an dernier pour des voix plus grosses L’an dernier John Daszak (qui chante Siegfried sur d’autres scènes, c’est dire), chanteur appliqué, mais peu expressif, paraissait tout engourdi et un peu étranger dans la ville sinon dans le motel, et cette année Roberto Saccà promène son anonymat vocal et scénique dans la mise en scène. Lui non plus n’existe pas, ou peu : son chant est sans expression aucune alors que Loge doit être fortement caractérisé, sa présence à peu près transparente malgré le costume rouge marqué. Le rôle de Loge est marqué depuis 40 ans par Heinz Zednik (une voix pas si grande, mais tellement expressive, et un jeu exceptionnel) chez Chéreau, qui avait fait du Dieu du feu le pivot de sa mise en scène de Rheingold.
L’option de Castorf, heureusement, est différente : lui insiste sur le clan, et donc tout le monde est presque toujours en scène, ici ou là, sur le plateau ou sur l’immense écran vidéo qui le domine, chacun niché dans les recoins du décor extraordinaire d’Aleksandar Denić, y compris les filles du Rhin, qui ne quittent la scène en volant la Mercedes de Wotan qu’au moment de la descente au Nibelheim. C’est la petite bande de Wotan, la famille Ewing de Dallas avec ses petites et grandes turpitudes et donc les personnalités individuelles sont moins importantes, peuvent être moins marquées sans que la cohérence de l’ensemble en souffre trop. Ce qui compte c’est la bande et non les individus. Seuls se sauvent d’un certain anonymat Donner et Froh, Dupond et Dupont, l’un en noir l’autre en blanc, caricatures de cowboys de cirque, ou de comics, où les années précédentes Lothar Odinius en Froh faisait une merveilleuse caricature de Michael Douglas, que le jeune Tansel Akzeybek peut difficilement reprendre, malgré une jolie voix, tandis que Donner est de nouveau (il l’était en 2014) l’excellent Markus Eiche.

Alberich (Albert Dohmen) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Alberich (Albert Dohmen) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

L’Alberich d’Albert Dohmen peut difficilement cacher qu’il fut Wotan, port altier à la Jacques Chirac qu’il rappelle, il n’a rien du nain Alberich, ce qui n’est pas pour déplaire à Castorf qui détourne sans cesse ironiquement la tradition. Oleg Bryjak en 2014[1] était un pendant de Wotan, un Wotan qui n’avait pas trop réussi, un peu balourd, un peu vulgaire : il se permettait tout en scène ! Dohmen ne veut pas de ce personnage, il a refusé et de se plonger dans la piscine et de se couvrir de moutarde au moment où il renonce à l’amour, comme un être-corps repoussoir et dégoûtant. Dohmen est l’anti-Wotan des autres épisodes, brutalité oui, mangeur goulu de saucisses moutardées oui, mais pas au-delà. Pas plus qu’un grand dadais victime et des filles du Rhin qui le raillent, avec son jouet-canard en plastique jaune, et de Wotan qui le tient prisonnier dans une scène qui est à mon avis l’une des plus complexes de tout le Ring et qui donne quelques clefs du travail polymorphe de Castorf.
On comprend que la mise en scène n’est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, et on saisit à cette occasion la singularité et de Bayreuth et de ce travail. Bayreuth, c’est depuis 1951 d’abord les mises en scène, et c’est d’ailleurs largement à l’inspiration de Bayreuth que la mise en scène de théâtre a été inventée et ce bien avant Wieland. D’où son importance ici, d’où aussi tous les regards qui se tournent vers Bayreuth à chaque nouvelle production. Je l’ai écrit et réécrit, les aspects musicaux ne sont pas secondaires, mais souvent liés aux aspects scéniques : il n’y aurait pas eu ce Boulez-là sans ce Chéreau-là. Il n’y a pas eu ce Petrenko-là sans ce Castorf-là, la meilleure preuve en est qu’à Munich, Kirill Petrenko ne dirige pas le Ring de la même manière (avec en plus une acoustique et un orchestre différents !). Il faut donc essayer de juger d’une direction musicale qui va son chemin, et d’un plateau qui va le sien. Vaste contradiction sur la scène de la Gesamtkunstwerk qui n’a plus grand chose de « gesamt ».
Ce qui frappe avec le travail de Castorf, et même les détracteurs sont contraints de le reconnaître, c’est sa virtuosité. C’est l’art de remplir la scène de mille petits détails, de mille petites scènes, qui en soi  n’ont pas d’importance dans l’action, mais qui ont du sens dans un projet global où chaque détail fait sens : de l’affiche de cinéma proposant un film de série Z, à l’écran de TV que les filles du Rhin regardent un peu affolées.
Arrêtons-nous sur les filles du Rhin pour essayer de montrer par un exemple comment fonctionne la mise en scène et surtout comment le spectateur peut remonter aux intentions du metteur en scène.

Dans la plupart des productions, les filles du Rhin disparaissent dès le vol de l’Or pour ne réapparaître qu’à l’acte III de Götterdämmerung. Le rideau s’ouvre sur ces ondines espiègles nageant dans une eau cristalline, sorte de brève image de paradis terrestre très vite interrompue par l’arrivée d’Alberich, qui, par sa laideur et son désir bestial, annonce déjà la chute. Chez Castorf, elles appartiennent déjà au petit monde du Motel, dont elles partagent les espaces : insouciantes, elle se la coulent douce comme des starlettes, barbecue, piscine, bronzage. Rien de contradictoire avec le sens de l’histoire, y compris quand elles lutinent Alberich : Chéreau le faisait déjà (avec à l’époque quelques hurlements dans la salle). Mais chez Castorf, une fois le vol accompli (peu spectaculaire : l’or n’intéresse pas cette mise en scène), on les voit arriver en Mercedes décapotable conduite par un chauffeur et téléphoner à Wotan. On pense qu’elles vont lui annoncer le vol de l’Or (dûment attesté par les photos prises par le barman), mais en réalité on devine qu’elles lui disent « mission accomplie » puisque Wotan a envoyé sa Mercedes les chercher.
Mais on ne « percute » pas immédiatement. En effet, pendant que les Dieux se démènent pour sauver Freia, les Filles du Rhin vont errer un peu dans le motel, et se retrouver dans la chambre de Wotan, se faire monter des cocktails par un barman qui aimerait bien s’amuser un peu avec elles, et regarder la télévision. Dès qu’elles regardent la TV, avec son cortège d’explosions atomiques et de destructions guerrières (juste au moment où Wotan décide de descendre au Nibelheim chercher l’Or), elles décident de quitter la place dare-dare, fouillent dans la table de nuit, prennent un peu d’argent et surtout, les clefs de la Mercedes (on a donc la confirmation que c’est bien celle de Wotan) pour partir au nez et à la barbe du chauffeur qui buvait un coup au bar…Le spectateur reconstitue donc l’histoire et en arrive forcément à la conclusion que c’est Wotan, qui dès le début, a tout manigancé, qu’il est le big-brother de l’affaire et que toute l’histoire du Ring, y compris le vol de l’Or, est imaginée par lui pour manœuvrer chacun à son niveau. D’ailleurs, Wotan va manœuvrer Mime dans Siegfried à l’acte I, attirant son attention sur Siegfried et Notung, puis Alberich à l’acte II devant le dragon, et bien sûr, dans la scène du Nibelheim de Rheingold dont j’ai plus haut signalé la complexité.

Il faut toujours avoir en tête la relation double que Castorf veut instituer dans ce Ring, d’une part, il veut montrer que la question de l’Or et du pouvoir a été évacuée dans les 150 dernières années par celle de l’Or noir et du pouvoir : c’est cette histoire qu’il veut raconter à travers ce Ring. Mais il a aussi un livret, des légendes, des emblèmes à « placer », Tarnhelm, anneau, Notung, oiseau, Dragon sont autant de signes que le spectateur attend : il va les lui servir, mais de manière détournée, et souvent ironique. Ainsi la scène du Nibelheim s’ouvre par l’arrivée, déjà prisonniers, d’Alberich et Mime, attachés à un poteau et la tête couverte d’un casque de papier comme on dissimulait les futurs suppliciés au moyen-âge. Tarnhelm et Anneau sont mis dans la caisse du bar.

La malédiction de l'anneau: Loge (Roberto Saccà), Wotan (Iain Paterson) Alberich (Albert Dohmen)©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
La malédiction de l’anneau: Loge (Roberto Saccà), Wotan (Iain Paterson) Alberich (Albert Dohmen)©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Tout est donc « plié ». Mais cette scène, l’une des plus spectaculaires du Rheingold avec les transformations d’Alberich en dragon puis en crapeau, est attendue par le spectateur. Castorf va donc la lui resservir, en gérant le dialogue de manière originale : Wotan et Alberich se reconnaissent évidemment comme les deux faces d’une même médaille, et tout ce petit monde est aussi minable d’un côté comme de l’autre. Sous l’œil d’une caméra bien visible sur son rail de travelling, on va donc retourner la scène : la deuxième partie de la scène est donc, littéralement, un tournage « pour la postérité », de la défaite d’Alberich, qui a été rechercher Tarnhelm et anneau dans le tiroir-caisse, avec dragon (un serpent), et crapeau autour des lingots d’or que Mime a ramenés vers la caravane qu’on découvre, avec des barreaux de prison, et un intérieur aménagé en cellule…(c’est bien ce que sont Mime et Alberich, des prisonniers).
La scène suivante montre les servants, sorte de Chippendales ayant servi à ramener l’Or, probablement sous les ordres de Mime abaissant joyeusement le drapeau des Confédérés pour hisser le Rainbow Flag, pris en son sens propre (allusion à la probable homosexualité de Mime et à sa future relation trouble à Siegfried). Pendant les démêlés d’Alberich avec Wotan, sur les fameux fauteuils de camping qui aboutissent à la perte du Tarnhelm et de l’anneau, Mime fuit, non sans avoir enduit la caravane de colle à affiches…allusion à ses penchants révolutionnaires et intellectuels qu’on verra dans Siegfried.
On le voit, plusieurs niveaux de lecture, et jamais linéaires : il serait erroné de penser que tout cela suit un ordre chronologique, ou que l’espace est unique. L’espace est apparemment unique, mais les scènes sont multiples, son utilisation, sa manière d’être géré sont très variées. Il suffit d’observer les variations des éclairages, dans une même scène, pour en saisir la polymorphie.
Pour comprendre comment fonctionne cette mise en scène, il faut évidemment avoir en tête les épisodes qui vont suivre, et ce que vont faire les personnages dans les trois journées.
Dans son Rheingold, Castorf pose les personnages et leurs perspectives d’avenir :

  • Wotan manipulateur sous ses aspects de petit malfrat : c’est une couverture.
  • Mime futur révolutionnaire, qui fuit rapidement son frère malfaisant.
  • Alberich plutôt grand méchant mou, même s’il a renoncé à l’amour
  • Fasolt l’amoureux tué par Fafner : il ne fait pas bon aimer dans le monde des hommes (c’est l’une des lois du Ring et de sa malédiction : si tu aimes tu es mort).
  • Erda, ex-relation de Wotan, ces deux-là ont le désir dans le sang. Elle l’a dans la peau, il l’a dans la peau : elle ne lui refuse rien, ni les gâteries, ni les prédictions et dans Rheingold, et dans Siegfried. Et c’est en plus la mère de Brünnhilde.
  • Freia, Donner et Froh sont les utilités, des figurants d’ambiance : cowboys de comics pour les uns, et vêtement de Lumière (clignotant) pour l’autre, comme dans les revues, même si Freia (sans doute par son nom) arbore en deuxième partie un costume en latex aux couleurs de l’anarchie (noir et rouge), d’utilité chez les Dieux, elle est devenue sujet chez les géants…
  • Fricka (Sarah Connolly) enfin, avec son côté Claude Gensac des films de De Funès, laisse son mari jouer avec les dames, et a un rôle plus effacé dans Rheingold que dans d’autres mises en scène (Chéreau !) : n’importe, il ne perd rien pour attendre…
  • Les filles du Rhin ont fui, parce qu’elles ont deviné les catastrophes qui vont suivre et ne veulent pas y être mêlées.

 

Comme on le voit, Castorf n’a rien d’un provocateur (le qualificatif dont on l’affuble quand on ne comprend pas son travail), tout cela est d’une rigueur et d’une richesse difficilement réfutables.
C’est pourquoi il est d’autant plus dommage que Marek Janowski n’ait pas joué le jeu du théâtre.
L’équipe réunie est scindée en deux catégories : ceux qui connaissent le travail de Castorf et ont beaucoup répété avec Petrenko et lui (Nadine Weissmann, Günther Groissböck , Markus Eiche et même Albert Dohmen) et tous les autres qui sont des nouveaux venus, qui n’ont pas travaillé musicalement avec Petrenko et ne sont pas rentrés dans la logique scène-fosse de la production.

Nadine Weissmann (Erda)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Nadine Weissmann (Erda)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Nadine Weissmann est Erda ; chacune de ses apparitions dans ce Ring provoque un grand enthousiasme du public, tant elle s’est emparée du personnage voulu par Castorf de femme sensuelle, puissante et autoritaire, et en même temps désirante, ici dans son manteau de fourrure blanche et dans sa robe en lamé, telle la vedette qu’on attend (on ne répètera jamais assez non plus de quelle qualité sont les costumes d’ Adriana Braga-Peretzki). Une séductrice, là où dans toutes les mises en scène, on a un fantôme (même chez Chéreau).
Erda, c’est habituellement le fantôme chantant, fixe, raide, débitant ses prédictions comme une Pythie proche de la retraite.
Castorf en fait un vrai personnage : il pose Erda dans la nature de ses relations à Wotan et dans leur histoire commune. Il est fidèle aux légendes du Ring, il est fidèle à l’esprit égrillard qui règne chez les Dieux entre dieux et déesses (n’oublions pas la loi du genre, qui est la loi du désir : chez les dieux on n’aime pas, on baise…). Il fait enfin de ce personnage un être de chair : et il a trouvé en Nadine Weissmann une interprète exceptionnelle et singulière, d’une présence scénique incroyable: elle apparaît et on n’a d’yeux que pour elle, grâce aussi, il faut bien le dire, aux vidéos qui renforcent la fascination qu’elle exerce. La voix est aussi fascinante, large de spectre, mais aussi insinuante et expressive : Nadine Weissmann chante le texte, elle chante les mots, et elle sait les chanter avec cette finesse qui marque l’esprit. Pas besoin alors de notes stratosphériquement basses ou hautes, il suffit d’un phrasé impeccable et d’une projection soignée et tout est dit. J’ai une grande admiration et estime pour cette chanteuse qui chante simplement mais magnifiquement juste. Voilà un exemple de ce qu’apporte une mise en scène : sans Castorf, qui aurait pu deviner ce potentiel scénique chez Nadine Weissmann ? Une Erda fantôme lui aurait-elle permis un tel triomphe à chacune de ses apparitions ? En applaudissant Nadine Weissmann, les spectateurs, même les plus rétifs, applaudissent Castorf à leur corps défendant. C’est cela Bayreuth.
Markus Eiche est Donner, il est ce cow-boy écervelé des comics. Eiche a la voix, la puissance, l’élégance, le sens du texte et de l’expression (on se souvient de son fabuleux Beckmesser à Munich), c’est un chanteur de grand niveau. Mais c’est aussi un artiste qui habite avec efficience les rôles qu’il chante, se prêtant aux exigences de mise en scène sans barguigner. C’est dans Götterdämmerung un Gunther exceptionnel. Donner est un peu sous-calibré pour lui, mais il en fait un personnage très présent et vif. Avec Lothar Odinius dans Froh, il formait un couple désopilant à la Tarantino.

Tansel Akzeybek est un excellent chanteur qui serait sans doute plus efficace dans Loge que Roberto Saccà…même si la voix est moins grande, elle est tellement bien émise et projetée qu’il y réussirait et puis il a cette émission particulière des vrais ténors de caractère. Dans Froh, il a donc la voix, mais n’a pas la sveltesse d’Odinius en scène ; il gère le rôle avec engagement néanmoins : notamment lorsqu’il imite Donner avec son marteau sur le toit : vus par Castorf comme les deux faces diurne et nocturne d’un même acabit, ils sont une sorte de couple apax, qu’on ne verra qu’une fois, et qui sont les faux durs de la situation, brandissant maladroitement un pistolet sous le nez des géants qui se rient de leurs menaces. Ce sont des images de ces dieux qui profitent de Wotan, mais qui ne servent pas à grand-chose, sauf quand tout est accompli et qu’ils volent au secours de la victoire (Donner) comme les mouches du coche.
Albert Dohmen, c’est Wotan à la retraite reconverti en Alberich. Il garde dans son chant l’élégance particulière du Dieu, et puis il en a l’allure et le reste de séduction. A l’opposé de son malheureux prédécesseur Oleg Bryjak, plus enraciné dans le « populaire » que l’aristocratique : Dohmen incarne un personnage qui fut grand et vaguement déchu, comme si c’était un ex-Wotan qui cherchait à reconquérir un pouvoir qu’il avait déjà eu. Bien sûr je fantasme parce que j’ai vu Dohmen en Wotan sur cette même scène, mais je lis dans sa volonté de ne pas trop en faire dans la mise en scène cette distinction perdue, qu’on va quand même retrouver dans Siegfried où son opposition fraternelle avec Wotan à l’acte II fera merveille. La voix a des lueurs, et quelques trous : il y a des moments d’une très grande présence, particulièrement soignés, d’autres sont plus opaques, mais c’est un bel Alberich.
Bien sûr, et c’est l’ancien combattant qui parle, l’Alberich idéal de Castorf a existé, c’était l’Alberich de Chéreau de 1976, 1977, 1978 irremplaçable et pas remplacé depuis, par aucun chanteur, car il mort prématurément en 1979, il s’appelait Zoltan Kélémen, il m’a marqué à vie, il ne m’a pas quitté depuis. Un apax, lui aussi.

Andreas Conrad (Mime)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Andreas Conrad (Mime)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Andreas Conrad promène son Mime un peu partout : véritable ténor de caractère, il a la voix idéale pour le rôle, qu’il va évidemment développer dans Siegfried. Habituellement c’est le même artiste qui gère les deux Mime, mais les deux parties sont très différentes (voilà pourquoi Chéreau avait Helmut Pampuch en Mime-Rheingold et Heinz Zednik en Mime-Siegfried). Le Mime de Rheingold est secondaire. Castorf en fait une sorte de clown souffre-douleur, dans son habit de paillettes (l’or…) ses cheveux en désordre, comme s’il avait subi une explosion, et visage noirci par le carbone : son travail, c’est de forger l’or, il ne quitte pas le feu… Déjà il se pose en personnage non protagoniste. Il gagne en importance à mesure qu’Alberich s’enferre auprès de Wotan, il en profite pour gérer ses affaires et son petit groupe de chippendales-esclaves, puis par fuir sous nos yeux, alors que dans les productions habituelles Mime « disparaît » quand il n’est plus nécessaire. Andreas Conrad est vraiment le personnage très juste qu’il interprétait déjà l’an dernier.
Du côté féminin, c’est un peu plus pâle. Nous avons évoqué de prime abord Erda, à mon avis le personnage le mieux sculpté de tous les rôles féminins. Fricka est Sarah Connolly.

Sarah Connolly (Fricka)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Sarah Connolly (Fricka)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Inutile de présenter une chanteuse qui a fait sa gloire d’interprétations baroques de très haut niveau. On l’a vue en pâle Brangäne à Baden-Baden. La Fricka de Rheingold est sans doute vocalement un peu plus plate que celle de Die Walküre, qui a une scène mais quelle scène ! Les grandes Fricka dans Rheingold sont rares, ce sont celles qui jouent le dialogue expressif, la ciselure du mot, c’est Elisabeth Kulman aujourd’hui, Hanna Schwarz hier. Dans mon coffre aux souvenirs de mélomane, j’ai ces deux-là.  Il faut maîtriser l’allemand au plus haut point, savoir dialoguer et donner du poids à chaque parole pour s’emparer de la Fricka de Rheingold.
Sarah Connolly est ici une chanteuse appliquée, un personnage assez bien dessiné en scène (je l’ai plus haut comparée à la Claude Gensac des films de De Funès), mais qui ne marque pas par son chant, ni par une diction correcte,  sans couleur et avec une expressivité assez plate. Une Fricka sans relief. Bien sûr, la mise en scène ne la valorise pas (c’est un caractère de ce Rheingold de ne pas s’attacher tant à des rôles qu’à un groupe), mais l’ensemble reste d’une fadeur notable.

Caroline Wenborne (Freia) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Caroline Wenborne (Freia) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Freia est Caroline Wenborne, poupée lumineuse (elle clignote quand les géants l’enlèvent) puis boule de latex noire et rouge quand elle est passée par les mains des géants. J’ai souvent parlé de la vocalité de Freia et de celle qui m’a marqué, l’Helga Dernesch de Paris en 1976, qui faisait et Freia, et Sieglinde. Car dans toute Freia sommeille vocalement une Sieglinde (les femmes instrumentalisées…) : Caroline Wenborne a un joli grain de voix, mais pas la présence vocale qui imposerait Freia comme « rôle ». Elle ne rend pas vocalement la tension nécessaire pour le caractériser et donc est définitivement un personnage secondaire. Donnez Freia à Anja Kampe, et vous comprendrez…
Les filles du Rhin, Stephanie Houtzeel, Alexandra Steiner et Wiebke Lehmkuhl sont particulièrement bien distribuées : les trois voix se conjuguent idéalement et même si elles n’ont pas toutes le physique de starlette (ou de sirène, comme celle qui est alanguie au bord de la piscine quand Mime passe chercher les lingots), mais jouent merveilleusement le jeu de la mise en scène, et constituent un beau moment vocal.

Les géants, Karl-Heinz Lehner (Fafner) et Günther Groissbock (Fasolt), ne sont pas des géants sur échasses comme dans la plupart des mises en scène, il sont des « idées de géant », en fait des travailleurs de force, caricaturaux (tatouages, barbe ou rouflaquettes, bleu de travail), les exploités dont la classe dominante se méfie ou se moque. Lehner est un Fafner intéressant (avec cependant quelques petits problèmes de registre central), mais dans Rheingold, le rôle, c’est Fasolt, force et tendresse, cœur d’amour dans corps de brute.

Günther Groissböck (Fasolt) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Günther Groissböck (Fasolt) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Comme en 2013 à la création, c’est Günther Groissböck qui l’incarne. Phénoménal chanteur, qui réussit à rendre le personnage à la fois brutal et tendre, et à gérer le texte d’une manière extraordinairement raffinée, où il ne manque aucune inflexion, avec un souci inouï de la couleur. Ce n’est pas la première fois que je l’entends dans Fasolt, mais c’est sans doute dans ces deux dernières représentations où il m’a le plus impressionné. Enfin, la voix a une étendue et un volume tels qu’il impose sa présence dès qu’il ouvre la bouche. Il obtient un triomphe mémorable et mérité. Avec Erda, ce sont les deux vrais « interprètes » définitifs du plateau.
On ne répètera jamais assez que ce Rheingold de Castorf est le tableau d’un clan, avec ses personnages grands et petits, mais où tous concourent à la photo de groupe. Ainsi, Loge a un rôle relativement plus effacé que dans d’autres mises en scène. Il promène son costume rouge couleur de feu, avec son briquet aux grandes flammes, mais n’est pas vraiment protagoniste comme ailleurs.

Roberto Saccà (Loge) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Roberto Saccà (Loge) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Et heureusement, parce Roberto Saccà ne fait strictement rien du rôle : ni par l’expressivité, ni par le jeu. On connaît le chanteur, pas très inventif ; et la voix, pas exceptionnelle. Il est dans ce Rheingold ce qu’il est dans les autres rôles (on se souvient de son Walther inexistant à Salzbourg avec Gatti et Herheim). J’avoue ne pas comprendre les intentions de la direction artistique. Après le départ de Norbert Ernst (Loge en 2013 et 2014) on a cherché d’abord un chanteur doué d’une voix plus puissante. Daszak fut un échec et Saccà en est un. Loge n’a pas besoin d’être un chanteur à voix, mais d’abord un chanteur à texte, lui aussi, qui sache colorer (et pas infliger ce chant gris sans chaleur ni engagement !) qui sache varier le ton, qui sache insinuer. Dans une salle comme Bayreuth, les voix même plus petites passent. Il faut en profiter.
Il faut de l’étrangeté dans la voix de Loge, on va tomber des nues en me lisant mais je pense que Klaus-Florian Vogt pourrait faire un Loge intéressant, à contre-emploi, un Loge séduisant et étrange, qu’il a déjà chanté il y a une dizaine d’années à Liège je crois. Mais pas Saccà, lisse comme la glace, sans aucun feu, ce qui pour Loge est gênant.
Enfin Wotan.
Wolfgang Koch, regrets éternels. Bien sûr, il ne faut pas remuer trop les souvenirs, mais Koch est lié de manière indissoluble à cette production, en particulier à Rheingold, parce qu’il a travaillé la dentelle du texte et avec Castorf et avec Petrenko avec lequel il entretient une relation artistique particulière (voir Die Frau ohne Schatten et surtout Die Meistersinger von Nürnberg). Koch est un chanteur à texte, un chanteur de texte, d’une très grande intelligence et d’une très grande disponibilité.
Il n’est plus là et il faut être disponible pour les artistes qui relèvent le défi. Dans cette version 2016, il y a deux Wotan, John Lundgren pour Walküre et Siegfried et Iain Paterson pour Rheingold.
J’aime beaucoup Iain Paterson, un chanteur raffiné, bon diseur, qui fait par ailleurs un Kurwenal de grande qualité dans le Tristan und Isolde de Katharina Wagner et Christian Thielemann. Mais Kurwenal n’est pas Wotan.
Dans Wotan, je le sens gêné par ce que lui demande la mise en scène, il n’est pas le personnage voulu par Castorf, il n’a pas la vulgarité affichée du maquereau que Koch avait. Sans doute eût-il fallu adapter la mise en scène à Paterson de manière beaucoup plus importante. Ici, c’est le Wotan de Koch sans Koch : Paterson fait ce qu’il peut, mais il n’a pas la personnalité pour et je crois sentir qu’il n’aime pas trop ce qu’on lui fait faire. Il en résulte un Wotan plus pâle, plus transparent, qui peut aussi être un profil possible : ce serait un Wotan « en filigrane », un faux fade, un vrai chef. Mais il n’arrive pas à rendre la complexité et la duplicité du personnage. Il n’arrive pas à dire le texte avec la fluidité et le ton voulus, il n’arrive pas à entrer dans le style de « Komödie für Musik » que Castorf veut pour certaines scènes, avec la dynamique de la comédie dans les dialogues et les conversations. Et dans les deux représentations, j’ai eu la même impression d’une difficulté à rentrer dans le rôle et dans la logique du plateau.

Marek Janowski prenait donc la succession de Kirill Petrenko dont la direction musicale en 2013 et les deux années suivantes fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, tant elle frappa par sa nouveauté et son audace. Jouant le jeu de la Gesamtkunstwerk, privilégiant le théâtre et l’expression aux effets musicaux attendus, Petrenko a pris à revers tous ceux qui attendaient un magasin d’exposition de la doxa wagnérienne.
Comme je l’ai écrit plus haut, personne ne conteste la compétence wagnérienne de Janowski, ni son expérience en la matière. : il a quand même enregistré deux Ring qui ne sont pas les plus mauvais.

Ce qui est étrange, c’est de confier à un chef qui refuse le théâtre d’aujourd’hui sur les scènes d’opéra la succession d’un chef qui au contraire l’a fait sien, c’est de confronter le chef qui refuse le théâtre à une production qui est l’emblème du Regietheater : Ying et Yang dans une même barque…
Bayreuth fait des miracles, et on comprend que ce chef, qui a dédié bonne part de son activité à Wagner puisse à 77 ans vouloir « couronner » sa carrière de wagnérien dans un Ring à Bayreuth.
Dans Rheingold, manifestement la première représentation n’avait pas les boulons bien serrés, il y a eu de nombreux décalages, des problèmes de balance des volumes aussi, et des petites scories techniques qui montraient que l’on n’avait pas eu le temps suffisant pour tout caler. Il y a toujours entre chef et metteur en scène des problèmes de tempo à régler, qui ne l’ont pas été, laissant les chanteurs un peu dans l’errance et un peu victimes de cette préparation partielle. Déjà le Rheingold 2 sous ce rapport a été bien plus au point, et l’on peut supposer que Rheingold 3 sera parfaitement calé.

Janowski propose pour cette mise en scène hors norme un Wagner totalement dans la norme, un Wagner musicalement attendu, dans la tradition, avec des moments splendides et des sonorités somptueuses (plus marquées encore dans le Ring 2) qui enthousiasment ceux qui attendent de Bayreuth ce Wagner-là. Il ne faut pas croire qu’il s’agisse d’une interprétation complaisante, où l’on s’attarderait sur le beau son ou sur telle phrase séraphique : non, c’est un travail qui a sa dramaturgie, qui a sa vision, qui a sa cohérence, mais indépendamment du propos du plateau. Chacun vit plus ou moins sa vie. Soyons honnêtes en disant que cela marche quelquefois, mais pas toujours. Il manque cependant à la fosse une transparence des pupitres, certains sons restent étouffés, toute la partition n’est pas mise en valeur : pas de moment où dire « j’ai découvert des phrases que je n’avais jamais remarquées », mais bien des moments où dire « c’est bien beau tout ça ».
Marek Janowski n’est pas un inventeur, ne prend pas de risque musical, mais c’est un très bon chef, très sûr, très scrupuleux, qui fait un travail qui honore la fosse de Bayreuth, et qui est loin de déparer, même si ce n’est pas le chef pour cette production-là. En ce sens et au vu des derniers développements des aventures musicales de Bayreuth, il eût peut-être mieux convenu à Parsifal et Hartmut Haenchen au Ring, vu la disponibilité de ce dernier pour des mises en scènes plus aventureuses (Warlikowski…). Tout en réaffirmant mon admiration éperdue pour le travail unique de Kirill Petrenko sur  cette production, Il reste que l’auditeur de Bayreuth n’est pas volé par la présence de Marek Janowski dans la fosse : on peut attendre évidemment autre chose et une autre vision, mais ce qu’on  entend est à la hauteur et au niveau du festival de Bayreuth.[wpsr_facebook]

[1] Disparu dans la catastrophe de l’Airbus de Germanwings dans les Alpes

Freia (Caroline Webborne)Donner (Markus Eiche) Froh (Tansel Akzeybek) Fafner (Karl-Heinz Lehner) Fasolt(Günther Groissböck) Fricka (Sarah Connolly) En bas: Loge (Roberto Saccà) Wotan (Iain Paterson) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Freia (Caroline Webborne)Donner (Markus Eiche) Froh (Tansel Akzeybek) Fafner (Karl-Heinz Lehner) Fasolt(Günther Groissböck) Fricka (Sarah Connolly) En bas: Loge (Roberto Saccà) Wotan (Iain Paterson) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE GÖTTERDÄMMERUNG le 1er AOÛT 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

 

Final acte I Catherine Foster (Brünnhilde) Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Final acte I Catherine Foster (Brünnhilde) Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Pour une description détaillée de la mise en scène, se reporter aux comptes rendus du 1er août 2014 , du 15 août 2014, et du 19 août 2013 .

Il y a toujours à Bayreuth, pour Götterdämmerung, une ambiance particulière, d’ailleurs tout le public assiste à la dernière fanfare, celle du 3ème acte, toujours très belle ; c’est la fin d’un cycle, le public va se renouveler. En quatre soirées, on a pu socialiser avec ses voisins, toujours les mêmes, discuter, baliser son audition et en bref, il y a de la mélancolie, car c’est déjà fini. Les journées sont courtes à Bayreuth, dès 14h on se prépare pour la soirée qui commence à 16h, et donc le temps passe très vite. Pour ce dernier Götterdämmerung du cycle 1, musicalement si réussi, c’est encore plus vrai.
La fin du Ring est aussi toujours un peu spéciale, l’œuvre est tellement monumentale qu’elle efface tout ce qui a pu la précéder, ainsi du Tristan et du Lohengrin précédents, qui semblent si lointains. C’est aussi pourquoi je n’aime pas aller voir un autre opéra pendant les jours sans Ring, il y en a toujours deux, entre Walküre et Siegfried, et entre Siegfried et Götterdämmerung, car forcément, cet opéra isolé dans la lave en fusion du Ring en pâtit. Il y avait un Fliegende Holländer la veille de Götterdämmerung, que j’aurais peut-être vu avant Rheingold, mais pas pendant (en plus la production n’est pas de celles qu’on emporte avec soi sur l’île déserte…) car les expériences précédentes m’ont appris qu’on apprécie très mal cette autre musique.
Il en est de même pour la soirée programmée le lendemain d’un Crépuscule. Habitué au cycle I depuis très longtemps, j’ai tout de même souvent eu des places non pour la première, mais pour la deuxième de l’opéra d’ouverture qui traditionnellement est placée immédiatement après Götterdämmerung. Je me souviens notamment d’un Tannhäuser II qui m’avait semblé arriver comme un cheveu sur la soupe après le final du Götterdämmerung de Chéreau, moment fascinant et terriblement émouvant s’il en fut…
Il faut donc à la fois placer toujours le Ring en dernier, en évitant la représentation intermédiaire à l’intérieur du Ring, et en essayant de regrouper les autres représentations auparavant. L’autre conseil si l’on peut est de toujours venir pour au moins un opéra isolé et le Ring, ce dernier en acquiert d’autant plus de singularité.
Ce sont certes observations d’enfant très gâté par Bayreuth, mais il est bon aussi de bien regarder ce qu’on veut et d’organiser son festival en fonction d’une certaine dramaturgie si on veut le vivre à plein.
Ce Götterdämmerung restera je pense dans les mémoires de tous les spectateurs. Les ovations finales, délirantes (plus de 20 minutes avec standing ovation immédiate à l’entrée de Petrenko) avec la présence de toute l’équipe de Castorf, qui a reçu des bordées de huées, mais aussi une ovation extraordinaire de l’autre partie de la salle, majoritaire qui a battu des mains et des pieds en rythme, ce qui arrive très rarement pour un metteur en scène. Je peux comprendre les huées, bien que je me contente de ne pas applaudir (sauf de très rares fois) lorsque je ne suis pas satisfait. Le public de Bayreuth au moment des applaudissements n’est d’ailleurs pas toujours policé, et les anti-castorf étaient quelquefois très agressifs envers ceux qui hurlaient leur enthousiasme, certains ont failli en venir aux mains, on se serait cru revenu aux temps de Chéreau. C’est rare, mais ce qui l’est moins ce sont les engueulades entre spectateurs. J’aime ces engueulades, j’aime un public qui vit, avec des opinions tranchées, et qui discute avec ardeur à la sortie ou aux entractes :il y avait devant moi un monsieur enthousiaste à côté de quelqu’un qui l’était moins et qui ne supportait pas les cris d’enthousiasme, évidemment ça a fini en discussion violente caricaturale. Tout cela signifie simplement que ce qui est présenté pose question, mais avec une valence suffisamment forte pour provoquer de telles réactions. Et ce Ring est sans doute discutable pour ses options, mais qui peut nier l’incroyable travail théâtral, qui peut nier ce magnifique décor, ces images stupéfiantes, cette poésie souvent aussi ?
Castorf cette fois-ci a été plutôt sage, il est resté 5 à 7 minutes face au public divisé avec son équipe, il est ensuite revenu seul avec son décorateur, saluant le public (ce qui avait le don d’en énerver certains) avec ostentation, et pour la première fois, il est apparu avec l’ensemble du plateau dans une image globale de tous les participants au spectacle.
Mais ce soir, ce soit ce n’était plus le Ring de Castorf, mais celui de Petrenko car celui qui a marqué, qui a fait l’unanimité de ceux qui étaient là, qui a provoqué le délire du public, c’est Kirill Petrenko. Non parce qu’il a bien dirigé le Ring ; ça, quelques chefs d’aujourd’hui peuvent le faire, des très grands et même des moins grands. Mais parce qu’il a fait voir la possibilité d’un Ring. Il a proposé autre chose, un autre parcours, une autre vision, un autre son.
Il sait faire de l’ivresse, très bien même, j’oserais dire, comme les Barenboim, les Thielemann, ou pour les plus anciens Karajan, comme les très grand wagnériens qui sont d’immenses musiciens. Mais ça ne l’intéresse que si l’ivresse sert à autre chose qu’au plaisir simple de l’ivresse, si elle a un sens dans un discours global, un discours global qui est aujourd’hui, sans doute, unique. Comme Boulez fut en son temps unique dans le Ring.

le choeur de GötterdÄmmerung ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
le choeur de Götterdämmerung avec Hagen au centre  (Stephen Milling) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Un détail en exemple: Petrenko dirige le chœur extraordinaire de Bayreuth dans Götterdämmerung et le conduit avec un rythme incroyable et le pousse à une force démesurée, et avec un orchestre d’une rare discrétion qui donne un tempo, un rythme, une respiration : je l’avais remarqué déjà à Munich, mais ici, avec le chœur miraculeux de Bayreuth, cela prend une allure de sensation.
Un autre exemple : le final, immensément symphonique, d’un lyrisme exacerbé, qui clôt en apocalypse 16 heures de musique, Petrenko le prend à revers ? Bien sûr c’est immensément symphonique, bien sûr c’est lyrique, bien sûr c’est somptueux, mais c’est aussi – et en même temps – retenu, (d’autres disent mou, mais ils se trompent : leur oreille habituée aux décibels prend de la retenue pour de la mollesse). Cette retenue même crée la tension, comme si on était non dans l’explosion du Walhalla, mais au bord, la seconde qui précède le feu universel. De plus, dans cette mise en scène, personne n’allume le feu universel, même si Brünnhilde a jeté l’essence nécessaire au sol pour le provoquer : les choses restent en l’état, et Wall Street trône en triomphe, pendant que les filles du Rhin à l’écran observent le cadavre de Hagen voguant au fil de l’eau. Ainsi sur scène un final « sur sa réserve » qui n’a rien des images habituelles : on peut aussi expliquer ce choix de Kirill Petrenko par ce qu’on voit sur scène.
Mais c’est surtout la fluidité de l’ensemble qui étonne, et qui donne à ce Ring l’allure d’un flot continu, sans aucune volonté de s’arrêter sur les thèmes, de mettre en valeur les choses en soi mais où chaque motif est inséré presque naturellement dans un discours qui ne se relâche jamais, où l’on passe de pianissimo en fortissimo sans même une rupture.
Tout se passe comme si vous lisiez un texte que vous connaissez bien, mais où vous découvrez au fil de la lecture des figures nouvelles, des lignes nouvelles, des mots que vous n’aviez pas remarqués, des échos que vous n’aviez pas construits, des audaces que vous n’aviez pas soupçonnées et que tout cela vous apparaisse étrangement nouveau et passionnant comme jamais : voilà ce qui se passe à l’audition de certains moments, le prélude de Götterdämmerung stupéfiant dès les premières secondes ou celui de Siegfried, la marche funèbre, ou même la manière dont l’orchestre accompagne certaines scènes comme le final du 1er acte, vraiment insupportable de tension. Fascinant . Sensationnel ont écrit certains.
Ce qui frappe aussi, c’est une compagnie de chanteurs dont tous n’ont pas le format « wagnérien » traditionnel et qui sont tellement engagés et tellement soutenus et accompagnés par le chef qu’ils sont portés vers les sommets. Catherine Foster dans Brünnhilde affichait les années précédentes une Brünnhilde assez valeureuse, mais loin d’être exceptionnelle, avec des graves opaques ou inexistants mais des aigus très gonflés. La voix est devenue plus homogène, il y a cette fois une vraie ligne, et sa Brünnhilde est vocalement bien plus présente, même si il y a ça et là quelques problèmes de justesse (notamment dans les hauteurs). Elle a (un peu) perdu en aigu ce qu’elle a gagné en grave. La prestation gagne en intensité, en couleur, en volume, même si (c’est plus vrai dans Siegfried par exemple) elle apparaît un peu froide. Ce n’est pas une Brünnhilde qui vous cloue sur place (comme Stemme un certain soir à Munich), mais c’est une belle et grande Brünnhilde, digne du lieu.

Mort de Siegfried (Stefan Vinke) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mort de Siegfried (Stefan Vinke) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Stefan Vinke est un Siegfried qui chante Siegfried, et toutes les notes de Siegfried. La voix n’a peut-être pas toujours la ductilité requise pour Siegfried du Götterdämmerung et Vinke chante en force, par poussées (impressionnantes) plutôt qu’en favorisant un chant plus linéaire mais au moins, il a les notes justes, et le volume, la diction, et aussi le timbre. Le personnage est moins violent ou agressif que Lance Ryan, qui était vraiment un sale type, c’est plutôt (et sa figure un peu poupine y aide) plus un sale gosse qu’un sale type, un enfant égaré dans un monde d’adultes pourri. Il est moins acteur que chanteur peut-être, mais quel chanteur, et quelle magnifique preuve nous donne ici l’artiste.
Alejandro Marco Buhrmeister est un Gunther vocalement remarquable, sans doute l’un des meilleurs entendus (avec Grochowski ou Paterson) ces dernières années, avec un physique de séducteur, d’autant plus inutile que ce physique avantageux est au service de l’insondable médiocrité du personnage. Médiocrité partagée par la Gutrune d’Allison Oakes, dont on connaissait le personnage puisqu’elle le chante depuis 2013 dans cette production. Elle incarne une Gutrune encore plus superficielle et ridicule que dans les productions habituelles, et c’est un personnage qui intéresse sans doute plus Castorf que son frère Gunther : on lui fait changer régulièrement de costumes, Hagen lui offre une Isetta (symbole de renaissance industrielle et de consumérisme naissant) qui l’intéresse bien plus que Siegfried. La scène où elle s’empiffre de chocolats dans la voiture pendant que les « héros » font le serment du sang est à la fois terrible et délirante, celle où elle accourt pour empêcher Brünnhilde de toucher à son Isetta-joujou en est une autre au deuxième acte. Vocalement, elle a une présence et une tenue que d’autres Gutrune n’ont pas : il est vrai que c’est une Gutrune qui va chanter Isolde à Dortmund cette automne et qu’elle affiche un vrai répertoire de soprano dramatique.

Hagen (Stephen Milling) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele
Hagen (Stephen Milling) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele

Après Vinke, l’autre changement est Hagen : Stephen Milling remplace très avantageusement Attila Jun, il faut le dire. La voix a une puissance réelle et surtout une ligne impeccable, avec un aigu remarquable (les appels Hoiho! Hoihohoho! Ihr Gibichsmannen, du deuxième acte sont impressionnants de volume) et une expressivité et des couleurs qui font de son monologue final de la scène II de l’acte I Hier sitz’ ich zur Wacht un des grands moments de la soirée. La diction est supérieure, tout comme l’allure scénique. Il est un Hagen de référence et remporte un triomphe mérité au rideau final.
Son allure et sa taille le rapprochent de son père, l’Alberich d’Albert Dohmen, dont la scène I de l’acte II (Schläfst du Hagen mein Sohn) en font une sorte de dialogue de l’ombre double, et la réapparition d’Alberich qui croise Hagen lors de la marche funèbre de Siegfried, comme deux mouches menaçantes sur le miel, est là aussi d’une vérité scénique frappante dans le genre tel père tel fils. Dohmen lui-aussi possède l’art supérieur de dire le texte, de le faire entendre, et de l’articuler avec gourmandise. C’est son premier Alberich et c’est un coup de maître que cet Alberich massif et immense, de grande allure, à la voix un peu fatiguée mais tellement expressive.

Récit de Waltraute (Claudia Mahnke), les joies du camping ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Récit de Waltraute (Claudia Mahnke), les joies du camping ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

La Waltraute de Claudia Mahnke est à mon avis bien meilleure que sa Fricka, plus intense, mieux dite, plus dramatique aussi (il est vrai que la scène s’y prête), devant cette roulotte qui semble être celles d’une famille itinérante où comme une vacancière en villégiature, Brünnhilde sur un fauteuil pliant lit des revues en attendant le retour de Siegfried en une image frappante d’oisiveté médiocre. Le tabouret pliant sur lequel Brünnhilde s’asseoit auprès de sa sœur lui a d’ailleurs joué un tour pendable puisqu’il est rompu et qu’elle est tombée avec un petit cri de surprise très bien rattrapé immédiatement d’ailleurs. La scène est magnifiquement réglée, où la Walkyrie rend visite à sa sœur comme une visite au camping, en discussion très serrée et tendue, que Wotan sur l’écran regarde avec détachement.

Les Nornes ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Les Nornes ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Intenses aussi les Nornes (Anna Lapkovskaja, Claudia Mahnke, Christiane Kohl) dans une scène initiale d’une beauté mystérieuse où elles apparaissent comme les officiantes d’une sorte de culte vaudou, dernière trace d’un paganisme inséré dans notre civilisation, où elles se badigeonnent de sang dans un rite étrange. Cette apparition remarquablement chantée, ritualisée où elles sont plus des prêtresses en relation avec des forces souterraines que des divinités qui fileraient le destin du monde (en effet, la scène de la rupture du fil est volontairement tronquée), donne à ce début du Götterdämmerung une marque d’étrangeté inquiétante qui sera confirmée ensuite par le goût de Hagen (ou d’Alberich) pour cet amoncellement d’autels, de bougies, d’écran de télévision où semblent rassemblés les mythes de l’époque et où père et fils essaient de boire des bouteilles données en offrande en en recrachant violemment le liquide (de l’essence ?), chacun faisant le même geste, comme des jumeaux.

Scène finale:  Brünnhilde, filles du Rhin ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Scène finale: Brünnhilde, filles du Rhin ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Les filles du Rhin dont on retrouve la décapotable volée dans l’or du Rhin, dorment en attendant Siegfried. Elles sont remarquables, et dans le jeu et dans le chant (Anna Lapkovskaja, Mirella Hagen, Julia Rutigliano) et ressemblent beaucoup par l’esprit à celles de Chéreau, qui en faisait des entraîneuses du XIXème, et qui ici sont des sortes de prostituées en attente du seul client qui les intéressent, Siegfried. Leur chant est vraiment parfaitement calibré, les trois voix se fondent avec bonheur, et leur jeu est d’une vérité crue. À noter le cadavre sanglant (comme dans Walküre) de Patric Seibert, qu’on traîne dans la malle de la voiture, comme pour dire adieu à cette figure emblématique et perturbante de tout le Ring, qu’on ne reverra     plus, et la valise pleine de sable ou de poussière d’or, vague souvenir du Rhin initial que Siegfried ouvre et vide. C’est en tous cas l’une des scènes les plus réussies de ce Götterdämmerung sans fin où les grands événements du mythe se réduisent en petits événements du monde, entre gens médiocres.
En tous cas, musicalement, avec ce nouveau Siegfried sans faille, cet Hagen de grand niveau et cette Brünnhilde convaincante, le tout conduit par un Kirill Petrenko hors sol, ce Götterdämmerung entre dans la légende. Et sans que Castorf ne gâche la fête, il y contribue au contraire parce que l’engagement des chanteurs montre quel poids il a pu avoir pendant les répétitions. Ce Ring est une fête musicale, et une fête de l’intelligence.
Castorf sait traduire les grands mouvements par de petits faits vrais de bas quartiers : au lieu de procéder par grandes enjambées épiques, il dit l’histoire sous l’angle du seul quotidien d’un monde déjà perverti. Avec Castorf, nous n’arrivons pas à la fin d’un cycle où tout pourra recommencer (comme chez Kriegenburg), mais tout continue car il n’y a pas de fin de l’histoire.
Ce Götterdämmerung se déroule pour partie à Berlin, à l’ombre d’un Reichstag empaqueté par Christo, symbole de performance plus que de défi démocratique, et qui, ironiquement, devient Wall Street quand l’empaquetage tombe à la fin de l’opéra, à l’ombre du mur dont un tronçon est inscrit dans le décor, à l’ombre de néons de Buna, cette entreprise de l’Est qui  prospéra sous le nazisme pour avoir inventé le caoutchouc synthétique, qu’elle devait fabriquer à grande échelle en utilisant les déportés d’Auschwitz, à l’ombre d’un marchand de fruits et légumes où gît le cadavre de Siegfried, mort anonyme d’un petit truand et d’un kiosque à Döner (avec le jeu sur Donner…) où l’on sert de tout, y compris de la coke.
Ci-devant un monde post idéologie dont les enjeux se traduisent en trafics, où la bande de Hagen est une bande d’ouvriers en colère (Hunger ! affichent-ils, faim), ci-devant un Ring qui est tout entier crépuscule, un Götterdämmerung vu lui aussi comme antidote à l’illusion lyrique, à l’illusion politique, à l’illusion idéologique.
À l’ombre des pierres miliaires de notre histoire récente, Mur, Wall Street, Reichstag, Auschwitz, se déroule la médiocrité ordinaire, encouragée et stimulée par la mort des idéologies ou plutôt le triomphe de celle qui a fini par dominer : le Walhalla, c’est Wall Street, impossible à incendier, garantie de permanence de la petitesse, garantie d’une petite vie dans la petite station service du Texas de Rheingold qui en est non le prologue, mais l’épilogue. Dans ce monde sans foi ni loi, subsistent quelques croyances plus animistes ou plutôt des superstitions : de la religion mythique de la création du monde selon Wagner ne résultent que superstitions nichées au coin d’une rue.
Un Ring sans illusion: mais le Ring est-il autre chose qu’une immense désillusion? Les grands sentiments deviennent sans importance au service des petits larcins dans un monde où le sentiment n’a pas sa place car, comme dans Walküre, il empêche les desseins de s’accomplir.
Au terme de cette soirée qui entre de plain pied dans les annales du Festival, je ne peux qu’encourager à écouter dans quelques jours les streamings de BRKlassik (on ne parlera pas, par pudeur, de France Musique) qui ne pourront en rendre que très partiellement l’urgence, la tension, la magie, mais qui seront la seule trace de ce Ring dont il n’est pas prévu de reprise vidéo, en tout cas pas à ma connaissance : dans un Ring qui est un kaléidoscope sonore et visuel, quels choix une reprise vidéo pourrait-elle faire ? Le tournoyant kaléidoscope restera dans le souvenir de nos oreilles, de nos yeux, de notre esprit et surtout de notre cœur.[wpsr_facebook]

Début de la scène finale ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Début de la scène finale ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED le 30 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

Repas de rupture: l'extraordinaire scène Erda/Wanderer (Nadine Wiessman/Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Repas de rupture: l’extraordinaire scène Erda/Wanderer (Nadine Weissman/Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

En 2013, ils étaient deux.
En 2014, ils étaient trois (deux adultes, un petit)
En 2015, ils sont quatre (deux adultes, deux petits).
L’air de Bayreuth est favorable à la reproduction des crocodiles, et les crocodiles sont les chiffons rouges ad hoc pour stimuler les buhs qui ont accueilli cette représentation de Siegfried, comme l’an dernier. Le final très brechtien ne passe pas. Mais les buhs ont été vite étouffés par l’ovation énorme du public devant ce Siegfried d’une rare intensité musicale.
Si par hasard la notion de distanciation (Verfremdung) n’est pas tout à fait assimilée, il suffit de regarder ce Siegfried et notamment son troisième acte, pour recevoir une leçon de dramaturgie brechtienne. Au moment où l’amour éperdu de Brünnhilde s’exprime et où elle s’est libérée de ses craintes, au moment où la musique devient ivresse, Siegfried semble faire autre chose, boire, lire, autour d’une table improbable de restaurant que Brünnhilde vient de rejoindre vêtue d’une robe de mariée plus vraie que nature. C’est à ce moment musicalement somptueux qu’arrivent les crocodiles, provoquant les rires et donc  interrompant forcément l’ivresse lyrique à laquelle le public commençait à s’adonner car toute la scène devient de plus en plus loufoque : Siegfried donne à manger au crocodile comme à son chien, et Brünnhilde s’y met,et si les dernières minutes du duo sont construites comme un duo d’opéra, les deux chanteurs debout face au public (ils ne se touchent jamais dans ce duo dit d’amour), le crocodile veille à un pas…
Las, au moment même des toutes dernières mesures, si éclatantes, l’oiseau fait sa réapparition sous sa forme humaine et joue avec un crocodile qui l’avale : on voit dans la gueule les jambes qui battent et un bras qui appelle à l’aide : Siegfried (qui ignore la peur, évidemment) va sauver la situation et arracher le frêle volatile de la gueule de la bête, l’en retire, le serre dans ses bras d’une manière si peu équivoque que Brünnhilde intervient par un baiser goulu, comme pour dire « Siegfried, il est à moi !». Rideau.
Et évidemment huées immédiates des frustrés de l’ivresse et des spectateurs non brechtiens.

Duo Wanderer (Wolfgang Koch) et Siegfreid (Stefan Vinke) acte III ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Duo Wanderer (Wolfgang Koch) et Siegfreid (Stefan Vinke) acte III ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Castorf n’a pas changé grand chose de la mise en scène, sinon l’ajout d’un bébé crocodile, qui fait presque figure d’événement tant tout le monde en a parlé : les fondamentaux y sont, un Siegfried qui se déroule à l’ombre d’un Mount Rushmore version communiste, Marx, Lénine, Staline, Mao : les idéologies triomphantes de la guerre froide, et de l’autre côté du décor une Alexanderplatz à Berlin d’avant la chute du mur, sous une immense publicité au néon pour Minol (le combinat gérant l’énergie de la DDR repris par Total au début des années 1990) dont la fameuse Minolhaus trônait sur Alexanderplatz. Aleksandar Denić est un décorateur de génie.
On a dans cette mise en scène de Siegfried un concentré de la pensée de Castorf, à la fois sur les idéologies du bloc oriental, sur la DDR, d’où il vient, fondement de son travail théâtral : sur le toit de son théâtre la Volksbühne, au moins jusqu’en 2017, trône un fier OST (Est), affirmant les racines de cette maison.

Siegfried commence à indiquer clairement les voies de la perversion : trafics, crimes, absence de sentiment ou d’amour. Le personnage de Siegfried est incapable de tendresse, c’est une graine de terroriste mâtinée de petit truand formé à l’école de Mime, qui est aussi l’école d’Alberich, où l’on a renoncé à l’amour. La mise en scène est sans doute des quatre spectacles la plus agressivement « provocatrice » pour les spectateurs. Cette troisième vision permet de voir que Castorf ne travaille pas dans les longs dialogues, à l’inverse d’un Chéreau par exemple, sur les gestes (je veux dire sur le petit geste vrai) ou sur l’individualisation des personnages, il laisse souvent ses personnages avec de rares mouvements, quelques pas, ou plutôt immobiles : le dialogue Alberich/Wanderer est à ce titre assez emblématique. Castorf joue de l’espace, immense en l’occurrence puisque prenant toute la hauteur du décor, obligeant les chanteurs à monter des escaliers ou des échelles, quelquefois à leurs risques et périls (Albert Dohmen a trébuché), une bonne partie du duo Wanderer/Siegfried du 3ème acte se déroule en haut du décor sur la passerelle de bois où ils trouvent chacun ostensiblement qui Notung et qui la lance. Siegfried brise d’ailleurs la lance en deux alors que le Wanderer a déjà quitté la place, déjà redescendu, déjà vaincu avant même le moment fixé: Castorf n’en manque pas une pour casser l’histoire, et à ce titre la scène la plus impressionnante et la plus réussie (c’est un vrai chef d’œuvre grâce à la Erda supérieure de Nadine Weissman) est la scène initiale du 3ème acte,  où une Erda sans doute vedette d’un musical berlinois – tout comme l’Oiseau – se prépare, se maquille, s’habille comme pour rentrer en scène mais en réalité pour rencontrer Le Wanderer/Wotan qui l’appelle, un Wanderer défraichi, débraillé, un Malcolm McDowell à l’abandon (il en a le même œil maquillé que dans Orange mécanique) attablé devant un saladier plein de pâtes qu’il mange à pleines mains. Un repas de vieux amants, qui se finit en dernière gâterie de Erda au Wanderer (sur le fameux « Hinab », « descends ! »), où Nadine Weissmann, dont j’avais déjà évoqué le personnage dans Rheingold est extraordinaire de vérité et de présence, mais aussi très sûre vocalement. Son adresse à Wotan prend plus de relief, plus de sens et affiche une vérité qui va bien au-delà des apparitions habituelles d’Erda émergeant des abysses. C’est un grand moment de théâtre par son côté délirant et sa criante vérité et conformité au sens général de la relation Erda/Wotan.
Qu’Erda et l’Oiseau procèdent dans cette mise en scène du monde du spectacle, ou plutôt des revues est intéressant d’ailleurs, car Castorf renvoie les personnages de l’histoire à une sorte de pacotille chargée de distraire le bon peuple, inscrite dans ce Berlin où l’histoire se déroule pour partie dans cette vision, Berlin comme symbole des idéologies triomphantes et finissantes (Le Wanderer vu comme Wotan décrépi).
Autre motif clairement affiché, les relations de couples Erda/Wotan et Brünnhilde/Siegfried mises en parallèle autour de la table de restaurant en terrasse, deux versions de la vie du couple, chacune désabusée. L’une est une rupture, l’autre est une rencontre déjà installée dans la lassitude et l’impossibilité de communiquer (Götterdämmerung est annoncé…), le parallèle de la situation ne peut être un hasard.
Ainsi en est-il de ce Siegfried, dont nous épargnons les détails au lecteur qui se reportera à 2014 (Compte rendu du 30 juillet, et compte rendu du 13 août 2014)
S’il n’y pas de changements fondamentaux dans la mise en scène, mais la distribution évolue avec rien moins qu’un Siegfried, un Mime, un Fafner et un Alberich nouveaux et forcément avec elle le rythme de la représentation car les personnalités sont différentes. L’Alberich d’Albert Dohmen était plus à l’aise aujourd’hui que dans Rheingold. Sans doute une mise en scène moins ébouriffante l’y a-t-elle aidé : ses mouvements en effet sont moindres, dans un espace scénique encombré d’objets où il est difficile de bouger (une roulotte, des lits pliants, des caisses) aussi monte-t-on sur les hauteurs. La voix, légèrement voilée, reste puissante et le style impeccable. C’est son premier Alberich et c’est globalement très convaincant. La mise en scène (et notamment les costumes d’Adriana Braga-Peretski) en fait dans la scène I de l’acte II un double fraternel du Wanderer (merci Chéreau), chacun rôdant autour de la même proie. La scène est prodigieuse d’intelligence et Dohmen y est remarquable.

Mort de Fafner (Andreas Hönl) soigné par l'homme à tout faire Patric Seibert ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mort de Fafner (Andreas Hönl) soigné par l’homme à tout faire Patric Seibert ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Fafner est cette année Andreas Hörl (l’an dernier Soren Coliban). Cette basse moins profonde que d’autres Fafner (qui chante un Titurel très vivant( !) dans le Parsifal pour enfants) a un timbre assez clair, une voix plutôt ouverte, une émission impeccable et une diction parfaite, La prestation en Fafner est très réussie, ce Fafner qui dans la mise en scène profite de la vie et de son or en entretenant une brigade de jeunes femmes : c’est sa manière à lui de dormir « accompagné ». C’est un Fafner assez vif, un genre de hippie à la retraite (qui garde sa barbe noire peinte) vu comme un petit chef de bande qui se bat vraiment avec Siegfried : point de Dragon puisque le serpent est en nous.
Le Mime consommé de Andreas Conrad épouse certes la mise en scène (désopilant avec son parapluie, un vrai personnage de bande dessinée), et chante au départ avec une voix particulièrement bien assise dans les aigus. Les choses se gâtent un peu par la suite, où toutes les notes ne sont pas chantées, et où il semble un peu indifférent à l’action. C’est un ténor de caractère…sans trop de caractère ici est c’est dommage. Il est vrai aussi que Castorf ne s’y intéresse pas trop, sans doute parce que tous les metteurs en scène s’y intéressent en revanche, moins qu’à Siegfried, moins qu’à Alberich, et moins qu’à l’ours, joué par un Patric Seibert, l’assistant de Castorf, qui est ours, mariée, chien de garde, et esclave, mais aussi ailleurs barman, garçon de café ou cadavre. Il est une des figures, une des silhouettes marquantes et marquées de ce Ring, comme un chœur muet, comme le facteur du petit Brecht illustré. Pour Castorf, le reste des personnages ou bien sont interchangeables, ou des caricatures, ou des ombres .
L’intervention finale avec le voile de mariée veut paraît-il montrer que Siegfried ayant forgé Notung devient un héros dont tous ont envie : « tutti lo bramano ! », le voile final du 1er acte annonce celui aussi arboré par Brünnhilde à la fin du 3ème. Siegfried, qui va aussi épouser Gutrune après l’ours et Brünnhilde, au 2ème acte du Crépuscule devient ainsi l’épousé du genre humain, à défaut d’en être l’épouseur.
Le Wanderer de Wolfgang Koch a toujours cette éminente intelligence de l’interprétation, scandant les mots, avec une émission modèle. Il semble plus fatigué néanmoins avec une voix moins colorée et un petit peu plus instable. On l’avait remarqué dans les toutes dernières mesures de Walküre où la voix bougeait fortement. Son Wanderer est toujours impressionnant comme personnage, comme acteur, mais vocalement un peu moins sculpté. L’an prochain, trois Wotan pour trois soirées, c’est presque unique dans les annales : en 1988, dans le Ring de Kupfer, Mazura avait chanté le Wanderer et Tomlinson Wotan de Rheingold et de Walküre. Ce qui ne va pas arranger les affaires de Castorf qui a souvent protesté contre les changements de distribution.

Siegfried (Stefan Vinke) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele
Siegfried (Stefan Vinke) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele

La grande nouveauté, c’est le Siegfried de Stefan Vinke, qui comme Andreas Conrad en Mime, a remporté un gros succès mais inférieur à celui de Lance Ryan l’an dernier (malgré les huées inévitables d’alors, vu la prestation vocale contrastée du ténor canadien). Stefan Vinke est sans aucun doute possible un Siegfried convaincant, qui chante tout de manière égale, avec la même puissance et la même résistance, et avec un notable volume. Vocalement nous y gagnons. Y gagnons-nous pour le reste. Pas pour la couleur et les inflexions : la voix est moins claire ou juvénile que Ryan, plus épaisse et peut-être moins expressive, moins de couleur et plus linéaire, et le jeu est plus approximatif et moins personnel, moins incarné : son marteau semble bien peu convaincu quand il frappe dans l’œil de Staline, sans l’atteindre…comme son geste lorsqu’il jette le sac poubelle sur le cadavre de Mime au lieu de l’en recouvrir ; c’est malgré tout plus réussi scéniquement au deuxième acte. La manière vive dont il mitraille Fafner avec sa Kalashnikov avant d’y penser à deux fois (Siegfried tue d’abord et pense après) est assez convaincante, comme son troisième acte crocodilien. Disons qu’il entre dans le rôle peu à peu, mais qu’il emporte l’adhésion vocalement, même si les dernières mesures, comme souvent dans Siegfried sont vacillantes. Mais l’épreuve est bien dominée.

Mirella hagen (L'Oiseau) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mirella Hagen (L’Oiseau) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

L’oiseau de Mirella Hagen, qui se bat avec ses ailes de géant et ce costume de meneuse de revue de l’Admiral Palast, est un peu moins en place que l’an dernier, mais reste très honorable, et surtout très spectaculaire. Là où l’oiseau est une toute petite chose habituellement, Castorf en fait un monument dédié au kitsch, un objet de spectacle et de désir (Siegfried…).

DUo final partie I Catherine Foster (Brünnhilde) et Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Duo final partie I Catherine Foster (Brünnhilde) et Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Le duo final de Brünnhilde et Siegfried est vraiment construit en deux parties, la première, sous les effigies des grands emblèmes du marxisme triomphant, est volontairement inscrite dans un récit presque abstrait, presque mythique, notamment quand par un étonnant jeu technique des figures et des éléments du décor il ne reste de ce décor monstrueux que de gigantesques lignes lumineuses (le résultat d’une ingénieuse projection vidéo), comme une ambiance. Le moment est suspendu, et presque poétique au point qu’on pense être revenu à l’expression mythique de l’amour dans un Siegfried traditionnel. Mais Castorf construit ainsi sa première partie pour mieux nous assommer dans la deuxième partie, quand Brünnhilde enfin se débarrasse de ses craintes (la perte de la virginité). Elle se passe de l’autre côté du décor, devant la station de U Bahn Alexanderplatz, dans un restaurant en terrasse, et cette évocation de l’ex-DDR très réaliste semble déjà faite pour la fin des illusions. Comment l’amour absolu peut-il exister là ? Il n’y a plus d’amour, il n’y reste qu’un Siegfried déjà désintéressé de sa conquête et une Brünnhilde déjà délaissée. Catherine Foster qui montre dans la redoutable partie de Brünnhilde de Siegfried, si tendue, la même homogénéité que dans Walküre, avec peut-être un peu moins d’engagement vocal. Elle s’économise, mais c’est surtout un chant un peu moins éclatant, presque moins vivant qui frappe. Les notes de la fin y sont bien présentes (au contraire de la plupart des Brünnhilde du marché) mais Catherine Foster est un peu en-deçà, pas aussi dédiée qu’on la rêverait, elle est déjà presque ailleurs. L’ensemble m’est apparu vocalement un peu moins captivant, à moins que les crocodiles ne m’aient trop distrait.
Car on en veut à ces crocodiles qui captent l’attention quand l’orchestre est à son sommet, lyrique, énergique, dynamique, offrant une fête sonore aux multiples reflets. Kirill Petrenko épouse parfaitement les différents moments de Siegfried, quand dominent théâtre et dialogues, il se fait discret, il se fait non protagoniste mais soutien, mais partenaire, mais écho, mais accompagnateur d’un discours : on a rarement entendu un Wagner ainsi intelligemment plastique et collant de si prêt à la nature de l’action scénique. Il faut entendre les différents éléments qui ouvrent l’œuvre, cette présence sourde, pesante, inquiétante de l’orchestre qui naît du silence et de cet imperceptible moment où le silence devient musique, avec cette alternance de sons très modelés, un peu plus forts ou un peu légers et le crescendo terrible et tendu avant que les coups de marteaux sur l’enclume ne se fassent entendre. Il faut aussi entendre les moments où l’orchestre se fait entendre en protagoniste, un fulgurant prélude du 3ème acte, un acte phénoménal à l’orchestre dans son ensemble. A-t-on entendu un tel descrescendo des flammes dans la transition entre la scène avec le Wanderer et le réveil de Brünnhilde, ou un tel réveil de Brünnhilde où un soleil sonore se lève en soulevant le cœur. Non, dans ce Ring, l’orchestre n’est pas protagoniste, on n’entend pas que lui, mais il est partout et on entend tout de lui, et dès que l’oreille se concentre sur le son de la fosse, c’est un abîme qui s’ouvre, de profondeur, de sensibilité, d’invention. Quelle fête !
Allez-vous étonner de l’ahurissante explosion quand le chef vient saluer, encore peut-être si c’est possible plus impressionnante que dans Walküre.[wpsr_facebook]

Crocodile's folie: duo final de Siegfried (Stefan Vinke) et Brünnhilde (Catherine Foster) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Crocodile’s folie: duo final  partie II de Siegfried (Stefan Vinke) et Brünnhilde (Catherine Foster) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD le 27 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

Das Rheingold ©Enrico Nawrath
Das Rheingold ©Enrico Nawrath

Je relisais pour éviter de me répéter mon compte rendu de l’an dernier , et je crains de ne devoir tout de même me permettre quelques redites. Je recommande au lecteur nouveau venu sur ce blog de s’y reporter pour une lecture scénique plus détaillée.
Ce Ring qui a horrifié certains et que la presse a accueilli avec fraîcheur, avec scepticisme, avec fatalisme et quelquefois avec enthousiasme est un travail d’une intelligence et d’une profondeur rares, qui cumule les talents, à commencer par celui du décorateur Aleksandar Denić qui a construit les décors les plus impressionnants à voir aujourd’hui sur une scène.

De Frank Castorf à quoi s’attendre d’autre qu’une lecture idéologique d’un récit qui raconte la naissance du monde (contemporain) et sa soif de pouvoir et d’or. Il le voit en l’adaptant à la réalité historique, et notamment à l’histoire du pétrole (l’Or noir) avec son cortège de conséquences sur la fin des blocs et notamment du bloc soviétique, sur le pouvoir définitif du Walhalla/Wall Street, et sur ses effets sur le fonctionnement de la société, faite de petits arrangements médiocres, de mafias minables, de vendus et d’achetables, le tout dans une perspective historique avançant d’acte en acte dès Walküre .

La particularité de sa manière de raconter Rheingold, le prologue de cette longue histoire, c’est qu’il en fait une vision de l’après dans une version de type comics ou  film de série B. Le prologue est donc un épilogue.
La question initiale de ce Ring à laquelle Castorf essaie de répondre est simple:
vous allez voir un monde pourri rempli de minables, comment en est on arrivé là ?
Ce prologue est non plus le regard sur les racines du mal, le récit de la première tromperie, mais l’état du monde après inventaire.
Que reste-t-il du monde? Il reste ce petit monde en miniature, concentré autour de ses trafics du fin fond du Texas où Wotan est un maquereau minable et Alberich un tenancier de boite interlope. Tous pareils, tous pourris, tous à jeter.

De même qu’à la fin du Crépuscule, rien ne bouge, dans la montée au Walhalla de Rheingold, il n’y a pas de Walhalla, sinon cette station-service sur le toit de laquelle tous les Dieux réunis marchent, regardent, un peu hébétés et que Loge préfère fuir après avoir tenté de la faire exploser. Il s’est passé tant de choses en 2h30 et en fait il ne s’est rien passé puisque rien ne change, sinon quelques morts en plus, quelques bagarres en plus et tout ce qui fait la joie des films de série B, avec leur filles pulpeuses, leurs petits souteneurs et leurs affaires louches.

Erda (Nadine Weissmann)©Jörg Schulze
Erda (Nadine Weissmann)©Jörg Schulze

L’apparition d’Erda est à ce titre fulminante. Nadine Weissmann est prodigieuse dans ce personnage improbable de maquerelle qui a réussi : c’est l’un des grands moments d’un Rheingold qui reste pour moi un chef d’œuvre de virtuosité scénique, jouant habilement du théâtre et de la vidéo, chacun dans son rôle, et obligeant le spectateur à une attention démultipliée.
Il est en effet impossible de se concentrer sur la seule musique, parce qu’il faut se concentrer sur le tout. Puisque nous sommes au temple de la Gesamtkunstwerk : il faut à la fois tout voir, tout comprendre, et se démultiplier tout en prenant chaque élément comme un élément du tout, qui n’a jamais de sens singulier mais un sens au service d’une entreprise globale.
Ainsi un chef d’orchestre persuadé de la primauté de la musique ne supporterait pas ce foisonnement, cette profusion, ces débordements et tous les excès et redondances, qui laissent beaucoup de spectateurs  désarçonnés : derrière moi on soupirait , on éructait (discrètement) en exprimant l’étonnement, l’agacement, la surprise, la perplexité : quoi ? les filles du Rhin devant une piscine ? faisant sécher leurs petites culottes, mangeant des saucisses au ketchup grillées au barbecue ? 

Les Dieux au motel ©Enrico Nawrath
Les Dieux au motel ©Enrico Nawrath


Et quoi ? Les Dieux rassemblés dans une petite chambre d’hôtel livrés à mille activités licites ou non, dicibles ou non, qu’on essaie de démêler par la vidéo car il est impossible de tout embrasser par le seul regard théâtral? la vision globale est d’une incroyable drôlerie : impossible de croire à ces dieux là, impossible de croire à cette histoire-là née pour faire pschitttt !
Certes, pour qui aime le théâtre, le théâtre intelligent, techniquement impeccable, pour qui aime la virtuosité scénique et surtout l’implacable rigueur, c’est un enchantement, que l’on ne peut voir qu’à Bayreuth, parce que c’est le seul lieu qui puisse donner toutes les possibilités techniques au service d’un spectacle (même si Castorf a souvent rouspété et même plus), parce que c’est aussi un laboratoire, selon la volonté de Wolfgang Wagner. Wolfgang a théorisé la philosophie du Neubayreuth lorsqu’il a appelé à partir de 1972 d’autres metteurs en scène (le premier fut Götz Friedrich pour Tannhäuser): tout spectacle est une proposition, et ne peut être considéré ni comme une vision définitive, ni comme un travail achevé, c’est un perpétuel work in progress.
Bayreuth est de fait ainsi le seul vrai « Festival »: dans la plupart des autres, les productions sont des co-productions qu’on va voir ailleurs, dans des théâtres d’opéra ordinaires. À Bayreuth, une production est uniquement faite pour cette salle, uniquement présentée dans cette salle (il y a quelques exceptions quand le Festival allait au Japon dans les années 60) et pour un public qu’on suppose averti : d’ailleurs, ne comptez pas sur les surtitres, il n’y en a pas.
Ainsi le travail de Castorf est-il d’abord un travail intellectuel avant d’être scénique, qui interpelle l’histoire, la philosophie, la culture cinématographique et qui prend son sens non seulement par ce qu’on voit, mais par le cheminement qui aboutit à ce que l’on voit. Qui se lance dans le travail d’analyse de ce cheminement en découvre alors toute la richesse, toute la finesse, toute la rigueur.
Ce spectacle n’est pas fait pour le consommateur, il est fait pour le promeneur amoureux, il est fait pour aimer et chercher, pour lire et fouiller, pour explorer mais aussi pour discuter, passionnément. Il est fait en réalité pour tout ce que ne produisent pas les sociétés d’aujourd’hui, plutôt du genre Kleenex: ce spectacle a besoin de temps, il a besoin de réflexion, il a besoin de culture et d’acculturation, il a besoin de disponibilité, il a besoin qu’on y revienne. Rien n’est jetable ici, ce qui pose problème dans un monde du jetable en permanence et du touche à tout consumériste.

Loge (Albert Dohmen) ©Enrico Nawrath
Loge (Albert Dohmen) ©Enrico Nawrath

Alors, il faut pour un tel spectacle un chef et une compagnie de chanteurs qui puissent partager cette conviction. Les remplacements de la troupe initiale montrent certaines limites de l’entreprise. Albert Dohmen est Alberich, vu que le malheureux Oleg Bryjak (qui remplaçait déjà en 2014 Martin Winkler, l’Alberich de 2013) a trouvé la mort dans l’accident de la Germanwings dans les Alpes. Dolmen est un grand artiste, même si la voix est fatiguée, il sait tenir la scène, avec une vraie présence mais Bryjak avait l’an dernier ce côté vulgaire et négligé, ce côté déglingué, là où Dohmen est plus contrôlé voire un tantinet plus distingué. Il reste que certains moments (la malédiction) sont vraiment impressionnants.
Plus encore John Daszak en Loge, au chant très maîtrisé, à la voix claire, bien projetée : un Loge qui a Siegfried à son répertoire est plutôt rare. On préfère en général des ténors de caractère pour Loge, comme le furent Graham Clark ou Heinz Zednik, bien qu’à Bayreuth on ait eu pour Loge tantôt des ténors de caractère, tantôt des ténors à la voix plus large comme Siegfried Jerusalem ou Manfred Jung. L’an dernier, Norbert Ernst était plutôt un caractériste, habillé en levantin roublard (perruque brune frisée, teint mat).

Loge (John Daszak) ©Jörg Schulze
Loge (John Daszak) ©Jörg Schulze

Avec Daszak, à l’allure si différente , grand, chauve, plutôt un physique de héros, on est dans un tout autre genre que le petit levantin. La diction même est plus neutre, moins colorée. Il faut pour Loge quelqu’un qui sache parfaitement la langue allemande pour bien nuancer chaque parole. Daszak a le timbre et la voix, mais il n’a pas beaucoup le caractère. Ainsi son Loge est il plus impersonnel, plus mal à l’aise aussi dans ce monde de malfrats traficoteurs. Alors il distancie par une attitude plus froide, moins concernée, un peu plus raide. C’est un aristocrate dans un monde de petites frappes : on comprend alors mieux qu’il soit tenté de tout faire exploser avec son briquet (ce dieu du feu a son briquet comme grigri…). Ce monde n’est pas pour lui, et il en disparaît donc en tant que personnage.
Çà et là aussi quelques changements pour les autres: Okka von der Damerau hélas a quitté la distribution (c’est Anna Lapkovskaja qui lui succède),

Une histoire de série B ©Enrico Nawrath
Une histoire de série B ©Enrico Nawrath

Allison Oakes devient une jolie Freia (elle n’était l’an dernier que Gutrune) à la place d’Elisabet Strid , Donner est Daniel Schmutzhard que les parisiens ont vu dans Papageno de la Flûte enchantée (production Carsen) et il s’en sort très bien en petit malfrat de province à la gâchette facile et dans les Heda Hedo, tandis que Fafner n’est plus Sorin Coliban mais Andreas Hörl, alors que Fasolt reste un Wilhelm Schwinghammer plus en place que dans l’Heinrich de Lohengrin.
Avec pareil travail scénique, il faut des chanteurs qui sachent plier leur voix au rythme, à la vivacité, à la conversation et ne se laissent pas aller à l’histrionisme vocal (encore que Rheingold ne soit pas fait pour), et les voix seules ne suffisent pas, il faut vraiment des personnages. C’est le cas aussi bien de la Fricka de Claudia Mahnke, bien meilleure dans le dialogue de Rheingold que dans Walküre à la vocalité plus spectaculaire, que d’Allison Oakes, magnifique de vérité dans son rôle de poupée ballotée de bande (des Dieux) en bande (des Géants).

Freia ballotée par les géants ©Enrico Nawrath
Freia ballotée par les géants ©Enrico Nawrath

J’ai dit combien Nadine Weissmann, très correcte vocalement, mais pas exceptionnelle, était en revanche impressionnante dans le personnage d’Erda, avec une vraie gueule.
Du côté des hommes, Lothar Odinius en Froh/Michael Douglas est très efficace et très juste, il connaît bien la mise en scène et cela se voit.

Mime (Andreas Conrad)©Jörg Schulze
Mime (Andreas Conrad)©Jörg Schulze

Le Mime d’Andreas Conrad est comme toujours remarquable, dans une production où il est peut-être sacrifié comme personnage : la scène de Nibelheim est traitée par Castorf de manière moins spectaculaire que la tradition ne le veut. Nibelheim n’est qu’une version encore plus cheap du monde de Wotan, dans le style bar gay. Castorf fait de la scène une sorte de conversation entre petits truands où, une fois que Wotan a affirmé sa supériorité, et non son pouvoir, les choses se neutralisent. Plus conversation que conquête, plus tractations de basses œuvres que piège : ce n’est pas pour moi le moment le plus clair ni le plus réussi de la mise en scène, mais y apparaît la roulotte de Mime qu’on reverra durant Siegfried et on en retient surtout l’image singulière très souvent reprise par la presse de tous ces messieurs sur des chaises longues, face au public pour la photo de cette sorte de Yalta des p’tits voleurs.
Quant à Wolfgang Koch, il n’a rien du Wotan dominateur du monde, c’est le tenancier du Motel/station service Texaco. Un tenancier un peu violent, jouisseur en veux-tu en voilà, un gentil sale type, un mac de quartier. Sa manière de dire le texte, sa science de la modulation, la couleur vocale en font un Wotan modèle pour la mise en scène de Castorf, il n’a rien de la grandeur torturée d’un McIntyre, ou de la noblesse d’un Theo Adam. Voilà un chanteur d’une grande intelligence, d’une très grande plasticité et qui est entré dans la logique de la production avec gourmandise. On lui demande d’être ce Wotan version Rapetou et de ne pas prétendre être le personnage principal du drame comme on le voit souvent, il joue parfaitement le jeu, avec justesse, naturel, et surtout avec une grande intelligence, une grande disponibilité, ainsi qu’une superbe intuition, malheureusement pour la dernière fois puisque l’an prochain c’est Iain Paterson qui reprend le rôle dans Rheingold (trois Wotan sont prévus: dans Walküre John Lundgren et dans Siegfried le Wanderer sera Thomas J.Mayer)
Dans une telle conception, l’orchestre ne peut être le protagoniste. Il n’y pas de protagoniste dans cette version 2013/2015 de la Gesamtkunstwerk. Ce que j’avais écrit sur Petrenko l’an dernier est encore vérifiable cette année, j’y renvoie donc le lecteur pour une analyse de son approche, sur laquelle je vais tout de même revenir.
Y-a-t-il un impératif catégorique pour faire entendre Wagner ? Un style, qui par delà les personnalités différentes, resterait en quelque sorte immuable, un style fondamental avec variations, comme Barenboim ou Solti seraient une variation sur Furtwängler, comme Thielemann une variation sur Karajan, mais tous recherchant la plénitude sonore d’un discours lyrique, l’énergie de l’héroïsme, des cuivres rutilants et des cordes en état d’ivresse pour faire fondre de plaisir le spectateur drogué à la cocaïne wagnérienne.
À entendre le travail de Kirill Petrenko, on en est loin . Et je comprends que ceux qui pensent qu’il y a des fondamentaux chez Wagner, des immuables, des passages obligés, un son « Wagner » puissent rejeter pareille interprétation. Si ce Rheingold est globalement assez voisin de celui de l’an dernier, il est différent de celui de Munich que Petrenko a dirigé au printemps même si visiblement le choix est celui d’un Rheingold plutôt allégé et lyrique. Mais le lyrisme était ce qui dominait à Munich ; ici c’est le choix de faire ressortir le texte avec un soin jaloux et de gérer l’orchestre comme la continuation de la conversation scénique ou comme une conversation parallèle avec une étonnante symphonie de couleurs instrumentales comme on pourrait distinguer différentes couleurs vocales, avec des nuances infinies notamment aux cordes (les altos ! les contrebasses !) ou aux bois. Cette clarté est d’autant plus fascinante que le volume de l’orchestre est volontairement retenu, voire très retenu. Certes, ce que nous voyons sur scène ne nous fait ni rêver d’héroïsme, ni d’épopée, et alors, Petrenko adapte l’orchestre à ce qu’il voit. C’est la force de ces chefs d’exception de ne pas « suivre leur idée » et la mettre en démonstration indépendamment de ce qui se passe sur scène, mais d’accompagner le plateau et la mise en scène en réorientant le travail orchestral en fonction du travail commun avec le metteur en scène.

Walhalla ©Enrico Nawrath
Walhalla ©Enrico Nawrath

Un exemple, la montée au Walhalla, qui est ahurissante de lyrisme, de clarté, de somptuosité sonore, est d’autant plus juste dans cette mise en scène qu’elle devient mordante ironie, vu…qu’il n’y a pas de Walhalla, et que la musique tourne somptueusement…à vide : voilà comment Petrenko sert le dessein de Castorf.
J’avais remarqué dans Lulu qu’il a dirigé à Munich en mai/juin le choix qu’il faisait face à la Lulu intimiste et singulière de Tcherniakov, de retenir le volume de l’orchestre pour en faire l’accompagnateur de scènes de théâtre qui sont autant de saynètes dans un espace réduit et glacé: il a approché Lulu dans une version chambriste et glaciale.
Ici, c’est en quelque sorte la même option, mais sans rien de glacé. Tout est fluide, tout suit un discours continu, rythmé, à un rythme presque mozartien. Je ne sais si je vais réussir à rendre l’idée de ce travail, mais la manière de faire fonctionner la musique m’a rappelé le Mozart du deuxième acte des Nozze, un continuum quelquefois tendu, quelquefois haletant, jamais démonstratif, seulement au service non des voix, mais des personnages et de l’action. Il en résulte une musicalité nouvelle, une version cinéma-vérité de Rheingold qui colle avec la scène d’une manière inouïe : la musique de Wagner vécue par beaucoup, pensée par beaucoup, sentie par beaucoup comme protagoniste, devenant, dans cette salle où elle est masquée, le véritable accompagnement musical de la scène, musique de film, scandant le drame, colorant l’action, éclairant les dialogues et jamais, sauf si nécessaire, au premier plan, une musique fonctionnelle en quelque sorte. Fascinant.

Au terme de ce Rheingold, une troisième vision aussi stimulante, passionnante, riche, que les deux précédentes, un seul regret, que ceux qui vendent des places en surplus, une vingtaine de personnes, ne trouvent pas d’acheteurs, tellement la production fait peur. Que cette production fasse office d’épouvantail est pour moi un indice de la stupidité des temps et de ce désir de conformisme à tout crin. Si même à Bayreuth on ne veut plus voir les produits d’une réflexion sur les possibles, tous les possibles du texte wagnérien, et malgré une réalisation musicale d’exception, alors nous sommes devenus les rats du Lohengrin de Neuenfels.[wpsr_facebook]

Donner (Daniel Schmutzhard)©Jörg Schultz
Donner (Daniel Schmutzhard)©Jörg Schultz

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2014: ARABELLA de Richard STRAUSS le 21 AVRIL 2014 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Florentine KLEPPER)

Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Le Festival de Pâques de Salzbourg ne vit pas de subventions, mais essentiellement de sponsors et de billetterie. Pour survivre à ce niveau et attirer le public qui paie, nécessité fait loi : il faut les plus grands noms.Du temps de Karajan, pas de problème..au seul bruit de son nom….Du temps d’Abbado, il avait fallu quelques années pour reconquérir les abonnés. L’arrivée de Rattle avait fait chuter les cours, et le départ des Berlinois fut un rude coup pour un festival qui avait bâti sa réputation autour de la présence des Berliner Philharmoniker, qui une fois par an s’installaient dans la prestigieuse et légendaire fosse.Les Berliner essaient d’attirer le même public (qui n’est pas extensible) à Baden-Baden, et donc désormais les deux festivals s’arrachent les vedettes : cette année à Salzbourg Harteros, Fleming, Hampson, Pollini, et Westbroek à Baden-Baden. L’an prochain, Baden-Baden affiche Harteros, et Salzbourg affichera deux fois Jonas Kaufmann, dans le Requiem de Verdi, et dans CAV/PAG : Thielemann dans du vérisme, c’est une curiosité esthétique.

Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller
Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller

Arabella, au programme cette année, affichait donc une impeccable distribution sur le papier : Renée Fleming, désormais la référence d’aujourd’hui dans ce rôle, Thomas Hampson prestigieux chanteur qu’on attend cependant pas dans le rustre Mandryka, et Albert Dohmen dans le comte Waldner et Gabriela Beňačková dans la Comtesse Adelaïde. Christian Thielemann est considéré comme l’un des très grand spécialistes de Strauss aujourd’hui et la Staatskapelle de Dresde l’une des trois ou quatre phalanges de référence en Allemagne.
Pourtant, après la représentation et même après trois semaines (je suis horrifié des retards dans mes comptes rendus : ah ! si la vie au quotidien se limitait au blog…), il reste peu de traces sensibles de cette soirée. Les souvenirs ne sont pas amers, ils sont indifférents.

Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster

D’abord, la mise en scène de la jeune Florentine Klepper, metteur en scène qui vient de faire un Fliegende Holländer à Dresde avec à son actif de nombreux travaux autour du plus contemporain Musiktheater. mélange un classicisme de bon aloi (au premier plan) dans des décors début de siècle de Martina Segna, et propose en arrière plan des images plus rêvées, moins réelles, plus chorégraphiées et plus mimées qui n’ajoutent pas grand chose à l’œuvre (à moins qu’elles se veuillent poétiques : si c’est le cas, c’est raté). Si l’espace n’est pas mal géré, sur cette scène toute en largeur de Salzbourg, il ne se passe rien, et les chanteurs sont globalement livrés à eux mêmes. Mais c’est un bon travail si on veut garder cette production 15 ans en magasin pour du répertoire, ce qui ne manquera pas d’arriver à Dresde : dans quinze ans, elle n’aura rien gagné ni rien perdu : fade aujourd’hui, fade demain.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV

La distribution excitante sur le papier se révèle réussie là où on ne l’attend pas : cette Arabella révèle une Zdenka magnifique , Hanna-Elisabeth Müller, une voix que j’avais déjà remarquée à Munich dans La Clemenza di Tito, et qui interprète une Zdenka fraîche, à la voix claire, à la diction parfaite, à la projection solide, et à l’aigu triomphant : cette présence et cet engagement ont marqué le public qui lui a offert un authentique triomphe, le plus grand de la soirée.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Et son Matteo, Daniel Behle, lui répond en écho : voix claire, parfaitement scandée, projection impeccable, présence remarquée, et beaucoup de style. Tous deux forment le couple vedette.

Dohmen et Beňačková ont une belle présence et encore un bel organe dans le rôle des parents indignes, mais sympathiques au demeurant, mais celle qui par sa présence, par sa silhouette une fois de plus emporte l’adhésion est Jane Henschel, même dans le rôle très épisodique de la tireuse de cartes.

Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Fiakermilli est Daniela Fally, la soprano colorature en troupe à Vienne préposée à tous les rôles qui furent ceux de Dessay quand elle était elle aussi en troupe dans la « Haus  am Ring », et elle obtient un joli succès dans un rôle qui l’a lancée, justement à Vienne, mais avec Franz Welser-Möst au pupitre. Quant aux rôles de complément, et surtout les trois soupirants, ils sont tous trois impeccables il faut dire que ce sont des soupirants de luxe : Elemer est Benjamin Bruns, désormais à l’orée d’une belle carrière, Dominik Derek Welton et Lamoral l’excellent Steven Humes, basse wagnérienne bien connue.

Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV

Reste les deux vedettes : Thomas Hampson, traverse une période difficile, annulations, fatigue, virus. Les premières répliques montrent une voix claire et veloutée, on retrouve l’Hampson élégant qu’on aime. Mais peu à peu la voix disparaît dans le flot symphonique de l’orchestre (très fort, on le verra) de Christian Thielemann, on l’entend de moins en moins et notamment dans la fameuse altercation de l’acte II. La voix ne porte plus, sans éclat, sans écho. C’est triste pour un tel artiste qu’on aime.
Renée Fleming a une voix crémeuse, dit-on dans les salons parisiens qui comptent. Crémeuse comme la Schlagobers qui couvre les gâteaux de Demel à Vienne. Crémeuse, qui atténue toutes les aspérités, qui fond dans l’oreille comme dans la bouche.
Je ne sais si l’adjectif convient à une chanteuse d’opéra : on aime aussi quelques aspérités et quelque amertume dans l’océan de crème. De fait, Renée Fleming, qui a une voix extraordinairement belle et pure, n’a jamais été pour mon goût une chanteuse intéressante. Elle est belle et pure, cette voix, comme une autoroute toute neuve avec de jolies lignes des viaducs et sur laquelle on file en toute sécurité.
J’aime les voix plus accidentées, plus vivantes, plus vibrantes (il est vrai qu’une voix crémeuse n’a pas intérêt à vibrer…), celles qu’on entend respirer, celles qui incarnent et qui ne s’appliquent pas seulement à chanter, même parfaitement.
Mais cette fois-ci, de plus, pardonnez-moi cette méchanceté, la crème avait un peu tourné, elle avait ses acidités dangereuses et aussi bien dans la projection, que dans certains aigus difficiles, on était assez loin de la crème. L’orchestre, très fort, je l’ai déjà dit, la couvrait souvent,  et on entendait nettement les difficultés dans l’homogénéité de cette voix dont c’était naguère l’une des qualités essentielles. Une prestation bien en deçà de l’attendu, de l’espéré, de la réputation de la star. Le succès a été un très bon succès d’estime, mais pas le triomphe qu’on pouvait attendre.

Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster

L’écrin de tout cela était l’orchestre mené par Christian Thielemann. Un son particulier, très fouillé, très clair, très structuré, un rendez-vous avec l’exactitude et la métrique, mais sans legato, sans laisser aller, sans jouissance du son comme on attend quelquefois chez Strauss, sans cette légère complaisance dans laquelle on se roule et qui fait monter au paradis, comme dans certains Strauss de Böhm, Sawallisch ou évidemment Karajan. Et en plus, un volume étonnamment gonflé, au point que certains inconditionnels ont pensé qu’il voulait couvrir les voix des protagonistes pour ne pas qu’on entende leurs failles.
En somme, j’ai entendu une Arabella sans poésie ni amour, sinon l’amour de la géométrie sans celui la finesse. Thielemann donne à son orchestre beaucoup de rutilance, mais sans souplesse. La qualité de l’orchestre n’est pas en cause, mais ce qui en est fait, dans les équilibres entre les pupitres, dans le refus de se laisser aller aux cordes, même si certains moments restent sublimes. Mais le fameux duo Zdenka/Arabella qui devrait être une fête étourdie du son, avec deux voix de femmes sublimes et un orchestre raffiné et poétique derrière, n’est sublime que par Zdenka dont la voix explose d’émotion. Arabella et l’orchestre suivent derrière, sans pouvoir rattraper.

Et pour moi, une Arabella sans amour, où le sentiment n’est pas là où on l’attend, n’est pas une Arabella. Je suis resté sur ma faim.
Anja Harteros à Munich l’an prochain ? avec Jordan dans la fosse. Espérons, attendons, rêvons…[wpsr_facebook]

Arabella, Saluts: 21 avril 2014
Arabella, Saluts: 21 avril 2014

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, DIE WALKÜRE (concertant) de Richard WAGNER le 31 AOÛT 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

Les Walkyries ©Peter Fischli / Lucerne Festival

C’est toujours quand le prologue est passé qu’un Ring commence vraiment à se dessiner. avec Die Walküre, c’est l’entrée en scène de Brünnhilde, c’est la présence des personnages les plus sympathiques de la Tétralogie, Siegmund et Sieglinde: tout prend corps et forme, et c’est musicalement surtout la pièce la plus populaire.
Il faut dire que la Walküre de ce soir laisse un brin perplexe: après un Rheingold la veille plutôt homogène, nous avons une Walküre plutôt contrastée, avec du très remarquable, et du passable. Ce n’est jamais mauvais, mais cela n’enthousiasme pas toujours. Grand succès auprès du public (standing ovation) qui (au moins pour les gens de Lucerne) ne peut voir un Ring dans le théâtre local, bien trop petit.
L’orchestre confirme les qualités des cordes entendues la veille, c’est même encore accentué, tant on a l’impression qu’elles emportent tout et qu’elles dictent toute la couleur (dans le Lucerne Festival Orchestra, ce sont les bois qui ont ce rôle moteur), des cordes engagées, soyeuses, vigoureuses. En revanche, les cuivres confirment leurs faiblesses, avec plusieurs accidents (les trompettes! les cors!), et les bois sont plutôt de qualité. Mais la direction de Jonathan Nott manque d’homogénéité et de ligne. C’est une direction attentive, précise la plupart du temps parce qu’à quelques moments, on a l’impression que les choses sont suspendues et sans rênes, et très soucieuse des chanteurs, comme la veille: mais dès que les chanteurs disparaissent, alors le volume augmente fortement, et cela devient trop fort, voire bien trop fort (la Chevauchée des Walkyries). Avec des exagérations dans la mise en valeur de certains instruments, les percussions notamment, dont le volume sonore est disproportionné et finit par fausser tout l’équilibre (fin du prélude, début du second acte). Il y a des moments trop forts, écrasants et bien trop marqués et d’autres vraiment réussis, voire magnifiques, singulièrement dans les moments de retenue, dans les moments lyriques, comme tout le premier acte, plutôt très réussi dans son ensemble, ou le monologue de Wotan au deuxième acte, magnifique à l’orchestre, ou dans l’annonce de la mort: je dis bien à l’orchestre, car pour les voix, c’est autre chose. On n’arrive pas encore à vraiment nommer ou identifier ce style de direction, à moins qu’il n’y en ait pas, et qu’elle s’adapte aux opportunités laissées par la partition, et qu’elle se réduise au seul souci de faire sonner l’orchestre et finisse par le faire trop sonner, et que cela sonne au total superficiel et incolore, alors que les grandes qualités de précision et de couleur se lisent plutôt dans les passages plus retenus et moins spectaculaires.

Du point de vue vocal, c’est tout aussi contrasté et déséquilibré, bien qu’au total, cela passe assez bien comme on dit. Un tel plateau dans le répertoire italien aurait fini pour certains chanteurs dans le sang ou la tomate pourrie: chez Wagner, parce que Wagner demande autre chose que de la simple performance (les italiens aussi demandent plus, mais la performance compte beaucoup), le défaut de performance vocale peut être compensé par le style, la diction, telle ou telle couleur.
Prenons le Wotan d’Albert Dohmen. Un timbre voilé, peu d’aigus, une voix vieillie prématurément, voire usée mais une présence (sans grands gestes, sans expression du corps ou du regard particulière, avec un air éternellement las), mais du style, mais une jolie diction, ou plutôt un joli dire. Car le monologue du deuxième acte, qui passe très bien la rampe grâce à un bel orchestre notamment et grâce à la manière de dire le texte, est plutôt une sorte de Sprechgesang, tant l’effort de modulation et de contraste est écrasé par l’impossibilité de monter à l’aigu, voire de simplement chanter . Il en est de même au troisième acte, où les aigus disparaissent totalement à la fin. Est-ce à dire que la prestation est insuffisante: non, parce que malgré tout, et même fatigué, voire usé, le personnage est là (on peut imaginer un Wotan fatigué dès le départ) et Dohmen a un reste de style encore bien en place et intelligemment mis en valeur. C’est un vieux renard (il a la partition, mais la regarde de loin, sans y toucher…).
Le Hunding de Mikhail Petrenko pose un autre type de problème. La voix est jeune, joliment colorée, le timbre intéressant, mais – et son Hagen d’Aix nous l’avait fait remarquer – insuffisamment puissant pour les grandes basses wagnériennes. Cela peut être intéressant pour un postulat de mise en scène, mais pas pour une représentation concertante. Je crains que Petrenko ne se gâche dans ce type de rôle. Outre quelques problèmes de diction (comme dans Rheingold, certains moments sont peu compréhensibles), il rencontre de vrais problèmes techniques qu’il masque de la manière la plus agressive et vulgaire qui soit, en accentuant jusqu’au cri certains mots, « faisant » le méchant, cela passe pour une volonté d’acteur, pour une trouvaille de jeu, alors c’est un trucage qui masque une insuffisance technique. C’est très désagréable et ne rajoute rien à l’ensemble. Depuis plusieurs soirées Petrenko montre des limites (voir Elektra à Aix), il faudrait peut-être revoir le répertoire, il y bien d’autres rôles de basse. Et Mikhail Petrenko n’est pas une basse profonde wagnérienne.

Petra Lang ©Peter Fischli / Lucerne Festival

La Brünnhilde de Petra Lang est d’abord très décevante: dans un Festival de haut niveau comme Lucerne, on ne se présente pas dans  Walküre le nez plongé dans la partition, tenue à la main, empêchant ainsi tout mouvement, toute liberté des gestes. Mais pas seulement, empêchant aussi la liberté du chant, l’expression, l’engagement: son deuxième acte est d’une singulière platitude. Elle qui sait être si sauvage en scène, elle est inexistante: inexistante face à Wotan, inexistante face à un merveilleux Klaus Florian Vogt dans l’annonce de la mort où elle est totalement inexpressive, voire éteinte. Quand on pense à ses Ortrud extraordinaires, on se demande pourquoi alors elle se fourvoie dans Brünnhilde. Elle se réveille tant soit peu au dernier acte, car, même toujours esclave de sa partition, elle réussit à libérer sa voix et donner un peu d’intensité. Mais cela reste tout de même bien peu passionnant.

Meagan Miller (Sieglinde) ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Meagan Miller en Sieglinde n’a pas non plus la voix attendue, bien que la prestation soit honnête, comme souvent chez les chanteurs américains: il y a de la technique, c’est juste, c’est bien conduit, mais en revanche, si peu d’intensité et si peu de capacité à développer du volume! On l’avait noté la veille dans Freia, où elle était très peu marquante, et c’est une Sieglinde sans vraie tension, aux aigus qui sortent sans s’épanouir, c’est donc insuffisant pour le rôle. La voix sort vraiment au troisième acte (c’est bien le minimum, vu les exigences du troisième acte en matière de volume pour Sieglinde), mais elle reste en deçà de ce qu’il faut attendre d’une Sieglinde et au premier, et au deuxième acte. Honnête, sans plus mais pas pour un festival et sûrement pas encore pour la scène.
Les huit Walkyries en version concertante m’ont permis de noter un détail qui a son importance: vu qu’elles sont en robes de soirée chacune différentes, et non en uniforme casqué et ailé comme dans les bonnes mises en scène, on voit les individualités, alors qu’en scène, elles apparaissent comme un groupe compact et indistinct, et même si on peut distinguer les voix, c’est toujours l’ensemble qui prime: ici elles arrivent en scène les unes après les autres et chantent chacune de manière bien identifiée leurs répliques: le résultat c’est qu’on distingue très bien les bonnes et moins bonnes, voire des pires. Cela donne même des idées de mise en scène pour individualiser les Walkyries…Comme je suis d’une gentillesse coupable, je ne dirai pas qui, mais il y a vraiment des voix dures à entendre, alors qu’une fois de plus (comme hier dans Wellgunde) se distingue Ulrike Helzel, Waltraute au beau volume sonore, à la technique maîtrisée, à la ligne de chant impeccable. Elle devrait vite être remarquée par des théâtres pour des rôles plus importants.
À ce point du compte-rendu, sans doute le lecteur va-t-il se demander ce qu’il y a de sauvable dans la soirée, mais qu’il se détrompe: malgré les défauts des uns et des autres, ça passe, et ça passe même plutôt bien auprès du public, tout simplement parce que cela reste d’un niveau acceptable sans être ni remarquable, ni scandaleux, et puis, c’est de la si belle musique.
Mais je vous rassure, le remarquable vient enfin.

Elisabeth Kulman, impériale Fricka ©Peter Fischli / Lucerne Festival

D’abord, honneur aux dames, par la Fricka exceptionnelle d’Elisabeth Kulman, déjà remarquée dans la Walküre de Munich en janvier dernier et hier dans Rheingold. D’abord, il y a un style et une diction modèles, ensuite, il y a une intelligence du texte telle qu’on a l’impression que madame Kulman chante avec le ton, elle est ironique, sarcastique, faussement naïve, à la fois chatte et lionne: quelle superbe incarnation – car c’est le seul mot qui vient pour qualifier ce travail tout à fait extraordinaire: à côté, le Wotan de Dohmen fait pataud: on comprend qu’il renonce bien vite à son dessein de soutenir Siegmund:  face à un tel feu nourri d’artifices féminins, face à cette superbe Fricka, il n’y a qu’une chose à faire, céder. Impérial. Mes voisins et moi nous nous regardions à sa sortie de scène, éberlués.

Meagan Miller (Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Et puis il y a Klaus Florian Vogt, l’autre ténor allemand. Inoubliable Walther, inoubliable Lohengrin. J’avoue que j’avais un peu de doutes sur son Siegmund. Eh bien, tout est vite dissipé tant le ténor arrive dès le début à dessiner un personnage autre, juvénile, tendre, naïf, rêveur, un Siegmund complètement « deshéroïsé », poète, le regard perdu, épuisé, un Siegmund qui aurait pris quelque chose de Parsifal. Et à accompagner cela d’un chant complètement habité, qui impose son tempo et sa respiration, qui impose son volume aussi et son timbre si particulier. Chaque parole est inspirée, chaque mot est pesé, chaque phrase fait sens et couleur et émotion. Même ses « Wälse » sont tendres, presque retenus et fragiles. Et dans l’annonce de la mort au deuxième acte, face à une Petra Lang en creux, il est proprement bouleversant de simplicité, et de justesse, de modération. Comme il demande s’il pourra serrer Sieglinde au Walhalla, l’air ailleurs, le ton absent et la voix néanmoins décidée, je ne l’ai jamais entendu chez aucun ténor – c’est unique et c’est bouleversant : avec ses moyens propres il m’a fait penser à Jon Vickers, car Vickers , avec certes un tout autre volume, avait cette capacité à émouvoir dans la simplicité, avec son timbre si singulier et procurait le même type d’impression dans les rôles déchirants. Vogt devrait s’essayer un jour à Peter Grimes…
Kulman et Vogt ont fait vibrer et vivre le texte, ils étaient à eux seuls théâtre.
Alors pour Elisabeth Kulman et Klaus Florian Vogt, oui, cette Walküre valait le voyage. Ils ont fait de certains moments de la soirée des moments d’exception, de ces moments qui valent la peine d’être vécus, et qu’on ne peut vivre qu’à l’opéra.
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Jonathan Nott ©Peter Fischli / Lucerne Festival