BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: DIE GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 3 AOÛT 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; MeS: Frank CASTORF)

Acte III © Enrico Nawrath

 

Nos rappels sur le Blog du Wanderer

Götterdämmerung 2013
Götterdämmerung 2014

Götterdämmerung 2014(2)
Götterdämmerung 2015
Götterdämmerung 2016
Abécédaire

Acte II © Enrico Nawrath

La fin de la belle histoire de la naissance et de la fin d’un monde. Une fin dans les flammes qui dévorent et dans la lumière de l’or qui repose de nouveau au fond du Rhin. Une fin que marque le retour à l’ordre éternel…
Telle est l’attente du spectateur au terme de la plus longue et sans doute plus spectaculaire des journées du Ring, celle où pour la première fois, apparaît le chœur, c’est à dire le peuple, c’est à dire les autres, ceux qui ne font pas partie du jeu ouvert à Rheingold. Ce peuple mené par Hagen apparaît pour montrer, pour la première fois dans cette histoire que Hagen est d’abord un politique, il utilise son pouvoir populaire pour réaliser ses desseins et donc cet appel au peuple est l’intrusion du politique dans le mythique.

Le monde comme il va (mal)

 Castorf évite le mythe, au moins celui qui nous fait rêver ou qui entraîne des mécanismes d’identité ou de catharsis. Il distancie, analyse, et fait en sorte que le prosaïque le plus cru (ici Patric Seibert au milieu des légumes et des mayonnaises, Gutrune bouffant des boites de chocolat, ou Brünnhilde lisant le Spiegel, voire Siegfried tué au milieu des cageots) mais c’est évidemment un prosaïque choisi, qui vise à montrer que le mythe est ce que nous vivons au quotidien, qu’il n’y pas un monde des Dieux et des héros, mais qu’il y a notre monde, au quotidien, celui que nous avons bâti ou que l’Histoire nous a livré, même s’il insiste sur des survivances profondes des mondes païens comme le Vaudou, dont il fait des trois Nornes des sortes d’officiantes (en habits composant le drapeau allemand…).

Acte I © Enrico Nawrath

En ce sens l’entreprise de Castorf est évidemment la plus forte à Bayreuth depuis Patrice Chéreau, et sans diminuer les qualités de celle de Kupfer, sans doute la troisième du trio (les autres mises en scène du Ring, Hall, Kirchner, Flimm, Dorst n’ayant pas apporté de regard fondamentalement novateur, au-delà d’images et au-delà d’idées çà ou là intéressantes).
C’est pourquoi ceux qui estiment Frank Castorf dépassé, dernier avatar de la génération du Regietheater se rassurent sans doute parce qu’ils sont culturellement hermétiques à son univers hyper-référencé dont l’abécédaire du site Wanderer n’est qu’un aperçu, tant le monde de Castorf, à l’image du nôtre, est foisonnant : c’est bien parce qu’il nous parle trop crûment que certains détournent les yeux, voire le cerveau.
Et dans ce Götterdämmerung, il serait trop simple de penser qu’une fois transformé le Walhalla en Wall Street, la messe est dite. La messe serait trop simple. D’ailleurs Castorf ici ne fait que reprendre une idée de Wieland Wagner, mort il y a 51 ans, peu suspect de crime de Regietheater…
Le final de Götterdämmerung nous concentre sur un feu réduit à l’embrasement d’un baril de pétrole que tous regardent fascinés, pendant que tourne le monde. Il est évident que cette tournette sur laquelle est installé le monumental décor d’Aleksandar Denić c’est aussi le temps qui passe, l’heure qui tourne, l’idée même d’une permanence et d’un changement dans une continuité, comme la présence de l’horloge universelle Urania le rappelait dans Siegfried. On ne peut s’étonner alors que ce Ring n’ait pas de fin, que Brünnhilde s’en aille comme vers de nouvelles aventures après qu’elle eut renoncé à allumer le brasier, après que les filles du Rhin eurent aussi éteint les briquets, et que ceux qui restent (filles du Rhin et Hagen) regardent fascinés un petit baril qui brûle. Castorf nous annonce simplement que rien ne se termine, et que le Ring de Wagner pointe des mécanismes de désir, de pouvoir, d’ambition qui avec des instruments divers selon l’époque, Or ou Or noir hier, nucléaire ou numérique demain, installent un monde dont les caractères permanents sont la désillusion et l’oppression.
Nous avons évoqué ailleurs l’apparition de personnages « castorfiens » dans notre monde d’aujourd’hui, Ceaucescu et son Walhalla délirant de Bucarest, Trump, Berlusconi, Kim-Jong-Un ou un Poutine tout en muscles siegfriedesques, quant à moi je trouve à Teresa May un air de Fricka – de Rheingold– au petit pied… tout simplement parce que notre monde tel qu’il est, est exactement ce que Castorf en lit. Ce n’est pas notre monde qui est castorfien, c’est simplement Castorf qui est notre monde…Et Castorf nous en dit la permanente absence de sens. Pas de cycle cyclique, où l’on reviendrait sans cesse aux origines, mais un Ring en continu, aux épisodes semblables et différents, le soap-opera éternel qu’annonçait Rheingold.
C’est sans doute la plus amère et la plus pessimiste des visions, qui ne laisse aucun espoir et c’est sans doute ce qui crée chez le spectateur des tiraillements, pris entre cette mise en scène très dure et distanciée et une musique qui semble au contraire favoriser nos délires cathartiques..
Dans ce cadre général, quelques points cette année ont focalisé mon attention.

Hagen
Dans cette vision que sanctionne un Götterdämmerung virtuose (la mise en scène du 2ème acte simplement étourdissante), un personnage surnage, c’est Hagen, qui tire les fils de l’histoire : un personnage qui chez Castorf acquiert une profondeur inhabituelle, différente en tous cas des Hagen noirs tout d’une pièce qu’on voit souvent.
Hagen est un personnage hybride, qu’Alberich a eu avec Grimhilde : l’importance de la mère est grande chez Hagen, on en parle dès les premières répliques de l’acte I puisque c’est aussi la mère de Gunther et Gutrune. Il y a chez Hagen le regret que sa mère l’ait livrée à Alberich, et donc ne lui ait pas donné de repos, Hagen ne sait ni aimer ni prendre le plaisir et il en éprouve une sorte d’amertume éternelle. Il est probable que cet anneau recherché par Alberich, Hagen ait l’idée de le garder pour lui : Alberich est toujours pris au piège par plus malin…Hagen, héros terrestre et politique, utilise sa bande, sa horde ou son peuple pour célébrer les noces de Siegfried et Gutrune et ne cesse de manœuvrer chacun, comme le ferait un Wotan terrestre, et tout comme Wotan Hagen ne dédaigne pas l’inceste. Castorf introduit le désir de Hagen vers Gutrune, sans doute réciproque, parce que le désir n’a pas de frontières dans le monde sans aventure de Gibichungen, mais aussi dans le monde plus général du Ring.
Ainsi Hagen est à Alberich ce que Siegmund est à Wotan, le fils conçu pour récupérer Or, Anneau et puissance, mais si à Siegmund le temps a manqué, Hagen a développé une intelligence (que Gunther appelle sagesse) qui en fait un personnage particulier dans le Ring, notamment en opposition aux Gibichungen écervelés, un personnage qui a plus que d’autres, une psychologie, notamment au deuxième acte et qui après la visite de son père qui lui demande de reconquérir l’anneau pour eux deux, décide sans doute de le reconquérir pour lui-même.

Plusieurs scènes au troisième acte semblent poser des questions irrésolues à propos de Hagen, essentiellement dans l’image qu’en renvoient les projections.
L’écran est utilisé ici comme les morceaux d’un film de cinéma pas encore terminé qui constitueraient une histoire autonome, une sorte d’histoire du Ring telle qu’on la veut, avec sa nature, sa forêt, son vrai Grane (dans Siegfried).
À peine Hagen a-t-il tué Siegfried, qu’on le voit à l’écran marcher dans une forêt, une image d’une insigne poésie : rentre-t-il au bercail pour annoncer la nouvelle ? profite-il de ce répit pour à son tour jouir de l’instant, une fois la tâche terminée, pour vivre un peu en harmonie avec la nature, pour être un peu lui-même ? Cet Hagen-là est en tous cas inhabituel, dans une sorte de solitude apaisante.

Car autour de lui, un père honni (Alberich), qui part avec sa valise vers un ailleurs indéfini (comme Brünnhilde à la fin) et qui même dans l’histoire de Wagner, ne meurt pas (Kupfer l’avait bien souligné), deux Gibichungen, l’un, Gunther, une frappe lâche, l’autre, Gutrune, une petite vertu, qui se laisse tripoter par Hagen, mais aussi par les compagnons de Hagen au deuxième acte, pas plus recommandable que les autres, une sorte de ravissante idiote. Pas de quoi être stimulé…
La dernière image du Ring est aussi d’une grande poésie : pendant qu’au bord du baril qui brûle (avec l’anneau dedans) filles du Rhin et Hagen sont plongés dans une sorte de désarroi comme s’il n’y avait plus qu’à rester dans cette fixité interrogative en un « et après ? » terrible, sur l’écran défile la fin qu’on aime et qu’on a envie de voir, la fin pour la galerie : les filles du Rhin observant le cadavre d’Hagen avec sa crête originelle, Hagen de cinéma glissant et s’éloignant sur l’eau. La fin de théâtre est moins optimiste.
Les deux fins sont contradictoires et disent chacun l’opposé de l’autre. Il y a une fin de cinéma « pour le cinéma ». Et une fin de théâtre,  et seul le théâtre ne raconte pas d’histoire mais l’Histoire.

Siegfried
Siegfried, arrivé avec ses breloques, Notung, c’est à dire une Kalachnikov enveloppée comme pour un cadeau à donner à Gunther, qui s’en amuse comme un gosse (comme Siegfried dans Siegfried), un Tarnhelm dont il ne sait pas l’usage et que Hagen va lui apprendre, mais sans anneau qu’il reprendra à Brünnhilde en fin d’acte, comme s’il devait reconquérir les breloques du dragon, comme si la mémoire de Brünnhilde lui faisant défaut, il lui fallait retrouver le statu quo ante, celui qu’il avait avant de la connaître et de connaître la peur.
Le Siegfried du Götterdämmerung, ce n’est pas le Siegfried qui a été un peu éduqué par Brünnhilde (les runes), mais celui d’avant : la brute-qui-tue-tout-le-monde. L’effet du philtre de Hagen est de redonner à Siegfried son identité de petite frappe, et ainsi la boucle est bouclée : ils sont tous les mêmes ! D’ailleurs le combat de Hagen et Siegfried au deuxième acte (avec leurs planches) les met exactement au même niveau.

Acte II © Enrico Nawrath

Jusqu’au troisième acte Siegfried reste le même mauvais garçon, il bat le pauvre type qui dort avec une jeune femme, et avec les filles du Rhin, il se comporte comme avec l’Oiseau dans Siegfried, il est vrai qu’elles usent de tous leurs moyens appétissants pour lui prendre l’anneau.  Siegfried n’est ni bon ni mauvais, il est ce que le monde a fait de lui, il n’a pas de distance, pas d’intelligence des rapports humains ni d’ailleurs des rapports avec les femmes qui ne servent qu’à …ça…

Dans ce Götterdämmerung, aucun personnage ne se sauve, ils sont presque tous méprisables à des degrés divers, les seuls à posséder une épaisseur sont Hagen et Brünnhilde, parce que chacun ont une mission et d’ailleurs la même mission. Terrible constat.

Pour Castorf, pareil jeu de massacre (où seul le personnage de Brünnhilde reste un tant soit peu proche de la vision traditionnelle) n’est rendu possible que par le cadre où se déroule l’histoire, nous sommes au moment agité de la Berlin du mur, au moment du pont aérien, et nous passons indifféremment de l’est (Schkopau, Buna et les conglomérats pétroliers de l’Est ) à l’Ouest de l’autre côté du mur (que les personnages allègrement traversent) vu sous l’angle d’un kiosque à Döner berlino-turc (les deux drapeaux y trônent) et d’un magasin de fruits et légumes, ce qui manque à l’Est, comme le montre le personnage incarné par Patric Seibert qui mange une banane en secret, que les allemands de l’Est devaient se procurer à prix d’or ( voir notre article banane de l’abécédaire à ce propos).
La Berlin d’après-guerre cristallise les enjeux de pouvoir et les luttes idéologiques : le fait que l’immense bâche qui croit-on recouvre le Reichstag (allusion à Christo) recouvre en réalité Wall Street, montre pour Castorf en même temps et le vrai pouvoir, et l’inféodation d’une certaine Allemagne, à l’Est Schkopau et à l’ouest Wall Street. Tout cela est d’ailleurs désormais connu et analysé.
Ce qu’ajoute Götterdämmerung, ce n’est pas tant la manière dont les foules sont toujours manœuvrées (Acte II), ou que les idéologies aient toutes les mêmes intérêts (Le pétrole…), c’est que toute cette histoire du Ring passionnante et si agitée finisse dans un néant presque shadockien. Ces Shadocks qui pompent (le pétrole ?) sans jamais construire, c’est ce qui se déroule devant nous : Castorf (qui ne connaît probablement pas cette série culte de la culture médiatique française) arrive au même vide, au même gouffre. Chez Castorf, Siegfried est mort, tout comme Siegmund et Hunding, comme Mime, comme Gunther. Restent vivants à l’ombre de Wall Street Alberich, Brünnhilde, Hagen, les filles du Rhin et Gutrune…bonjour la reconstruction !
Le Ring wagnérien dans son mouvement semblait pourtant proposer quelque chose de plus optimiste, d’ailleurs Chéreau laissait les hommes présents sur scène comme pour dire « au boulot », laissant une trace d’espoir, Kriegenburg à Munich arrive à une vision optimiste de solidarité (Gutrune accueillie par le groupe qui ouvrait Rheingold). Chez Frank Castorf, qui lit notre monde comme soi-disant post idéologique, voire post historique, on conclut par le vide, comme image de notre chute, et de notre désespérante impéritie.

Sans doute cette frustration d’une absence de lendemain possible, de lever de soleil sur une vie éventuelle d’après est-elle totalement anti cathartique et rend un certain public qui a soif d’identification terriblement colère. Mais on ne va pas à Bayreuth pour voir du Walt Disney…

Il faut à cette vision qui évidemment secoue, une musique qui se déploie d’une manière plus singulière. Parce que devant les scènes finales telles que les voit Castorf, la musique sonne évidemment plus creux, et accentue le malaise : trop plein de beauté devant l’image du vide…Comme dans le final de Siegfried mais pas avec le même discours: le final de Siegfried nous disait qu’il n’y avait rien à croire de l’histoire du couple Brünnhilde-Siegfried et que la musique ne disait pas ce qu’on croyait, le final de Götterdämmerung doit musicalement laisser une place au doute, devrait nous laisser aussi un peu insatisfait, comme lorsqu’on disait de Petrenko qu’il n’était pas assez « spectaculaire ».
Mais Petrenko regardait attentivement ce qui se passait sur scène.
Avec Marek Janowski, pas de surprise, pas de frustration, pas de second degré. C’est très bien dirigé, très bien mené, avec des tempi larges, avec de la respiration, avec des cordes sublimes, sauf que la musique ne dit pas vraiment ce qui se passe en scène. On peut écouter avec un masque de sommeil, comme certains idiots patentés l’ont fait, on aura le Wagner qu’on attend, le Wagner pour toujours, le Wagner qui fait plaisir à l’oreille sans trop se poser de questions, mais pas le Wagner qui accompagne cette production-là, l’œuvre d’art non totale, mais partielle, Janus qui dit deux choses contradictoires. Je le répète : il n’y a rien à reprocher à l’exécution technique de l’œuvre, en concert cela ferait un effet garanti, mais sans doute aussi si la mise en scène offrait casques vikings et heaumes rutilants.
Mais là, ça coince et ça gêne, parce que les accents ne correspondent pas vraiment entre scène et fosse, sauf peut-être au deuxième acte, dont l’ensemble est très réussi et scéniquement et musicalement, et dont le trio final est enthousiasmant à tous niveaux.
Il ne s’agit pas de crier haro sur le baudet, et de déplorer le départ de Petrenko remplacé par un Janowski non concerné. Mais dans un travail où musique et mise en scène ont été travaillées jusqu’au plus infime détail dès l’origine, on remarque bien trop les deux chemins qui se séparent ou qui quelquefois se rencontrent par hasard.
Autant Rheingold, trop théâtral, n’a pas bien fonctionné dans son rapport scène-fosse,autant Walküre a mieux fonctionné, et Siegfried partiellement. Il en est de même pour ce Götterdämmerung avec ses moments d’ivresse musicale (Acte II, mort de Siegfried et marche funèbre) et ses moments contradictoires où la scène et la musique ne vont pas au même pas. Il n’importe : on sent quand même un travail mieux maîtrisé, plus accompli que l’an dernier, et on sent les chanteurs bien plus à leur aise.

Ce Ring a d’ailleurs été mieux dominé du point de vue vocal, et ce Götterdämmerung le confirme : des Nornes superbes (Christiane Kohl toujours un peu acide cependant, mais Wiebke Lehmkuhl et Stephanie Houtzeel magnifiques), des filles du Rhin toujours aussi fraiches et justes (Stephanie Houtzeel et Weibke Lehmkuhl encore, mais aussi Alexandra Steiner), le chœur impressionnant du deuxième acte, avec une mise en scène si fluide dans un espace si réduit, renforcée par une prise vidéo virtuose, impose sa puissance étonnante, écrasante même, sous la direction d ‘Eberhard Friedrich.
Marina Prudenskaia en Waltraute va au bout du récit de manière honorable, mais elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, ni par l’engagement vocal, ni par l’énergie.
Albert Dohmen est en revanche plus à l’aise dans Alberich : la voix a repris de l’éclat, la diction est toujours d’une clarté impeccable, il impose un profil de Wotan déchu qui va très bien avec la mise en scène.
Markus Eiche, plus à l’aise dans Gunther que dans Donner, fait entre son timbre chaud, avec une belle projection et une magnifique intelligence du texte, la prestation est tout à fait remarquable.
Remarquable comme toujours aussi Allison Oakes dans son personnage de Gutrune ravissante idiote, la voix est bien projetée, bien assise, et elle acquiert dans la scène finale une véritable dimension tragique, une grande Gutrune, probablement une des meilleures sur le marché, pour un rôle difficile à incarner.
Stephen Milling est peut-être encore plus impressionnant cette année que les années précédentes, la voix est magnifiquement projetée, avec une carure vocale (et physique) bluffante. Même sans sa crête (portée par Attila jun, son prédécesseur dans le rôle), il impose sa présence, à la voix rude et retenue, terrible et réservée. Une très grande incarnation.
Stefan Vinke dans Siegfried payait sans doute les efforts déployés dans Siegfried. Le Siegfried de Götterdämmerung est différent du Siegfried de Siegfried, demande moins de force et plus de subtilité et un peu plus de lyrisme, et Stefan Vinke chante avec une émission très nasale qui est indice de fatigue (Lance Ryan avait aussi cette nasalité fréquente). Il reste néanmoins un très grand Siegfried, convaincant. Moins mauvais garçon que Lance Ryan il est un ado poupin et souriant qui ne comprend rien à rien, et qui joue sans cesse à Siegfried, c’est bien vu. Vinke reste le Siegfried du moment.
Catherine Foster vient à bout du rôle avec cran et grandeur, sans fatigue apparente, particulièrement intense et émouvante. Ne l’ayant jamais entendue ailleurs qu’à Bayreuth, je ne sais comment la voix sonne dans une autre salle (Bayreuth reste une salle tellement favorable aux voix !), mais ici, elle est l’une des Brünnhilde les plus vocalement convaincantes qu’on ait vue depuis très longtemps, sans une note ratée, toujours impressionnante par la justesse et surtout, ce qui est plus rare, toujours claire dans sa diction : on entend et on comprend tout. Grandiose prestation.
On quitte ce Ring avec le sentiment d’un spectacle d’exception de très grand niveau musical malgré les réserves exprimées, avec des chanteurs de très haut niveau. Que nous réservera 2020… ?

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER les 31 JUILLET et 12 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

Walhalla? Acte III ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Walhalla? Acte III ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Götterdämmerung à Bayreuth est toujours un moment émouvant. C’est la dernière journée du Ring, et souvent la dernière journée du séjour, qui laisse toujours derrière un peu de nostalgie : c’est l’heure des bilans, c’est aussi le moment très sensible de la fanfare du troisième acte, exécutée selon les années d’une manière différente, modulée ou non. Je me souviens de cette fanfare dans cette couleur de crépuscule entre chien et loup, qui prenait immédiatement pour moi un relief particulier au temps de Chéreau: c’était là où disparaîtrait jusqu’à l’année suivante la merveilleuse image du rocher inspirée de Böcklin. Rarement image théâtrale ne m’a plus marqué. Difficile de ne pas s’en souvenir, difficile de ne pas aimer Götterdämmerung, indépendamment même de la qualité de la représentation. C’est toujours un adieu.
Beaucoup s’étonnent que même si les représentations ne sont pas toujours légendaires, on revienne sans cesse à Bayreuth. Pour ma part, ce lieu est tellement lié à ma vie que j’y reviens pour des motifs qui vont bien au-delà de la consommation contingente de cette représentation ou d’une autre. Tout prend à Bayreuth un relief particulier, en bien comme en mal. Je lisais des communications d’amis qui se désolaient de l’accueil houleux de la belle mise en scène du Siegfried de Frank Castorf hier (Ring III). Les fameux crocodiles ont fait leur œuvre, Siegfried est la production qui est systématiquement huée. Peut-être hier plus que d’habitude parce que une partie du public du Ring III est considérée plus conservatrice. Huer est toujours une manifestation de bêtise. Laissons les idiots à leurs certitudes : ce sont eux qui huaient Chéreau même pendant le déroulement de la représentation en 1976 ou 1977 ; on n’a pas idée de la violence des réactions d’alors. On voit aujourd’hui le résultat : l’histoire a parlé, et Chéreau est devenu un mythe. Frank Castorf a pris le lointain relais comme tête de turc.
On peut certes discuter l’entreprise de Frank Castorf, et sa lecture mais la discuter sur pièces, en argumentant, et surtout pas en affirmant que « Wagner n’est pas respecté » car le respect pour Wagner se lit non sur les crocodiles, un épiphénomène, mais sur un travail d’analyse et de mise en scène qui n’a pas aujourd’hui d’égal en profondeur ni en réflexion, dans les détails comme sur la ligne globale : Castorf a construit son Ring musicalement, avec ses leitmotives en écho avec ceux de Wagner, il a construit l’histoire d’un crépuscule, très ambiguë, ni optimiste ni pessimiste, pour la première fois sans réponse, sans option finale, comme en suspens. La profondeur du travail produit est la première marque de respect pour l’œuvre de Richard Wagner.
Résumons ce que nous avons vu: l’aventure des Dieux a été réglée dans Rheingold : une bande de gnoufs, de petits malfrats, une famille Ewing au petit pied. Celle des hommes est en train d’être réglée, elle suit dans les cent cinquante dernières années celle du pétrole, celle des aventures de pétrole et pouvoir. On l’a vue commencer en Azerbaïdjan (Walküre), continuer sous l’égide des dieux tutélaires du communisme puis à Berlin-Est, l’étrange caverne de Fafner pleine de menaces (Siegfried). Siegfried a brisé la lance sur laquelle les runes étaient gravées. Et cette brisure provoque immédiatement  de l’agitation dans la mise en scène de Castorf : vitrines de l’Est changées, Champagne à la place de verroterie, expression du désir et même de la luxure, comme si la rupture de la lance et la Wende quelque part correspondaient, comme si la dictature wotanesque prenait fin, qu’on se libérait, comme si ces crocodiles étaient déjà post-communistes.
Quelles que soient les péripéties qui précèdent, Götterdämmerung est autre, c’est un monde post. Souvenons-nous du travail d’Andreas Kriegenburg à Munich, si riche d’images, si abstrait et mythique dans les trois premiers épisodes, et au contraire l’univers si concret, si inscrit dans notre monde, du dernier jour dans un vulgaire centre commercial, verre et acier.
Ici, le décor  d’Aleksandar Denić, monumental comme pour les autres épisodes, est à la fois très historié et évocatoire ; très historié parce qu’il se réfère à des réalités, publicité gigantesque pour le complexe pétrochimique de Schkopau, bout de mur de Berlin coincé dans le décor, façade de bâtiment  qui renvoie à l’emballage de Christo du Reichstag, empilement de barils qui renvoient eux aussi à Christo, c’est-à-dire à l’art dans la cité, comme valeur éthique puis dans le dernier tableau valeur économique (à la fin entre les colonnes de Wall Street, les filles du Rhin sortent un Picasso).
Mais la mise en scène nous renvoie aussi à tout un monde de realia : le rôle de la banane en Allemagne de l’Est, qui fut une véritable affaire d’état (quand Seibert mange fiévreusement une banane entre le duo Siegfried Brünnhilde et la scène des Gibichungen), la présence turque et le kiosque à Kebab (Döner Box), l’Isetta et la Mercedes décapotable. Mais aussi des allusions à des films (Le cuirassé Potemkine) ou à des événements historiques (le blocus de Berlin). C’est-à-dire à la fois des références que chaque allemand qu’il soit originaire de l’Est ou de l’Ouest peut reconnaître, qui ont fait partie du vécu personnel ou familial et aussi des symboles plus larges lisibles par tous les publics un peu informés…
Pour comprendre la démarche de Castorf, sinon l’approuver, il faut avoir en tête le statut de Wagner en Allemagne, celui de Bayreuth, et l’occasion même de ce Ring qui est le bicentenaire de Richard Wagner. Wagner fait partie des masses de granit de la culture germanique (et mondiale, bien évidemment), qu’on se positionne pour ou contre d’ailleurs parce que Wagner fait clivage ; le statut de Bayreuth est aussi hautement signifiant dans le monde de la culture et notamment celui du théâtre, genre qui est en Allemagne un fondamental sinon un fondement. Rien à voir avec le statut du théâtre en France ou en Italie, même si les choses ont tendance à évoluer. Et le théâtre en Allemagne est d’abord théâtre public, financé par les collectivités locales: Bayreuth est depuis un peu plus de quarante ans un bien national. Ce qui se passe sur la scène de Bayreuth est toujours regardé et disséqué, qu’on soit wagnérien ou non, qu’on aime le théâtre ou non. Et ce n’est pas la musique de Wagner qui est interpellée -personne ne la met en doute- c’est la représentation wagnérienne, qui historiquement, a donné le ton de la représentation théâtrale en général.
Les mouvements commencés à Bayreuth ont été fondamentaux pour l’histoire de la mise en scène d’opéra, mais aussi pour la représentation théâtrale et son histoire. Castorf à Bayreuth c’est, comme pour Götz Friedrich (1972), Harry Kupfer (1978) et ou pour Heiner Müller (1993) en leur temps, une fois de plus la tradition du théâtre de l’Est, brechtien, didactique, épique, faisant irruption sur la scène emblématique de l’Allemagne.
Le théâtre de Castorf est profondément didactique : il ne cesse d’expliquer de justifier, de multiplier les références pour éclairer les questions posées par les textes, pour les contextualiser.  Il est à la fois le théâtre et sa glose. Ce n’est pas un hasard si par contrat il ne devait rien rajouter au texte de Wagner : la direction du festival craignait des aventures qui n’auraient pas manqué de provoquer bien plus que les huées pour cinq crocodiles. Le théâtre de Castorf est aussi profondément allemand pour un public qui a évolué, qui s’est largement internationalisé et qui n’a pas les mêmes références théâtrales : il est intéressant par exemple de lire et d’écouter les représentants d’autres publics ou d’autres cultures,  là où la tradition théâtrale n’est pas fondée sur les mêmes principes, comme la tradition italienne d’ailleurs, malgré un Strehler qui a tant fait pour Brecht, et même si aujourd’hui Romeo Castellucci a fait irruption (mais il doit sa carrière à son succès hors de la Péninsule).
Castorf est de plus un personnage hautement symbolique des déchirures de l’Allemagne du XXème siècle, déchirures dont il ne cesse de parler dans son théâtre, directement ou par allusions. La fin de son règne à la Volksbühne de Berlin d’ailleurs montre le basculement, sans doute nécessaire, vers autre chose. Le théâtre de Castorf, très appuyé sur les fractures idéologiques du XXème siècle, est peut-être déjà un théâtre du passé, mais visiblement son effet sur le public est bien présent: il parle encore au public, il hérisse encore : c’est sans doute aussi que l’idéologie, dans notre monde politiquement si correct, est un non-dit, et doit restée voilée…. Voir le voile de Christo s’écrouler et découvrir non le Reichstag, mais Wall Street comme substitut du Walhalla, c’est évidemment une vision idéologique sur la manière dont l’Allemagne d’aujourd’hui pourrait être considérée.
Que ces débats-là aient à voir avec Wagner, et notamment le Ring, c’est une évidence. Même si certains préfèreraient sans doute les tenues « intemporelles » de Wieland qui -croient-ils- permettraient aujourd’hui de mettre tout ça sous le tapis, mais qui à l’époque de leur création hérissaient tout autant (voir le scandale des Meistersinger).

Wagner était entré dans les débats de son temps du côté des révolutionnaires: l’ami de Bakounine (tiens, un jeu de mots intéressant avec Bakou auquel Castorf a pu penser …) a toujours été à gauche, même s’il a abondamment profité du système et des classes dirigeantes et possédantes.  Le lecteur ou l’auditeur d’aujourd’hui ne peuvent ignorer les ambiguïtés du personnage; il est clair que le Ring n’est pas un conte de fées, mais un ouvrage qui pose le pouvoir au centre du drame, et les moyens pour y parvenir. Les belles histoires d’amour et les légendes sont pliées à l’aune de la soif de pouvoir et sont des outils à son service, comme ceux qui les vivent : Brünnhilde et Siegfried, Siegmund et Sieglinde, Gunther et Gutrune sont des mortels qui le paient de leur ruine ou de leur vie. L’amour dans le Ring, maudit dès le départ, est une machine à tuer. N’oublions jamais que seul Alberich survit, celui-là même qui avait maudit l’amour.
Si Wagner nous disait il y a un siècle et demi que le monde tournait déjà sans espoir, mû par la passion de l’or et du pouvoir (mais Balzac ne disait-il autre chose dans la Comédie Humaine ?), pourquoi serait-il refusé à Castorf de dire la même chose, en soulignant que toute entreprise amoureuse est forcément vouée à l’échec et en cassant systématiquement l’attente du spectateur par un processus de distanciation qui pose une réalité qu’on ne veut pas voir (Siegfried, Brünnhilde, crocodiles). Pourquoi le spectateur, être pensant et réel devrait-il épouser les illusions des personnages? Castorf empêche systématiquement l’identification aux personnages. On ne vient pas voir le Ring à Bayreuth seulement pour rêver. Et surtout pas à Bayreuth construit pour les représentations du Ring. On vient voir le Ring d’abord pour comprendre.
A Bayreuth, on vient voir du Wagner certes, mais surtout du théâtre : un Wagner particulier passé au prisme du regard théâtral. Je le répète si souvent, mais je pense qu’il faut s’en convaincre : Bayreuth est le lieu de l’œuvre d’art totale, où musique et théâtre se tressent de manière indissoluble. Impossible de dire qu’on “n’écoute que la musique”, impossible de ne pas tenir compte de la scène dans un théâtre où l’orchestre est masqué. C’est pourquoi ceux que j’ai vu avec un masque de sommeil pour ne pas voir Castorf sont des imbéciles. Il faut quand même savoir pourquoi on est là. Et la mise en scène de Götterdämmerung, riche et foisonnante, qui parcourt le monde d’après-guerre, la Berlin du blocus, celle du mur, celle de l’Est et de l’Ouest (et les personnages passent indifféremment de l’une à l’autre), qui parcourt aussi les croyances et les superstitions, comme la vision chamanique de certains personnages comme Hagen qui erre dans un autel Vaudou qui trône pendant deux actes.
Je ne vais évidemment pas reprendre mes essais d’analyse de 2013 , 2014 (1) ,  2014 (2)  et 2015 , auxquels je renvoie le lecteur patient.
Il me semble néanmoins nécessaire de revenir sur les principes qui régissent ce dernier épisode :

  • L’histoire se poursuit désormais dans le cadre berlinois des années d’après guerre, le décor urbain et monumental identifiant parfaitement le mur, de part et d’autre. D’un côté un kiosque à kebab, la Döner Box (avec le jeu de mots sur Donner/Döner) et un magasin de fruits et légumes rempli de cageots vides, qui est « l’espace Gibichungen » – il en sont les propriétaires, et gèrent une sorte de bande du quartier -, et de l’autre le néon géant « Plaste und Elaste aus Schkopau » qu’on voyait sur les autoroutes d’Allemagne de l’Est, qui glorifiait la firme Buna, celle-là même qui avait construit à Auschwitz une usine de transformation de produits dérivés du pétrole et que les communistes de la DDR ont continué à exploiter. Le néon éclaire un espace sombre (un escalier monumental coincé entre deux tristes murs) réservé aux drames : c’est là que Siegfried est condamné, c’est là que son cadavre est amené, c’est là que Gunther est tué, c’est là enfin que Brünnhilde commence la scène de l’immolation. Un troisième espace, neutre pendant l’essentiel de l’opéra, dominé par une façade enveloppée à la Christo dans laquelle tous croient reconnaître le Reichstag, et devant laquelle stationne la caravane, qui sert de refuge à Brünnhilde (scène de Waltraute), puis à Gutrune, cette fois-ci sertie d’objets hétéroclites formant tête de taureau, allusion possible à Guernica. Et enfin un quatrième, fait d’une pièce occupée d’abord par l’autel vaudou pendant deux actes, puis par quelque SDF sous des affiches d’extrême droite (“L’aide pour ta mémé, par pour les roms ou sinti”)

    Nornes et Vaudou ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
    Nornes et Vaudou ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
  • Cet espace étrange, sorte d’autel vaudou, rempli d’objets consacrés, bougies, téléviseur diffusant des images de sacrifices d’animaux : espace par lequel passent souvent les personnages, les Nornes, Hagen, et par lequel entre Siegfried, l’espace par lequel on passe d’un monde mythologique (celui des épisodes précédents) à un monde des hommes pétris de soif de pouvoir et de superstition en même temps, surmonté d’un escalier métallique magnifiquement éclairé ne montant nulle part.
  • Pierre Boulez appelait la trame de Götterdämmerung une ferblanterie évoquant les trames des opéras romantiques, avec de l’amour, de la trahison, des meurtres, et où la seule héroïne est Brünnhilde qui condamne tout de même Siegfried à mort.
    Mais l’aventure humaine n’est-elle pas une immense ferblanterie ? C’est bien l’image produite par ce décor multiple, par ces objets par centaines qu’on va utiliser ou pas : l’Isetta, symbole de la consommation naissante qui dans la tête d’une Gutrune lutinée par Hagen, fait une sérieuse concurrence à Siegfried, la Döner Box où l’on trouve boissons diverses, Döner Kebab, légumes (on en coupe beaucoup dans ce Ring) mais aussi drapeau turc et allemand, écran TV etc…etc… – et qui sera à vendre à l’acte III, abandonné. Des cageots, des planches qui serviront à se battre, des barils de pétroles, présents à l’Est et à l’Ouest, des meubles (de l’Est) abandonnés sous bâche de plastique. Et chaque objet ne décore pas, mais fait sens, car Götterdämmerung est vraiment la résultante d’éléments qui se sont mis en place précédemment et qui déterminent les événements ou qui font sens pour le spectateur: d’ailleurs, comme jadis Kupfer, Castorf montre que Wotan, grand ordonnateur de la succession des catastrophes, est toujours là à surveiller la situation : on le voit, sur l’écran suivre attentivement la scène entre Waltraute et Brünnhilde. Son œil cette fois est clairement celui d’Alex, le héros d’Orange Mécanique de Kubrick, une des références de la mise en scène de Castorf. Wotan reste comme Alex, depuis Rheingold, chef d’un gang de petits voyous. Mais cette référence montre en même temps quelle société est régie dans Götterdämmerung.
  • Une société ou personne n’écoute personne, les dialogues sont le plus souvent soit interrompus, soit fragmentés, soit deviennent des monologues. On l’a remarqué dans les quatre épisodes. Dans Götterdämmerung, Brünnhilde fait des réussites pendant que Siegfried est impatient de partir, Gutrune n’écoute bientôt plus Siegfried (c’est réciproque) pour n’avoir d’yeux que pour l’Isetta, Waltraute quand Brünnhilde lui parle au début de leur scène s’entraîne à tirer à l’arc, Alberich et Hagen s’écoutent à peine, chacun dans son monde et ses rancœurs ou certitudes. On finit par s’écouter au dernier acte, mais c’est trop tard et Brünnhilde d’ailleurs finit par faire taire tout le monde…
Brünnhilde (Catherine Foster) Siegfried (Stefan Finke) et la caravane-taureau ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde (Catherine Foster) Siegfried (Stefan Finke) et la caravane-taureau ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Il y a par ailleurs une volonté claire chez Castorf de montrer que cette histoire mythique du Ring est quelque part une épopée ridicule, qui est une succession d’échecs, et que les « héros » ne restent que des petits bras. Cette distance prise avec le mythe et notamment l’embrasement final se lit dans cette fin très ambiguë où sur l’écran le cadavre d’Hagen chamane (sa coiffure n’apparaît que sur l’écran) part au fil de l’eau avec des Filles du Rhin rêveuses, et sur la scène où les mêmes personnages contemplent, comme tétanisés, le baril qui brûle dans lequel les filles du Rhin ont fait tomber l’anneau, pendant que Wall Street (qu’on croyait être le Reichstag) triomphe. Ambiguïté d’une fin où il n’y a pas d’embrasement mais seulement des vélléités, des filles du Rhin notamment (comme d’ailleurs dès Rheingold où Loge fait le même geste que les filles du Rhin avec leurs briquets et où finalement rien ne se passe). Brünnhilde disperse l’essence, et prépare les conditions, mais laisse les autres personnages prendre la responsabilité de leurs destins. Elle quitte le ring du Ring. Toute cette histoire « grandiose » pour rien.  L’Histoire passe, et elle relativise l’histoire revue et corrigée de ce Ring.

Des Nornes très allemandes...©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Des Nornes très allemandes…©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Mythes wagnériens et leur vanité, vanités des idéologies, vanité aussi d’un mythe allemand,  réduit ici à des drapeaux ou des couleurs de robe, ou des objets symbole comme Mercedes ou Isetta, tout reste abandonné, et débarrassé de tout sens à la fin. Castorf nous montre de manière très pessimiste une sorte de Crépuscule permanent du monde, et de permanence des pouvoirs qui se sont emparés de nos destins. Voilà une lecture du Ring qui en fait une grande métaphore de notre situation, comme Wagner en son temps en faisait une lecture de la situation de son monde, qui a fini par se noyer dans le sang figé des millions de morts de la première guerre mondiale.
Contre ceux qui hurlent à la provocation ou à la destruction de l’idéalisme wagnérien, Castorf répond par l’affirmation que l’idéalisme qui n’a jamais été l’objet du Ring: ce dernier n’affirme que la vérité des lois du monde, où tout amour est écrasé par le pouvoir et l’argent.

A cette histoire racontée avec une intelligence et une acuité rares, correspond cette année une approche musicale qui pour Götterdämmerung, reste dans le sillon d’un Siegfried plus réussi que Die Walküre et Rheingold . Les raisons en sont à mon avis multiples.
D’abord, au contraire des autres journées, la distribution de Götterdämmerung est restée grosso-modo inchangée (à part Waltraute, le groupe des Nornes et des Filles du Rhin): tous les protagonistes ont travaillé avec Castorf l’année précédente, connaissaient la production et avaient aussi travaillé avec Kirill Petrenko. Catherine Foster et Allison Oakes depuis 2013, Stephan Vinke Stephen Milling et Albert Dohmen depuis 2015, Markus Eiche avait participé au Rheingold de 2014 et donc connaissait la production en ayant travaillé dessus, même s’il n’avait pas participé à Götterdämmerung. Seule nouvelle venue, Marina Prudenskaya en Waltraute, qui a succédé à Claudia Mahnke. Mais Waltraute est un rôle limité à une scène qui chez Castorf est relativement traditionnelle, et Prudenskaya s’en sort avec tous les honneurs. Il y a donc incontestablement une cohérence scénique plus forte, plus lisible qui donne un rythme plus proche de celui des années précédentes.
Ensuite, le style de direction de Marek Janowski, un Wagner plus conforme à la tradition, où la dramaturgie naît de la musique et non de la scène (c’est-à-dire l’inverse de l’approche de Petrenko, qui conditionnait sa lecture à ce qu’il voyait) convient mieux à Götterdämmerung, avec ses grands morceaux symphoniques, avec une musique incontestablement monumentale, avec l’intervention d’un chœur spectaculaire. Je le répète ici : autant Rheingold et Walküre m’ont gêné par leur chemin divergeant avec la scène, autant Siegfried et Götterdämmerung me paraissent moins marqués par l’absence de lien plateau-fosse.
Sous ce rapport, Siegfried m’est apparu sans doute le plus réussi, en dépit des questions que je posais dans l’article précédent.
Il en est de même pour Götterdämmerung, mais là sa direction musicale profite évidemment des aspects plus symphoniques de la partition, de moments musicaux « in se » comme la marche funèbre, les dernières mesures ou le voyage de Siegfried sur le Rhin et donc cela fonctionne plutôt bien. Je regrette évidemment la joaillerie de Petrenko, la ciselure de chaque moment, la découverte de couleurs inconnues de la partition : ici, rien n’est surprenant, rien n’est inattendu, mais reste souvent magnifiquement fait, avec des moments qui frappent et qui satisfont l’oreille. On va encore sans doute penser que je suis bien difficile, mais après avoir entendu dans cette salle et dans cette œuvre, Boulez, Solti, Barenboim, Levine, Sinopoli, Thielemann, Petrenko mais aussi – et c’était aussi intéressant sinon remarquable, Peter Schneider et Adam Fischer, Janowski prend place très dignement dans cette théorie dont mes préférés furent Boulez, Barenboim, Solti et Petrenko pour des raisons très différentes d’ailleurs. Qu’on ne vienne pas me dire que Marek Janowski est  « le phénix des hôtes de ces bois », mais qu’il en soit un hôte très respectable et quelquefois même magnifique, je peux en convenir aisément. Il reste que son regard sur le théâtre et son refus du plateau me paraissent contradictoires avec la nature de ce lieu, fait pour le théâtre, mais ça c’est une question de cohérence de direction artistique, voire d’éthique artistique. L’orchestre l’a bien suivi, compte tenu du nombre de répétitions sans doute limité : à ce titre, le Ring III a dû être (j’espère) plus en place que les deux autres. Il y a eu quelques scories, notamment au niveau des cuivres, mais les cordes sont remarquables, comme il convient à un orchestre qui doit beaucoup à Christian Thielemann dont on connaît l’attention pointilleuse aux cordes.

Acte II Gutrune (Allison Oakes), Siegfried (Stephan Vinke) Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Choeur, Gutrune (Allison Oakes), Siegfried (Stephan Vinke) Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le chœur une fois de plus est phénoménal : le chœur à Bayreuth, à cause de l’acoustique de la salle, paraît toujours impressionnant. C’est une tradition ici, et les disques ont immortalisé le chœur de Bayreuth qu’il soit dirigé par Wilhelm Pitz (1951-1972), Norbert Balatsch(1972-1999), enfin Eberhard Friedrich (depuis 2000). C’est aussi une tradition que le chef de chœur soit sans doute l’artiste de l’équipe le plus longtemps en place et le plus durable : il a à garantir la stabilité de l’effectif, à assurer une continuité artistique et un niveau qui est vraiment une marque de fabrique, peut-être plus que l’orchestre d’ailleurs.
Chacune des interventions du chœur est un événement, et dans Götterdämmerung, il l’est d’autant plus que c’est la seule intervention en 17h de musique : ça marque. Il est parfait, impressionnant, unique.

La distribution est plutôt d’un bon niveau d’ensemble sans être transcendée par l’événement. On ne peut dire qu’un artiste se soit surpassé, on ne peut dire non plus que ce fut problématique.

Marina Prudenskaya (Waltraute) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Marina Prudenskaya (Waltraute) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Sans les mêmes moyens ni la même couleur vocale que Claudia Mahnke, Marina Prudenskaya qu’on n’attendait pas dans ce rôle, est vraiment intéressante, à la fois insinuante et agressive, soignant la couleur, veillant à la diction, même si ce n’est pas toujours entièrement idiomatique, ce qu’on peut comprendre, et surtout cherchant à être expressive et à entrer dans le drame. Il en résulte, face à l’expérience consommée de Catherine Foster, une scène tendue, un moment musicalement et dramatiquement fort. C’est une belle surprise, même si on connaît les grandes qualités de la chanteuse.
Les filles du Rhin sont comme dans Rheingold, remarquables, dans le jeu plus ambigu, plus dramatique que dans Rheingold : bel ensemble et surtout belle fusion vocale d’Alexandra Steiner, Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl .
Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl sont d’ailleurs une première et deuxième norne remarquables de profondeur et de tension, Christiane Kohl (troisième norne) a des stridences et une voix pour mon goût un peu trop acide. Mais l’ensemble est aussi très correct.

Markus Eiche (Gunther) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Markus Eiche (Gunther) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Markus Eiche dans Gunther est vraiment remarquable : son Gunther est à la fois veule, dramatique, volontairement inexistant face à Hagen, et fragile : l’artiste rend toutes ces facettes du personnage avec une voix particulièrement expressive et un chant incroyablement coloré. Il a été il y a quelques mois un Beckmesser époustouflant dans les Meistersinger munichois. Son Gunther est de la même veine, dans un rôle difficile par ses exigences dramaturgiques et une exposition vocale ambiguë.
Allison Oakes dans Gutrune est d’abord une silhouette, un personnage de comédie, une ridicule. Castorf dessine le personnage d’une manière très précise, en opposition à une Brünnhilde qui défend les plus hautes valeurs, Gutrune défend les plus basses. Ainsi, il montre aussi ce qu’est devenu Siegfried fasciné par cette oie. Elle est magnifique de naturel, de vérité, de justesse (la découverte de l’Isetta est un morceau d’anthologie) : j’ai rarement vu Gutrune aussi bien dessinée. Vocalement elle est très présente, la voix est grande, (elle chante Isolde). En l’entendant je me souvenais que chez Chéreau, Sieglinde et Gutrune étaient chantées en 1979 et 1980 par la même chanteuse (Jeanine Altmeyer)…à méditer…car si elle est désopilante dans les deux premiers actes, elle est vraiment tendue et dramatique à souhait dans le dernier.
Hagen a cette fois-ci pour des raisons de santé du titulaire été chanté par Albert Pesendorfer en troupe à Francfort pour Götterdämmerung I et repris par Stephen Milling le titulaire du rôle pour Götterdämmerung II. Albert Pesendorfer a la voix du rôle, et sa tenue, il n’en a pas la noirceur, et surtout son chant manque d’expression : le climax du rôle reste pour moi son monologue du premier acte (qui se termine par Dünkt er euch niedrig /ihr dient ihm doch/des Niblungen Sohn.) Je me souviens en 1977 de Karl Ridderbusch littéralement inoubliable, mais aussi de Philip Kang, de John Tomlinson ou plus récemment de Hans-Peter König, nous n’y sommes pas.
Mais nous n’y sommes pas non plus pour Stephen Milling, au chant beaucoup plus expressif, plus engagé théâtralement, mais à la voix voilée, aux graves un peu trop opaques, même si l’aigu résiste. Il sortait de maladie et peut-être les choses se sont-elles remises en place au Ring III, mais cet Hagen-là plus présent scéniquement mais pâle vocalement, n’était pas plus satisfaisant.
L’Alberich d’Albert Dohmen est d’abord un personnage, ce Wotan bis ( qui fut un Wotan sur cette scène) me plaît bien…la voix fut, mais il en reste une expressivité, une couleur, une science du dire, un souci du détail expressif qui le rend passionnant : sa scène du début de l’acte II est fascinante.  Cette vision d’un « Wanderer » errant avec sa valise et la fille sur cet escalier métallique, est l’une des plus belles images du Ring de Castorf, tellement juste, tellement vraie, tellement marquante. Grandiose.

Mort de Siegfried (Stephan Vinke) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Mort de Siegfried (Stephan Vinke) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Siegfried était Stephan Vinke : aux Ring I et II, il avait plus de vaillance et de justesse dans Siegfried que dans Götterdämmerung. Dans Götterdämmerung Siegfried doit chanter héroïquement (dans le prologue, c’est encore le Siegfried de Siegfried qu’on entend) puis dialoguer, raconter, et le texte est plus suivi, plus théâtral moins monolithique : et ces parties là (Acte I et II) lui conviennent moins, il est très bien intégré dans le jeu, il a pris de l’assurance par rapport à l’an dernier, mais la voix est excessivement nasale, aux limites de la justesse quelquefois et les passages ne sont pas toujours bien négociés (il est vrai que certains aigus sont à la fois attendus et piégeux). Bref, il est plus vocalement plus décevant que l’an dernier, notamment au Ring I ; le Ring II était plus réussi notamment par un troisième acte vraiment magnifique (dans la scène avec les filles du Rhin, il étonne par son naturel), concentré, déchirant (dans la scène du récit à Hagen et ses sbires et de la mort). L’impression est donc un peu modulée sans être vraiment mitigée. Où y a-t-il des Siegfried crédibles aujourd’hui ? Et certains de mes lecteurs (et de mes amis, ou les deux) vont peut-être frémir, mais je regrette quand même  Lance Ryan, dont la présence en scène et dont le personnage étaient tellement vrais dans son côté moche, que la voix avec ses défauts (ou grâce à…) lui allait comme un gant. D’ailleurs, il a été encore récemment un Siegfried exemplaire (à Munich).

Certains ont reproché à Catherine Foster des inflexions anglo-saxonnes, un discours pas suffisamment idiomatique, d’autres des trous dans la voix (le centre, le grave), d’autres un manque de ligne de chant et d’homogénéité. C’est vrai, et oui, et non. C’est vrai à certains moments. Son Götterdämmerung I était vraiment remarquable pour mon goût, son II plus difficile, notamment au deuxième acte, plutôt hésitant au point que je me suis demandé si la météo plutôt fraîche ne l’avait pas  piégée. Un point qui pour moi ne fait pas de doute, c’est qu’elle fut à son sommet en 2015. Un autre point incontestable, c’est qu’elle a corrigé de graves problèmes d’homogénéité entre 2013 et 2014. Un dernier point : elle fut moins convaincante sur la durée en 2016 qu’en 2015.
Il reste que du point de vue de la présence, du point de vue de l’engagement, du point de vue de la tension et de l’attention au texte et à l’expression, du point de vue de la couleur, elle reste une très grande Brünnhilde, très convaincante dans Götterdämmerung : c’est dans ce dernier épisode qu’elle emporte totalement l’adhésion (même si son Siegfried si difficile pour Brünnhilde, est remarquable), avec un deuxième acte supérieur, avec une scène d’immolation (sans immolation dans cette mise en scène) à la présence marquée. Catherine Foster restera la découverte vocale de ce Ring, même si on peut çà et là avoir à redire : mais si l’on fait l’équilibre entre voix, musicalité,  présence scénique et engagement, elle reste convaincante et l’un des atouts de cette production.
Et voilà, un Bayreuth de plus, un (deux) Ring de plus et encore des moments forts, encore des discussions passionnantes et infinies, encore une fois la conviction profonde (et j’espère, argumentée) que cette production est la plus stimulante et la plus intéressante du Festival 2016, comme elle l’était en 2015 malgré le Lohengrin de Neuenfels. Chaque vision fait découvrir de nouvelles questions, aide à approfondir le propos, aide aussi à en préciser les intentions et à en voir la grandeur. C’est une grande fête de l’humain, une grande fête de l’intelligence et je ne vois pas quel plus bel hommage à Richard Wagner que de le traiter avec intelligence et profonde humanité. Bien sûr, les changements musicaux et de distribution provoquent des hésitations, des problèmes de rythme : mais la bête résiste. Et vivent les crocodiles, les Mercédès et les Isetta, mais surtout pas la bêtise…[wpsr_facebook]

Acte III, Siegfried et les filles du Rhin ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte III, Siegfried et les filles du Rhin ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

 

 

 

STAATSOPER im SCHILLER THEATER BERLIN 2013-2014: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 27 AVRIL 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Sasha WALTZ)

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il y a des soirées qui vous prennent et vous surprennent, et qui conduisent vers des sommets inconnus. Ce 27 avril 2014, ce fut le cas à Berlin, grâce à Wagner, grâce à Sasha Waltz, grâce surtout à Daniel Barenboim.
Il fallait oser.
Il fallait oser proposer à la chorégraphe allemande (née à Karlsruhe) si populaire à Berlin de mettre en scène Tannhäuser, un Wagner avec ballet, certes, le seul, certes, mais pas un ballet de 4h15. Or, sur les traces de Pina Bausch (avec son sublime Orphée et Eurydice de Gluck), Sasha Waltz qui a déjà quelques opéras à son actif s’emploie à montrer que l’art chorégraphique et l’art lyrique peuvent fonctionner ensemble, peuvent s’entremêler et faire rêver à l’unisson, y compris sur un grand pilier du répertoire, y compris dans l’intouchable (auquel d’ailleurs tout le monde touche)
Wagner.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quel défi ! Quel pari !
Un pari qu’une partie du public n’a pas apprécié, vu les buh qui ont accueilli le groupe des danseurs et la chorégraphe, affrontant crânement à bras ouverts ce public contrasté, car l’autre partie de la salle, la plus nombreuse, lui faisait une standing ovation.

Il est vrai qu’il y a gageure, et qu’elle n’est pas toujours gagnée, tout n’est pas réussi dans ce travail même si, une fois la logique perçue, une fois les yeux habitués, on entre de plain pied dans le spectacle.
La volonté de Sasha Waltz c’est de montrer une sorte d’union presque interchangeable entre les émotions provoquées par les voix et les chanteurs et celles traduites par les corps : du coup on n’a jamais chant puis danse et vice versa, mais chant-danse entremêlés, où même les chanteurs esquissent quelques sauts ou quelques pas (timides ou moins timides), où même le chœur se mélange aux danseurs, et où on ne peut (en théorie) distinguer les uns des autres.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quand c’est le ballet qui est prévu par Wagner lui-même, c’est un peu plus facile et réussi au-delà de toutes les espérances : le Venusberg est magnifiquement réalisé, avec cette grotte en forme de conque presque conçue comme une bouche qui vomit des corps qui se tordent et se disloquent en une vision qui fait mieux saisir la lassitude de Tannhäuser. Elle réussit ce prodige de faire en sorte que Peter Seiffert, qui n’a pas exactement le physique d’un danseur, arrive et se fonde, se noie dans cette mêlée de corps sans qu’on le distingue clairement,  d’où peu à peu on voit entrer puis émerger Venus, qui descend dans la mêlée en élégants volutes. Un tableau saisissant, magnifiquement éclairé par David Finn, qui répond exactement à la musique d’un dynamisme et d’une énergie peu communes, imposée par un orchestre très présent (la salle est petite) et pourtant jamais ni étouffant, ni trop fort.

ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La deuxième partie de l’acte I désarçonne, voilà la petite troupe autour du Landgrave qui arrive en sautillant, vêtue de costumes de chasse, esquissant des mouvements chorégraphiques auxquels se mêlent les danseurs vêtus de la même façon, si bien qu’au départ on distingue mal qui fait quoi. Ces mouvements convulsifs, ces petites gambades, tout cela est surprenant, ironique bien sûr, met à mal certains chanteurs qui évitent soigneusement de lever la jambe (René Pape) alors que d’autres (Peter Mattei, Peter Sonn) y vont franchement. Il en résulte une sorte de tableau, extrêmement vivant, vif, et même joyeux qu’on perçoit seulement à travers l’ensemble des mouvements de ce groupe. Et effectivement, c’est bien le sens de ce premier acte où tous retrouvent Heinrich dans une sorte de bonne humeur générale.

Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

À la fin de l’acte, la musique de scène (huit cors) suit en cortège les chanteurs et danseurs, et ce point de vue peu commun, cette optique ici expérimentée pour la première fois, à la fois met d’excellente humeur, mais quelque part dérange car tout le monde essaie de trouver un sens caché à tous ces mouvements, à cette chorégraphie, alors qu’il n’est pas caché, mais immédiatement donné.

Acte II - ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II – ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La Teure Halle de l’acte II est le Schiller-Theater lui-même, représenté en miroir sur scène par une série de fin troncs d’arbres suspendus à des tringles, le théâtre et son double où se déroule le concours de chant, ce qu’est toujours plus ou moins un opéra. Mais Sasha Waltz conçoit aussi l’opéra comme lieu de la mondanité et de la vanité, en faisant entrer le chœur comme l’entrée des couples au Bal de l’Opéra de Vienne (le fameux Opernball) (où le théâtre, lui aussi, est doublé sur scène), mais rompt le bel ordonnancement initial en cassant les couples des danseurs (faux pas, chutes, lancés maladroits – de cavaliers), en faisant danser deux femmes ensemble puis deux hommes, en soulignant en fait tout ce que cette scène a de convenu : ce n’est pas neuf, l’entrée des courtisans a souvent été l’occasion (depuis Götz Friedrich en 1972 à Bayreuth…) de souligner le côté traditionnel, convenu, rigide du rituel que Tannhäuser va violemment déconstruire par un coup de pied dans la fourmilière qui s’appelle corps, désir, sexe.

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La convention, elle est aussi soulignée par les costumes : queues de pie grises et cravates pastel pour les hommes, et pour Elisabeth, une robe longue années cinquante qui renvoie aux modèles des icônes cinématographiques de l’époque : c’est Grace Kelly en quête du Prince Charmant au Bal de la Rose à Monaco.
Mais Tannhäuser en chantant enlèvera sa cravate, ouvrira son col, rejettera volontairement cette image très conforme que les autres maintiennent(et Wolfram en premier, mais aussi l’élégant Walther de Peter Sonn, toujours excellent).

Acte II Elisabeth aux pieds nus   ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II Elisabeth aux pieds nus ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La manière dont les danseurs portent Elisabeth à la fin de l’acte, comme une vierge en ostensoir, une Elisabeth icône aux pieds nus – début de la posture de sainte? – en un geste très fort et très élégant, renvoie évidemment à la transfiguration du troisième acte, qui commence dans la brume, dans un espace nu seulement éclairé par les lumières magnifiques de David Finn.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Le retour de Rome est un cortège conçu comme au IIème acte avec un mélange de danse et de chœur, une sorte de vision syncrétique qui mêle plusieurs type de manifestations religieuses montrant, l’espace ténu qui fait frontière entre paganisme et christianisme : branches d’arbres qu’on brandit comme des trophées, allusion à la crucifixion de Saint Pierre par un corps renversé porté en croix, allusion aux processions portant la vierge en triomphe comme on portait dans l’antiquité les statuettes de Dieux ou frontières entre les religions révélées (claire allusion aux derviches tourneurs en ouverture de l’arrivée du chœur). Sasha Waltz aussi nous dit l’espace ténu qui crée l’émotion, entre un chant sublime de Peter Mattei dans O du, mein holder Abendstern et ses pas de danse timides esquissés avec son ombre projetée par l’étoile (Vénus, comme l’avait très bien montré Baumgarten à Bayreuth en faisant venir Vénus sur scène) à laquelle il s’adresse.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Sasha Waltz esquisse un modèle de Musik/Tanztheater qui n’est pas seulement un exercice de style : elle souligne, grâce aux lumières, aux mouvements, aux attitudes et aux costumes (de Bernd Skodzig), mais aussi grâce aux espaces très essentiels construits par Pia Maier Schriever, les ambiguïtés d’une œuvre où se mélangent plusieurs cultures, plusieurs traditions, où les personnages eux mêmes restent ambigus, y compris Elisabeth (ce qu’avait montré intelligemment mais maladroitement Baumgarten – encore lui- à Bayreuth). Cette expérience des limites est riche, et esthétiquement traduite de manière convaincante. Le fait même que des spectateurs la refusent et que la salle soit divisée montre que le spectacle frappe, et c’est heureux.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il n’y aucune discussion en revanche sur le plan musical où nous est offert sans doute ce qui peut se faire de mieux ou presque. La direction de Daniel Barenboim (dont je ne me souviens pas qu’il ait déjà dirigé au moins récemment, Tannhäuser) est étonnamment jeune, vive, dynamique, très contrastée dans les choix de tempo quelquefois très rapides, quelquefois lents à mettre en danger les chanteurs, mais ces choix sont toujours justifiés : il y a là un discours sensible, complexe qui fait émerger des secrets de la partition non encore remarqués, qui joue avec les espaces réduits d’une salle non conçue pour l’opéra (nombreux musiciens en coulisse) et avec les effets de rapprochement et d’éloignement, fort marqués dans une salle si réduite. Les pupitres pris individuellement sont sans reproches, et Barenboim fait ce qu’il veut de cet orchestre qui le suit aveuglément. Un travail d’orfèvre du son, qui épouse aussi le texte sans jamais couvrir les chanteurs, en leur laissant tout l’espace voulu : cela s’appelle le grand style, cela s’appelle une vraie direction. Barenboim dirige et organise, il donne aussi la direction à suivre, il nous dit le lyrisme, la sensibilité, l’énergie, il nous fait entendre l’œuvre, c’est à dire qu’il nous la fait comprendre.
C’est tout simplement stupéfiant.
Le chœur très bien préparé par Martin Wright prend sa part des choix de mise en scène, esquissant des pas de danse, se mêlant aux danseurs, jouant lui aussi au Tanztheater.

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quant aux chanteurs, au moins du côté des hommes, ils sont d’un exceptionnel niveau, totalement dominé par le Wolfram anthologique de Peter Mattei : qui peut lui discuter sa primauté ? il est l’Amfortas du moment, et le Wolfram du moment. Une diction exemplaire, un sens des nuances époustouflant, une puissance et un velouté uniques et en plus, il rentre dans la mise en scène, avec un affront splendide.

Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Peter Seiffert en Tannhäuser reste exemplaire. Quelquefois, il peut décevoir, la voix, cet instrument humain, trop humain, peut le lâcher, mais ce soir, il domine le rôle de bout en bout, avec des aigus tenus de manière étonnante, une puissance d’autant plus marquée dans cette salle exiguë, et surtout un vrai sens dramatique et un engagement dans la mise en scène d’une honnêteté remarquable. On ne l’imagine pas dans du Tanztheater, et pourtant, il ne détonne pas, il est totalement le personnage voulu. Remarquable.
René Pape reste plus en retrait des choix de mise en scène, il évite de danser, de sautiller, mais la voix est là, avec sa diction incomparable, sa présence charismatique (bien que la mise en scène ait tendance à l’effacer, donnant au groupe la primauté sur les individualités) et sa puissance.
Parmi le groupe des chanteurs en concours, notons surtout Peter Sonn, qui à chaque apparition montre sa maîtrise, son contrôle vocal et les accents très émouvants d’une voix qui gagne en puissance. Un très bon Walther von der Vogelweide.

Du côté des dames, c’est un peu moins convaincant. Marina Prudenskaia est une Vénus très présente en scène, qui a bien épousé la mise en scène, les graves sont somptueux, les aigus un peu moins, un peu tirés, même si la prestation reste de haut niveau.
Ann Petersen en Elisabeth, qui remplaçait Marina Poplavskaia initialement prévue, convainc moins : la voix est très contrôlée, il y a de beaux moments, mais cela n’explose jamais, comme si elle n’arrivait pas à sortir d’un chant solide mais peu habité. Elle est émouvante en scène, elle l’est moins en voix. Il lui manque de la tripe, il lui manque de l’engagement vocal, il lui manque aussi une assise vocale large. Une prestation honnête, mais en retrait par rapport au reste de la distribution. Notons le junger Hirt de Sónia Grané, exemple de bon élément de la troupe qui réussit à émouvoir l’ensemble du public.
Tout cela réussit quand même à faire l’un des Tannhäuser les plus étonnants et les plus convaincants de ces dernières années. Il sera repris l’an prochain, sans Mattei et sans Pape, mais avec Gerhaher et Kwanchoul Youn, sans Ann Petersen, mais avec Pieczonka. Allez, de bonnes raisons de choisir Berlin en avril 2015…[wpsr_facebook]

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: Царская невеста/LA FIANCÉE DU TSAR de Nicolas RIMSKI-KORSAKOV (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

La fiancée du tsar, dispositif (Berlin) © Monika Rittershaus
La fiancée du tsar, dispositif (Berlin) © Monika Rittershaus

À trois jours de distance, deux mises en scène de Dmitri Tcherniakov, très différentes, l’une plus épique (Le Prince Igor), l’autre plus intime (La fiancée du Tsar), l’une racontant une histoire, l’autre l’adaptant. L’une répondant au doute de l’homme de pouvoir « pourquoi ai-je mené mon peuple à la ruine ? » l’autre à une interrogation plus générale sur le pouvoir : « quel pouvoir oppressant d ‘aujourd’hui pourrait remplacer les terribles Opričniks, la garde prétorienne d’Ivan le Terrible, le Tsar qui cherche sa fiancée ?». La première question qui touche la profondeur de l’individu, et la seconde touche à la nature de notre société contemporaine et à son totalitarisme soft.
La Fiancée du Tsar, créé à Moscou en 1899, sur un livret de Rimski-Korsakov et de Il’ya Fyodorovich Tyumenev d’après le drame de Lev Aleksandrovich Mey passe pour être un opéra destiné à satisfaire les amoureux du style italien et du bel canto. L’histoire s’appuie sur la mort prématurée de la troisième femme d’Ivan IV le Terrible, Marfa Vassilievna Sobakina décédée 13 jours près son mariage peut-être par empoisonnement. Elle avait été choisie pour sa beauté incomparable parmi les 12 dernières prétendantes qui restaient sur deux mille.
L’histoire de l’opéra cherche à justifier cet empoisonnement : Marfa Sobakina (soprano) aime le jeune Ivan Lykov (ténor lyrique) qu’elle connaît depuis l’enfance, mais Grigorij Grigor’evič  Grjaznoj (baryton-basse) en est aussi éperdument amoureux : il cherche à se l’attacher grâce à un philtre fabriqué par l’alchimiste médecin du tsar Elisej Bomelij (ténor de caractère), mais Ljubaša (mezzo-soprano) sa maîtresse folle de passion, pour empêcher cette trahison fait fabriquer par le même médecin (en échange du don de son corps) un poison lent qui fera dépérir la jeune fille avant de la faire mourir. Le baryton invité aux fiançailles d’Ivan Lykov et de Marfa (le mariage ne peut avoir lieu avant que le Tsar n’ait choisi son élue) verse la poudre de mort qu’il croit être d’amour. Mais sur ces entrefaites on apprend que le Tsar (qui apparaît  dans l’opéra de manière fugace, mais ne chante pas) a choisi la jeune Marfa. Elle accepte d’être Tsarine (on dirait Don Carlo) mais à peine mariée, les effets du poison se font sentir.
Grigorij a tué Ivan en l’accusant de l’empoisonnement : il l’avoue à Marfa qui en devient folle (Merci Lucia), et le confond avec Ivan : épouvanté de la situation il s’accuse, puis Ljubaša à son tour raconte la vérité et ces aveux à répétitions conduisent Marfa à s’enfoncer dans la folie, et à la mort (Merci à tous les sopranos morts pour l’opéra).

Une mise en scène exemplaire

Dmitri Tcherniakov lit dans ce livret un peu bancal deux histoires, l’une celle du pouvoir oppressant et invisible d’Ivan, qui n’est nulle part mais en même temps partout présent : il parle par la voix des Opričniks dont on sait qu’ils écumaient le territoire et faisaient régner violence et abus, et une histoire d’amour contrariée deux fois, par Grjaznoj éperdument amoureux, qui veut conquérir Marfa par l’artifice à défaut de le faire par l’ordinaire, et par le tsar, qui la choisit comme tsarine alors qu’elle est sur le point d en épouser un autre.

En interrogeant ces deux histoires dans le rapport qu’elles peuvent tisser avec notre monde, Tcherniakov part de ce tsar invisible et omniprésent, de cette existence réelle et virtuelle : un Tsar au XVIème siècle, comme un Roi au XVIIème, est à la fois omniprésent et lointain. On se souvient du fameux essai de Louis Marin, Le portrait du Roi, où il analyse l’image du Roi Soleil, lointain et absent, à travers les signes de son pouvoir, notamment son portrait frappé sur les pièces de monnaie. Le signe du pouvoir, puis sa manifestation, Tcherniakov le voit aujourd’hui par l’omniprésence médiatique, qui influe sur l’individu et peut réussir à le détruire.
Ainsi du décor, que, comme toujours, il conçoit lui même : sur une tournette, une salle de réunion, une régie qui ressemble aussi à une salle de contrôle de la NASA, un contrôle systématique de chaque détail et de chaque effet, et un studio dont le décor est dominé par la couleur verte, ce vert Pantone 354 qui est la couleur qui permet de surimprimer toute image vidéo.

De fait, avant le début du spectacle, on voit projetés sur un écran des personnages habillés en russes du XVIème siècle se promener dans un décor de ville russe traditionnelle: on découvrira dès le début que les personnages sont dans un studio, et qu’ils évoluent devant ce mur vert sur lequel apparaît en vidéo la ville russe. Lorsque la scène montre studio et régie, on voit sur les écrans l’image finale, composée, et dans le studio le trucage de composition.
Dans ce monde de la pure apparence, sinon de la pure virtualité, dans cette caverne platonicienne d’aujourd’hui, les concepteurs du produit médiatique dans un « chat » appelé « chat des Opričniks » chattent ensemble et imaginent un tsar virtuel, dont l’image serait composée d’un mix de plusieurs figures du passé dont Ivan le Terrible, ou Eltsine qu’on va afficher comme tsar à la fois idéal, imaginaire, mais médiatiquement réel, élément de scénario d’une quelconque émission de téléréalité, dans laquelle on va placer face au tsar virtuel une tsarine réelle, choisie à l’avance dans un panel de jeunes filles destinées à ce tsar numérisé.

Maquillage...Acte IV © Monika Rittershaus
Maquillage…Acte IV © Monika Rittershaus

En suivant le déroulement même de l’opéra de Rimski-Korsakov, Tcherniakov en fait une histoire scénarisée qui va enlever à sa vie réelle une jeune fille pour la projeter dans le monde de l’image virtuelle destructrice. Grigori Grjaznoj qui est probablement le directeur du studio a sans doute contribué au choix de Marfa, dont il est amoureux, et qu’il veut posséder.
Dans le récit qui alors se développe, la jeune fille va vivre une histoire qu’elle croit vraie et qui n’est qu’un scénario qui peu à peu va la ronger.
D’où deux lieux : celui de la fabrication de l’émission, décrit plus haut, et celui de la famille de Marfa, le monde d’en bas, celui qui regarde les émissions sur son écran plat, celui qui regarde le tsar à la TV, celui qui va offrir à ce moloch ses victimes désignées : les jeunes filles à marier, dans un appartement vu du mur extérieur d’une maison bourgeoise, dont une fenêtre ouverte laisse voir l’intérieur. Dispositif oppressant et adapté à l’espace réduit de la Staatsoper de Berlin, installée, comme on le sait dans le Schiller Theater, qui dans la vaste Scala oppresse moins évidemment.

Acte III © Teatro alla Scala
Acte III © Teatro alla Scala

Quand c’est l’intérieur de la maison Sobakine qui est montré, le mur devient aussi autant que de besoin un écran sur lequel on projette des images, il suffit aussi d’une porte pour planter le décor de la demeure de Bomelij, délimitant un espace extérieur, la rue où passent Bomelij et Ljubaša, et l’appartement de la fenêtre duquel Marfa regarde Ljubaša avec vague inquiétude.
Trois espaces pour trois points de vue :

–       la rue, domaine de Ljubaša et de Bomelij,
–       l’appartement, domaine de Marfa, et de la fête des fiançailles, et donc domaine des manipulés
–       le monde du studio de la régie, le monde des manipulateurs de la réalité, derrière l’écran constitué par le mur.

La géographie de la scène comme géographie du monde : derrière le réel au pouvoir virtuel sur les choses se cache le virtuel au pouvoir réel.
Ainsi les relations entre les êtres se lisent à l’aune de cette organisation sociale. Grigori Grjaznoj et Ljubaša travaillent probablement ensemble, le groupe des Opričniks devient une sorte d’assemblée des cadres de la société de télévision. La famille Sobakine une famille de bonne bourgeoisie qui va s’allier avec Ivan Lykov, à la fois cadre et collègue de Grigori Grjaznoj.

 Folie de Marfa © Monika Rittershaus
Folie de Marfa © Monika Rittershaus

Ces transpositions seraient anecdotiques, ou inutiles, si Tcherniakov ne s’intéressait pas à la machine médiatique et à ses effets sur les gens, à travers l’aventure de Marfa, s’il n’analysait pas les effets de l’image dans notre quotidien. Ainsi, le seul moment où le tsar passe et remarque Marfa dans l’opéra est transformé par Tcherniakov en un regard du tsar à la TV sur Marfa (comme tout regard télévisuel, on a l’impression qu’il vous est destiné personnellement) et qui provoque sur elle un effet délétère :

Apparition du Tsar à l'acte II © Monika Rittershaus
Apparition du Tsar à l’acte II (“qu’est ce qui m’arrive?”) © Monika Rittershaus

Qu’est ce qui m’arrive ?
Mon cœur s’est arrêté
.

Son regard sévère s’est posé sur mon âme comme une pierre
Quel qu’il soit, son regard est effrayant,
Effrayant

La destruction commence antérieurement à la prise du poison.

Le travail de Tcherniakov réussit à la fois à raconter l’histoire dans sa linéarité, et raconter notre histoire, l’histoire d’une société mangée par la dictature médiatique et de l’image qui arrive à faire se fondre réel et virtuel : ainsi blogs, amours virtuels à travers chat et sites de rencontres, avatars virtuels, second life prennent ici une effrayante réalité.
C’est dans la dernière partie que cette construction prend tout son relief et, pour le coup, sa réalité : d’une part on nous montre dans le studio au fond vert (pantone 354) la silhouette qui sert de modèle au tsar, pendant qu’à gauche sur l’écran apparaît le tsar virtuel, (voir photo ci-dessus) puis la scène finale montre Marfa qui commence à se détruire, au milieu de l’assemblée, alors qu’elle doit apparaître souriante et tsarifiée. C’est à ce moment que Marfa accuse Grjaznoj  de se jouer d’elle, et lui de répondre : Un jeu ? Soit, et Grjaznoj veut mettre fin à ce jeu.  Alors Grigori Grjaznoj bientôt suivi de Ljubaša, épouvantés par la destruction programmée de Marfa qu’ils n’avaient pas prévue tout en l’ayant provoquée avouent chacun leur forfait, en une confession publique digne de « Confessions intimes » où l’on choisit la TV pour afficher ses turpitudes. Marfa, qui devient folle et qui prend Grigori Grjaznoj pour son Ivan perdu, finit par s’écrouler, pendant que sur l’écran et pour toujours, son visage souriant de tsarine comblée s’affiche.

Acte IV © Teatro alla Scala
Acte IV © Teatro alla Scala

The show must go on.

Terrible vision d’un monde où un système médiatique totalitaire nous fait sans cesse prendre vessies pour lanternes.
Même si la thèse exprimée est assez commune : nous savons que le système médiatique exerce aujourd’hui un poids, une pression, une dictature qui risque de se transformer en désastre social et individuel : chaque jour la vie politique nous le révèle où toute parole devient événement pour faire buzz. La vision de Tcherniakov et la précision avec laquelle il démonte la perversion du système sont sans concessions jusque dans les détails, les figurants costumés en russes du XVIème siècle qui miment les chœurs orthodoxes, puis se déshabillent et quittent le set, ou la salle de régie où Grigori Grjaznoj poignarde Ljubaša sous l’écran sur lequel Tsar et Tsarine tout sourire triomphent pendant que Marfa la vraie se ronge.

 

Johannes Martin Kränzle (Grjaznoj) Olga Peretyatko (Marfa) Acte IV © Teatro alla Scala
Johannes Martin Kränzle (Grjaznoj) Olga Peretyatko (Marfa) Acte IV © Teatro alla Scala

Cette opposition image/réel, sur laquelle est fondée toute la construction de mise en scène, finit par devenir insupportable, notamment quand toute cette machinerie détruit une banale histoire d’amour d’une banale famille, honorée du choix du tsar, qui détruit l’autre projet de mariage, qui détruit la proie pour prendre l’ombre.
Tcherniakov fait de cette histoire assez conventionnelle écrite pour satisfaire les amoureux du style italien une tragédie moderne dans un monde perverti. C’est une production forte, intelligente, complexe qui nous est présentée ici, et qui a évidemment provoqué dans le public de la première à la Scala les habituelles huées des 10 ou 12 irréductibles fossiles, mais qui n’aurait pas cette force sans la réalisation musicale impressionnante, dans la fosse comme sur le plateau d’une équipe cohérente et emportée, animée par le travail magnifique de Daniel Barenboim, qui signe là un très grand moment d’opéra.

Une direction musicale somptueuse

Il dirige cette œuvre sans complaisance envers ce qui la rend populaire à savoir le côté russe dans ce qu’il pourrait avoir de pittoresque, mais au contraire en en soulignant les aspérités, le drame. C’est une approche dynamique, d’une grande clarté instrumentale : la harpe à un moment surprend par sa violence, – je dis bien, violence-, et où domine  très grande énergie, sans qu’on puisse identifier une direction germanique comme on l’a écrit. Une fois de plus, Barenboim nous saisit de surprise, dans un répertoire qu’il aborde peu (rappelons néanmoins  que son Eugène Onéguine à Salzbourg en 2007 était déjà notable) et signe là (autant qu’avec ses récents Ring) l’un de ses meilleurs moments ces dernières années.
Ce travail est d’autant plus remarquable qu’il tient compte de la mise en scène, en l’accompagnant, qu’il reste très attentif aux chanteurs, et que cette cohérence d’ensemble rend le spectacle passionnant dans sa totalité.

Une distribution convaincante et totalement engagée

Il est évidemment aidé par un chœur souvent élégiaque, bien préparé (Bruno Casoni) et par un plateau visiblement convaincu par le travail de Tcherniakov, tant il est vrai que chaque rôle est vraiment incarné : à commencer l’ensemble des rôles plus secondaires (notamment la Petrovna de Carola Höhn) et surtout par les deux vétérans du plateau, Anna Tomowa-Sintow et Anatoli Kotscherga.
Anna Tomowa-Sintow, qui dans cette salle fut l’Elsa de Claudio Abbado en 1982, et dans d’autres celle de Karajan, dont elle fut aussi une Maréchale, une Comtesse, une Anna,  est ici Domna Ivanovna Saburova, la mère de Dunjaša, l’amie de Marfa. On est heureux de la retrouver…
Il est intéressant de noter que la distribution réunie affiche des chanteurs qui ont peu ou prou l’âge de leur rôle. Il est de même pour Anatoli Kotscherga. Anna Tomowa-Sintow n’a évidemment plus la belle voix large d’antan (que je trouvais à l’époque assez inexpressive), mais il y a encore dans cette voix une puissance à l’aigu notable et une belle présence: le rôle de Domna Ivanovna et celui de Sobakine  ne sont pas des rôles de comparses, ils ont chacun un moment fort (final de l’acte III pour elle et pour Sobakine l’air initial de l’acte IV). Anna Tomowa-Sintow tient sa place et s’affirme comme un vrai personnage.
Anatoli Kotscherga, il y a quelques années encore remarquable (dans Mazeppa à Lyon) par la profondeur et le métal, a perdu fortement en projection et en éclat. La voix de basse est devenue un peu voilée, même si elle garde une certaine puissance mais la prestation reste honorable et le rôle, bien défendu, lui garantit un succès certain au rideau final.
Johannes Martin Kränzle est Grigorij Grigor’evič  Grjaznoj, qui nourrit pour Marfa une passion éperdue, d’autant plus qu’il n’a plus l’âge du temps de ses conquêtes : c’est le sens de son premier air, en lever de rideau (où as-tu fini, mon ancienne audace ?). C’est un artiste considéré aujourd’hui comme l’un des très bons barytons wagnériens, un Alberich, un Gunther, un Beckmesser. C’est ici un très bon Grjaznoj, d’une très grande présence scénique, véritable incarnation du personnage. La voix puissante et expressive, sert une interprétation impressionnante, et qui fait vibrer  le spectateur : son quatrième acte est remarquable, servi par une clarté d’expression et une diction exceptionnelles, même si le russe n’est pas sa langue (et cela s’entend). Son Grjaznoj n’est jamais le méchant : il reste toujours un peu pathétique et surtout d’une frappante humanité.
Tout comme évidemment la Ljubaša de Marina Prudenskaia, qui a une incroyable réserve à l’aigu, large, bien tenu, au volume qui s’élargit peu à peu. C’est d’autant plus impressionnant que l’interprétation est d’une très grande vérité : on sent les résultats du travail d’orfèvre de Dmitri Tcherniakov sur les personnages, tous d’un naturel confondant. Marina Prudenskaia face à Johannes Martin Kränzle composent tous deux un couple d’une intensité rare et d’une vérité criante : on admire, au deuxième acte face à Bomelij (Stephan Rügamer), la manière dont peu à peu la Ljubaša de Marina Prudenskaia  fait sentir qu’elle vacille et qu’elle est prête à tout pour accomplir son dessein : les gestes qu’elle fait pour faire comprendre qu’elle se donnera au médecin cynique, sont précis, calibrés, et en même temps engagés et d’une vérité qui laisse rêveur. Très grands moments.

Elisej Bomelij le médecin est Stephan Rügamer,  ténor de caractère qu’on avait déjà remarqué dans Mime, et qui appartient à la troupe de la Staatsoper de Berlin. Il révèle encore ici une capacité à varier les couleurs, à moduler la voix, à sussurer, à jouer sur les volumes d’une manière magistrale. Très belle prestation.
Une petite déception pour l’opričnik Maljuta de Tobias Schnabel, la voix semble mal se projeter dans le vaste vaisseau de la Scala, même si le personnage est bien maîtrisé. Cette voix semble avoir des difficultés à s’affirmer : peut-être passait-elle mieux dans la salle du Schiller Theater, bien plus intime, au volume bien plus contenu.
Venons-en à la génération des fiancés, à commencer par la charmante Dunjaša de Anna Lapkovskaia, au très joli timbre, et au ténor Pavel Černoch (Ivan Lykov), à la voix bien posée, mais à la personnalité vocale un peu pâle, un peu claire,  qui à mon avis manque un peu de corps pour un rôle dans lequel j’entendrais mieux un Beczala, plus affirmé et moins effacé. Rien que la voix en fait une victime du devoir… destinée à perdre (devant le tsar il est vrai), ce que ne dit pas, au contraire, la voix  de l’incomparable Marfa d’Olga Peretyatko.
On ne sait que louer : l’aigu triomphant, d’une grande sûreté et d’une grande pureté, la fraicheur vocale, la puissance lyrique, la présence et la qualité de l’interprétation, à la fois très jeune fille et déjà femme. Elle fait un peu penser à la Netrebko des premières années : une homogénéité vocale exemplaire, une technique parfaitement dominée, une puissance d’émotion non indifférente. Elle est magnifique de vérité, elle aussi, notamment dans le troisième et quatrième acte. Mais je la préfère presque  dans les deuxième et troisième acte, où elle fait preuve d’un naturel et d’une immédiateté très émouvants, que dans le quatrième où la folie semble  très légèrement surjouée. Il reste que c’est une interprétation tout à fait marquante qu’il nous été donné de voir. Exceptionnel.
On aura compris que cette représentation fut un vrai moment de grâce : l’opéra comme on l’aimerait chaque jour. Il est vrai que le Prince Igor du MET et cette Fiancée du Tsar à la Scala ont permis de voir des facettes différentes du travail de Tcherniakov, mais surtout de constater qu’on a su dans les deux cas réunir la juste distribution et qu’une fois de plus, la Scala réussit mieux dans ce qui n’est pas son répertoire. Quand tout se conjugue et que les trois pieds du trépied lyrique fonctionnent, c’est la fête de tous les Wanderer.[wpsr_facebook]

Fiançailles Acte III © Monika Rittershaus
Fiançailles Acte III © Monika Rittershaus

 

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: MARISS JANSONS dirige le Requiem de VERDI (avec le Philharmonique de Berlin et entre autres Jonas KAUFMANN) (2 avril 2010)

A priori on ne l’attend pas dans Verdi, et pourtant, ce soir, en ouverture de la seconde série de concerts du Festival de Pâques de Salzbourg, son interprétation de la Messa di Requiem a électrisé la salle: une fois de plus Mariss Jansons montre ce qu’il est, un très grand chef, un immense musicien, un novateur. Une fois de plus se vérifie aussi qu’avec certains chefs, les berlinois se surpassent et jouent sur une autre planète.
Le Festival de Pâques est un rituel presque immuable: deux séries de quatre soirées, un opéra, un  grand concert choral ou deux, un concert orchestral ou deux. Cette année, Götterdämmerung (en coproduction avec Aix en Provence), deux grands concerts choraux (Requiem de Verdi et Passion selon Saint Mathieu de Bach), un concert orchestral (Ligeti, Berlioz). Le Festival, créé par Herbert von Karajan en 1967 pour l’Orchestre Philharmonique de Berlin n’accueille que les Berlinois qui sont en résidence à Salzbourg pendant les deux semaines que durent les deux séries. Du temps d’Abbado il y a eu quelques concerts supplémentaires du Gustav Mahler Jugendorchester. Karajan, Solti, Abbado en ont assuré la direction artistique et maintenant c’est le tour de Sir Simon Rattle, en tant que directeur artistique de Berlin. Et à dire vrai, le Festival sort d’une période très chaude, où il a failli quitter les rives de la Salzach pour s’installer à Baden-Baden: mais la crise est derrière, et on peut penser désormais “avenir”.
Traditionnellement un autre chef est aussi invité c’est cette année Mariss Jansons qui entretient avec le Philharmonique de Berlin une relation très forte .
020420101927.1270248560.jpgL’approche de Mariss Jansons et la manière dont il exerce un contrôle serré sur l’ensemble rappelle la Symphonie n°2 de Mahler entendue à Londres et évoquée sur ce Blog. On peut concevoir le Requiem de Verdi comme une sorte de grand opéra, mettant en valeur les solistes, travaillant sur les effets d’espace, les effets vocaux, la mélodie et l’harmonie plutôt que la structure et l’architecture, on peut  trouver des interprétations explosives, extensives, larges, épiques qui sont en somme des catharsis du spectaculaire.
Rien de tout cela ici.
Mariss Jansons change totalement le point de vue et nous propose  une interprétation non pas “explosive” mais bien plutôt “implosive”. Rarement il nous été donné d’entendre une interprétation aussi concentrée, aussi intériorisée, tout en restant vibrante et même par moments bouleversante. Un Requiem concentré, dans un tel mouvement centripète qu’il semble se construire un trou noir musical, plus qu’une étoile en expansion. Il s’agit de nous montrer un tout musical, complexe, en permanente interaction mais où personne ne surnage, choeur, solistes, orchestre. C’est une démonstration de modestie musicale où tous jouent ensemble, en écoutant l’autre, en se fondant dans la vague  sans chercher aucun effet. Il en résulte une ouverture intense et totale vers la spiritualité, et non plus vers ce qui serait du spectacle, une tension inouïe, un bouleversement intérieur qui prend l’auditeur dès les premières mesures, murmurées. L’entrée de Jonas Kaufmann dans le Kyrie est à ce titre proprement anthologique. Tout le Dies Irae est un moment miraculeux, d’ailleurs il serait difficile de trouver dans l’ensemble un moment de faiblesse.
Mariss Jansons dirige de manière très serrée, on le sent à la manière dont les chanteurs disent le texte, travaillent les inflexions, et à la manière dont Jansons les guide et les suit. Dans une telle construction, il faut d’abord saluer le travail du Choeur de la Radio Bavaroise et de son chef Peter Dijkstra absolument extraordinaire, qui tant du point de vue du volume, que de la diction, que de la justesse et même du raffinement, ne mérite que des éloges. Jamais trop fort, jamais envahissant, toujours impressionnant.
L’orchestre philharmonique de Berlin est à son meilleur, chaque pupitre est clairement entendu, les cordes ont une souplesse, une légèreté, un engagement impressionnants, jamais non plus on n’ avait entendu avec une telle clarté les bois, et notamment les bassons, stupéfiants. Tous participent d’une construction globale à laquelle l’équipe de solistes contribue de manière vraiment rare. Aucune voix ne domine, chacune est à sa place dans ce concept d’hyperconcentration. Stephen Milling est on le sait une basse très demandée en ce moment: jamais le chanteur danois ne donne de volume (il pourrait être très sonore dans le “mors stupebit…”, il est tout intériorité), Marina Prudenskaja est un mezzo irréprochable, à la personnalité cependant plus en retrait. Bien sûr, on pense immédiatement aux merveilles que pourrait nous réserver dans ce contexte une Anja Harteros, mais la soprano Krassimira Stoyanova ne dépare pas loin de là, la voix est très contrôlée, le lyrisme est réel, les aigus (quelquefois un peu limites certes)  se déploient et le “libera me”final, très difficile, est particulièrement précis et dominé. Certes, dans un contexte plus spectaculaire, la voix pourrait avoir quelques difficultés mais elle est impeccable dans le contexte général. Quant à Jonas Kaufmann, s’il n’a pas la couleur solaire des voix plus méditerranéennes, il a ce que seulement de rares ténors possèdent, à savoir un contrôle permanent sur la voix, une technique de fer, qui lui permet à la fois de faire entendre son aigu, mais aussi de chanter piano, et même pianissimo, de murmurer, et d’être entendu. Dans le contexte voulu par Jansons, et même si certains amis italiens l’ont trouvé moins émouvant dans son “ingemisco”, il possède ce contrôle sur soi et cette couleur qui  rendent absolument extraordinaire la prestation, il a été une fois de plus stupéfiant, et tellement, oui tellement juste. Son attaque du Kyrie m’a tiré les larmes.

020420101928.1270248536.jpgOn peut ne pas partager le point de vue adopté par Jansons, et son approche très particulière qui va très loin dans  le resserrement musical mais la tension sur le public à été telle que bien vite, on est passé de l’implosion musicale à la standing ovation explosive. Mariss Jansons appartient à cette race de chefs qui innovent, qui modifient les points de vue, qui peuvent aussi déranger, à cette race de musiciens qui immédiatement ont prise sur l’orchestre et savent donner une couleur, un son personnel à ce qu’ils interprètent, c’était clair ce soir dès des toutes premières mesures.
Voilà un Requiem de Verdi sans un seul italien sur scène (quelques uns dans l’orchestre…) puisque le chef est letton (marqué par la culture musicale russe), les solistes bulgare, russe, danois, allemand, la musique est vraiment notre bien commun qui transcende les identités, et qui en ce Vendredi Saint a vraiment fait communion spirituelle: il y avait du religieux ce soir à Salzbourg.

Le Requiem de Verdi dirigé par Mariss Jansons, peut être regardé en ligne sur le site de l’orchestre philharmonique de Berlin, enregistré le samedi 13 mars (mais sans Jonas Kaufmann) URL: http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/