STAATSOPER im SCHILLER THEATER BERLIN 2013-2014: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 27 AVRIL 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Sasha WALTZ)

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il y a des soirées qui vous prennent et vous surprennent, et qui conduisent vers des sommets inconnus. Ce 27 avril 2014, ce fut le cas à Berlin, grâce à Wagner, grâce à Sasha Waltz, grâce surtout à Daniel Barenboim.
Il fallait oser.
Il fallait oser proposer à la chorégraphe allemande (née à Karlsruhe) si populaire à Berlin de mettre en scène Tannhäuser, un Wagner avec ballet, certes, le seul, certes, mais pas un ballet de 4h15. Or, sur les traces de Pina Bausch (avec son sublime Orphée et Eurydice de Gluck), Sasha Waltz qui a déjà quelques opéras à son actif s’emploie à montrer que l’art chorégraphique et l’art lyrique peuvent fonctionner ensemble, peuvent s’entremêler et faire rêver à l’unisson, y compris sur un grand pilier du répertoire, y compris dans l’intouchable (auquel d’ailleurs tout le monde touche)
Wagner.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quel défi ! Quel pari !
Un pari qu’une partie du public n’a pas apprécié, vu les buh qui ont accueilli le groupe des danseurs et la chorégraphe, affrontant crânement à bras ouverts ce public contrasté, car l’autre partie de la salle, la plus nombreuse, lui faisait une standing ovation.

Il est vrai qu’il y a gageure, et qu’elle n’est pas toujours gagnée, tout n’est pas réussi dans ce travail même si, une fois la logique perçue, une fois les yeux habitués, on entre de plain pied dans le spectacle.
La volonté de Sasha Waltz c’est de montrer une sorte d’union presque interchangeable entre les émotions provoquées par les voix et les chanteurs et celles traduites par les corps : du coup on n’a jamais chant puis danse et vice versa, mais chant-danse entremêlés, où même les chanteurs esquissent quelques sauts ou quelques pas (timides ou moins timides), où même le chœur se mélange aux danseurs, et où on ne peut (en théorie) distinguer les uns des autres.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quand c’est le ballet qui est prévu par Wagner lui-même, c’est un peu plus facile et réussi au-delà de toutes les espérances : le Venusberg est magnifiquement réalisé, avec cette grotte en forme de conque presque conçue comme une bouche qui vomit des corps qui se tordent et se disloquent en une vision qui fait mieux saisir la lassitude de Tannhäuser. Elle réussit ce prodige de faire en sorte que Peter Seiffert, qui n’a pas exactement le physique d’un danseur, arrive et se fonde, se noie dans cette mêlée de corps sans qu’on le distingue clairement,  d’où peu à peu on voit entrer puis émerger Venus, qui descend dans la mêlée en élégants volutes. Un tableau saisissant, magnifiquement éclairé par David Finn, qui répond exactement à la musique d’un dynamisme et d’une énergie peu communes, imposée par un orchestre très présent (la salle est petite) et pourtant jamais ni étouffant, ni trop fort.

ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La deuxième partie de l’acte I désarçonne, voilà la petite troupe autour du Landgrave qui arrive en sautillant, vêtue de costumes de chasse, esquissant des mouvements chorégraphiques auxquels se mêlent les danseurs vêtus de la même façon, si bien qu’au départ on distingue mal qui fait quoi. Ces mouvements convulsifs, ces petites gambades, tout cela est surprenant, ironique bien sûr, met à mal certains chanteurs qui évitent soigneusement de lever la jambe (René Pape) alors que d’autres (Peter Mattei, Peter Sonn) y vont franchement. Il en résulte une sorte de tableau, extrêmement vivant, vif, et même joyeux qu’on perçoit seulement à travers l’ensemble des mouvements de ce groupe. Et effectivement, c’est bien le sens de ce premier acte où tous retrouvent Heinrich dans une sorte de bonne humeur générale.

Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

À la fin de l’acte, la musique de scène (huit cors) suit en cortège les chanteurs et danseurs, et ce point de vue peu commun, cette optique ici expérimentée pour la première fois, à la fois met d’excellente humeur, mais quelque part dérange car tout le monde essaie de trouver un sens caché à tous ces mouvements, à cette chorégraphie, alors qu’il n’est pas caché, mais immédiatement donné.

Acte II - ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II – ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La Teure Halle de l’acte II est le Schiller-Theater lui-même, représenté en miroir sur scène par une série de fin troncs d’arbres suspendus à des tringles, le théâtre et son double où se déroule le concours de chant, ce qu’est toujours plus ou moins un opéra. Mais Sasha Waltz conçoit aussi l’opéra comme lieu de la mondanité et de la vanité, en faisant entrer le chœur comme l’entrée des couples au Bal de l’Opéra de Vienne (le fameux Opernball) (où le théâtre, lui aussi, est doublé sur scène), mais rompt le bel ordonnancement initial en cassant les couples des danseurs (faux pas, chutes, lancés maladroits – de cavaliers), en faisant danser deux femmes ensemble puis deux hommes, en soulignant en fait tout ce que cette scène a de convenu : ce n’est pas neuf, l’entrée des courtisans a souvent été l’occasion (depuis Götz Friedrich en 1972 à Bayreuth…) de souligner le côté traditionnel, convenu, rigide du rituel que Tannhäuser va violemment déconstruire par un coup de pied dans la fourmilière qui s’appelle corps, désir, sexe.

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La convention, elle est aussi soulignée par les costumes : queues de pie grises et cravates pastel pour les hommes, et pour Elisabeth, une robe longue années cinquante qui renvoie aux modèles des icônes cinématographiques de l’époque : c’est Grace Kelly en quête du Prince Charmant au Bal de la Rose à Monaco.
Mais Tannhäuser en chantant enlèvera sa cravate, ouvrira son col, rejettera volontairement cette image très conforme que les autres maintiennent(et Wolfram en premier, mais aussi l’élégant Walther de Peter Sonn, toujours excellent).

Acte II Elisabeth aux pieds nus   ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II Elisabeth aux pieds nus ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La manière dont les danseurs portent Elisabeth à la fin de l’acte, comme une vierge en ostensoir, une Elisabeth icône aux pieds nus – début de la posture de sainte? – en un geste très fort et très élégant, renvoie évidemment à la transfiguration du troisième acte, qui commence dans la brume, dans un espace nu seulement éclairé par les lumières magnifiques de David Finn.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Le retour de Rome est un cortège conçu comme au IIème acte avec un mélange de danse et de chœur, une sorte de vision syncrétique qui mêle plusieurs type de manifestations religieuses montrant, l’espace ténu qui fait frontière entre paganisme et christianisme : branches d’arbres qu’on brandit comme des trophées, allusion à la crucifixion de Saint Pierre par un corps renversé porté en croix, allusion aux processions portant la vierge en triomphe comme on portait dans l’antiquité les statuettes de Dieux ou frontières entre les religions révélées (claire allusion aux derviches tourneurs en ouverture de l’arrivée du chœur). Sasha Waltz aussi nous dit l’espace ténu qui crée l’émotion, entre un chant sublime de Peter Mattei dans O du, mein holder Abendstern et ses pas de danse timides esquissés avec son ombre projetée par l’étoile (Vénus, comme l’avait très bien montré Baumgarten à Bayreuth en faisant venir Vénus sur scène) à laquelle il s’adresse.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Sasha Waltz esquisse un modèle de Musik/Tanztheater qui n’est pas seulement un exercice de style : elle souligne, grâce aux lumières, aux mouvements, aux attitudes et aux costumes (de Bernd Skodzig), mais aussi grâce aux espaces très essentiels construits par Pia Maier Schriever, les ambiguïtés d’une œuvre où se mélangent plusieurs cultures, plusieurs traditions, où les personnages eux mêmes restent ambigus, y compris Elisabeth (ce qu’avait montré intelligemment mais maladroitement Baumgarten – encore lui- à Bayreuth). Cette expérience des limites est riche, et esthétiquement traduite de manière convaincante. Le fait même que des spectateurs la refusent et que la salle soit divisée montre que le spectacle frappe, et c’est heureux.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il n’y aucune discussion en revanche sur le plan musical où nous est offert sans doute ce qui peut se faire de mieux ou presque. La direction de Daniel Barenboim (dont je ne me souviens pas qu’il ait déjà dirigé au moins récemment, Tannhäuser) est étonnamment jeune, vive, dynamique, très contrastée dans les choix de tempo quelquefois très rapides, quelquefois lents à mettre en danger les chanteurs, mais ces choix sont toujours justifiés : il y a là un discours sensible, complexe qui fait émerger des secrets de la partition non encore remarqués, qui joue avec les espaces réduits d’une salle non conçue pour l’opéra (nombreux musiciens en coulisse) et avec les effets de rapprochement et d’éloignement, fort marqués dans une salle si réduite. Les pupitres pris individuellement sont sans reproches, et Barenboim fait ce qu’il veut de cet orchestre qui le suit aveuglément. Un travail d’orfèvre du son, qui épouse aussi le texte sans jamais couvrir les chanteurs, en leur laissant tout l’espace voulu : cela s’appelle le grand style, cela s’appelle une vraie direction. Barenboim dirige et organise, il donne aussi la direction à suivre, il nous dit le lyrisme, la sensibilité, l’énergie, il nous fait entendre l’œuvre, c’est à dire qu’il nous la fait comprendre.
C’est tout simplement stupéfiant.
Le chœur très bien préparé par Martin Wright prend sa part des choix de mise en scène, esquissant des pas de danse, se mêlant aux danseurs, jouant lui aussi au Tanztheater.

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quant aux chanteurs, au moins du côté des hommes, ils sont d’un exceptionnel niveau, totalement dominé par le Wolfram anthologique de Peter Mattei : qui peut lui discuter sa primauté ? il est l’Amfortas du moment, et le Wolfram du moment. Une diction exemplaire, un sens des nuances époustouflant, une puissance et un velouté uniques et en plus, il rentre dans la mise en scène, avec un affront splendide.

Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Peter Seiffert en Tannhäuser reste exemplaire. Quelquefois, il peut décevoir, la voix, cet instrument humain, trop humain, peut le lâcher, mais ce soir, il domine le rôle de bout en bout, avec des aigus tenus de manière étonnante, une puissance d’autant plus marquée dans cette salle exiguë, et surtout un vrai sens dramatique et un engagement dans la mise en scène d’une honnêteté remarquable. On ne l’imagine pas dans du Tanztheater, et pourtant, il ne détonne pas, il est totalement le personnage voulu. Remarquable.
René Pape reste plus en retrait des choix de mise en scène, il évite de danser, de sautiller, mais la voix est là, avec sa diction incomparable, sa présence charismatique (bien que la mise en scène ait tendance à l’effacer, donnant au groupe la primauté sur les individualités) et sa puissance.
Parmi le groupe des chanteurs en concours, notons surtout Peter Sonn, qui à chaque apparition montre sa maîtrise, son contrôle vocal et les accents très émouvants d’une voix qui gagne en puissance. Un très bon Walther von der Vogelweide.

Du côté des dames, c’est un peu moins convaincant. Marina Prudenskaia est une Vénus très présente en scène, qui a bien épousé la mise en scène, les graves sont somptueux, les aigus un peu moins, un peu tirés, même si la prestation reste de haut niveau.
Ann Petersen en Elisabeth, qui remplaçait Marina Poplavskaia initialement prévue, convainc moins : la voix est très contrôlée, il y a de beaux moments, mais cela n’explose jamais, comme si elle n’arrivait pas à sortir d’un chant solide mais peu habité. Elle est émouvante en scène, elle l’est moins en voix. Il lui manque de la tripe, il lui manque de l’engagement vocal, il lui manque aussi une assise vocale large. Une prestation honnête, mais en retrait par rapport au reste de la distribution. Notons le junger Hirt de Sónia Grané, exemple de bon élément de la troupe qui réussit à émouvoir l’ensemble du public.
Tout cela réussit quand même à faire l’un des Tannhäuser les plus étonnants et les plus convaincants de ces dernières années. Il sera repris l’an prochain, sans Mattei et sans Pape, mais avec Gerhaher et Kwanchoul Youn, sans Ann Petersen, mais avec Pieczonka. Allez, de bonnes raisons de choisir Berlin en avril 2015…[wpsr_facebook]

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, de Richard WAGNER le 24 AOÛT 2013 (Dir.mus:Daniele GATTI; Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Le bureau de Sachs comme Eglise Sainte Catherine, choeur initial © Salzburger Festspiele /Forster

Die Meistersinger von Nürnberg, c’est d’abord une fête, sur scène (celle de la Saint Jean), et pour l’oreille aussi: une musique heureuse, qui laisse couler un sentiment de joie profonde et bon enfant, une musique d’une invention incroyable, qui colle à la scène, qui colle à chaque mouvement des personnages comme dans un dessin animé (l’entrée de Beckmesser au troisième acte est une véritable pantomime – on se croirait chez Tex Avery – et la musique imprime le mouvement scénique), une musique ouverte, optimiste, une musique du bonheur qui en même temps d’une très grande complexité, pour moi encore plus que celles des autres opéras, et d’une complexité qui va en faire une partition bien décortiquée par les grands compositeurs post romantiques (pensons à Mahler et au dernier mouvement de la symphonie n°5), une sorte de référence. C’est aussi une oeuvre foisonnante à tous niveaux, qui nécessite des masses énormes, avec un nombre de solistes impressionnants ( dont le groupe des Maîtres) et avec des situations scéniques qui nécessitent une technicité rare comme au final du deuxième acte, où mise en scène et musique doivent aller du même pas, où les mouvements des foules doivent être l’écho, que dis-je l’écho, la traduction de ce que l’orchestre fait entendre. Un final où l’orchestre peut parfaitement finir en bouillie, dans le bazar le plus total, mais où aussi on peut avoir un crescendo sonore extraordinairement calibré qui en fait une explosion. Sawallisch savait faire cela à Munich, dans des Meistersinger qui régulièrement mettaient un point final à chaque Festival le 31 juillet. J’aime aussi beaucoup l’enregistrement de Karl Böhm à Bayreuth (avec une toute jeune Gwyneth Jones) j’aime cette énergie, cette nervosité, cette sève.
Je suis venu assez tard aux Meistersinger, c’est sans doute pour un non allemand une œuvre d’accès moins immédiat, et pourtant très populaire (c’est l’oeuvre souvent la plus demandée par le public à Bayreuth), mais désormais, et à l’entendre encore cette fois à Salzbourg, je crois que c’est ma préférée: elle me donne l’émotion, le sourire et surtout la sérénité; une incroyable sérénité, comme serait une musique de l’enfance, venue du fond du temps qui ressurgirait et vous emporterait comme dans un tourbillon de joie. À ce titre, j’aime tout particulièrement le personnage de David, immédiat, sans une once de malice, à la fois juvénile et spontané, qui pour moi reste le personnage symbole de cette oeuvre, sans jamais être un protagoniste mais toujours distribué avec beaucoup de soin. On y a vu des grands comme Graham Clark (naguère à Bayreuth) en faire de vraies légendes. Ici, c’est Peter Sonn, déjà vu à Zurich (aux temps de Pereira, en 2012, déjà avec Gatti, déjà avec Volle, déjà avec Saccà, voir le compte rendu dans ce blog).
Pour cette nouvelle production marquant le bicentenaire du maître de Bayreuth, presse et les blogs ont eu des opinions assez contrastées: elle n’a fait l’unanimité ni sur la réalisation scénique, ni sur la réalisation musicale. Au vu de l’approche habituelle des oeuvres, on pensait que Stefan Herheim allait travailler sur l’Allemagne et sa relation aux Maîtres, une mise en scène historiciste à la Parsifal (à Bayreuth), voire à la Eugène Onéguine d’Amsterdam. Rien de tout cela ici, et même une volonté affichée de sortir de l’histoire de l’oeuvre et de sa réception pour aborder “l’ambiance”. Je parlais de la joie enfantine qui prend le spectateur à l’audition de cette musique merveilleuse, et Stefan Herheim a choisi de faire de l’oeuvre un rêve (ou une oeuvre)  de Hans Sachs, d’un Hans Sachs malicieux où vont se mélanger ses propres rêves d’adultes (il se prend pour Wagner…) et son univers d’enfant.
C’est l’univers des contes de fées qui est interpellé, mais un univers revu et corrigé par le cinéma et notamment Walt Disney. Il y a des mouvements qui rappellent le dessin animé:  notamment les réactions à la première audition de l’air de Walther, où les maîtres dansent en rythme (un peu comme sous un charme de Flûte enchantée, un peu comme si Orphée redescendait sur terre), et où les étudiants tombent ensemble à la renverse.

Les personnages de contes © Salzburger Festspiele /Forster

L’ensemble final du deuxième acte, commence par la sortie d’un livre des héros des contes de Grimm et de Perrault, Peau d’âne, le Petit Chaperon rouge, Blanche Neige et les sept nains (des nains bien lestes avec cette malheureuse enfant), le Chat Botté etc… Cet univers rassurant et familier donne une couleur très fraîche aux deux premiers actes. Mais il n’y a pas d’autre idée, et celle-ci est déclinée en mille détails intelligents, débordants de vie, d’inventivité, mais au total c’est une seule idée. Et on finit par s’en lasser un peu. Au troisième acte en revanche, pas de dimensions de rêve, pas de fantasmagorie, mais un suivi scrupuleux du livret, comme si Herheim avait manqué de temps pour inventer quelque chose.

Acte 3 Festwiese © Salzburger Festspiele /Forster

Bien sûr, Herheim appelé pour faire du grand spectacle en fait pour l’argent du public ravi, qui rit franchement, qui entre immédiatement dans le jeu. Le décor de Heike Scheele, comme toujours superbe, se transforme de manière ingénieuse par un jeu de vidéos et de zoom, et les personnages évoluent au pied des meubles de la maison de Sachs, meubles devenus géants pour des lilliputiens. La première image de l’église, installée dans le secrétaire où Sachs écrit, avec la fenêtre devenue vitrail, où les livres deviennent des marches d’escalier, est non seulement frappante, mais d’une justesse et d’une ingéniosité extraordinaires.

Acte III Festwiese © Salzburger Festspiele /Forster

J’ai trouvé les scènes de foule (final acte 2 et final acte 3) jolies à voir, mais assez banalement réglées, choeur de face, installé sur des échafaudages, ou au centre du plateau. Et l’idée finale de Sachs se couronnant en enlevant le couronne à Wagner, pour disparaître bientôt et réapparaître en faisant comprendre au public que tout cela était un gentil rêve, est effectivement gentillette, mais ne va pas bien loin.
Un travail “riche”, mais sans vraie idée, qui ne choquera aucun public, et donc Nicolas Joel peut être rassuré: ce spectacle qui est coproduit par l’Opéra de Paris ne choquera pas le public parisien, arbitre des élégances conformistes qui ne joue à se faire peur au théâtre qu’avec Robert Carsen (trois ou quatre fois l’an). Ouf, on peut dormir tranquille. Une mise en scène gentille, jolie, sans véritable idée: autrement stimulant était Kupfer à Zurich insérant le déroulement de l’oeuvre sur un fond d’histoire de l’Allemagne et faisant du Johannis Tag une fête de l’Allemagne en reconstruction (avec sans doute une allusion au fameux film de Edgar Reitz, Heimat) Meistersinger comme musique du Heimat: c’était vraiment intéressant. Quant à la production si critiquée de Katharina Wagner à Bayreuth, qui a osé affronter le rapport de l’oeuvre au nazisme et à sa famille, et qui fait de Sachs un petit Hitler des familles, on se prend vraiment à en être nostalgique.
Donnez-nous à penser, et non pas à jouer à gai gai l’écolier!
Je ne voudrais pas que Herheim que j’admire beaucoup devienne banal et que ses mises en scène foisonnantes s’érigent en système, et deviennent un objet vidé de sens, et rempli d’argent.

Musicalement, lors de la première et même après, certains spectateurs, critiques ou bloggueurs n’ont pas été vraiment convaincus par certains chanteurs et par l’approche de Daniele Gatti. Je sais qu’à Paris, Gatti est souvent critiqué et quelquefois peu aimé. À avoir entendu son Parsifal aussi bien à Bayreuth qu’à New York, à avoir apprécié ses Rossini depuis très longtemps (déjà Mosè à Bologne!),  ou son Wozzeck à la Scala, je le considère comme un chef d’opéra d’envergure même si dans Verdi, il ne m’a jamais convaincu. J’ai aussi entendu ses Meistersinger à Zurich, avec un autre orchestre et dans une salle aux dimensions réduites, et j’avais apprécié son approche à la fois énergique mais aussi délicate (difficile dans une salle comme Zurich de ne pas couvrir les voix dans un certain répertoire, et Gatti y réussissait pourtant ). Ici on lui a reproché surtout de ne pas avoir “tenu” l’orchestre, on a remarqué des scories chez les cuivres, de la bouillie sonore dans les cordes etc… etc…
On sait (et Abbado en a fait un motif de rupture) que les Wiener Philhamoniker à Salzbourg doivent jouer plusieurs concerts et plusieurs opéras tout en répétant. Ils s’en sortent en faisant des rotations de musiciens  et ainsi très souvent comme à l’opéra de Vienne, ce ne sont pas les mêmes musiciens que les chefs voient chaque jour, ni même les soirs de spectacle. Un organicum d’orchestre n’est pas attaché à une oeuvre, on peut donc arriver à des situations grotesques où les musiciens qui répètent avec un chef ne sont pas ceux qui jouent en fosse pour le spectacle. Bien sûr, fort d’être les Wiener, les Wiener disent que leur connaissance technique du répertoire et la manière de transmettre les instructions aux collègues font qu’un Wiener en vaut un autre. Mais les chefs ne pensent pas toujours de même (et je le rappelle, Abbado avait refusé ce système en 2000 et avait renoncé à deux productions, Cosi’ fan tutte et Tristan und Isolde). Sans doute les temps de répétition d’orchestre, comme à Bayreuth très concentrés et insuffisants ont fait qu’arrivés à la Première, même les Wiener n’étaient pas prêts (et tous les chefs n’étant pas Karajan avec son autorité impériale…). C’est pourquoi peut-être vaut-il mieux aller voir les dernières soirées d’une production, car on a alors un chef et un orchestre rodés.
C’est ce qui s’est clairement passé ce 24 août: il n’y pas grand chose à dire de l’exécution orchestrale et de la direction du chef. Peut-être dans l’ouverture et dans le premier acte quelques moments confus, quand on change de tempo, quand les rythmes changent brutalement, une impression de flou (mais pas de bouillie), mais le deuxième acte (avec un crescendo pour la scène finale et un rythme magnifiquement en place) et surtout le troisième acte ont été vraiment extraordinaires: un prélude du troisième acte plein de sensibilité et d’émotion,  un quintette magnifiquement dirigé, une Festwiese anthologique (signalons au passage la musique de scène de membres de l’académie des Wiener Philharmoniker, incroyablement somptueuse) pleine d’énergie, sans une scorie, avec une couleur et un dosage des volumes vraiment remarquables: jamais un orchestre tonitruant (et pourtant, la tentation dans les Meistersinger peut être grande). Non clairement, Daniele Gatti et les Wiener Philharmoniker, ce soir-là (pardon, ce matin-là, ce midi-là et cet après-midi-là, la représentation courant de 11h à 17h) étaient au rendez-vous, l’un avec une approche très fine et sensible de l’oeuvre, les autres avec leurs cordes soyeuses et charnues, avec leurs cuivres sans défaut et leurs bois de rêve et avec ce son plein et compact qui leur est si caractéristique, aidés aussi par un choeur, celui de la Staatsoper (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor)  de Vienne (dirigé par Ernst Raffelsberger) vraiment extraordinaire, à tous les niveaux, mais surtout dans les passages  où Wagner se réfère clairement à Bach: dans ces moments là,  l’effet est époustouflant.
Du côté du chant, sans être la distribution de référence (y-en a-t-il? même à Salzbourg on peut en douter), nous avons une ensemble de chanteurs de niveau, qui ne déméritent jamais, sans pour la plupart être chavirants sauf le Sachs de Michael Volle.
C’est la deuxième fois que je l’entends et Michael Volle sans tout à fait avoir les moyens du rôle, est stupéfiant.
Stupéfiant d’élégance, d’abord, avec un timbre de velours, d’une douceur élégiaque avec un sens des couleurs, des variations de ton dans une manière d’aborder le rôle bien plus chantée qu’à Zurich où l’aspect “conversation” m’avait vraiment frappé.
Stupéfiant d’endurance ensuite, même si on sent une fatigue légitime dans la seconde moitié du troisième acte (à Zurich il avait bien moins tenu la distance et son monologue finale était très “parlé”): le rôle est écrasant, la présence en scène quasi permanente, et au total il s’en sort avec honneur.
Stupéfiant d’intelligence: il joue exactement le Sachs réel et le Sachs rêvé/rêvant, et cette intelligence lui permet de dire le texte avec un sens de l’expressivité peu commun, grâce aussi à une diction qui est un modèle du genre. Vraiment grandiose.
Il n’est pas si mal entouré, d’abord par le Pogner de Georg Zeppenfeld, authentique basse, dont la voix à la fois jeune et puissante fait à chaque apparition merveille. Mais ce qui caractérise aussi le style de Zeppenfeld, c’est la simplicité de la parole, c’est l’absence totale d’affèterie, c’est le naturel.

Markus Werba (Beckmesser) © Salzburger Festspiele /Forster

J’ai bien aimé la manière dont Herheim traite Beckmesser. Un Beckmesser pas vraiment ridicule,  assez jeune, presque aussi jeune que Walther et dans la rivalité ou la jalousie sans caricature. Markus Werba, en peu pâlichon au premier acte, mais capable d’acrobaties authentiques pour mettre les fautes sur le tableau quand Walther chante, se rattrape dans les deux autres actes, la voix est chaude, le timbre agréable, le chant intelligent: du solide. Mes Beckmesser de référence, Michael Volle, encore lui qui fut définitif à Bayreuth dans la production de Katharina Wagner (remplacé assez vite par un excellent Adrian Eröd vu aussi récemment à Amsterdam) et plus loin dans le temps et toujours à Bayreuth, Hermann Prey, prodigieux de retenue et d’élégance avec cette voix d’une telle beauté qu’il en éclipsait Walther…
J’ai dit plus haut tout le bien que je pense du personnage de David, très attachant: c’est Peter Sonn, une trouvaille zurichoise de Pereira, un jeune chanteur qui lui aussi sait ce que chanter veut dire, avec une voix bien posée, forte, nette, avec une expressivité sans failles (il est facile d’avoir des David pâlots), une vraie présence scénique et un joli sens de la couleur.

Roberto Saccà (Walther) © Salzburger Festspiele /Forster

Roberto Saccà est aussi issu de la distribution zurichoise. Un ténor techniquement sans grandes failles, au chant contrôlé, assez propre la plupart du temps, qui ne m’avait pas déplu à Zurich. Mais aussi passionnant qu’une autoroute toute droite en rase campagne. Un chant inhabité, une personnalité pâlotte, identifiable en scène seulement par son beau costume, uniforme vert au départ de soldat noble (un chevalier), qui tranche avec les habits bourgeois des Maîtres (bonne idée de mise en scène), puis blanc immaculé à la fin. Un personnage assez neutre, sans grand intérêt alors qu’avec ses qualités vocales il pourrait nettement faire mieux.
J’ai plus de mal avec la Eva d’Anna Gabler. Une Eva qui ne démérite pas et donc ne mérite pas  les huées dont elle a paraît-il été gratifiée lors des premières représentations. Elle chante d’ailleurs le rôle un peu partout. Mais c’est une Eva comme je ne les aime pas: chant correct mais banal et insuffisant pour s’installer par le chant, jeu frais de jeune fille en fleur de désir, mais sans la maturité voulue pour en faire un personnage. Mes horizons sont dans le passé lointain Lucia Popp, qui ouvrait la bouche et imposait le personnage par l’extraordinaire beauté du chant et de la couleur vocale: Lucia Popp, c’était un peu comme Mirella Freni, à cinquante ans, elles en paraissaient toujours quinze. L’une a chanté Bohème jusqu’à 65 ans, l’autre Pamina, Sophie et Eva jusqu’à la fin (prématurée). Dans un passé moins lointain, Anja Harteros à Genève qui en imposait et vocalement, et scéniquement avec une Eva enfin adulte. Anna Gabler n’a rien de tout ça, elle est passable,  et passe effectivement, mais on a des difficultés à s’arrêter sur elle quand elle passe. Jolie prestation de la Magdalene de Monika Bohinec. Je garde pour la fin le Nachtwächter d’un certain Tobias Kehrer: voix immédiatement identifiable comme une future belle basse, un timbre chaleureux, une vraie présence vocale. À suivre…
Au total, et après trois jours, la conviction d’avoir assisté à une belle représentation, musicalement très au point, malgré une mise en scène  à effets (comme toujours chez Herheim) aux idées décevantes. Richesses de l’effet, pauvreté du propos: une mise en scène à paillettes qui ne dérange personne. Un chant pas toujours passionnant mais sans rien de scandaleux, et un Sachs exceptionnel, une direction de qualité (au moins en ce 24 août). Du Salzbourg des familles, à défaut d’être celui des grands jours.
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Michael Volle comme Sachs © Salzburger Festspiele /Forster

 

 

 

STAATSOPER BERLIN 2012-2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER de Richard WAGNER le 16 MAI 2013 (Dir.mus: Daniel HARDING, Mise en scène: PHILIPP STÖLZL)

Acte I début ©Matthias Baus

Tout est complet à la Staatsoper am Schiller Theater pour ce Fliegende Holländer. Le bouche à oreille a fonctionné et le public très détendu arrive en masse, en cette soirée ensoleillée dès 18h30,  et mange qui son bretzel, qui son sandwich, qui son cornet de glace. Beaucoup de jeunes, des classes (dont une française), en bref, un public habituel pour Berlin. La production (venue de Bâle, l’un des meilleurs théâtres de l’aire germanique) est signée Philipp Stölzl, qui n’a pas participé à cette reprise (signée Mara Kurotschka), mais à qui l’on doit à la Deutsche Oper un très beau Rienzi et un beau Parsifal, la direction musicale a été confiée à Daniel Harding, qui n’est pas le premier venu, et le Hollandais est chanté par Michael Volle: trois arguments qui plaident pour le spectacle. La presse a en général été très positive voire enthousiaste et le public a répondu présent.
La mise en scène de Philipp Stölzl est une variation intimiste sur la très fameuse mise en scène de Harry Kupfer à Bayreuth qu’on peut voir en DVD et qui reste jusqu’ici pour cette œuvre la référence non encore détrônée. Elle part exactement du même postulat (exploré d’une manière un peu différente par Claus Guth, toujours à Bayreuth ou par Homoki à la Scala et à Zürich) à savoir que c’est Senta qui est au centre de l’œuvre, et qui fait surgir toute l’histoire de son monde fantasmatique. Elle reste donc en scène pendant tout l’opéra (joué naturellement sans entractes) et rêve toute l’histoire comme si c’était sa propre histoire avec le Hollandais.
Ce qui frappe, c’est que Stölzl utilise les mêmes ressorts, voire les même gestes de Kupfer, en les réadaptant au contexte. Kupfer avait situé l’action pendant la nuit nordique, dans un petit port du côté d’Hammerfest et dans un dialogue permanent entre intérieur et extérieur (avec des changements de décor “à la seconde” tout à fait étonnants), Stölzl la situe dans l’atmosphère confinée et vaguement étouffante d’une grande bibliothèque  bourgeoise,  écrasée par une immense “marine”. Senta, la fille de la maison, s’est construit un monde dans les livres et serre contre elle le livre de l’histoire du Hollandais, tout comme la Senta de Kupfer en serrait contre son cœur le portrait. Daland n’est plus un marin, mais un père de famille bourgeois qui “place” sa fille auprès d’un riche vieillard : exactement comme chez Kupfer on va passer du réel au fantasmé tout au long du déroulement de l’histoire, jusqu’à ce que les deux se rejoignent dans la catastrophe finale (chez Stölzl, Senta s’égorge, chez Kupfer, elle se jette par la fenêtre): c’est donc fondamentalement le même propos et les mêmes procédés. la variation porte sur le contexte, la nature des images, et l’analyse de Stölzl qui fouille  la critique de l’éducation et du confinement des filles de la bourgeoisie du XIXème, qu’il voit comme moteur de la dérive psychiatrique de Senta:  il  fait de cet exemple de bovarysme aigu une analyse à la Flaubert .
Car c’est là la différence avec Kupfer qui avait beaucoup plus travaillé à la fois sur le spectaculaire et sur l’isolement de ces petites villes nordiques, choisies en référence à la tempête essuyée par Wagner qui avait inspiré son Vaisseau. Ici, c’est la fille de famille bourgeoise, étouffée sous les contraintes, qui s’en échappe par les livres qu’elle a sous la main: Stölzl soigne particulièrement les allers et retours du rêve à la réalité,et souligne une réalité d’abord pathétique, notamment par le personnage d’Erik, ici particulièrement bien traité, en tout cas plus clairement que chez Homoki à la Scala; c’est un jeune homme bien sous tous rapports, amoureux, et en même temps totalement hermétique à l’histoire que vit Senta et donc incapable de rétablir une normalité dans ses comportements, et une réalité sordide aussi: Senta est vendue à un vieillard riche. Le père (un Daland qui ne serait pas marin), applique les lois du mariage d’alors: une alliance économique. Et dans l’espace réel, ce vieillard ne fait quasiment que dormir affalé sur le canapé, une image proprement insupportable à la jeune Senta qui finira par le tuer d’un coup de bouteille.  Kupfer avait proposé la même situation, mais le futur mari était dans l’ombre et on avait seulement entraperçu la transaction.

Scène initiale du fantasme ©Matthias Baus

Senta dans son fantasme au départ confond Daland, son père, et le Hollandais, qui apparaît dans le fauteuil même où Daland s’était assis (sans qu’on voit le changement, très bien fait) tous sortis du tableau central dans le décor. Excellente idée d’ailleurs que de faire de ce tableau le lieu même du fantasme, car il permet tous les montages, et, comme dans une montée d’images il permet toutes les images et superpositions d’images. Le duo du 2ème acte entre le Hollandais et Senta est à ce titre une très grande réussite, scénique et aussi, on le verra, musicale:

Acte II, le duo en abyme ©Matthias Baus

Senta seule dans son salon se projette avec le Hollandais, dans le tableau qui lui-même figure le  salon,  en robe blanche allant vers lui; les gestes de Senta et de son double étant parfaitement synchronisés, ce qui offre vraiment une image troublante, frappante, marquante. Puis le tableau dans le tableau s’ouvre à son tour pour offrir le même décor, mais avec  le tableau montrant un ciel étoilé qui projette cet avenir stellaire rêvé par l’héroïne (là où Kupfer en un tableau époustouflant montrait le couple aller au cœur d’un vaisseau-fleur): cette succession de tableaux enchâssés du salon en abyme donne un aspect incontestablement magique à la scène, qui tranche avec la scène précédente des fileuses (qui sont des femmes de chambre dans la réalité vue par le metteur en scène) et qui donnait de l’isolement de Senta une image d’une inédite cruauté, où les femmes de chambre bavardent comme on bavarde sur les maîtres à l’office.

Acte III, la fête ©Matthias Baus

Comme chez Kupfer, la fête du 3ème acte est celle des noces de Senta avec son vieillard et tous y sont ivres, y compris Senta qui rêve le mélange des noceurs et des marins du vaisseau fantôme: elle entre sur scène une bouteille à la main, dont elle finira par frapper dans sa schizophrénie et le vieillard et Erik, qui lui est arrivé une valise à la main, posant une lettre d’adieu sur une table: en bref, les éléments d’un drame bourgeois.

Erik et Senta ©Matthias Baus

La scène est dominée par un moment de forte intensité dramatique, quand Senta, pour échapper aux lamentations d’Erik se dissimule sous la table recouverte d’une nappe blanche, Erik allongé sur la table lui parle mais Senta en sort de l’autre côté sans qu’Erik ne la voie, il parle ainsi dans le vide à une Senta qui est sortie, et qui, prise dans une sorte de rêve dans le rêve, le recouvre de la nappe devenu drap et se love à côté de lui comme dans un lit, moment d’une rare intensité interrompu par la violence de l’appel du Hollandais, qui ramène Senta à son premier fantasme et qui provoquera ensuite son agressivité contre le vieillard son “fiancé” et contre Erik.

Scène finale ©Matthias Baus

Prise au piège de tous qui cherchent à la calmer, elle s’échappe, saisit le goulot de la bouteille cassée et s’en égorge. Elle s’écroule, et Erik et Daland se penchent la jeune fille, au cou dégoulinant de sang. Rideau.

 

 

Dans l’ambiance confinée du Schiller Theater, la violence de la mise en scène, construite sur l’idée du confinement, est exaltée par dans un rapport scène-salle de grande proximité, qui accentue évidemment l’effet sur le spectateur. Mais alors que ce rapport de proximité sert la mise en scène, il dessert la musique et notamment l’orchestre, enfoncé dans une fosse très profonde (on ne voit rien, même pas le chef), mais en même temps très présent avec une acoustique d’une grande sécheresse sans réverbération aucune, qui donne une couleur qui n’est peut-être pas celle voulue par le chef, mais qui révèle aussi les problèmes techniques de certains pupitres (les cuivres, et dans une moindre mesure les bois): la lecture de la direction musicale peut en souffrir alors que j’ai trouvé l’approche de Daniel Harding passionnante, à la fois très dynamique et haletante, d’une grande précision analytique, avec des moments sublimes (le duo de l’acte II est un des moments les plus réussis, et l’un des plus beaux jamais entendus pour ma part), où Harding suit  avec une attention incroyable chaque note, chaque inflexion des chanteurs, et “surfe” littéralement sur la musique. Bouleversant.
Cette direction très attentive, au souffle dramatique intense, accompagne une compagnie de chanteurs très homogène qui ne démérite jamais, du Steuermann (l’excellent Peter Sonn, déjà remarqué à Zürich) au Hollandais.
Tobias Schabel est un jeune baryton-basse en troupe à la Staatsoper Berlin, sa voix est claire, juste, bien posée, il manque un peu de noirceur dans le personnage de Daland mais dans l’ensemble la prestation est largement satisfaisante.
Erik est chanté par Stephan Rügamer, remarqué à la Scala dans Loge et en troupe à la Staatsoper. Il remplace (avantageusement) Franz von Aken. Voix claire, excellente diction, mais surtout grande intensité, et beau sens de l’interprétation: il est l’un des Erik les plus émouvants vus ces dernières années et il remporte un succès justifié.

Mary (Simone Schröder) ©Matthias Baus

Simone Schröder est une Mary plus intéressante vocalement que d’ordinaire. On la voit régulièrement à Bayreuth depuis une quinzaine d’années. La voix est affirmée, le personnage juste, on n’en demande pas plus pour Mary, même si la mise en scène a tendance à l’effacer dans le groupe des femmes de chambre.
Emma Vetter est Senta; on l’a entendue dans Gutrune à Salzbourg. C’est une soprano suédoise qui entame une carrière de soprano dramatique à l’instar des grands exemples suédois récents, comme Nina Stemme ou Irene Theorin. La voix est assez métallique dans l’ensemble, notamment au niveau des aigus ce qui gêne un peu dans la ballade. Le duo avec le Hollandais est en revanche souverain et le chant rejoint l’interprétation  dans la dernière partie, c’est remarquable: jolie surprise; une chanteuse à suivre.

Le monologue initial ©Matthias Baus

Enfin, last but not least, Michael Volle, très attendu dans ce rôle. Michael Volle a une science de la diction qui laisse rêveur, chaque mot s’entend et se comprend, et la voix est dotée d’un timbre suave, qui n’est pas sans rappeler celui de Theo Adam. Cette douceur vocale, doublée d’un contrôle des volumes et d’un art de la couleur peu commun fait de son Hollandais l’un des plus convaincants, musicalement et scéniquement: l’interprète est  exceptionnel, son  chant intelligent;  il l’a aussi montré dans d’autres rôles, mais celui-ci lui convient tout particulièrement. Son monologue initial est d’une rare tension, et son duo avec Senta au 2ème acte inoubliable.
En conclusion, on ne peut s’étonner du succès d’une production musicalement solide, bien chantée, scéniquement convaincante par son “classicisme” intelligent. Classicisme parce que désormais il est traditionnel d’orienter la mise en scène du Vaisseau sur le point de vue de Senta; mais en travaillant la morale bourgeoise du XIXème, en en faisant un récit à la Flaubert ou à la Maupassant, Stölzl fait de l’œuvre un vrai récit littéraire qui répond à cette question qui  taraude la littérature de l’époque,  ” A quoi rêvent les jeunes filles?”
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Les saluts en ce 16 mai 2013